Félicia/IV/12

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 267-270).
Quatrième partie


CHAPITRE XII


Comment on se retrouve au moment qu’on y pense le moins.


C’était la matinée des aventures. S’il était arrivé à Sylvina celle de la visite de Mme de Kerlandec, j’avais eu à mon tour celle de rencontrer… qui ? le vieux président et son grand imbécile de gendre, M. de la Caffardière. La remise qui voiturait ces illustres provinciaux allait s’arrêter précisément devant ma porte comme je sortais. Mon cocher rendait la main, mes chevaux s’élançaient avec feu ; les haridelles de l’autre voiture, manquant de bouche et ne pouvant être reculées assez tôt, la flèche de mon carrosse les prit en flanc, toutes deux furent abattues du coup. Heureusement mes chevaux ne se blessèrent point ; cela n’empêcha pas que mon cocher ne fît grand bruit, et si, mettant les uns et les autres la tête aux portières, nous n’avions pas fait des exclamations de reconnaissance, le conducteur de ces messieurs aurait, sans doute, essuyé quelques bons coups de fouet.

Je ne voulais point de mal au ridicule président. Il m’avait à la vérité beaucoup ennuyée ; mais je rendais justice à sa bonhomie et je me souvenais qu’il m’avait témoigné de l’attachement. Je lui souris donc et lui demandai, pendant qu’on mettait sur pied ses rosses, par quel hasard il se trouvait à Paris et si près de chez moi. — Nous venions, ma belle dame, dit-il, en grimaçant galamment, nous venions, la Caffardière et moi, vous présenter nos respectueux hommages, et vous donner des nouvelles de vos amis : nous avons une infinité de choses à vous dire ; mais vous sortez et à moins que Mme Sylvina ne veuille bien nous recevoir. — Président (interrompis-je), il n’est pas encore jour pour Sylvina ; quant à moi, je vous avoue sans façon que je sors pour des affaires qui ne peuvent se remettre ; mais, messieurs, si vous n’avez rien de mieux à faire, trouvez-vous à deux heures au Palais-Royal, je vous y joindrai et nous dînerons ensemble ; Sylvina sera, sans doute, aussi enchantée que moi de vous revoir. Ils acceptèrent. Je partis. Exacte au rendez-vous, je trouvai mes originaux dans la grande allée. Ils m’attendaient assis et entourés d’une jeunesse désœuvrée, qui se divertissait de la manière remarquable dont ils étaient accoutrés. Le beau-père avait, en dépit de la saison, un antique habit de drap pourpre à paniers, orné d’une multitude de boutons et de boutonnières de clinquant d’argent ; cette parure devait avoir été dans son temps du plus grand effet ; la veste était d’une riche étoffe, or et argent, dont le fond crasseux et les bouquets débrochés trahissaient le grand âge ; la culotte, pareille à l’habit, était un peu plus neuve ; des bas roulés, de vastes souliers, la perruque à la brigadière, le grand chapeau brodé d’argent, sous le bras ; l’épée imperceptible et la longue canne à bec de corbin complétaient le costume du bon président.

Le sieur de la Caffardière ne lui cédait pas l’honneur d’être mis plus bizarrement : ayant perdu presque tous ses cheveux, et pour cause, il était coiffé d’une fausse grecque, huppée, placée de travers, et de deux boucles empâtées, dont la pommade fondait au soleil ; une petite bourse, dont le sac vide badinait à deux doigts d’une nuque allongée, tenait diagonalement à quelques cheveux qui meublaient encore le derrière de la tête. L’habit était de camelot bleu de ciel, enrichi d’un large galon d’argent, mal festonné ; la veste d’un très beau bazin un peu sale, ornée d’une longue frange à graine d’épinards, battait sur les genoux ; la culotte de velours noir et des bas de soie couleur de chair ; les souliers plats, décorés d’une antique boucle d’argent, dont l’éclat éblouissait tous les yeux ; le petit chapeau sous le bras portait un plumet crasseux. Quant à l’épée, elle réparait par son excessive longueur l’extrême petitesse de celle du beau-père. En un mot, ces messieurs étaient à montrer pour de l’argent. Je ne pus prendre sur moi d’avancer jusqu’à eux, mais rencontrant heureusement une personne de ma connaissance que j’abordai, je leur détachai le comte : celui-ci voulut bien se charger d’amener mes hétéroclites hors du jardin. Ils avaient eu l’imbécillité de renvoyer leur voiture, comptant sur la mienne. J’eus donc la honte de les y recevoir, à la vue de nombre d’honnêtes gens, qui se moquaient de ces ridicules figures. Le gauche Caffardière cassa la glace de devant, en se plaçant, son énorme épée n’ayant pas trouvé en dedans l’espace qui lui était nécessaire. J’étais furieuse ; le président gronda fort et longtemps et ne m’ennuya pas moins que l’autre sot. Enfin, nous arrivâmes.

Sylvina reçut amicalement nos étrangers. Voici ce qui avait été l’objet de leur voyage : on se souvient que la vindicative Thérèse avait fait un don fatal au seigneur Caffardot. Il s’était mis en conséquence entre les mains du plus habile chirurgien du lieu, personnage fameux à plus de trois lieues à la ronde et qui avait fait en tout genre des cures incurables ; aussi le mal de la Caffardière avait-il été promptement guéri. Mais peu de temps après le mariage, il s’était déclaré de nouveau, beaucoup plus violemment qu’avant les remèdes. La Caffardière l’avait communiqué à la tendre Éléonore ; celle-ci à Saint-Jean, Saint-Jean à Mme la présidente, et Mme la présidente (voyez la noirceur) au pauvre président qui, depuis longtemps, ne vivait plus avec elle, mais qu’elle avait cru devoir reprendre à l’occasion de son indisposition dont elle se trouvait affligée. Le bonhomme avait toujours par-ci par-là quelques petites amourettes suspectes ; il s’agissait de lui persuader qu’on tenait de lui ce qu’au contraire on lui donnait. En un mot, toute la maison se trouvait infectée ; on s’était rendu à Paris pour se faire guérir. Les maîtres avaient sué à grands frais dans un hôtel garni ; le pauvre Saint-Jean, abandonné dans la détresse, n’avait eu que Bicêtre pour asile. Le président et la Caffardière étaient, comme l’on voit, hors d’affaire. Le premier en était quitte pour le reste de ses dents et de ses facultés viriles ; l’autre n’avait plus de cheveux ni gras de jambe, mais cela pouvait revenir. Quant aux dames, elles ne jouissaient pas encore d’une bien bonne santé. Le mal faisait surtout de grands ravages chez Mme la présidente, comme on voit le feu prendre avec fureur dans une vieille cheminée où la suie s’est amassée pendant un demi-siècle. Il fut parlé de tous ces accidents sous les noms décents de goutte et de rhumatisme, mais nous étions bien au fait, nous ne prîmes pas le change. Nous fûmes enchantées de ce que la situation fâcheuse de ces dames nous préservait du malheur de les recevoir souvent : nous n’avions garde de le prévenir.

Lambert et sa petite femme, toujours amoureux, vivaient parfaitement ensemble et s’amusaient à faire des enfants. Mais, à cet égard, on ne nous apprenait rien de nouveau. Nous recevions, de temps en temps, des nouvelles de ces époux que nous chérissions et qui nous étaient sincèrement attachés.