Gestes et opinions du docteur Faustroll/Texte entier

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Gestes et opinions du docteur Faustroll
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, suivi de [[Spéculations|Spéculations]]Fasquelle éd..
ALFRED JARRY
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GESTES ET OPINIONS
DU
DOCTEUR FAUSTROLL
PATAPHYSICIEN
— ROMAN NÉO-SCIENTIFIQUE —
SUIVI DE
SPÉCULATIONS

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11

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1911
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
GESTES ET OPINIONS
DU DOCTEUR FAUSTROLL
PATAPHYSICIEN


LIVRE PREMIER

PROCÉDURE


COMMANDEMENT
EN VERTU DE L’ARTICLE 819


L’an mil huit cent quatre vingt dix-huit, le huit février, En vertu de l’article 819 du Code de procédure civile et à la requête de M. et Mme Bonhomme (Jacques), propriétaires d’une maison sise à Paris, 100 bis, rue Richer, pour qui domicile est élu en ma demeure et encore à la mairie du Qe arrondissement.

J’ai, René-Isidore Panmuphle, huissier près le tribunal civil de première instance du département de la Seine, séant à Paris, y demeurant, 37, rue Pavée, soussigné, Fait Commandement de par la Loi et Justice, à Monsieur Faustroll, docteur, locataire de divers lieux dépendant de ladite maison, demeurant à Paris, 100 bis, rue Richer, où étant au-devant de ladite maison, sur laquelle se trouve également indiqué le chiffre 100, et après avoir sonné, frappé, et appelé le susnommé à différentes reprises, personne n’étant venu pour nous ouvrir, les plus proches voisins nous déclarant que c’est bien le domicile dudit sieur Faustroll, mais qu’ils refusaient d’accepter la copie et attendu que je n’ai trouvé auxdits lieux ni parents, ni serviteurs, aucuns voisins ne voulant se charger de la présente copie en signant mon original, je me suis transporté de suite à la mairie du Qe arrondissement, où étant j’ai remis la présente à M. le maire, parlant à sa personne, lequel m’en a donné visa sur mon original ; de dans vingt-quatre heures pour tout délai payer au requérant en mes mains aux offres de lui en donner bonne et valable quittance la somme de trois cent soixante-douze mille francs 27 centimes, pour onze Termes de loyer des susdits lieux, échus le premier janvier dernier, sans préjudice de ceux à échoir et de tous autres droits actions, intérêts, frais et mise d’exécution, lui déclarant que faute de satisfaire au présent Commandement dans ledit délai, il y sera contraint par toutes les voies de droit, et notamment par la saisie-gagerie des meubles et objets mobiliers garnissant les lieux loués. Et j’ai à domicile et parlant comme dessus laissé la présente copie. Coût : onze francs 30 centimes, y compris 1/2 feuille de timbre spécial à 0 fr. 60 centimes.
Panmuphle
Monsieur le Docteur Faustroll,
à la mairie du Qe arrondissement,
Paris.
II
DE L’HABITUDE ET DES CONTENANCES
DU DOCTEUR FAUSTROLL

Le docteur Faustroll naquit en Circassie, en 1898 (le xxe siècle avait (-2) ans), et à l’âge de soixante-trois ans.

À cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 × 1010 + 109 + 4 × 108 + 5 × 106) diamètres d’atomes ; de peau jaune d’or, au visage glabre, sauf des moustaches vert de mer, telles que les portait le roi Saleh ; les cheveux alternativement, poil par poil, blond cendré et très noir, ambiguïté auburnienne changeante avec l’heure du soleil ; les yeux, deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l’eau-de-vie de Dantzick, avec des spermatozoïdes d’or dedans.

Il était imberbe, sauf ses moustaches, par l’emploi bien entendu des microbes de la calvitie, saturant sa peau des aines aux paupières, et qui lui rongeaient tous les bulbes, sans que Faustroll eût à craindre la chute de sa chevelure ni de ses cils, car ils ne s’attaquent qu’aux cheveux jeunes. Des aines aux pieds par contraste, il s’engaînait dans un satyrique pelage noir, car il était un homme plus qu’il n’est de bienséance.

Ce matin-là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut d’un papier peint en deux tons par Maurice Denis, des trains rampant le long de spirales ; dès longtemps il avait substitué à l’eau une tapisserie de saison, de mode ou de son caprice.

