Fragments inédits sur Condorcet/3

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Texte établi par Otto KarminImpr. centrale (p. 21-32).

TROISIÈME LEÇON


La durée de l’Assemblée législative fut courte (1 oct. 91 — 21 sept. 92) Son œuvre : faire vivre dans les circonstances données la constitution monarchique, léguée par l’assemblée précédente, était impossible. Elle ne s’était, en quelque sorte, réunie que pour assister, impuissante et complice, à l’agonie de la royauté. Ce fut sous cette assemblée qu’eut lieu (20 juin) un premier envahissement des Tuileries par le peuple des faubourgs, où le roi fut forcé de se coiffer du bonnet rouge, et bientôt (10 août) un nouvel envahissement qui le contraignit de venir demander un asile à l’assemblée, d’où il ne sortit que pour être enfermé au Temple. Ce fut aussi aux derniers jours de cette assemblée qu’eurent lieu les massacres de septembre (2-5 sept.). Je n’ai point à raconter ici ces événements connus de tous. Je dois seulement parler du rôle ou de l’attitude de Condorcet dans ce même temps.

La Révolution du 10 août, qui avait pour but de substituer la république à la monarchie, ou plutôt à son fantôme, ne pouvait manquer d’exciter les sympathies de Condorcet il s’était prononcé, avant même la fin de la Constituante, en faveur de la république, et la nouvelle expérience que la Législative venait de faire de la monarchie n’était pas de nature à la ramener. Qu’il y ait applaudi, qu’il y ait même poussé, il n’y a rien dit qui doive étonner de sa part ou qu’on puisse lui reprocher. Aussi était-il bien placé pour proposer, le 13 août, l’adresse aux Français contenant l’Exposition des motifs d’après lesquels l’Assemblée nationale a proclamé la convocation d’une Convention nationale et prononcé la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du roi, en attendant la proclamation de la République qui doit être l’œuvre de la Convention convoquée.

Quant aux massacres de septembre, M. Sainte-Beuve, dans une Causerie du Lundi (3 février 1851), d’ailleurs pleine de fiel et fort injuste pour Condorcet, cite une phrase d’un article de la Chronique de Paris, du 4 septembre 1791, signé du nom de Condorcet, qui, si cet article est réellement de lui, dénote de sa part une coupable faiblesse en face de ces scènes de boucherie. L’auteur de cet article les explique au lieu de les flétrir, et il tire le rideau, au lieu de l’ouvrir très grand pour en dévoiler l’horreur dans le temps même où elles s’exécutaient. Cette attitude, toute passive, fut en général — il faut le dire — celle des Girondins et de l’Assemblée législative. Mais est-ce que Condorcet, l’homme de bien et bon que nous connaissons, pouvait approuver de tels massacres ? L’esprit de parti aurait donc bien perverti la conscience de ce sage qui, au début de la Révolution, avait flétri les meurtres de Foulon et de Berthier et reproché à Barnave sa fameuse phrase : « le sang qui vient de couler était-il donc si pur ? ». Arago cite dans sa Notice un jugement de Condorcet sur ces massacres, écrit dans sa retraite en 1793, qui, tout en cherchant à expliquer plus ou moins heureusement l’attitude trop passive dont je viens de parler les flétrit au moins comme il convient. « Les massacres du 2 septembre, dit-il, une des souillures de notre Révolution, ont été l’ouvrage de la folie, de la férocité de quelques hommes et non celui du peuple, qui, ne se croyant pas la force de les empêcher, en détourna les yeux. Le petit nombre de factieux auxquels ces déplorables événements doivent être imputés, eut l’art de paralyser la puissance publique, de tromper les citoyens et l’Assemblée nationale. On leur résista faiblement et sans direction, parce que le véritable état des choses ne fut pas connu. » On pourrait demander s’il était si difficile de le connaître et si impossible d’y résister mais au moins la flétrissure ne manque-t-elle pas, et la conscience est-elle soulagée en lisant ce verdict. Elle est soulagée aussi en voyant, comme dit Arago, « le peuple, le véritable peuple de Paris, dégager toute solidarité dans la plus odieuse boucherie par un homme dont les lumières, le patriotisme et la haute position sont une triple garantie de véracité. »

