Gertrude et Véronique/Madame Véronique/I

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 215-232).

MADAME VÉRONIQUE




I


L’Argonne étend ses masses boisées entre les plateaux du Verdunois et les plaines crayeuses et monotones de la Champagne. Longue de quinze lieues et faisant suite à la chaîne des Ardennes, cette forêt aux terrains tourmentés, aux mornes clairières, aux gorges escarpées, a un caractère de sauvage grandeur. Peu de routes la traversent. À l’exception d’une ancienne voie romaine qu’on nomme la Haute-Chevauchée, on n’y rencontre guère que sentiers abrupts, à demi cachés sous les fougères, et conduisant à quelque scierie installée au bord de l’eau ou à quelque village enfoui en plein bois. Au fond de ces gorges et sur ces clairières vit une population à part : sabotiers nomades, braconniers intrépides, charbonniers maigres et songeurs, verriers pauvres comme Job et fiers comme le Cid ; — tous gens hardis, amoureux de liberté et de franches lippées, buvant sec, parlant haut, ayant les jarrets solides, la poigne lourde et le coup d’œil juste. Au milieu des vulgarités des pays à blé, l’Argonne profonde, solitaire et mystérieuse, s’élève comme une verdoyante forteresse où se sont réfugiés les types romanesques et curieux d’un autre âge. L’automne imprègne ses futaies brumeuses d’une tristesse pénétrante ; en hiver, la voix grondante des eaux grossies par la fonte des neiges semble un écho des héroïques combats de 92 dont ses défilés ont été le théâtre ; mais quand vient le printemps, toutes ces lignes sévères s’adoucissent, toute cette rudesse s’amollit ; les hêtres bourgeonnent, les pentes sablonneuses refleurissent, les sources chantent au lieu de gronder, et l’Argonne, sans cesser d’être sauvage, devient plus fraîche et plus hospitalière.

Par une des dernières soirées du mois de mars, et sans doute pour mieux jouir de cette joyeuse transformation de la forêt, une jeune femme était venue s’asseoir au bas d’un ravin qui débouche brusquement en face de la petite ville de Saint-Gengoult. Le ravin est connu dans le pays sous le nom du Ru des-Sept-Fontaines, et la source qui l’arrose est douée de vertus miraculeuses ; elle guérit les peines d’amour et coupe les fièvres intermittentes. La jeune femme lisait au pied des grands hêtres qui abritent la fontaine. Elle était petite, pâle et brune, et paraissait avoir vingt ans.

Une mante de couleur sombre enveloppait sa taille et retombait à longs plis sur sa robe ; un voile de dentelle noire, noué en fanchon et encadrant délicatement l’ovale de son visage, complétait cette simple et sobre toilette. Son teint mat, ses lèvres d’un rouge vif, — la supérieure surmontée d’un petit signe brun, — ses grands yeux verts, profonds et humides, donnaient à sa figure un charme saisissant. Un front large et de noirs sourcils corrigeaient par leurs lignes fermes et sévères l’expression passionnée de la bouche et du regard. L’ensemble avait un caractère de vivacité et de retenue, de tristesse et de fierté, qu’on oubliait difficilement.

À l’entrée du ravin, les hêtres, en écartant leurs branches, laissaient voir un paysage aux longues perspectives, et, de la place où se tenait la jeune femme, on pouvait apercevoir la petite ville de Saint-Gengoult étendue sur le flanc d’une colline. Les maisons descendaient en amphithéâtre jusqu’au bord de l’Aire ; çà et là, des jardins en terrasse coupaient la monotonie des façades, et quelques sapins aux formes élancées tranchaient sur la couleur foncée des vieux murs. Au sommet du coteau, des toitures aiguës et les ruines grises d’une vieille tour se profilaient doucement sur le fond bleuâtre des collines fuyantes, à l’extrémité desquelles le bourg de Montfaucon se dressait sur sa montagne dénudée.— L’inconnue avait fermé son livre et contemplait le paysage noyé dans les vapeurs du soir, sans se douter qu’elle était elle-même l’objet de la curiosité d’un nouvel arrivant. Un jeune homme de vingt-quatre ans à peine, svelte, leste et bien tourné, vêtu en chasseur et le fusil au dos, s’était arrêté à la crête du ravin, et à demi caché dans les houx, paraissait étudier avec intérêt les traits de la dame à la voilette noire. Pour la voir plus distinctement, il écarta quelques branches et s’approcha. Les feuilles sèches craquèrent sous ses pieds, et la jeune femme, tournant tout à coup la tête, s’aperçut qu’elle n’était plus seule. Alors elle se leva, prit son livre, et lentement, sans affecter de précipiter sa marche, elle s’éloigna dans la direction de Saint-Gengoult.

