Génie des Religions de M. Edgar Quinet

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DU
GÉNIE DES RELIGIONS
PAR M. E. QUINET.

L’ouvrage de M. Quinet sur le Génie des Religions se préparait depuis long-temps dans sa pensée ; il est le fruit naturel de ses études et de ses préoccupations favorites. M. Quinet l’annonçait déjà en quelque sorte quand il choisissait pour son premier essai littéraire la traduction du livre de Herder sur la philosophie de l’histoire. Ahasvérus parut bientôt après, drame étrange où le pèlerin condamné à poursuivre dans une course inutile un repos qui le fuit sans cesse est l’image des destinées humaines, où tout ce qu’il y a eu de grand, cités fameuses, génies illustres, glorieuses nations, dit les lassitudes du monde. La plainte de l’humanité y est à peine adoucie par un espoir bientôt dissipé, par quelques voix de femmes qui prient et qui consolent. L’univers entier y semble évoqué pour le désespoir, et les cieux et la terre, avec leurs dieux fragiles, voués à une même fatalité, finissent par disparaître dans la nuit muette du néant. Cette œuvre d’un doute universel, enivré de panthéisme, et qui cherche pour sa parure les plus magnifiques tissus de l’Orient, n’était pas le vrai mot de l’auteur. Prométhée suivit Ahasvérus. Ce nouveau poème, moins riche d’imagination, est supérieur de pensée. Ce n’est plus le vagabond de la Judée qui en est le héros, c’est une auguste victime, un noble martyr, ce généreux crucifié du Caucase, qui semble un prophète du Christ au milieu de l’antiquité grecque ; c’est toujours la souffrance, mais avec elle et par sa vertu le triomphe de tout ce qu’il y a de divin, et non plus l’affreuse victoire du sépulcre.

À peu près vers cette époque parut en Allemagne le livre de Strauss. Il faut y avoir été alors pour juger de l’effet que produisit cet évènement. Ce fut une consternation et une stupeur générale. Strauss découvrait avec une impitoyable franchise à l’Allemagne ce qu’elle pensait véritablement du christianisme ; il ne lui permettait plus de complaisantes illusions, et lui montrait comment depuis Kant, par la philosophie et par la critique, elle n’avait cessé de marcher à une apostasie nationale. M. Quinet publia, à ce propos, un beau travail où il fit connaître avec une remarquable richesse d’informations l’épais fourré de la théologie allemande, sa profusion d’écoles et de systèmes, et ces subtiles disputes dont nous n’avons aucune idée en France, et qui passionnent au vif nos voisins, si froids aux débats politiques.

M. Quinet est un de ceux qui nous ont le mieux initiés à l’Allemagne. Il nous est difficile d’entrer dans ce sanctuaire : le plus souvent nous restons à examiner curieusement les dehors ; il faut, pour en ouvrir les portes, un talisman que chacun n’a pas. Quand on se promène au bord du Rhin, sous les saules argentés par la lune, le murmure des eaux et la nuit font rêver aux merveilleuses légendes, et l’on croit voir sous les pâles feuillages errer le roi des aulnes et les ondines sortir du fleuve avec de suaves chansons. L’Allemagne intellectuelle est pour nous un pays non moins féerique : au lieu de sylphes, elle est peuplée d’abstractions dont le nom même n’est jamais parvenu jusqu’ici, légers fantômes, esprits familiers de Kant et de Hegel, sorte de mythologie métaphysique qui nous semble aussi superstitieuse et moins charmante que celle des poètes. Pour se transporter dans une région si différente de celle où nous demeurons, il faut une faculté qui ressemble presque au somnambulisme de l’intelligence. Ne nous félicitons pas trop vite de notre bon sens toutefois : cette seconde vue, à qui la netteté manque trop souvent peut-être, n’est, à le bien prendre, que l’habitude de l’infini. M. Quinet, par les tendances de son esprit, est naturellement préparé à comprendre l’Allemagne ; il y rencontre à son tour toute une parenté intellectuelle. C’est en Allemagne que se trouve l’homme qui le rappelle le mieux, je veux dire Görres, esprit solennel et passionné aussi, inspiré tout ensemble de poésie et de raison, d’une éloquence lyrique, d’un patriotisme exalté. Mais là s’arrête la ressemblance : plus loin, Görres et M. Quinet ne se rencontrent plus. L’un se délasse de ses études en recueillant les légendes et les miracles du moyen-âge ; l’autre se repose en lisant Homère ou Dante. Görres ne s’adresse au peuple que du seuil du temple ; M. Quinet ne craint pas de descendre sur la place publique. Görres a singulièrement varié : de la philosophie, il s’est jeté dans l’extrême catholicisme, mais il a changé de foi sans quitter jamais la certitude. M. Quinet n’est pas autant à l’abri du doute : c’est par le doute qu’il a commencé ; sa parole semble quelquefois encore émue comme par une secrète contestation, et il ne demeure pas étranger à cette lutte qui se poursuit si douloureusement aujourd’hui entre l’avenir et le passé, entre les croyances anciennes et les besoins nouveaux.

M. Quinet se distingue du reste par une qualité éminemment française, le soin de la forme. En Allemagne, on néglige à l’excès le style ; les ouvrages les plus remarquables par la science et la profondeur sont trop souvent presque illisibles, et l’on ne se fait aucun scrupule de parler dans une langue barbare des plus beaux chefs-d’œuvre de la Grèce. M. Quinet est artiste aussi bien que penseur : la raison et l’imagination sont même chez lui si intimement unies, que l’une ne se passe jamais de l’autre, et qu’elles ne forment plus, à vrai dire, qu’une seule faculté. Le secours qu’elles se prêtent n’est pas sans être un peu perfide, et elles s’embarrassent quelquefois en voulant s’aider. Ce vif sentiment de l’art a eu, malgré cela, une influence heureuse sur M. Quinet, en lui donnant un besoin de personnalité qui a combattu un panthéisme d’abord très prononcé. Cette lutte et ce progrès se remarquent bien dans le recueil de mélanges, que M. Quinet a publié sous le titre d’Allemagne et Italie, surtout dans ses études sur l’épopée, où l’auteur fait justice des exagérations de la critique moderne, attaque les hypothèses de Wolfe et de Niebuhr, et restitue l’Iliade et l’Odyssée à Homère, ce prince des poètes que dans la première manie du symbole on voulait réduire à n’être plus que le nom magnifique d’une foule inconnue.

Dans les ouvrages de M. Quinet que j’ai rappelés, dans ses morceaux détachés comme dans ses deux poèmes, il se préoccupe toujours de l’histoire religieuse de l’humanité, parce qu’il y voit le principe et la raison de tous les autres évènemens ; mais il n’avait guère fait jusqu’ici qu’indiquer ses pensées à ce sujet sans les développer nulle part avec étendue. Il entreprend aujourd’hui une histoire universelle des religions. Il l’avait déjà ébauchée à Lyon, dans le cours qu’il fut appelé à y professer. Le livre qu’il vient de publier comprend les cultes anciens. M. Quinet se propose de le continuer plus tard pour le monde moderne. Je vais, afin de faire connaître ses idées avec plus d’exactitude, le suivre pas à pas dans son récit, et résumer le tableau qu’il a tracé des diverses religions de l’antiquité.

La première question qui se présente à M. Quinet est celle de l’origine des cultes, et c’est une des plus difficiles. Volney, dans les Ruines, résume avec emphase la pensée de son siècle à ce sujet, et accuse d’imposture tous les prêtres et tous les révélateurs. Mais la fraude ne peut rien de durable, et, dans les croyances qui ont eu la vertu de fonder des sociétés presque impérissables, il y a eu sans doute quelque justice et quelque vérité. Ce n’est pas tout. Avant cet habile mensonge, l’homme, sans autels et sans culte, aurait dû végéter dans l’état misérable que Rousseau a décoré du nom de nature, et ne se serait élevé que par un lent progrès jusqu’à la société civile. Or, nous ne trouvons dans les traditions aucun témoignage de cette époque ; nous avons beau remonter jusqu’aux temps les plus anciens, nous rencontrons encore des voyans, des prophètes, des peuples prosternés, une vaste adoration. Le souvenir des premiers jours est partout celui d’un immense ravissement. La langue, ce témoin le plus ingénu et le mieux informé, raconte ces augustes origines : dans les Védas, dans les livres zend, dans les documens du plus ancien style, nous la trouvons rude sans doute, indigente encore, mais plus sublime et plus sacerdotale que dans les temps postérieurs.