Mme  de Staël et, en la citant. M. Sainte-Beuve ont reproché à Condorcet d’avoir offert au plus haut degré le caractère de l’esprit de parti. Que Condorcet se soit parfois laissé entraîner par cet esprit particulièrement — à l’égard de Mme  de Staël et de Necker — on ne peut le nier : quel sujet vivant dans des temps comme ceux-là et prenant part lui-même à de pareils événements, peut résister à cet esprit ? Mais il est vrai de dire aussi qu’il ne voulut être précisément l’homme d’aucun parti, si non de ce qu’il regardait comme le drapeau de la raison et du progrès. Il se montra l’adversaire courageux et fut la victime des Jacobins, mais on ne peut dire qu’il fut Girondin bien qu’il ait souvent marché d’accord avec la Gironde, il combattit énergiquement leur idée d’opposer les provinces à la capitale, cette idée qui leur a attiré cette accusation, d’ailleurs très fausse, de fédéralisme, sous laquelle ils ont succombé. Il était, en tout temps, exempt de cet esprit de personnalité, de cet esprit qui a été une des plaies de la Révolution, l’une des principales causes de ses malheurs. « Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes, disait-il souvent aux chefs de parti, et un peu plus de la chose publique. »

Condorcet avait représenté Paris à l’Assemblée législative. Il ne fut pas reporté à la Convention par le même corps électoral, alors complètement jacobin, mais il y fut nommé par cinq départements, entre autres par celui de l’Aisne, auquel il appartenait par sa naissance et pour lequel il opta.

Élu d’abord secrétaire, puis vice-président de la Convention, comme il l’avait été à la Législative, il fut appelé à faire partie du Comité chargé de donner une Constitution à la République, dont la proclamation avait été le premier acte de la Convention. Il était l’un des esprits les plus éminents de ce comité et il en fut le rapporteur. Mais avant de parler du projet de Constitution qu’il présenta en son nom, je dois placer ici, suivant l’ordre des dates, le récit du rôle de Condorcet dans le procès de Louis XVI.

La Législative avait fait le roi prisonnier, et l’un des premiers actes de la Convention fut de discuter la question de savoir si elle s’attribuerait le droit de le juger. Condorcet prit part à cette discussion pour contester à la Convention le droit de juger le ci-devant roi. « La Convention, disait-il, serait donc à la fois législative, accusatrice et juge, et, par cette accumulation de pouvoirs ou de fonctions, les premiers principes de la jurisprudence seraient violés. » Condorcet, d’ailleurs, ne niait pas que Louis XVI ne fût jugeable : il n’admettait pas que l’inviolabilité de la personne du roi, inscrite dans la Constitution acceptée par Louis XV dût lui assurer une impunité absolue pour tous les cas, et il concluait à sa mise en jugement pour les crimes de trahison qui lui étaient imputés. Mais, refusant à la Convention le droit de le juger, il demandait que Louis XVI fût jugé par un tribunal dont les jurés et les juges fussent nommés par les corps électoraux des départements. « Ce tribunal, ajoutait-il, doit se rapprocher autant que possible des tribunaux ordinaires et n’en différer que par une plus grande solennité, exigée par la nature même de l’accusation, et par des dispositions plus favorables à l’accusé, parce que la justice veut qu’en lui enlevant le droit d’être jugé par le tribunal commun, sa situation ne puisse en être aggravée. » Condorcet demandait en outre que, dans le cas de la condamnation, on se réservât le droit d’atténuer la peine. « Pardonner au roi, disait-il, peut devenir un acte de prudence ; en conserver la possibilité sera un acte de sagesse. » Il se prononçait, en tout cas, contre la peine de mort. « Je crois la peine de mort injuste, disait-il dans ce même discours… la suppression de la peine de mort sera un des moyens des plus efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant le penchant à la férocité qui l’a longtemps déshonorée… Des peines qui permettent la correction et le repentir sont les seules qui puissent convenir à l’espèce humaine régénérée. »

Vous voyez que si Louis XVI fut jugé par la Convention, condamné à mort et exécuté, ce ne fut pas la faute de Condorcet. Il ne se récusa pas pourtant quand la Convention eut décrété qu’elle jugerait Louis XVI, mais ce fut pour voter contre la peine de mort et demander l’appel au peuple.

M. Sainte-Beuve, dans la Causerie que j’ai déjà citée, qualifie d’hypocrisie et de sophisme ce vote de Condorcet : Je vote pour la peine la plus grave dans le Code pénal et qui ne soit pas la mort. Il y avait pourtant un certain courage à voter dans la Convention contre la mort, et ce courage tout le monde ne l’eut pas. Ainsi Vergniaud, après avoir prononcé un magnifique discours en faveur de l’appel au peuple, vota pour la peine de mort. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, pour Condorcet, Louis XVI était coupable, et qu’il l’était en effet, non seulement de faiblesse (ce n’eût été là qu’un défaut de caractère) mais de duplicité et de trahison.