Le chasseur, debout sur la crête du ravin, suivit des yeux l’inconnue jusqu’à la sortie du bois. Elle passa près d’une vieille femme occupée à couper de la bruyère, lui parla un moment et disparut derrière les arbres. Le jeune homme paraissait piqué et intrigué à la fois par cette retraite rapide. Il descendit et courut à la cueilleuse de bruyères… Celle-ci tressauta, tout effarée, et reconnaissant le chasseur : — Bon Dieu ! dit-elle, monsieur La Faucherie, vous m’avez fait peur ; j’ai cru que c’était le garde ! — Il la questionna sur la personne qui venait de passer et apprit qu’elle habitait Saint-Gengoult, et qu’elle se nommait madame Véronique… La vieille n’en savait pas davantage, et Gérard La Faucherie la quitta pour prendre à son tour la route de Saint-Gengoult. Il marchait d’un bon pas, cherchant à distinguer l’inconnue à travers les premières brumes du crépuscule. Quand il put l’apercevoir de nouveau, elle commençait à gravir l’une des rues escarpées de la petite ville. Ils arrivèrent ainsi à la place Verte.— L’endroit est bien nommé, car le quartier est solitaire et l’herbe pousse si drue autour des pavés, que la place a l’air d’une pelouse.— La jeune femme s’engagea sous une double rangée de tilleuls rabougris, bordant la ligne mélancolique des façades noircies par les vents pluvieux, puis elle reparut près d’une vieille maison à toit d’ardoise, et Gérard reconnut le logis d’un riche marchand de bois appelé M. Obligitte. Au bruit que fit le marteau, la porte massive s’entrebâilla, puis se ferma de nouveau avec un sourd murmure… L’apparition s’était évanouie. Le chasseur passa deux fois devant la maison, mais il ne put rien apercevoir ; tout était hermétiquement clos. Il n’osa pas stationner plus longtemps sur cette place où sa présence ne pouvait manquer de faire jaser, et prenant une rue détournée, il regagna la campagne.

Gérard La Faucherie demeurait au Doyenné, à une lieue de la ville, et il faisait nuit quand il entra dans l’avenue de sapins qui précédait sa maison. Il trouva sa mère qui l’attendait impatiemment.— Comme tu reviens tard ! dit madame La Faucherie en l’embrassant, j’étais déjà inquiète et je n’ai pas voulu dîner sans toi…

Madame La Faucherie était veuve, et Gérard était son unique enfant. Elle l’avait eu dix ans seulement avant la mort du commandant La Faucherie. Elle l’aimait d’une tendresse passionnée, exclusive, et n’avait jamais voulu se séparer de lui. Quand son fils était arrivé à l’âge où commencent d’ordinaire les études classiques, elle n’avait pu se décider à l’enfermer dans un collège, et faisant choix d’un précepteur instruit et expérimenté, elle s’était enfuie avec son trésor au Doyenné.— C’est là, à deux pas des bois de l’Argonne, en face d’une nature silencieuse et austère, que l’âme de Gérard s’était ouverte aux émotions de la première jeunesse.— Madame La Faucherie avait voulu faire de lui un homme, mais un homme au gré de son imagination maternelle : généreux sans faiblesse, viril sans grossièreté. Pour mettre Gérard en garde contre les plaisirs faciles, elle avait imprégné son cœur de toutes les délicatesses qui sont le privilège des natures féminines. Pour fixer son esprit, elle lui avait inspiré le goût des lectures sérieuses ; pour occuper son corps, elle lui avait fait suivre tous les exercices qui donnent la santé, la souplesse et la vigueur. Ainsi, sous l’influence de cet amour fervent, Gérard avait grandi robuste, enthousiaste et fier. Il avait dans le caractère quelque chose de cette verdoyante forêt d’Argonne où il vivait, je ne sais quoi de rêveur et de romanesque, avec une saveur d’âpreté sauvage.— Quand sonna la vingt et unième année, sa mère put déjà se féliciter des résultats de son plan d’éducation. Elle était fière de son fils ; elle rêvait maintenant pour lui une jeune fille digne d’être appelée sa femme, qui s’éprendrait de Gérard et lui donnerait toutes les joies de la vie d’intérieur, — et en songe parfois elle se voyait, heureuse aïeule, au milieu d’un beau groupe de petits-enfants.