Du moment où jaillit dans un esprit l’idée de Dieu, cette idée qui unit l’homme à l’homme, qui sanctionne la loi, qui allume avec le sentiment de l’infini les grandes pensées et les vastes désirs, la société fut établie. Pour comprendre comment cette idée a rayonné sur les premiers peuples, il faut oublier ce qui se passe maintenant. L’homme n’a pas toujours eu les mêmes habitudes. Il n’était pas d’abord logicien et calculateur ; il ne vivait pas, comme aujourd’hui, loin de la nature, d’analyse, d’abstraction, de raisonnement ; c’étaient les jours de sa jeunesse, le matin de l’imagination. Perdu dans une magnifique ignorance, il admirait les pompes de la nature orientale. Ravis et terrifiés à cette vue, les peuples vivaient de ce sentiment qui, retiré de la foule, anime encore les ames de poète. Les nuits étoilées, les rougeurs de l’aurore, les grands monts avec leur repos, leurs chastes neiges et leurs cimes de feu, les secrètes forêts, l’immense Océan, tout leur semblait rempli d’une horreur sacrée, d’une invisible présence, tout leur racontait un religieux mystère ; la nature était pour eux tout à la fois un prophète, un temple et plus encore, l’idole même du Dieu au pied duquel ils s’abattaient. Ils voyaient dans l’ordre de la création celui qu’ils devaient imiter sur la terre : l’univers leur apparaissait comme l’éclatant modèle de la société religieuse et civile ; tout était à leurs yeux un avertissement divin. Ils suivaient dans leurs migrations le vol des oiseaux sacrés ; puis, quand ils s’arrêtaient, ils réglaient leurs cités sur les nombres et les régions du ciel. Avec cette habitude et ce besoin du symbole, leurs pensées se traduisaient instinctivement en images. L’art leur servait d’interprète et de parole. Ils sculptaient les rochers en un peuple de colosses, les creusaient en temples souterrains, les entassaient en pyramides, multipliaient partout ces monumens que le voyageur étonné rencontre aujourd’hui au milieu des sables, dans la solitude des forêts, dans des retraites abandonnées, et transformaient aussi les évènemens de la vie en une suite de fables merveilleuses qui chantent l’histoire primitive des hommes aussi bien que celle des dieux.

Les hymnes des Védas, qui font revivre l’époque patriarcale, sont l’expression de la société la plus ancienne. Ils correspondent à la condition la plus simple dont la tradition donne l’idée : point d’état, pas de gouvernement visible : mais des tribus, des chefs de famille qui promènent leurs troupeaux sur les pentes de l’Himalaya, marquant leurs stations par un cantique et une pierre sacrée. Ces nobles bergers, ancêtres des rois et des pontifes, contemplent de leurs tranquilles gazons la plaine encore ignorée qui attend une postérité moins heureuse : ils demandent aux dieux la santé, des troupeaux nombreux avec un lait abondant, l’herbe nouvelle, un abri contre la bête fauve, surtout une longue vie. Mais, au milieu de cette agreste simplicité, des accens sublimes s’échappent et trahissent les grandes pensées que l’on respire avec l’air des montagnes. Au matin de l’humanité, ce peuple de pasteurs salue Dieu dans les clartés de la première aube qui dissipe les tristesses de la nuit, dans l’aurore qui apporte les discours sincères et dévoile les fautes cachées, dans la lumière sans voile, dans le soleil, dans le jour d’Orient, Indra, roi du ciel et de la terre. La langue de ces bergers ressemble singulièrement à nos langues. Ces mots antiques et pourtant compris charment l’oreille et font illusion ; il semble, à les entendre, que les âges anciens, séparés de nous par tant de douleurs, ne sont que d’hier. Ces mots que nous avons gardés des premiers pâtres portent jusqu’à nous un souffle de jeunesse et les parfums de leurs Alpes. Du reste, toutes les tribus patriarcales ont, des divers sommets de la terre, salué de la même adoration l’aurore naissante des premiers jours qui se sont levés sur les hommes ; de cime en cime, leurs cantiques s’entre-répondent et forment sur les hauts lieux un vaste chœur de louanges ; partout d’abord la lumière a révélé Dieu.

À ce culte grand et naïf succède une autre époque où cette doctrine si simple est pénétrée d’une mysticité subtile qui discerne sous la lettre un sens caché et spirituel. Cette différence fonde le sacerdoce et le sépare profondément des autres classes. Les états se forment, soumis à des rois conquérans qui s’abaissent devant les prêtres. Des ascètes, dégoûtés déjà de ce monde qu’ils ont à peine entrevu, se retirent au fond des forêts. Tout est changé, et les images nouvelles qui se présentent sans cesse annoncent aussi un changement de lieu. Les pasteurs ont quitté leurs montagnes, et, de vallées en vallées, de forêts en forêts, ils sont arrivés jusqu’aux rivages de l’Océan, où les attendait un spectacle nouveau.

Cette solitude immense, inviolée, souriante ou terrible, toujours changeante et toujours la même, ciel et terre à la fois, ces eaux sans limites, dont les formes ne sont qu’illusion fugitive, jeux et caprices, devaient révéler une nouvelle figure de la Divinité. Toutes les harmonies du nouveau dieu, de Brahma, sont avec l’Océan. Il flotte dans le calice d’un lotus, au milieu des mers, et c’est de sa rêverie, bercée par le murmure de leurs ondes, que naît la création. Laissons parler les antiques Védas, qui nous racontent cette primitive solitude de Dieu : « Lui vivait sans respirer, seul avec lui-même. Regardant autour de lui, l’esprit ne vit rien que lui-même, et il eut peur ; c’est pourquoi aujourd’hui l’homme a peur quand il est seul. Cependant il pensa : — Il n’est rien hors de moi ; qui craindrais-je ? — Et cette terreur s’éloigna de lui ; mais il ne sentit aucune joie, et c’est pourquoi l’homme est triste quand il est seul. »

Cette psychologie ne ressemble guère à celle de l’école écossaise.

À la terreur succède le désir. Le grand solitaire souhaite l’existence d’un autre que lui-même, et ce désir à peine né devient le germe des choses. Pour peupler de lui-même le non-être, pour combler sa solitude et réaliser les types qu’il a conçus, l’être infini s’abaisse à revêtir successivement toutes les formes de la nature, à traverser tous les degrés de l’existence. Mais alors il ne se reconnaît plus, car il a perdu sa primitive grandeur, il est tombé de ses hauteurs éternelles dans l’espace et dans le temps, et la création a été sa chute. Elle est aussi son sacrifice, puisqu’il ne se manifeste par elle qu’en se divisant entre toutes les formes passagères et bornées du monde, en immolant dans chacune d’elles son immensité. Cette violence que l’être infini s’est faite en s’emprisonnant dans les choses finies, ce sacrifice permanent de lui-même où il est à la fois le prêtre et la victime, sont des idées essentielles de la cosmogonie des Hindous, qui leur doit une haute mysticité. C’est l’univers entier qui est pour Dieu le Golgotha où il souffre à travers tous les âges une passion sans cesse renouvelée. Voyant que les êtres dans lesquels il s’est produit sont indignes de sa grandeur, il se retire sans cesse d’eux, il les frappe de sa colère, il institue la mort pour se venger de leur insuffisance. À côté du dieu créateur se dresse la figure terrible d’un dieu de la destruction. Mais, si l’être infini anéantit son œuvre, ce n’est que pour se manifester sous une forme plus parfaite, pour se transfigurer toujours de plus en plus, pour remonter par tous les degrés de l’existence jusqu’à ses premières hauteurs, pour se ressaisir enfin tout entier et retrouver son unité perdue. Entre Brahma et Siva, entre le Dieu créateur et celui de la destruction, s’élève Vichnou, le dieu médiateur qui répare incessamment les maux que fait le dieu de la mort, et cette trinité préside ensemble aux destinées du monde.

Le polythéisme signale une troisième époque. La mythologie des Hindous est contenue dans deux épopées gigantesques, le Ramayana et le Mahabarata, auxquelles le panthéisme de l’Inde a donné leur étrange caractère. De mystiques extases, de religieuses élévations, y interrompent à tout moment le récit, et la durée elle-même n’a rien de précis et de régulier. De courts instans contiennent les méditations et les entretiens de longues heures ; des siècles passent rapides comme des minutes ; on dirait, au lieu de temps, un jeu capricieux de l’éternité. Les principaux personnages cachent des dieux sous leur apparence humaine. La somptueuse nature de l’Orient est partout associée à l’homme et l’enchante de sa beauté ; les héros les plus belliqueux sont inspirés de dévotion, de mansuétude, d’obéissance. Les chants sacrés couvrent le bruit des armes, et la caste sacerdotale est partout exaltée. C’est la poésie des forêts vierges et des savanes fleuries : elle est, comme les solitudes des tropiques, parée des plus riches couleurs et chargée d’enivrans parfums. Ascétique et voluptueuse plus que guerrière, elle possède tous les trésors ; rien n’est refusé à son éblouissante féerie, rien, excepté pourtant la mesure, la force qui se possède, et l’art.

Le drame se développe dans l’Inde, comme partout ailleurs, après l’épopée. Selon M. Quinet, que je me borne, en tout ceci, à résumer, le drame est l’indice assuré d’une crise religieuse, d’une décadence de la foi. Il suppose le doute ; son idée ne peut naître dans l’esprit tant que la créature, pieusement croyante, n’engage pas de débat avec Dieu. Dès qu’elle conteste avec lui, dès que la lutte éclate, les querelles tragiques de l’ame inspirent au poète, qui leur cherche une expression, les dialogues sanglans de la scène.