Revenons maintenant au projet de Constitution rédigé et présenté à la Convention par Condorcet, le 15 et 16 février 1793, environ deux mois après l’exécution de Louis XVI. Je n’en donnerai pas l’analyse, non plus que du rapport qui l’accompagnait, parce que ce projet fut bientôt abandonné par la Convention et qu’il offre aujourd’hui peu d’intérêt. Il cherchait à concilier, dans une heureuse transaction, les avantages du gouvernement représentatif avec la souveraineté du peuple, en établissant un système de sanction populaire très savamment combiné, mais en revanche très peu pratique et il est douteux que, si cette constitution eût pu être mise à l’épreuve, l’expérience lui eût été favorable : elle était plus géométrique que politique. « Mais quels que fussent les défauts de cette constitution dite girondine, il serait injuste de ne pas reconnaitre — j’emprunte cette remarque à un écrivain qui en fait une critique très sévère, M. Duvergier de Hauranne[1] — que, soit dans la déclaration des droits, soit dans la section intitulée Des moyens de garantir la liberté civile, elle contenait des choses excellentes et qui font le plus grand honneur à ses auteurs. C’étaient, en général, et avec une autre étiquette, en d’autres termes, les principes déjà consacrés par l’Assemblée constituante. Ainsi la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté de la presse, l’inviolabilité de la propriété, l’admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois, l’égalité devant la loi, étaient non seulement proclamées, mais garanties par des dispositions efficaces. » Le nouveau projet de constitution y joignait la suppression de la peine de mort, mais en y ajoutant cette malheureuse restriction : excepté en matière politique. Les hommes qui avaient participé à l’élaboration de ce projet, et Condorcet avec eux, devaient bientôt éprouver quelle arme funeste cette restriction mettait aux mains des partis.

Après les événements du 31 mai et du 2 juin qui eurent pour conséquence la défaite du parti girondin et le triomphe du parti jacobin, ce parti, désormais tout puissant dans la Convention, refusa de reprendre le plan de Condorcet. Cinq commissaires désignés par le Comité de salut public, en tête desquels était Hérault des Séchelles, firent un plan nouveau. Le Comité l’amenda et l’accepta en une seule séance. La Convention ne se montra guère moins expéditive. La Constitution, présentée le 10 juin 1793, fut décrétée le 24 du même mois.

Aux termes du décret, elle devait être sanctionnée ou rejetée par les Assemblées primaires dans le court délai de trois jours à partir de celui de la notification.

Ici se place un acte de Condorcet, dont on n’appréciera la hardiesse qu’en reportant ses pensées sur la terrible période des annales de la Révolution qui suivait le 31 mai. Condorcet comprenait si bien alors la portée de cet acte que, dans le même moment, il faisait chercher une retraite par ses amis et se procurait le poison dont il se servit plus tard.

Dans une lettre rendue publique, Adresse aux citoyens français sur la nouvelle Constitution Condorcet propose au peuple de ne pas sanctionner ce projet. « L’intégrité de la représentation nationale, disait-il, venait d’être détruite par l’arrestation de 27 membres girondins. La discussion n’avait pu s’établir librement. Une censure inquisitoriale, le pillage des imprimeries, la violation du secret des lettres, devaient être considérés comme ayant présenté des obstacles insurmontables à la manifestation du sentiment populaire. » Et il relevait très vivement quelques-uns des défauts de la nouvelle Constitution : la composition du pouvoir exécutif, partagé entre 24 personnes, « c’est vouloir jeter toutes les affaires en une incurable stagnation » ; le manque de garanties pour la liberté civile, « une Constitution qui ne donne pas des garanties à la liberté civile est radicalement défectueuse » enfin, « le plus grand défaut, disait-il, c’est qu’on a rendu les moyens de réforme illusoires ».

L’ex-capucin Chabot dénonça à la Convention la lettre de Condorcet dans la séance du 8 juillet 1793. Il trouvait infâme l’action de critiquer une constitution qu’il appelait une œuvre sublime, une action que des scélérats pouvaient seuls se permettre. Et il proposa de mettre Condorcet en état d’arrestation. L’Assemblée décréta, sans autre information, que le député de l’Aisne serait arrêté et les scellés apposés sur ses papiers. Plus tard, le 3 octobre 1793, pendant qu’il était caché, comme je vais le montrer, au milieu même de Paris, son nom se trouve mêlé, avec ceux de Brissot, de Vergniaud, de Gensonné, de Valazé[2], dans la liste des conventionnels traduits devant le tribunal révolutionnaire comme coupables de conspiration contre l’unité de la république et condamnés à mort. Contumax, Condorcet fut mis hors la loi et inscrit sur la liste des émigrés. On confisqua ses biens.

On raconte que Malesherbes, accusé devant le tribunal révolutionnaire, d’avoir conspiré pour établir en France une république fédérative, s’écria « Si au moins cela avait le sens commun ! » Condorcet aurait pu en dire autant. Il était contre le sens commun de condamner pour cause de conspiration contre l’unité de la république un homme qui s’était toujours montré un des plus fermes partisans de cette unité.