Cependant la jeunesse, faisant explosion au milieu de cette éducation un peu exceptionnelle, avait amené à sa suite de sourdes et vagues agitations : langueurs fiévreuses, paresseuses rêveries, tristesses inexpliquées… L’image de l'éternel féminin commençait à occuper la pensée de Gérard et à l’agiter. Le fantôme de l’amour le poursuivait dans ses lectures, dans ses courses de chasseur, dans ses rêves de la nuit ; son imagination, sans cesse entraînée de ce côté, lui forgeait d’idéales amoureuses. Il souhaitait sérieusement la subite apparition de quelque mystérieuse jeune fille, exilée au fond des bois, comme la Rosalinde de Shakspeare, et souvent il se disait en suivant un sentier perdu : « Vais-je la voir paraître au détour du chemin ? » Quelquefois, par de tièdes matinées de printemps, Gérard, fatigué du silence du Doyenné, s’enfuyait vers Saint-Gengoult. Dans les rues solitaires, le son d’un piano touché par quelque main de femme arrivait jusqu’à lui, ou bien une porte s’ouvrait, et une jeune fille, accompagnée de sa mère, un livre de messe à la main, glissait le long des murs fleuris de giroflée, et allait assister à quelque messe matinale. Gérard la suivait des yeux jusqu’au moment où elle disparaissait dans l’obscurité du portail cintré. Alors il quittait rapidement la ville, et poussé d’un besoin de mouvement, il faisait de longues marches dans la forêt. Il traversait avec une activité ardente les sombres tranchées de vieux chênes et les clairières pleines de soleil, puis il se laissait tomber, las et inquiet, sur la jeune herbe des talus ; il appelait mentalement l’amoureuse inconnue, et parfois, arrachant à pleines mains les feuilles nouvelles, il les portait à ses lèvres, aspirait avec passion leur verte senteur et les couvrait de baisers… Quand il rentrait au Doyenné, le soir, sa mère, qui l’avait vu partir languissant et ennuyé, lui trouvait le teint animé, les yeux brillants et la parole vibrante : — Qu’as-tu, Gérard ? disait-elle.— Le printemps m’a grisé, répondait-il en rougissant.— Et madame La Faucherie fixait sur son fils ses beaux yeux bleus pleins d’inquiétude maternelle. Sa calme figure, jeune et fraîche encore sous ses boucles grises, prenait une expression pensive. Elle sentait que l’heure de la crise était proche et elle soupirait.

Deux années s’étaient ainsi écoulées, et les inquiétudes de madame La Faucherie s’étaient accrues à mesure que redoublait la fièvre de jeunesse dont son fils était tourmenté.— Il faut le marier, se disait-elle, — et elle avait déjà confié ses préoccupations à un vieux voisin de campagne, M. de Vendières. Le vieillard avait souri, puis ils avaient ensemble passé en revue les beaux partis des environs. Au milieu de trois ou quatre demoiselles à marier, M. de Vendières nomma la fille d’un riche marchand de bois, de Saint-Gengoult, Adeline Obligitte.— C’est une jolie personne, ajouta-t-il, seize ans, élevée au Sacré-Cœur, une fortune solide… Nous sommes un peu parents et je pourrais vous servir… Songez-y.— Madame La Faucherie avait promis d’y songer, et ses préoccupations avaient recommencé, compliquées d’hésitations et d’enquêtes matrimoniales, car elle était difficile et aurait voulu trouver une merveille pour son fils…

Les choses en étaient là, quand, le soir où commence ce récit, Gérard, qui était resté longtemps silencieux, après souper, dit tout à coup à sa mère : — Connaissez-vous la famille Obligitte, à Saint-Gengoult ?…— A cette question, madame La Faucherie releva la tête, et sa figure s’éclaira d’un sourire. Elle répondit qu’elle avait été élevée au couvent avec madame Obligitte, mais que plus tard elle l’avait perdue de vue ; puis elle ajouta ; — Aurais-tu rencontré mademoiselle Obligitte ? On la dit fort jolie…

Gérard rougit légèrement et se borna à parler du logis Obligitte, dont la physionomie silencieuse l’avait frappé. Il se sentait embarrassé, et je ne sais quelle timidité l’empêcha de conter sa rencontre avec l’inconnue du Ru des Sept-Fontaines. La conversation tomba de nouveau un moment. Madame La Faucherie était restée pensive.