Avec le doute aussi naît la philosophie, qui discute, analyse, interprète le dogme, cherche et trouve dans la mythologie l’expression populaire et poétique de ses systèmes, commence par la soumission, poursuit par l’indépendance, finit par la révolte et substitue aux dieux ses abstractions. Il en est partout à peu près ainsi. Mais ce qui fait l’originalité de la philosophie hindoue et donne à ses systèmes les plus opposés un air de famille, c’est le but de ses recherches, qui est d’éviter le cycle douloureux des transmigrations et d’atteindre immédiatement l’immuable béatitude. S’élever au-dessus de toutes les vicissitudes, et, par une contemplation passive, se retirer de toutes les agitations et s’abîmer dans l’éternel repos du principe suprême, l’ambition du philosophe hindou n’est pas moindre, tant le génie de ce peuple est altéré de l’infini. Le doute prend également dans l’Inde une autre forme qu’en Occident. L’athéisme ne peut y être complet, il laisse aux dieux du moins l’empire illusoire du temps, il ne leur conteste que l’éternelle durée ; et lorsque le scepticisme est arrivé jusqu’à tout nier, jusqu’à ne trouver dans l’univers rien d’assuré et de réel, il en conclut que l’être n’existe qu’affranchi de toute alliance avec l’espace et le temps, et par-delà les mondes, à l’issue de son triste voyage, il retrouve encore un infini pour régner sur ces empires du vide, un dieu qui, au lieu de s’incarner dans la création comme Brahma, demeure absent de toutes choses. C’est là le bouddhisme, qui n’est qu’un système métaphysique popularisé jusqu’à se transformer en culte ; cette colossale hérésie, après une lutte long-temps indécise et de sanglantes querelles, chassée de la presqu’île du Gange, gravit le plateau du Tibet, se répandit dans les steppes de la Mongolie, pénétra en Chine, et compte encore aujourd’hui plus de croyans que le christianisme et l’islamisme.

De l’Inde, M. Quinet passe à la Chine, qui présente un spectacle bien différent. Les Chinois, frappés du miracle de l’écriture, qui découvre aux yeux le mystère de la pensée, virent dans l’écriture la révélation par excellence. L’univers ne demeure plus alors l’incarnation de Dieu et n’est plus animé de sa vie infinie ; le ciel et la terre ne sont que des caractères tracés par l’esprit suprême pour exprimer ses éternelles pensées. On n’adore plus la nature, on l’observe, on l’étudie et on la lit. Fo-hi, l’instituteur de la Chine, né d’une vierge qui l’a conçu en suivant solitairement les vestiges de Dieu, descend dans les plaines basses et rencontre une tortue monstrueuse, dont l’écaille couleur de ciel porte des caractères empreints dès le commencement. Les traces divines dans leurs élémens se réduisent à deux lignes, images des deux principes du monde : la première continue, image du ciel, de l’affirmation, de l’infini ; la seconde brisée, image de la terre, du temps, de la contradiction, du fini. Les combinaisons de ces deux lignes forment tous les autres caractères. Ainsi, le ciel et la terre, l’infini et le fini, exprimés par des barres, c’est l’a, b, c, du premier homme, qu’on se figure ordinairement occupé, dans l’invention de l’écriture, à représenter les objets les plus infimes, selon que le hasard les lui offre, tandis que, dans la réalité, c’est l’incommensurable qu’il veut peindre d’abord.

La littérature doit avoir l’empire dans une société qui semble uniquement occupée à écrire. La supériorité de l’esprit et de la science sera le seul titre aux honneurs et aux premiers rangs. Le mérite crée les distinctions, et ce peuple de scribes ne fonde son gouvernement ni sur la théocratie, ni sur la noblesse, ni sur la propriété, ni sur la souveraineté de la multitude, mais sur la seule intelligence de la lettre des livres canoniques. Plus rien qui ressemble aux castes. La science est accessible à tous : les lettrés obtiennent les charges de l’état après des examens, et la seule hiérarchie est celle de la capacité.

Les livres canoniques de la Chine diffèrent également de ceux des autres peuples de l’Asie. Ils ne sont qu’un recueil de chants populaires, de principes de gouvernement, de maximes de conduite : au lieu du mysticisme, de la morale ; guère de religion ; de la politique, et point de culte ; au plus quelques rares souvenirs de Dieu ; pas trace de mythologie.

Il y a dans tout cela d’excellentes choses, et l’admiration pour la Chine fut grande au dernier siècle, qui avait plus d’une sympathie pour un peuple de rationalistes. Mais cette vertu peut facilement devenir froide et vulgaire. Cette renonciation de l’infini, à le bien prendre, est celle des grandes choses. Ce culte de la lettre doit dégénérer en une superstition de la forme, et la vie publique et privée de ce peuple sans élan et compassé a fini par avoir toutes les mesquineries d’une constante et minutieuse étiquette.

Ce rationalisme national devait provoquer une réaction ; cette inanité de la révélation chinoise appelait les croyances étrangères, et, chose curieuse, la Chine a passé à la doctrine la plus audacieusement insensée, à celle qui a pour les choses visibles le plus universel mépris, et accuse sans pitié de néant cette terre qui faisait oublier aux Chinois tous les autres soins. La Chine a accueilli depuis longtemps le bouddhisme, et l’état est cependant demeuré fondé sur les anciens principes de la politique de Confucius. Ce fait est d’autant plus remarquable, qu’il y a entre les deux doctrines la plus complète opposition. L’une n’est guère qu’un système d’économie politique, l’autre conduit à délaisser la société pour la contemplation ; l’une fait de la vie de famille le principe de la vie publique, la piété filiale est pour elle le premier devoir ; l’autre prêche le célibat, la vie du cloître. Évidemment une scission pareille a dû porter un coup funeste à l’empire chinois. On comprend à peine qu’il y résiste depuis si long temps. L’indifférence l’a préservé des dissensions violentes, qui ne sont guère à craindre, il faut l’avouer, pour qui peut dire : « Quoique les religions des lettrés, des bouddhistes et des tao-ssé différent entre elles, cependant leurs principes tendent également à rendre l’homme vertueux. » Chose étrange que cette liberté de conscience et cette indifférence religieuse dans un empire oriental !

La Chine et l’Inde, malgré tous leurs contrastes, ont cependant en commun l’isolement et le repos. Il faut entrer dans l’Asie occidentale pour assister à la rencontre sanglante des peuples, à ce mouvement inquiet, à cette agitation tumultueuse, qui n’ont plus de fin une fois qu’ils ont commencé. Le premier peuple qu’on y trouve est celui des Perses. Leurs ancêtres et ceux des Hindous ont sans doute longtemps conduit leurs troupeaux dans des pâturages voisins ; leurs langues offrent les plus grands rapports, leurs cultes sont pareils, les noms des divinités sont les mêmes. Toutefois, tandis que les patriarches hindous descendirent dans des vallées heureuses, dans des plaines opulentes, jusqu’aux rivages de l’Océan, les Perses demeurèrent sur les hauteurs, et eurent pour patrie un plateau où la terre est âpre, mais où le ciel, dans ses limpides profondeurs, dans son immense azur, resplendit de la plus sereine beauté, où les jours ont le plus radieux des soleils et les nuits même de magnifiques clartés. L’élévation, la sécheresse et la latitude méridionale de cette contrée se réunissent pour faire d’elle, entre tous les pays du monde, par ce concours unique de circonstances, le royaume de la lumière. Les Perses devaient donc retenir le culte primitif : cependant ils ne saluent plus la lumière, comme les anciens patriarches, dans l’aurore ou dans l’éclat du matin ; ils la connaissent et l’adorent dans toutes ses gloires ; elle a pour eux atteint son midi.

Sur le plateau perse, le peuple, loin de s’efféminer comme dans l’Inde, garda des mœurs robustes et de viriles inclinations. D’un génie guerrier, il fut frappé de la guerre qui se poursuit dans le monde, de la dualité qui le divise, des principes ennemis qui se le disputent. L’univers lui parut entraîné dans une grande lutte où les deux moitiés de la création sont aux prises sous la conduite de deux puissances rivales, Ormuzd, dieu de la lumière, et avec elle de toute vie, de tout ce qu’il y a de bon, de beau, d’heureux ; Ahriman, prince des ténèbres, de la mort et de tout ce qu’il y a de coupable, de laid, de douloureux, de funeste. Cette guerre n’a nulle part et jamais de trève. Les adorateurs d’Ormuzd sont donc ses soldats dans une bataille qui ne souffre pas de repos. Sans cesse et partout ils doivent établir l’empire de la lumière et détruire les puissances des ténèbres, conquérir et soumettre à la loi de leur dieu tous les pays qui ne la reconnaissent pas. La guerre sainte est une suite nécessaire de ce dogme, et cela explique l’esprit de conquêtes qui, entre tous les peuples de l’Asie, animait les Perses. Il s’agissait pour eux du triomphe même de leur dieu, et l’épopée de Firdussi, qui chante leur histoire, témoigne de l’esprit religieux dont les héros perses étaient inspirés. Mais, au lieu de l’ascétisme contemplatif et de la mansuétude qui efféminent les héros de l’Inde, c’est l’énergie, la mâle dévotion et les vaillantes prouesses des chevaliers qui se croisaient pour Jérusalem.