Pour ne point choquer le peuple, il se vêtit, par-dessus cette tenture, d’une chemise en toile de quartz, d’un pantalon large, serré à la cheville, de velours noir mat ; de bottines minuscules et grises, la poussière y étant maintenue, non sans grands frais, en couche égale, depuis des mois, sauf les geysers secs des fourmilions ; d’un gilet de soie jaune d’or, de la couleur exacte de son teint, sans plus de boutons qu’un maillot, deux rubis fermant deux goussets, très haut ; et d’une grande pelisse de renard bleu.

Il empila sur son index droit des bagues, émeraudes et topazes, jusqu’à l’ongle, le seul de ses dix qu’il ne rongeât point, et arrêta la file d’anneaux par une goupille perfectionnée, en molybdène, vissée dans l’os de phalangette, à travers l’ongle.

En guise de cravate, il se passa au cou le grand cordon de la Grande-Gidouille, ordre inventé par lui et breveté, afin qu’il ne fût galvaudé.

Il se pendit par ce cordon à une potence disposée à cet effet, hésitant quelques quarts d’heure entre les deux maquillages suffocatoires dits pendu blanc et pendu bleu.

Et, s’étant décroché, il se coiffa d’un casque colonial.

III
SIGNIFICATION SUR PROCÈS-VERBAL
L’an mil huit cent quatrevingt dix-huit, le dix février à huit heures du matin, en vertu de l’article 819 du Code de procédure civile et à la requête de M. et Mme Bonhomme (Jacques), le mari tant en son nom personnel que pour assister et autoriser la dame son épouse, propriétaires d’une maison sise à Paris, rue Richer, no 100 bis, pour qui domicile est élu en ma demeure et encore en la mairie du Qe arrondissement,
J’ai, René-Isidore Panmuphle, huissier près le Tribunal civil de la Seine, séant à Paris, y demeurant, rue Pavée, no 37, soussigné,
fait commandement itératif de par la Loi et Justice à M. Faustroll, docteur, locataire de divers lieux dépendant de ladite maison, y demeurant susdite rue Richer, no 100 bis, portant actuellement le no 100, où étant et après avoir frappé à diverses reprises sans obtenir de réponse, nous nous sommes transporté à Paris, chez M. Solarcable, commissaire de police, lequel nous a assisté dans notre opération ; de payer à moi huissier, porteur de pièces, la somme de Trois cent soixante-douze mille francs 27 centimes pour Onze termes de loyer desdits lieux, échus le premier janvier dernier, sans préjudice d’autres dus, lesquels a refusé de payer.
Pourquoi j’ai saisi-gagé et mis sous l’autorité de la Loi et Justice les objets suivants :
IV
DES LIVRES PAIRS DU DOCTEUR
Dans une propriété ci-dessus dénommée, et après ouverture faite par M. Lourdeau, serrurier à Paris, no 205, rue Nicolas Flamel, réserves faites d’un lit en toile de cuivre vernie, long de douze mètres, sans literie, d’une chaise d’ivoire et d’une table d’onyx et d’or, vingt-sept volumes dépareillés, tant brochés que reliés, dont les noms suivent :

1. — Baudelaire, un tome d’Edgar Poe, traduction.

2. — Bergerac, Œuvres, tome II, contenant l’Histoire des États et Empires du Soleil, et l’Histoire des Oiseaux.

3. — L’Évangile de saint Luc, en grec.

4. — Bloy, Le Mendiant ingrat.

5. — Coleridge, The Rime of the ancient Mariner.

6. — Darien, Le Voleur.

7. — Desbordes-Valmore, Le Serment des petits hommes.

8. — Elskamp, Enluminures.

9. — Un volume dépareillé du Théâtre de Florian.

10. — Un volume dépareillé des Mille et une Nuits, traduction Galland.

11. — Grabbe, Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung, comédie en trois actes.

12. — Kahn, Le Conte de l’Or et du Silence.

13. — Lautréamont, Les Chants de Maldoror.

14. — Mæterlinck, Aglavaine et Sélysette.

15. — Mallarmé, Vers et Prose.

16. — Mendès, Gog.

17. — L’Odyssée, édition Teubner.

18. — Péladan, Babylone.

19. — Rabelais.