— Dis-moi, Gérard, reprit-elle enfin, as-tu quelquefois songé à te marier ?

Cette fois, le jeune homme rougit jusqu’aux oreilles et fit une réponse évasive.— Eh bien, mon cher enfant, continua sa mère, si tu veux me faire plaisir, tu y songeras sérieusement, et nous en reparlerons ; il me tarde de devenir grand’mère.

Il sourit et elle n’ajouta rien de plus, mais quand son fils eut regagné sa chambre, elle resta longtemps encore près du feu demi-éteint, immobile et plongée dans une profonde méditation. Cette allusion de Gérard à la famille Obligitte rappelait à madame La Faucherie sa conversation avec M. de Vendières et les indications données par son voisin de campagne. Cette singulière coïncidence la frappa et ramena plus fortement encore son esprit vers sa préoccupation dominante. Elle avait toujours rêvé de choisir elle-même la jeune fille digne de comprendre et d’aimer Gérard, de frayer elle-même le chemin où les deux jeunes gens pourraient se rencontrer, d’y amener en secret cette fiancée élue entre toutes, charmante entre toutes, et de dire à son fils : — Voici le bonheur, prends-le de ma main. Après avoir consacré à Gérard les belles années de sa seconde jeunesse, et reporté sur la tête de l’unique enfant toutes les tendresses de son cœur, elle voulait faire plus encore, et lui donner le bonheur dans l’amour d’une autre.— Elle voulait trop, car l’amour est un oiseau capricieux qui ne chante qu’à son heure, et ne fait son nid que sur un arbre de son choix.— Elle l’avait su jadis et elle aurait dû s’en souvenir, mais les préoccupations un peu exclusives de la mère avaient effacé les souvenirs de la jeune fille. A cinquante ans, on oublie qu’on voulait aimer et choisir soi-même, quand on en avait vingt. En dépit de sa belle âme, madame La Faucherie était devenue positive ; elle plaçait maintenant assez volontiers l’idéal du bonheur dans ce qu’on appelle un beau mariage. De nos jours, cette chimère du mariage riche, où l’amour figure à peine comme accessoire, est le rêve de presque toutes les mères, et cette ardente préoccupation est en train de tarir dans la bourgeoisie française la sève généreuse qui fit sa force et sa grandeur en 1789.— Madame La Faucherie elle-même avait subi l’influence de son temps ; elle s’était vouée à la recherche d’un beau parti, et en ce moment il lui semblait voir, comme dans le lointain d’une longue avenue, l’idéal tant poursuivi se dresser enfin au seuil de la maison Obligitte.

Elle était allée aux renseignements, et elle était revenue satisfaite. La famille était bien posée et la fortune bien assise. Les Obligitte ne dépensaient pas leur revenu ; ils vivaient honorablement, mais d’une façon très retirée dans leur maison de la place Verte, avec leur fille Adeline et une nièce, nommée Véronique. Cette nièce un peu mystérieuse inquiétait seule madame La Faucherie. Elle n’habitait Saint-Gengoult que depuis un an, et sa brusque installation dans la maison de son oncle avait vivement excité la curiosité de la petite ville, sans la contenter. Personne ne savait rien de précis sur son compte, et la famille Obligitte gardait sur ce point la plus absolue réserve. Les curieux en avaient été pour leurs frais. Tout ce qu’on avait pu apprendre se réduisait à ceci : Véronique était la propre nièce de M. Obligitte ; elle avait habité l’Alsace, s’y était mariée assez mal et était devenue veuve au bout d’un an. Du reste, depuis son arrivée à Saint-Gengoult, son attitude fière et réservée, ses goûts sérieux et sa charité pour les pauvres, qu’elle allait visiter et soigner, avaient arrêté les commentaires et imposé silence aux questionneurs indiscrets.— Après tout, pensait madame La Faucherie, je n’ai pas à m’occuper de la nièce ; l’important est que la jeune fille aime Gérard et lui convienne.— Quand elle sortit de sa méditation, elle n’hésitait plus ; le mariage de Gérard avec Adeline lui apparaissait comme le plus réel bonheur qu’une mère pût souhaiter à son fils, et elle était décidée à faire de sérieux efforts pour arriver à une heureuse conclusion.