Cette guerre sainte, chaque Perse avait à la livrer dans son ame aussi, dont il devait chasser tous les mauvais désirs, toutes les ténébreuses pensées ; lutte morale qui s’étendait jusqu’aux plus secrets sentimens, se proposait une pureté sans tache, et a mérité aux Perses d’être appelés les puritains du paganisme. Cette guerre se poursuivait encore plus loin : le soldat d’Ormuzd devait, partout autour de lui dans la nature, multiplier la vie, le bonheur, et cultiver soigneusement la terre, puisque la stérilité et le désert appartenaient à Ahriman. On comprend sans peine la bienfaisante influence qu’exerçait un tel culte, et comment aussi il fondait l’accord aujourd’hui tant cherché de l’industrie et de la religion. Du reste, cette lutte n’est pas éternelle. Ahriman, purifié dans les flammes avec toutes ses légions, quittera ses haines pour se réconcilier avec Ormuzd ; l’enfer repenti montera au devant des anges de lumière, et tous ensemble entonneront l’hymne des adorations éternelles. Plus de mort, plus de souillures, mais l’universelle et l’immuable félicité. Mithra est le médiateur des deux puissances ennemies et la troisième personne de la trinité persane. Dernier né des dieux de l’Orient, il était aussi le plus nourri de spiritualité, et ses analogies avec le Christ sont la cause qui fit recourir à lui le paganisme effrayé de ses défaites, et qui laissa le monde hésiter un moment dans son choix.

L’Afrique, malgré sa grandeur, n’a eu qu’une seule civilisation indigène. Ce continent est le moins favorisé de la nature. Ses côtes ne sont pas découpées en golfes profonds ; il n’a que peu de fleuves importans ; des solitudes brûlantes le traversent, rendent les communications plus difficiles encore, isolent les peuples dispersés sur sa vaste étendue, et entourent des terres barbares d’un vaste silence et d’un impénétrable mystère. La vie animale est avec le désert le trait de cette nature de feu : nulle part elle ne se montre avec autant de puissance, et les bêtes fauves, plus nombreuses en Afrique qu’ailleurs, y prennent aussi plus de force et de fureur.

La vie animale devait donc frapper singulièrement les habitans de l’Afrique, et, à l’époque primitive où la nature servait de révélation, les animaux, avec leurs instincts si merveilleux, si sûrs, si constans, devaient, sur cette terre où ils règnent, apparaître comme le symbole de l’intelligence divine. C’est là en effet ce que l’on voit dans la vallée du Nil, que sa position aux portes de l’Asie et de l’Europe, son climat tempéré, et son fleuve, le plus bienfaisant de tous, désignaient pour être le berceau de l’unique civilisation dont puisse se vanter l’Afrique. Le culte des animaux était du reste bien loin de ressembler en Égypte aux grossières idolâtries du fétichisme. La caste sacerdotale arrivée de l’Inde lui donna un sens profond, et imprima à ces croyances indigènes le sceau de la grandeur et de la sagesse. Ce n’étaient pas d’ailleurs les animaux seulement qu’on adorait. Le Nil, source unique de la vie pour l’Égypte, était regardé comme l’Osiris tutélaire, dieu de bonté qui semblait vivre dans ses eaux sacrées et porter avec elles la joie et l’abondance. Puis, quand les campagnes étaient abandonnées du fleuve, qui ne coulait plus qu’à flots épuisés, quand la terre était desséchée, quand l’aridité du désert seule régnait, le dieu semblait défaillir et succomber à la mort. On disait que son frère Typhon, le génie des brûlans déserts, l’avait fait traîtreusement périr. On racontait qu’Isis, la bonne mère de l’Égypte, l’épouse et la sœur d’Osiris, cherchait son corps avec des gémissemens et des plaintes. L’Égypte se lamentait avec elle, et le peuple allait de ville en ville, le long du fleuve, pour pleurer la mort du dieu et célébrer sa passion. Quand le soleil dans les cieux et les eaux du fleuve sur la terre commençaient ensemble à remonter, on célébrait la résurrection du dieu délivré du tombeau. Hérodote a remarqué la tristesse qui faisait le caractère de la religion égyptienne ; c’est que la mort d’Osiris en était la grande pensée, et aucun peuple n’a vécu en se souvenant si bien de la mort : elle était son habituelle méditation. Aucun peuple non plus n’eut comme les Égyptiens l’ambition de l’éternité, et n’a laissé de son passage de plus durables témoins. Ses institutions ont persisté, inaltérables, à travers les siècles, et ses temples, ses pyramides, ses colosses, semblent indestructibles comme les monumens de la nature.

L’Égypte enfin accommode le sentiment naissant de la personnalité avec le panthéisme de l’Orient. L’homme n’y est point, comme dans l’Inde, impatient de s’abîmer dans le grand tout ; il s’efforce au contraire de murer sa vie privée au milieu de la vie universelle. Ce sentiment précoce d’individualité s’exprime jusque dans l’architecture, et les Pharaons élèvent leurs statues de granit en face de la demeure des dieux, comme s’ils voulaient durer autant qu’eux.

Il ne restait plus à M. Quinet, pour achever ce tableau de l’Orient, qu’à y placer les peuples sémitiques, chaldéens, phéniciens, syriens, hébreux : je ne parle pas des Arabes, qui n’apparaissent dans l’histoire religieuse qu’avec les temps modernes. À Babylone, Tyr, Sidon, Carthage, adoration du soleil et des astres, dans laquelle M. Quinet retrouve encore le culte de la lumière ; seulement cette lumière n’est plus l’éclat partout répandu, elle s’est incarnée dans les astres, et les dieux semblent avoir quitté leur enfance pour une brûlante jeunesse. Ils ont grandi avec le temps : ce ne sont plus ces agrestes et sublimes divinités que le berger appelait auprès de l’offrande de laitage et du feu de son âtre. En Chaldée et sur les rivages de la Phénicie, leurs désirs se sont éveillés. La nature, la grande déesse, se consume d’amour pour le seigneur de la vie, Bel, Baal, Adonis, quel que soit son nom. Le mystère de leurs épousailles se célèbre dans des fêtes affreuses, et, pour honorer ces dieux cruels et voluptueux, il faut le sang des victimes humaines, les hontes de la prostitution et le ténébreux enthousiasme des orgies.

La religion hébraïque est bien différente. C’est en elle que se réunissent, comme dans un même foyer, tous les rayons épars et dispersés dans les autres cultes. Elle garde ce qu’il y a de vital et de vrai dans le paganisme, elle en rejette l’erreur, et ainsi elle l’approuve et le contredit à la fois, elle le consacre et l’abolit. Les autres religions de l’Orient sont toutes unies dans un vaste catholicisme, unanimes, malgré leurs différences, à prosterner l’homme devant la nature, à lui faire adorer l’univers comme l’incarnation de Dieu. Voici maintenant l’homme affranchi de la fatalité et du panthéisme : il détourne ses regards du monde pour les élever à un dieu spirituel, personnel et libre, devant qui le monde n’est rien, et qui, loin de lui communiquer sa divinité, la garde tout entière pour soi. Ne cherchez pas dans les sanctuaires de l’Inde, de l’Égypte, de Babylone, le pareil de Jéhovah ; vous ne le trouveriez pas. Élevez, agrandissez, transfigurez, autant que vous le voudrez, Brahma, Osiris, Baal ; jamais vous n’aurez que l’apothéose de la nature, à savoir de ce qui n’est rien devant leur rival ; toujours vous demeurerez éloigné de lui de toute la distance du néant à l’être. Toutes les harmonies de Jéhovah sont avec le désert, comme celles de Brahma avec l’Océan. Ce Dieu qui devait arracher violemment l’homme au culte de la nature, et lui faire oublier l’enchanteresse, le conduit pour cela dans une solitude d’où elle soit en quelque sorte exilée. Il se manifeste dans la nue immensité du désert ; il en a la grandeur, les flammes, et la majesté immuable, sévère, incorruptible.

Ce dieu personnel et libre donne à l’homme pour la première fois une vive conscience de sa liberté, et avec elle le génie du progrès, la pensée de l’avenir, le pressentiment du lendemain, le don de la prophétie. Le dieu du panthéisme ne se révèle que dans les mille changemens de la nature, et sous toutes ces apparences demeure pourtant toujours égal à lui-même. Avec cette identité permanente, les instans de la durée, les âges qui se succèdent, ne peuvent plus se distinguer nettement ; ils ne sont que jeux et illusions, il n’y a pas de suite véritable, il n’arrive réellement rien de nouveau ; le passé, l’avenir, ne deviennent plus que des noms différens d’une même et monotone présence ; le temps vacille et se trouble, et il ne reste à sa place qu’une vague et confuse éternité. La fatalité d’ailleurs, ce dogme du panthéisme, conseille une résignation qui devient indifférente au lendemain et ne se fatigue plus à l’interroger. Le travail de l’avenir, au contraire, tourmentait les Hébreux. Pleins de l’idée du Dieu vivant et vrai, ils savaient que les idoles des nations n’étaient que mensonges. Autour d’eux, ils voyaient des sanctuaires debout, des sacerdoces puissans, des empires florissans, et cependant ils prédisaient hardiment que ces gloires ne laisseraient d’elles qu’une grande désolation. À côté du sacerdoce régulier de Lévi s’en éleva un autre, libre, spontané, sans distinction de rang ni de titre : des fils de la solitude, des bergers et des rois, recevaient les confidences immédiates de Dieu, les visions de l’avenir, ou, pour mieux dire, c’était le peuple entier qui prophétisait ; car par sa foi il portait la sentence contre les nations, déclarait le triomphe réservé à son Dieu et les destinées qui attendaient l’humanité. Ce n’étaient pas en effet des évènemens isolés, des faits épars, que ces prophéties annonçaient, comme celles des astrologues de Chaldée, des prêtres d’Ammon, de la pythie de Delphes, des augures de l’Étrurie, mais les grandes révolutions de l’histoire, un changement social et universel, la rédemption du monde entier.