20. — Jean de Chilra, L’Heure sexuelle.

21. — Henri de Régnier, La Canne de Jaspe.

22. — Rimbaud, Les Illuminations.

23. — Schwob, La Croisade des Enfants.

24. — Ubu Roi.

25. — Verlaine, Sagesse.

26. — Verhaeren, Les Campagnes hallucinées.

27. — Verne, Le Voyage au Centre de la Terre.

Plus trois gravures pendues à la muraille, une affiche de Toulouse-Lautrec, Jane Avril, une de Bonnard, La Revue Blanche ; un portrait du sieur Faustroll, par Aubrey Beardsley, et une vieille image, laquelle nous a paru sans valeur, saint Cado, de l’imprimerie Oberthür de Rennes.

Dans la cave, par suite de l’inondation, nous n’avons pu y pénétrer. Elle nous a paru pleine, jusqu’à une hauteur de deux mètres sans tonneaux ni bouteilles, de vins et d’alcools librement mêlés.
J’ai établi pour gardien, en l’absence de la partie saisie, le sieur Delmor de Pionsec, l’un de mes témoins ci-après nommés. La vente aura lieu le jour qui sera fixé ultérieurement, heure de midi, sur la place de l’Opéra,
Et de tout ce que dessus j’ai rédigé le présent procès-verbal, auquel j’ai vaqué de huit heures du matin à deux heures 3/4 de relevée, et dont j’ai laissé copie à la partie saisie, ès mains de M. le commissaire de police susnommé, et au gardien, et sous réserve de dénonciation, le tout en présence et assisté des sieurs Delmor de Pionsec et Troccon, praticiens, demeurant à Paris, 37, rue Pavée, témoins requis qui ont avec moi signé original et copie. Coût Trente-deux francs 40 centimes. Il a été employé pour les copies deux feuilles de papier spécial dont le montant est de 1 fr. 20 centimes. Signé : Lourdeau, serrurier. Signé : Solarcable, commissaire. Signé : Delmor de Pionsec ; signé : Troccon, témoins. Signé : Panmuphle, ce dernier huissier. Enregistré à Paris le 11 février 1898. Reçu cinq francs. Signé Liconet. P. C. C. (Illisible).
V
SIGNIFICATION D’ORDONNANCE AFIN DE VENDRE SUR PLACE.

L’an mil huit cent quatre vingt dix-huit, le quatre juin, à la requête de M. et Mme Bonhomme (Jacques), le mari demeurant à Paris, rue Pavée, 37, élisant domicile en mon étude et encore à la mairie du Qe arrondissement ; J’ai René-Isidore Panmuphle, Huissier près le tribunal de première instance de la Seine, séant à Paris, y demeurant 37, rue Pavée, soussigné, signifié, dénoncé et en tête de la présente laissé copie à M. Faustroll

. . . . . . . . . . . . . .

Considérant que la présente demi-feuille de timbre spécial à 0,60 centimes n’est pas suffisante à la dénonciation de diverses merveilles que nous avons découvertes chez ledit sieur Faustroll, après boire dans sa cave où il nous avait précipité, provisoirement l’exposant requiert qu’il plaise à M. le Président du Tribunal civil de la Seine l’autoriser, les frais de timbre menaçant d’excéder notablement la provision déposée, à relater ce qui suivra sur papier libre, afin de conserver à la Loi et Justice le souvenir desdites merveilles, et d’en éviter le dépérissement.
VI
DU BATEAU DU DOCTEUR, QUI EST UN CRIBLE
À C.-V. Boys.

Le docteur Faustroll, soulevant la draperie qui couvrait le lit de cuivre verni que je n’avais pas à saisir, et s’adressant à moi, parlant à ma personne, dit :

« Il est vraisemblable que vous n’avez aucune notion, Panmuphle, huissier porteur de pièces, de la capillarité, de la tension superficielle, ni des membranes sans pesanteur, hyperboles équilatères, surfaces de nulle courbure, non plus généralement que la pellicule élastique qui est l’épiderme de l’eau. « Depuis les saints et miraculés qui ont navigué dans des auges de pierre ou sur des manteaux de grossière étoffe et le Christ, qui marchait nu-pieds sur la mer, je ne sais, hors moi, que la nèpe filiforme et les larves de cousins qui, d’au-dessus ou d’au-dessous, se servent de la surface des étangs comme d’un plancher solide.