Les femmes sont merveilleusement organisées pour cette diplomatie matrimoniale. En huit jours, madame La Faucherie, par l’entremise de M. de Vendières, fit sonder les intentions des parents d’Adeline, et se ménagea une entrevue avec madame Obligitte. Le dimanche suivant, la mère de Gérard alla à Saint-Gengoult, et s’arrangea de façon à voir sortir de la messe Adeline Obligitte qu’elle trouva fraîche et jolie à souhait ; le même jour, pendant les vêpres, elle monta jusqu’à la place Verte, mais madame Obligitte était absente et madame La Faucherie se borna à laisser sa carte.

Toutes ces démarches se faisaient à l’insu de Gérard. Madame La Faucherie préférait ne pas l’initier à ces petites manœuvres préparatoires. Elle craignait de faire naître des répugnances et des hésitations qui l’eussent embarrassée. D’ailleurs, elle désirait, avant de s’engager définitivement, que son fils vît mademoiselle Obligitte et se prononçât lui-même.

La visite de madame La Faucherie fut l’objet d’un long commentaire, le même soir, dans la maison de la place Verte. Dès qu’Adeline se fut retirée dans sa chambre, madame Obligitte, restée seule avec son mari et sa nièce, prit la carte de son amie d’enfance, et réveillant M. Obligitte qui commençait à sommeiller, lui demanda son avis sur cette démarche significative et sur la conduite qu’il fallait tenir. La figure de M. Obligitte s’épanouit. Il trouvait la démarche très flatteuse, et penchait pour qu’on y répondît favorablement.— Qu’en pensez-vous, Véronique ? dit-il en se tournant vers sa nièce.

Cette dernière lisait près de la lampe et n’avait rien entendu. Il fallut la mettre au courant.— Adeline sait-elle ce qui se passé ? demanda la jeune femme en relevant sa tête pâle.

— Certainement non ! s’écria madame Obligitte.

— Ne craignez-vous pas, poursuivit Véronique, que votre réponse ne soit considérée par madame La Faucherie comme un engagement ?

— Qu’importe ? répondit l’oncle Obligitte, M. Gérard nous convient.

— Convient-il également à ma cousine ? répliqua Véronique ; puisqu’il s’agit de son avenir, je pense qu’elle doit être consultée la première.

Madame Obligitte se récria.— Ces choses-là se traitaient toujours entre les parents ; eux seuls étaient bons juges en si grave matière. Adeline, d’ailleurs, avait été élevée dans des principes d’obéissance chrétienne, et accepterait avec reconnaissance le mari choisi par sa mère.

— Et saura-t-elle aussi accepter la souffrance, si elle s’aperçoit plus tard qu’elle n’aime pas son mari ?

— Ma chère Véronique, dit M. Obligitte qui était un petit homme rond et positif, l’essentiel est que toutes les convenances se trouvent réunies… Le mariage n’est pas un roman.

— Est-ce un marché ?

— Non, sans doute, répondit-il… Mais M. La Faucherie est un charmant garçon… Il ne peut déplaire à Adeline, et c’est là l’important… L’amour vient ensuite.

— Et s’il ne vient jamais, dit Véronique avec vivacité, si vous liez deux êtres qui se font mutuellement souffrir et ne peuvent plus se quitter ?

— Quelle imagination, dit madame Obligitte et comme vous voyez les choses en noir !… M. Gérard est trop bien élevé pour faire un mauvais mari, et je répondrais de lui… D’ailleurs, ma pauvre enfant, — et elle poussa un long soupir— nous devons tous porter patiemment nos croix, le bonheur parfait n’est pas de ce monde, et le mariage amène avec lui de petites misères qu’il faut savoir subir avec résignation.

Véronique secoua la tête. Il y eut un moment de silence.— Voyons, reprit M. Obligitte, nous nous éloignons de la question… Il s’agit de répondre à la démarche de madame La Faucherie !

— J’irai demain au Doyenné, dit la tante, et j’inviterai les La Faucherie pour la soirée de dimanche.