M. Quinet, qui ne voit dans tous les cultes de l’Orient, à l’exception de celui des Hébreux, sous des symboles divers qu’une même divinité, sous des formes variées qu’une pensée unique, l’apothéose de la nature, trouve en Grèce l’apothéose de l’homme, à Rome celle de la cité, et à la dernière heure du paganisme expirant l’apothéose de la pensée avec l’école d’Alexandrie, qui chercha pour sa philosophie une sanction religieuse, et qui livra le dernier combat contre le christianisme. Après cela, il ne restait qu’à chercher un dieu plus grand que la nature et que l’homme, qu’à s’agenouiller avec les bergers et les mages devant la crèche de Bethléem.


On peut voir, d’après cette exposition des idées de M. Quinet, la marche qu’il suit dans son ouvrage. Il ne parle guère avec détail des dieux de chaque peuple, de leurs fables religieuses, des cérémonies du culte. De prime-abord il se pose au faîte de leurs théologies. Il procède toujours par synthèse, et formule l’histoire plutôt qu’il ne la raconte ; il néglige les faits extérieurs qu’il pourrait peindre avec tant d’éclat. Un peuple est, à ses yeux, un système qu’on devine tout entier dès qu’on en connaît le principe ; c’est ce principe qu’il cherche à atteindre ; puis, quand il s’est élevé jusqu’à cette suprême abstraction, il la pare des plus riches couleurs, il l’anime, il lui donne vie, et le penseur se trouve être un brillant poète. Ce procédé a bien des dangers en histoire, et surtout dans le sujet qu’a traité M. Quinet. Nulle part les faits ne sont plus obscurs, plus incertains, ni les généralisations par conséquent plus faciles et plus périlleuses.

Un coup d’œil sur l’état de la science nous en convaincra. Les livres sacrés les plus anciens sont, en général, postérieurs à l’origine des croyances qu’ils nous ont transmises. Ils contiennent déjà des idées d’ages différens qu’il est d’autant plus malaisé de discerner, que ces livres donnent pour contemporain et primitif tout ce qu’ils renferment. Plus tard, les sources où on puise le dogme deviennent toujours moins pures : ce sont des poètes qui mêlent à la tradition leur fantaisie et la transforment au gré de l’art, des historiens qui se trompent souvent, qui essaient ou adoptent des explications et les donnent pour des faits avérés ; des philosophes enfin qui, ici comme ailleurs, accommodent tout à leurs systèmes. Les écrivains venus quand toutes ces causes d’erreur avaient déjà agi, ont fait souvent, sur les fables anciennes, des compilations sans discernement où sont accueillis les récits les plus suspects, et confondues les traditions des époques les plus éloignées. Ils ne peuvent être de quelque usage que lorsqu’on a reconnu les sources diverses où ils ont puisé, l’âge et l’autorité de chacune, et le parti qu’ils en ont tiré. On voit quel effrayant travail la critique doit entreprendre sur chaque fait de l’histoire des dieux, de toutes assurément la plus embrouillée, et, sans ce travail, le mensonge et la vérité se trouveront dans un pêle-mêle qui ne permettra aucune confiance.

Cela fait, reste le plus difficile peut-être. Les fables mythologiques restituées sous leur véritable forme, il faut découvrir leur sens, et rien n’est plus aisé que des interprétations arbitraires ; c’est ici surtout que l’habitude des rapprochemens, fussent-ils les plus ingénieux, a du danger, et que la circonspection la plus patiente est indispensable. Aucun pays de l’antiquité ne nous est mieux connu que la Grèce : il semble qu’on ait dû tout explorer. Cependant des points essentiels de sa mythologie ne sont pas encore fixés ; les savans les plus habiles défendent des opinions contraires. Herrmann s’est illustré par le ridicule de ses conjectures. Creuzer, si remarquable à tant d’égards, a plus d’une idée décidément fausse et ne possède pas de méthode certaine ; jusqu’à Ottfried Müller, connu par son histoire des Doriens, on n’en avait point d’assurée pour se guider dans cet inextricable labyrinthe.

S’il en est ainsi de la Grèce, l’Orient gardera long-temps encore des obscurités. On a fait bien des découvertes sans doute : c’est assez pour légitimer de belles espérances, c’est souvent trop peu pour conclure. Les Champollion et les Letronne n’ont pas dérobé au sphinx égyptien toutes ses énigmes. Nous n’avons pour Babylone et la Phénicie que des inscriptions mal déchiffrées, des témoignages étrangers, et un court fragment traduit de Sanchoniaton, dont l’authenticité n’est pas très avérée. La Perse ne sera connue que lorsque M. Burnouf aura restitué le zend et achevé l’interprétation des livres sacrés écrits dans cette langue, car la traduction d’Anquetil est trop incertaine et trop décolorée pour avoir aucune valeur réelle. Si nous passons à l’Inde, les Védas sont loin d’être connus ; on n’en a traduit qu’un seul, et l’on étudie depuis bien peu de temps les poèmes mythologiques. Mais cette ignorance n’est rien auprès de celle où nous sommes du bouddhisme, c’est-à-dire de la religion qui compte le plus de sectateurs, et dont la littérature est la plus considérable. À peine a-t-on rapidement feuilleté quelques-uns des innombrables volumes qui encombrent les bibliothèques de ses cloîtres.

Avec cette pénurie de renseignemens positifs, il ne suffit pas de dire que le procédé de M. Quinet ne doit pas s’employer ici ; il faut aller plus loin et reconnaître que son livre est venu trop tôt. L’histoire universelle des religions n’est pas encore possible. Les matériaux ne sont pas réunis ; il reste trop de terres inconnues pour tracer déjà cette carte. On est alors réduit à combler les lacunes de la science par des conjectures, et, fussent-elles justes, elles manqueraient cependant d’autorité. On n’accorde plus en effet de confiance qu’à une méthode sévère, parce qu’elle donne seule des résultats assurés : sa lenteur apparente est l’unique moyen de ne pas perpétuer les incertitudes, et sa réserve, sa timidité, mènent à des idées plus vastes que ne les aurait conçues de lui-même l’esprit le plus hardi. L’histoire des sciences naturelles depuis un demi-siècle en est la preuve évidente.

Le livre de M. Quinet a nécessairement les caractères d’une œuvre prématurée. M. Quinet distingue dans l’antiquité trois civilisations, celles de l’Orient, de la Grèce et de Rome. Il parle des immenses étendues de l’Orient et de tous ses empires comme d’un seul pays et d’un même empire. Il n’a fait, du reste, que suivre en cela les habitudes de la philosophie de l’histoire en France et en Allemagne. Cette division est consacrée depuis assez long-temps par l’usage ; mais n’est-il pas permis de se demander si elle est aussi fondée qu’on paraît le croire, s’il est bien sûr que l’Orient ait cette uniformité qu’on est convenu de lui reconnaître ?

Quand on le regarde de près, la nature et l’homme y offrent un spectacle singulièrement varié. Voyez l’Asie : elle est la terre des contrastes. Au milieu de l’Asie orientale s’élève un plateau considérable. Soutenu par l’Himalaya et l’Altaï, il descend vers le nord par trois gradins que des chaînes puissantes séparent : le Tibet avec ses vallées alpestres, la source des fleuves sacrés, ses monastères et ses cités populeuses à la hauteur du Mont-Blanc ; puis l’immense désert de Gobi, pierreux, désolé, battu par les tourmentes, farouche patrie d’Attila, de Gengiskhan et d’autres grands dévastateurs ; plus bas enfin, des volcans au milieu des steppes, des lacs solitaires, et les tombeaux mystérieux de peuplades disparues. Au pied de ce plateau colossal, et séparées par ses neiges éternelles, ses vastes étendues, ses montagnes infranchissables, se déroulent quatre plaines basses, la Sibérie avec ses fleuves glacés, les rizières de la Chine, les campagnes parfumées de l’Inde et les vergers de Samarcande. L’Asie occidentale, moins massive, plus richement découpée, a une physionomie toute différente. Au lieu d’un plateau entouré de plaines basses qu’il isole, on y trouve la plaine de l’Euphrate environnée des trois plateaux de la Perse, de l’Arménie et de l’Asie mineure, puis à l’écart non plus une Sibérie, mais les solitudes africaines de la péninsule arabique. C’est la disposition contraire. Babylone, sur les bords de son fleuve, loin de séparer les peuples, les invite à descendre vers elle pour se rencontrer dans ses jardins : rendez-vous des marchands et des princes, des caravanes et des empires, des richesses et des ambitions de l’Orient, elle est le centre d’un vaste monde dont elle unit toutes les parties. Ces deux moitiés de l’Asie sont si bien séparées, qu’il n’y a que deux portes étroites pour conduire de l’une à l’autre. L’une de ces portes est au nord dans les steppes, et c’est par elle que descendent les hordes mongoles pour ravager le monde ; l’autre, au midi, mène de l’Iran dans l’Inde et a laissé passer les Perses, Alexandre et les Arabes. Par l’une sortent la destruction et la barbarie, par l’autre entrent avec la conquête de nouvelles civilisations. La chaîne de l’Hindoukhousch enfin, qui relie le Tibet à la Perse, vrai centre géographique de l’Asie, est de tous les points du globe celui qui présente les contrastes les plus vivement heurtés ; les plaines les plus basses et les plateaux de la plus grande hauteur s’y rencontrent brusquement. On parle d’uniformité, et je ne vois que variété, variété de structure, variété de climats, variété d’aspects, variété dans les trois règnes. Je n’ai rien dit pourtant de l’Afrique, que l’on comprend aussi sous le nom d’Orient, et qui est à tous égards si différente de l’Asie.