Manquent les pages 6 et 7 de cette leçon.

Condorcet avait trouvé un asile dans une maison de la rue Servandoni, voisine du jardin du Luxembourg, maison appartenant à une dame Vernet (parente des peintres de ce nom), femme d’un cœur admirable. — « Madame, lui dirent deux amis de Condorcet, MM. Boyer et Pinel, nous voudrions sauver un proscrit ! — Est-il honnête homme, demanda-t-elle ? — Oui, Madame. — En ce cas qu’il vienne — Nous allons vous confier son nom. — Vous me l’apprendrez plus tard, ne perdez pas une minute pendant que nous discourons votre ami peut être arrêté. Caché dans cette maison (au commencement de juillet) et entouré des soins les plus prévenants par Mme Vernet, Condorcet se livra au travail comme s’il eut encore été dans son ancien appartement du palais de la Monnaie. Son premier écrit fut ce mémoire justificatif dont j’ai déjà eu occasion de parler. « Comme j’ignore, disait-il au commencement de cet écrit, si je survivrai à la crise actuelle, je crois devoir à ma femme, à ma fille, à mes amis, qui pourraient être victimes des calomnies répandues contre ma mémoire, un exposé simple de mes principes et de ma conduite pendant la Révolution. »

Il n’acheva point cet écrit. Le manuscrit porte, à la fin, cette note écrite de la main de Mme de Condorcet : « Quitté à ma prière pour écrire l’Esquisse des progrès de l’esprit humain. »

Mme Condorcet, en lui donnant ce conseil, avait voulu détourner l’esprit de son mari des convulsions horribles dont il s’entretenait inutilement, pour le reporter sur quelque grande composition qui l’occupât tout entier, et c’est d’elle qu’est venue cette grande idée (Vauvenargues n’a-t-il pas eu raison de dire que les grandes idées viennent du cœur ?) d’écrire, au milieu même des plus horribles convulsions et quand, à chaque instant, l’auteur pouvait être envoyé à l’échafaud, ce Tableau historique des progrès de l’esprit humain, qui est comme un sublime défi aux orages du temps et un magnifique témoignage de la foi du philosophe dans les progrès de l’humanité. N’est-il pas admirable de voir Condorcet écrire dans un pareil moment : « Tout nous dit que nous touchons à l’époque d’une des grandes révolutions de l’espèce humaine… L’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse. » Que l’on vienne maintenant railler certaines exagérations de cette théorie de la perfectibilité de l’espèce humaine qui, la regardant comme indéfinie, va jusqu’à l’appliquer, cette perfectibilité indéfinie, à la durée même de la vie de l’homme sur la terre — ces exagérations qui ne détruisent pas, d’ailleurs, les mérites solides du livre, ne doivent point faire oublier la sublimité de l’idée qui inspire l’auteur.

Condorcet avait terminé au commencement de mars 1794 la partie de cet ouvrage qu’il avait pu composer par un prodigieux effort d’esprit et de mémoire, sans se servir d’aucun livre. Sa pensée se reporta dès lors sur le danger auquel s’exposait Mme  Vernet. Il résolut donc, suivant ses propres expressions, de quitter le réduit que le dévoûment sans bornes de son ange tutélaire avait transformé en paradis… Mais je ne puis mieux faire que de lire le récit d’Arago qui nous raconte d’une manière si exacte ; à la fois, et si dramatique, la fuite et la mort de Condorcet.

p. CXLVIII : Condorcet s’abusait si peu…
jusqu’à : dans une bague.

« Par cette mort, dit Michelet, après avoir résumé le précédent récit, Condorcet épargna à la République la honte du parricide, le crime de frapper le dernier des philosophes, sans qui elle n’eut pas existé. »

Mais si Condorcet prévenait par sa mort la hache de la Terreur, il n’en mourait pas moins sa victime. Ce fut, en effet, le malheur, en même temps que le crime des terroristes d’avoir frappé non seulement les ennemis, mais les amis les plus ardents de la Révolution et de la République. Je comprendrais, sans le justifier, le système de la Terreur, s’il n’avait frappé que des ennemis ; mais quand il s’abattait sur des hommes tels que Condorcet et tant d’autres, promoteurs et défenseurs de la Révolution, je le déplore à la fois comme une révoltante iniquité et comme un dommage irréparable, qui ne profitera qu’au despotisme en écartant devant lui les plus fermes obstacles. »


  1. Duvergier de Hauranne. Histoire du gouvernement parlementaire, t. I, p. 266. P. 1857.
  2. Soit Charles-Éléonor Dufriche de Valazé, député de l’Orne. — O. K.