« On a, il est vrai, construit des sacs de toile qui laissent passer l’air et la vapeur et sont imperméables à l’eau, à travers lesquels il est possible de souffler une bougie, et qui retiennent indéfiniment leur contenu fluide. Mon confrère F. de Romilly a fait bouillir des liquides dans une cloche dont le fond était de gaze à mailles assez larges...

« Or ce lit long de douze mètres n’est pas un lit, mais un bateau, qui a la figure d’un crible allongé. Les mailles en sont assez ouvertes pour laisser passer une grosse épingle ; et tout le crible a été trempé dans de la paraffine fondue, puis secoué, de manière que cette substance (qui n’est jamais touchée par l’eau), tout en recouvrant la trame, laisse les trous vides, au nombre approximatif de quinze millions quatre cent mille. La pellicule de l’eau, quand je vais en rivière, se tend sur les trous, et le liquide sous-fluent ne peut passer que si elle se déchire. Or la convexité de ma quille ronde n’offre aucun angle saillant, et le choc de l’eau, dans les débordages, sauts de barrages, etc., est brisé par une coque extérieure non paraffinée, à mailles beaucoup plus amples, seize mille seulement ; et qui sert en outre à protéger le vernis de paraffine contre l’éraillure des roseaux, comme un gril interne le garantit de l’injure des pieds.

« Mon crible flotte donc, à la manière d’un bateau, et peut être chargé sans couler à fond. Bien plus, il possède sur les bateaux ordinaires cette supériorité, m’a fait remarquer mon savant ami C.-V. Boys, qu’on peut y laisser tomber un filet d’eau sans le submerger. Que j’expulse mes urates ou qu’une lame embarque, le liquide passe à travers les mailles et rejoint les lames extérieures.

« Dans ce canot toujours sec (qui s’appelle un as, sans doute parce qu’il est construit pour porter trois personnes) je ferai désormais élection de domicile, comme il faudra que je quitte cette maison...

— Sans doute, dis-je, les lieux loués n’étant plus garnis.

— J’ai aussi un plus bel as, poursuivit le docteur, en fil de quartz étiré à l’arbalète ; mais actuellement j’y ai disposé à l’aide d’un brin de paille 250 000 gouttes d’huile de castor, à l’imitation des gouttelettes des araignées, et alternativement grosses et petites, les vibrations par seconde de celles-là étant à celles de celles-ci selon le rapport sous la simple force de la membrane élastique du liquide. Cet as a toutes les apparences d’une grande toile d’araignée véritable, et prend les mouches avec la même facilité. Mais il n’est aménagé que pour une personne.

« Et comme celui-ci porte trois personnes, vous m’accompagnerez, et quelqu’un qui vous sera présenté — voire quelques-uns, car j’emmène des êtres qui ont évadé votre Loi et Justice entre les lignes de mes volumes saisis.

« Et pendant que je les dénombre et convoque l’autre personne, voici un livre, par moi manuscrit, que vous pouvez saisir vingt-huitième et lire, afin non seulement de prendre patience, mais de plus probablement me comprendre au cours de ce voyage sur la nécessité duquel je ne demande pas votre avis.

— Oui, mais cette navigation en crible...

— L’as n’est pas seulement mû par des pelles d’avirons, mais par des ventouses au bout de leviers à ressort. Et sa quille roule sur trois galets d’acier dans le même plan. Je suis d’autant mieux persuadé de l’excellence de mes calculs et de son insubmersibilité, que, selon mon habitude invariable, nous ne naviguerons point sur l’eau, mais sur la terre ferme. »

VII
DU PETIT NOMBRE DES ÉLUS

À travers l’espace feuilleté des vingt-sept pairs, Faustroll évoqua vers la troisième dimension :

De Baudelaire, le Silence d’Edgard Poë, en ayant soin de retraduire en grec la traduction de Baudelaire.

De Bergerac, l’arbre précieux auquel se métamorphosèrent, au pays du soleil, le rossignol-roi et ses sujets.

De Luc, le Calomniateur qui porta le Christ sur un lieu élevé.

De Bloy, les cochons noirs de la Mort, cortège de la Fiancée.

De Coleridge, l’arbalète du vieux marin et le squelette flottant du vaisseau, qui, déposé dans l’as, fut crible sur crible.