Les peuples se ressembleraient-ils davantage ? Assurément le même génie ne respire pas dans les maximes politiques de Confucius, dans les épopées sacerdotales de l’Inde, dans les liturgies du Zend Avesta. Les extases des ascètes du Gange ont peu de rapports avec la froide sagesse du lettré chinois. L’ame héroïque des Perses n’a pas animé les géomètres et les théosophes de l’Égypte. Je compte en fait de religions le panthéisme, le nihilisme, le dualisme, le christianisme, l’islamisme. Si ces doctrines ne sont pas différentes, que restera-t-il donc à distinguer ? Si je ne regarde plus aux cultes, je ne vois partout encore que diversité profonde, diversité de races, diversité de langues, diversité de mœurs, c’est-à-dire de tout ce qui sépare le plus l’homme de l’homme.

Qu’est-ce qui ferait d’ailleurs l’unité de l’Orient ? Aucun système religieux, car tous y ont eu place. On a dit pourtant que c’était l’adoration panthéiste de la nature. Mais, sans parler de Moïse, de Jésus-Christ, de Mahomet, en Chine cette adoration n’a pas eu lieu, et la religion des Perses est, nous pouvons déjà le savoir, la plus spirituelle, la plus pure d’idolâtrie de toutes les religions païennes. L’Occident d’ailleurs a connu aussi le panthéisme. La Grèce ne s’en affranchit jamais entièrement ; elle le retint dans les mystères, et on le retrouve dans les mythologies des Germains et des Slaves.

Dira-t-on que c’est l’immobilité qui distingue l’Orient ? Mais l’Asie occidentale nous offre un spectacle assez agité sans doute, et dans l’Asie orientale l’Inde a eu toutes les phases d’un complet développement : d’abord une religion sacerdotale, un culte grand et simple, des hymnes majestueux, puis la plus riche mythologie et des épopées pour livres sacrés, plus tard enfin une philosophie qui se termine par des systèmes pareils à ceux d’Épicure, de Lucrèce, d’Helvétius, c’est-à-dire la foi, la poésie, et le doute, — l’enfance, la jeunesse, la décrépitude ; que veut-on de plus ? J’oubliais encore le plus vaste des schismes, l’origine, les luttes, la défaite de l’hérésie de Bouddha. Quand on parle de l’immobilité de l’Orient, on ne se souvient pas non plus qu’en introduisant dans le monde les diverses religions qui s’y sont succédé, il y a introduit presque toutes les ères nouvelles.

Veut-on saisir dans les civilisations de l’Orient un trait qui leur appartienne à toutes, et qui manque à celles de l’Occident ; on cherche en vain, et, chose singulière, ceux qui ont fait de l’Asie et de l’Afrique un seul empire, distinguent ensuite les deux civilisations qu’unissent les plus étroits rapports. Ils ont confondu la Chine, l’Inde, l’Égypte, la Perse, et ils font de la Grèce et de Rome deux époques de l’histoire, deux âges de l’humanité. Ils ont raison cette fois, car, malgré leurs analogies, la Grèce et Rome offrent des différences dont on doit tenir compte ; mais, si on les a maintenues avec tant de scrupule quand on connaissait bien les faits, n’est-il pas permis de soupçonner que, si on les a à ce point négligées ailleurs, c’est qu’on était moins exactement informé ? Cette division de l’histoire était plutôt excusée par l’état de la science que justifiée par la nature des choses ; elle n’a jamais eu de sens précis ; elle a introduit des idées fausses, et il est temps de l’abandonner.

M. Quinet avance plusieurs opinions qu’on pourrait également contester. Il croit que les hommes à l’époque patriarcale ont eu partout pour premier culte celui de la lumière naissante du jour. Le Rig-Véda qu’il cite le prouverait difficilement, et, quand il nomme Apollon pour montrer qu’il en a été ainsi en Grèce comme ailleurs, il est trop aisé de lui répondre qu’Apollon n’est pas un ancien dieu, qu’il a été précédé de deux dynasties célestes, et qu’il appartient à l’âge héroïque. M. Quinet pense que la seconde révélation s’est faite par l’Océan. C’est encore une conjecture. L’âge relatif des religions, tel qu’il le donne, n’a pas non plus de certitude. Il fait dériver l’Égypte de l’Inde ; mais ni la langue, ni la race, ni les croyances, ni aucune tradition authentique, ne confirment cette origine. La civilisation égyptienne est essentiellement autochthone, et c’est la vallée du Nil qui cache toutes ses sources. Je ne dis rien des fréquentes analogies qu’il établit entre les dieux des diverses religions. Je passe au judaïsme. M. Quinet croit que Jéhovah s’est révélé par le désert. Cette idée ne rend pas compte de tous les faits. Je ne vois point d’abord, comme cela devrait être, que Jéhovah ait eu besoin du désert pour se révéler : il s’est manifesté partout ailleurs. Avant d’y conduire les Hébreux et d’apparaître sur le Sinaï, il se montra aux patriarches dans toutes les terres de leurs pèlerinages, à Moïse pendant la captivité d’Égypte, et plus tard, après les quarante années, aux juges, aux rois, aux prophètes, aux sacrificateurs, non-seulement dans la solitude, mais dans les villes, sur la terre de Baal et d’Astarté, et sous les saules des fleuves de Babylone aussi bien que sur les bords du Jourdain. Comme il ne relève pas de la nature, le lieu de ses entretiens avec l’homme semble lui être indifférent, tandis que Brahma apparaît sur l’océan de l’Inde, Ormuzd dans le ciel de la Perse, Osiris sur la barque sacrée du Nil, Jupiter sur les sommets olympiens, et qu’ils n’auraient pas pu avoir une autre patrie. D’ailleurs les vides et monotones étendues du désert, son immuable immensité, ses solitudes embrasées, annoncent un dieu unique et spirituel sans doute, mais abstrait aussi, solitaire, éternellement immobile sur son trône inaccessible, dieu du déisme et de la fatalité qui règne de loin sur ces espaces dépouillés et sur leur triste silence. Le dieu de Moïse est bien différent. Il ne s’isole point du monde, il n’est pas relégué par-delà les bornes de l’univers, il habite au milieu de son peuple, il guide ses voyages, il accompagne ses exils, il le cherche dans ses égaremens, et il lui a promis de s’incarner un jour dans la race de ses rois. Or, cette idée de l’incarnation n’a pu être donnée par la nature morte du désert. Ce n’est pas tout : la mémoire de la chute, l’espérance de la rédemption, remplissent, dès les premières pages, les livres saints des Hébreux. Comment les sables brûlans auraient-ils redit à l’homme cette tragique aventure et cette promesse ? Ils pouvaient parler de mort, et peut-être ainsi d’anathème et de mal ; mais qui leur aurait donné une voix pour raconter la clémence et le pardon ?

Jéhovah n’est donc point à l’image du désert. Je cherche le dieu qui peut l’être, et je trouve cette ressemblance empreinte sur les traits d’Allah. Je vois aussi que le dieu de Mahomet se révèle par un poète à des tribus enthousiastes de poésie, qu’à un peuple passionné et belliqueux il promet un ciel de voluptés et une terre de combats, et je me dis qu’il est vraiment le dieu naturel du désert et de ses hardis cavaliers.

Une dernière remarque. M. Quinet, en examinant le rapport du christianisme aux religions païennes, voit dans les panthéismes anciens une vaste prophétie de l’Évangile. Il faut bien s’entendre. Tous parlent sans doute de chute, de rédemption, d’incarnation. Dans les pagodes de l’Inde, dans les temples de l’Égypte, dans les mystères de la Grèce, dans les orgies asiatiques, on célébrait la mort et la résurrection du grand dieu. À l’époque où le soleil pâlit, où la nature tombe en défaillance, c’était sa vie que l’on croyait voir s’éteindre. Les peuples se répandaient dans les campagnes en troupes gémissantes qui répétaient la triste nouvelle, chœur désolé qui semble répondre de loin aux filles de Jérusalem sur le Golgotha et unir sa grande plainte à leurs lamentations et aux cantiques de l’église en deuil. Bientôt après on voyait le dieu renaître, et, pour célébrer sa victoire sur le tombeau, on s’abandonnait à tous les joyeux délires. Partout ainsi on croit d’abord retrouver des Bethléem, des Calvaires, des sépulcres divins dont la pierre est brisée, et, avant le fils de Marie, des Christs dont la merveilleuse histoire rappelle la sienne.

Il y a une différence entre eux et lui pourtant. Ces Christs qui l’ont précédé ne sont pas seulement venus partager nos douleurs : ils ont connu nos passions, ils nous donnent d’impurs exemples, ils exigent un culte infâme, et, au lieu des hymnes pénitens, des saintes volontés, des chastes allégresses de l’amour divin, ils demandent à leurs fêtes de sauvages clameurs, de fougueuses voluptés, et pour prêtresses les ménades échevelées. Au printemps, quand ils renaissaient dans la nature, ils réveillaient la fiévreuse jeunesse du sang, ils rallumaient les brûlans désirs, et leurs adorateurs, par piété, croyaient devoir se livrer à une licence effrénée. Le Christ dont l’église célèbre alors aussi la résurrection, lui commande de mourir à la chair, au lieu de vivre à elle ; il ne réforme pas la loi des anciens dieux, il l’abolit, et en promulgue une absolument contraire.

Il n’y a entre le christianisme et le panthéisme devant la pensée qu’une seule différence : l’un distingue, sans les désunir, le créateur de la créature, et maintient sa personnalité ; l’autre abîme Dieu dans l’univers et le disperse dans l’infinie multitude des êtres. Du reste, ils se ressemblent à s’y méprendre. Cela s’explique : le panthéisme, qui adore Dieu dans la nature et l’humanité, retrouve en elles du moins ses traits empreints, et possède ainsi son image. Cette unique différence, qui, dans l’ordre de la pensée, n’est qu’un fil d’or à peine visible, s’entr’ouvre comme un abîme dans l’ordre moral, et, si les dogmes se touchent par tous les points, les volontés ne se rencontrent par aucun. Le panthéisme divinise les passions, nous égare dans tous les attraits sensibles, nous emprisonne dans l’univers, et ne connaît au-delà que la nuit du néant, ou je ne sais quel insaisissable fantôme sans forme et sans réalité, qui ne mérite point de nom. Il nous refuse Dieu en un mot ; le christianisme nous adresse à lui, et ne permet les autres affections qu’après les avoir consacrées et transfigurées par cet amour suprême qui prête à tout son éternité, son immensité. Les deux volontés qu’ils donnent sont donc incompatibles ; l’une mène si peu à l’autre, qu’elle en détourne ; elle y prépare si mal, qu’elle est son seul obstacle, car elles décident en sens contraire la grande alternative qui nous est offerte relativement à Dieu. Entre religions, il ne peut pas y avoir de contradiction plus importante. Le christianisme et le panthéisme cachent donc sous le même vêtement des dieux ennemis, et sous des traits pareils deux ames toutes différentes.

Tout cela n’est encore que la moitié du livre de M. Quinet. L’histoire des cultes n’est que le commencement de ce qu’il s’est proposé. Il a voulu déduire aussi la société civile de l’institution religieuse, et montrer comment la vie entière des peuples, gouvernement, art, science, se rattache à leurs croyances et dépend d’elles. Il ne faut pas chercher, en effet, le vrai secret des choses humaines sur les champs de bataille, ni sur les places publiques, ni dans les palais : on doit le demander plutôt au désert où s’alluma le buisson ardent et aux sanctuaires de tous les peuples. C’est là que se cachent les pensées qui gouvernent invisiblement les sociétés. L’homme est toujours à l’image de ses dieux : leurs aventures sont les siennes, ils subissent à la fois pareilles révolutions. On disait hier que les dogmes étaient l’œuvre de la politique : c’est l’inverse qu’on dit aujourd’hui, car les siècles se continuent en se contredisant ; mais le nôtre a cette fois son tour d’avoir raison. Les dieux de l’Olympe ont précédé les législateurs des républiques grecques, le christianisme existait avant les libertés modernes, et le Coran avant le califat.

Deux faits frappent surtout M. Quinet parmi les institutions sociales du monde ancien, les castes et l’esclavage. Les castes sont en effet une des institutions les plus étonnantes. Dans un même état, plusieurs sociétés entièrement distinctes ; à l’une le sacerdoce, à la seconde les armes, à d’autres le commerce, l’industrie, l’agriculture ; l’inégalité la plus choquante éternisée par l’hérédité, immuable comme le destin ; la liberté personnelle renoncée à jamais, et, chez ceux qui souffrent le plus de cet ordre, aucun étonnement, aucun murmure, aucune révolte. Ils se courbent sous leur sort, ils s’interdisent comme un blasphème toute pensée de le changer, ils se croient même exclus du droit à la vertu et à la piété, et se considèrent comme voués de Dieu à l’impureté : cela est étrange assurément. La violence seule est insuffisante pour l’expliquer, car elle n’étouffe pas une secrète protestation ; d’ailleurs partout la caste sacerdotale est au-dessus de celle des guerriers. Au moyen-âge, on vit quelque chose de pareil : clergé, noblesse, bourgeoisie, servage, n’étaient-ce pas, semble-t-il d’abord, les castes de l’Orient ? Mais les classes opprimées faisaient un constant effort pour s’affranchir, et puis elles retrouvaient devant Dieu l’égalité ; dans l’église, tous n’étaient plus que des frères. L’esprit de la religion condamnait ces distinctions, elles n’ont pas pu se maintenir.

C’est dans l’Inde et l’Égypte que les castes ont été instituées avec le plus de puissance. L’Inde mérite surtout d’être remarquée à cause du nombre prodigieux de ses castes et du sort cruel fait à quelques-unes. On trouve aujourd’hui sur la côte du Malabar, dans le pays le plus beau de la terre, où la nature invite à vivre de fête et d’amour, d’innombrables malheureux réduits à l’existence la plus triste. Ils n’habitent jamais dans les villes ni même près des bourgs ou des villages ; ils sont relégués dans les solitudes, loin des autres hommes. L’eau même est souillée de leur ombre et doit être ensuite purifiée par le soleil, la lune ou le souffle du vent. Les aperçoit-on sur une route où passe un brahmane, ils sont poursuivis et tués pour que le saint personnage ne respire pas le même air qu’eux. Le seul moyen qu’ils ont de se protéger alors est de pousser un grand cri pour avertir de loin de leur voisinage et prendre le temps de se cacher dans le fourré. Quand ils sont pressés par la faim, ils s’approchent des villages, crient, déposent à terre des corbeilles tressées, se retirent à l’écart, et viennent ensuite prendre les alimens laissés en échange de ce qu’ils ont offert. On n’est pas surpris que, dégradés à ce point, ils aient presque perdu la physionomie humaine, et que leur langue soit à peine articulée. Cette abjection a cependant son orgueil et sa hiérarchie ; ces malheureux ont tous à mépriser quelqu’un qui leur semble plus vil qu’eux. Les Pouléahs ne se mésallient jamais avec les Parias, et les Niadis, qui sont si impurs, qu’un esclave se souille à leur contact, refusent de manger à la même table qu’un Européen.

Ces lois barbares étonnent d’autant plus qu’elles sont reçues par un peuple doux et affectueux. Une suave mansuétude respire dans sa poésie et donne à son imagination les graces du cœur : il n’a rêvé que touchantes amours et inépuisables fidélités. Cette forêt où se cachent les Parias est celle aussi où se promènent Sacontala et ses charmantes sœurs ; elles vivent de pitié, elles ont l’ame malade d’une infinie tendresse, elles savent plaindre l’insecte caché dans l’herbe, les fleurs de la solitude, les oiseaux qui chantent dans le feuillage, et elles n’ont pas été émues de compassion pour les plus infortunés des hommes.

Une erreur religieuse peut seule dénaturer l’homme à ce point. Le panthéisme explique suffisamment les castes : son dieu, qui se démembre dans la nature, se démembre aussi dans la société. Tous les hommes viennent de lui et n’ont pourtant pas la même origine. Les brahmanes sont sortis de sa bouche, les kchatryas sont formés de ses bras, les vaisyas de ses cuisses, les soudras de ses pieds. Plus le dieu se démembre et les dieux inférieurs deviennent nombreux, plus aussi l’état se divise et les castes se multiplient. C’est là où le panthéisme a été le plus puissant que l’institution des castes a été la plus solide. Dans la Perse, elles sont moins marquées, les Juifs ne les ont pas connues ; en Chine, elles n’ont jamais existé, le bouddhisme les a abolies partout où il les a rencontrées, et le dieu de Mahomet a établi l’égalité civile dans toutes ses conquêtes.

L’esclavage a plus d’un rapport avec les castes, mais il est bien plus général : il n’y a pas de pays où il n’ait existé. Partout nous le retrouvons : dans la Grèce et à Rome, il grandit avec la liberté. Ces républiques anciennes, dont le nom réveille tant de généreux souvenirs, étaient pourtant fondées sur une odieuse injustice. Cet homme sans nom, sans volonté, sans famille, sans patrie, cette chose, ce néant qu’on appelle esclave, était leur soutien nécessaire. Ôtez-le, ce bel édifice s’écroulera. Jamais sans doute on ne verra plus sur aucune place publique se presser une aussi noble foule que sur le pnyx d’Athènes ou le forum de Rome ; mais, pour se donner ainsi tout entiers au soin de la liberté, de la patrie et de l’art, ces citoyens devaient abandonner le reste. Sans l’esclavage, tant de génie et d’héroïsme n’aurait pas été possible. Ce qu’il y a encore ici de remarquable, c’est que les plus éclairés, les plus désintéressés de ces républicains le considéraient, je ne dis pas comme utile, mais comme juste ; il leur semblait légitime, et ils y étaient pourtant eux-mêmes exposés à chaque nouvelle guerre.

Un préjugé aussi universel doit reposer sur une croyance. Point de polythéisme sans esclavage. Un certain rapport existe donc entre eux. L’unité humaine fut brisée quand chaque peuple adora des dieux différens. Chaque nation considérait les autres comme barbares, moralement et religieusement déchues, inférieures de tout point, et toutes les inégalités se trouvaient sanctionnées par là. Comment d’ailleurs l’esclave se serait-il plaint de son abaissement ? S’il levait les yeux au ciel, il y voyait sa sentence confirmée. La servitude y était montée. Les dieux étaient partagés en divers ordres : au sommet un monarque de l’univers, puis les grands dieux, superbes, oisifs, qui n’ont qu’à respirer l’encens et à recevoir des hommages ; au-dessous une tourbe de dieux inférieurs, les uns enchaînés, fers aux mains et aux pieds, comme les Titans et les dieux dépossédés ; les autres, infatigables ouvriers, cyclopes, telchines, cabires, véritables prolétaires du ciel, qui, dans les ateliers de la nature, sont livrés à un labeur sans salaire et sans fin. Polythéisme, esclavage, ces deux systèmes s’appelaient l’un l’autre. Pour y remédier, il fallait non pas réformer, mais détruire la société antique. Pour effacer la servitude sur la terre, il fallait l’effacer dans le ciel ; car, si Dieu est partout égal à lui-même, l’homme fait à son image est partout l’égal de l’homme, et, avec l’unité de Dieu, les castes et la servitude disparaissent à la fois.

M. Quinet signale également l’influence des révolutions religieuses sur le développement de l’art et de la philosophie. La pensée n’a-t-elle pas en effet pour principes les idées éternelles, et l’histoire de Dieu est-elle autre chose que leur histoire ? Qu’est ensuite la beauté ? Se trouve-t-elle dans les rougeurs du soir, dans l’immensité des nuits, dans la magnificence des océans, dans la fleur, dans le mystère des bois, peut-être dans un sourire d’amour, dans un regard de consolation ? Elle est dans tout cela sans doute, répond M. Quinet ; mais elle y est fragile, fugitive, et notre tristesse, quand nous voyons la fleur se faner, les graces de la jeunesse déchoir, nous dit assez que cette beauté périssable est incomplète aussi, qu’elle nous a trompés, qu’elle ne saurait nous suffire. Notre rêve en demande une que rien ne puisse jamais ni altérer ni dépasser ; et cette éternelle perfection, dont le souvenir confus est dans toutes nos admirations, qui peut-elle être que Dieu ? La religion est donc l’idéal qui règne sur chaque peuple. Ce n’est pas que l’art se confonde avec elle. En grandissant, il s’émancipe, il réclame l’indépendance, il ne tarde pas à mêler aux traditions consacrées ses libres imaginations, il altère bientôt le dogme. Les artistes, à vrai dire, n’ont qu’un culte, celui de la souveraine beauté ; tous ils cherchent, sans le savoir, le même dieu, et c’est pour cela que l’art, chez les divers peuples, se ressemble bien plus que la religion.

L’histoire de l’art s’ordonne, d’après ce principe, en autant d’époques que l’histoire des cultes. En Orient, c’est la nature que l’homme adore ; c’est elle qui le ravit de terreur ou d’amour, qui possède sa pensée, qui inspire ses rêves. Pour exprimer cette beauté, il faut un art d’où l’homme, pour ainsi parler, soit absent, et qui, par sa géométrie, sa grandeur et son mystère, traduise aux yeux l’ordonnance mystique de l’univers : il n’y a que l’architecture qui puisse faire cela. En Grèce, l’homme s’adore lui-même, et c’est sa forme que prend la beauté. L’art qu’a produit cette nouvelle phase de l’idée divine est et devait être la statuaire, qui idéalise l’homme, le dépouille de ce qu’il a d’éphémère, de caduque et de mortel, imprime à ses traits la sereine majesté de l’apothéose, tempère d’un calme suprême toutes ses agitations et toutes ses douleurs, lui prête la grandeur des dieux et donne aux dieux sa figure. Avec le christianisme, la sensualité païenne fut abandonnée ; les artistes firent pénitence, la beauté resplendissait pour eux dans les traits affligés et le regard miséricordieux du divin coupable. Ce fut alors que la peinture, de tous les arts du dessin le moins matériel, parvint à sa perfection, et la musique aussi, la seule voix fidèle que le cœur trouve pour chanter les joies de l’amour et ses mélodieuses tristesses.

Raconter l’histoire de l’art, c’est dire ainsi les évènemens de la passion dont le monde est épris pour la beauté et les rêves qui sont venus enchanter la terre. Pour faire dignement ce récit, il faut un esprit hospitalier à toutes les admirations, et l’on ne sera pas surpris que les pages sur la littérature et sur l’art soient les plus belles du livre de M. Quinet. Nous ne comprenons un chef-d’œuvre, nous ne saisissons son intime secret qu’au moment où l’enthousiasme qui l’a inspiré s’allume aussi dans notre ame. M. Quinet a cette sympathie qui fait vivre de l’ame des peuples et des grands poètes. Il a compris également le génie tendre et mystique, les royales idylles, les majestueuses rêveries de l’Inde, le sévère enthousiasme, l’élan rapide, le trouble pathétique de la poésie hébraïque, et le repos harmonieux des immortels de l’Olympe, de ces dieux d’Homère et de Phidias qui règnent par leur beauté. Cette intelligence universelle de tout ce qui est beau est un des bonheurs de notre époque, et chose nouvelle en France surtout, où naguère on n’admirait que les Grecs et les Latins. Encore les jugemens de La Harpe sur Eschyle et Sophocle ont-ils à peu près le mérite de ceux de Schlegel sur notre théâtre. Aujourd’hui nous savons accueillir les génies de tous les siècles, et personne ne les a mieux fêtés que M. Quinet.

On voit l’impression que laisse son livre. Au point de vue d’une méthode rigoureuse, il est prématuré ; mais on a beau vouloir se défendre, l’éclat du style et la générosité de la pensée ont un charme qui fait plus d’une fois oublier l’incertitude des résultats. On est assuré, avec M. Quinet, de goûter ce noble plaisir de vivre que donnent les sentimens élevés ; il ne souffre rien de médiocre pour l’homme : cette grandeur ne devait pas lui faire défaut dans un sujet pareil, et l’on n’a jamais à craindre de sa part les idées mesquines que l’on rencontre trop souvent chez ceux qui l’ont traité avant lui. Quand il deviendra possible de faire l’histoire des religions anciennes, il faudra pour cette œuvre, avant tout, la plus vaste et la plus minutieuse érudition et la critique la plus pénétrante. Le sévère génie de la méthode ne suffira pas cependant. Pour bien saisir des temps aussi différens des nôtres que ceux de la mythologie, pour ne pas relever seulement leur image morte, pour redonner une ame à un passé aussi étrange et comprendre sa vie, il faut savoir dépouiller l’homme moderne et revêtir l’homme antique ; cela ne se fait pas sans le secours d’une rapide intuition, d’une intelligence sympathique comme celle des poètes, et d’une imagination puissante. L’histoire des religions est ensuite la plus grande de toutes : c’est elle qui raconte les pensées les plus sublimes et les scènes les plus solennelles ; un esprit élevé et majestueux est seul digne de l’écrire. On ne contestera pas à M. Quinet ces brillantes qualités, et il leur doit d’excellentes choses là où elles suffisaient, quand il aborde des faits bien établis, toutes les fois, en général, qu’il abandonne les obscurités des systèmes théologiques, et surtout lorsqu’il se met à parler de littérature et d’art.

Cela nous fait espérer un beau livre dans le nouveau volume qu’il annonce. Au lieu des écueils qu’il a rencontrés cette fois, il trouvera partout l’avantage d’un sujet connu, et qui, plus qu’aucun autre, réclame un talent de la nature du sien. Il y a, en effet, dans l’histoire des religions modernes bien des choses qui, sous nos yeux depuis long-temps, demeurent encore inaperçues et ne peuvent être signalées que par un esprit comme celui de M. Quinet. On a jusqu’ici séparé l’évènement civil et l’évènement religieux. M. Quinet partira d’un principe plus juste en expliquant l’un par l’autre, les empires d’Orient par l’islamisme, les institutions du moyen-âge par le catholicisme, les libertés modernes par la réforme. C’est rendre à l’histoire religieuse toute son étendue, à l’histoire civile toute sa grandeur ; il en jaillira sur les deux une riche lumière. Ce plan est largement conçu, et il peut être réalisé. M. Quinet ne réussira cependant qu’à une condition. On désirerait souvent chez lui plus de précision. Il quitte volontiers le terrain des faits pour des idées générales qui, sans contours assez arrêtés, échappent quand on veut les saisir. M. Quinet s’est trop laissé dominer par cette tendance. Ce n’est pas qu’il y cède toujours : il a su plus d’une fois la combattre avec succès. Qu’il lutte donc encore, qu’il néglige moins la partie positive de l’histoire, qu’il détermine plus rigoureusement sa pensée ; et alors il pourra faire un livre digne du sujet, et tenir tout ce que nous a promis son talent.


A. Lébre.