De Darien, les couronnes de diamant des perforatrices du Saint-Gothard.

De Desbordes-Valmore, le canard que déposa le bûcheron aux pieds des enfants, et les cinquante-trois arbres marqués à l’écorce.

D’Elskamp, les lièvres qui, courant sur les draps, devinrent des mains rondes et portèrent l’univers sphérique comme un fruit.

De Florian, le billet de loterie de Scapin.

Des Mille et une Nuits, l’œil crevé par la queue du cheval volant du troisième Kalender, fils de roi.

De Grabbe, les treize compagnons tailleurs que massacra, à l’aurore, le baron Tual par l’ordre du chevalier de l’ordre pontifical du Mérite Civil, et la serviette qu’il se noua préalablement autour du cou.

De Kahn, un des timbres d’or des célestes orfévreries.

De Lautréamont, le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme, qui disparaissait à l’horizon.

De Maeterlinck, les lumières qu’entendit la première sœur aveugle.

De Mallarmé, le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui.

De Mendès, le vent du nord qui, soufflant sur la verte mer, mêlait à son sel la sueur du forçat qui rama jusqu’à cent vingt ans.

De l’Odyssée, la marche joyeuse de l’irréprochable fils de Pélée, par la prairie d’asphodèles.

De Péladan, le reflet, au miroir du bouclier étamé de la cendre des ancêtres, du sacrilège massacre des sept planètes.

De Rabelais, les sonnettes auxquelles dansèrent les diables pendant la tempête.

De Rachilde, Cléopâtre.

De Régnier, la plaine saure où le centaure moderne s’ébroua.

De Rimbaud, les glaçons jetés par le vent de Dieu aux mares.

De Schwob, les bêtes écailleuses que mimait la blancheur des mains du lépreux.

D’Ubu Roi, la cinquième lettre du premier mot du premier acte.

De Verhaeren, la croix faite par la bêche aux quatre fronts des horizons.

De Verlaine, des voix asymptotes à la mort.

De Verne, les deux lieues et demie d’écorce terrestre.

Cependant, René-Isidore Panmuphle, huissier, commençait de lire le manuscrit de Faustroll dans une obscurité profonde, évoquant l’encre inapparente de sulfate de quinine aux invisibles rayons infra-rouges d’un spectre enfermé quant à ses autres couleurs dans une boîte opaque ; jusqu’à ce qu’il fût interrompu par la présentation du troisième voyageur.


LIVRE II

ÉLÉMENTS DE PATAPHYSIQUE


À Thadée Natanson.
VIII
DÉFINITION

Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène.

La pataphysique, dont l’étymologie doit s’écrire ἔπι (μετὰ τὰ φυσικά) et l’orthographe réelle ’pataphysique, précédé d’un apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au delà de celle-ci que celle-ci au delà de la physique. Ex. l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions, et expliquera l’univers supplémentaire à celui-ci ; ou moins ambitieusement décrira un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel, les lois que l’on a cru découvrir de l’univers traditionnel étant des corrélations d’exceptions aussi, quoique plus fréquentes, en tous cas de faits accidentels qui, se réduisant à des exceptions peu exceptionnelles, n’ont même pas l’attrait de la singularité.

Définition. — La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

La science actuelle se fonde sur le principe de l’induction : la plupart des hommes ont vu le plus souvent tel phénomène précéder ou suivre tel autre, et en concluent qu’il en sera toujours ainsi. D’abord ceci n’est exact que le plus souvent, dépend d’un point de vue, et est codifié selon la commodité, et encore ! Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l’ascension du vide vers une périphérie, le vide étant pris pour unité de non-densité, hypothèse beaucoup moins arbitraire que le choix de l’unité concrète de densité positive eau ?

Car ce corps même est un postulat et un point de vue des sens de la foule, et pour que sinon sa nature au moins ses qualités ne varient pas trop, il est nécessaire de postuler que la taille des hommes restera toujours sensiblement constante et mutuellement égale. Le consentement universel est déjà un préjugé bien miraculeux et incompréhensible. Pourquoi chacun affirme-t-il que la forme d’une montre est ronde, ce qui est manifestement faux, puisqu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, elliptique de trois quarts, et pourquoi diable n’a-t-on noté sa forme qu’au moment où l’on regarde l’heure ? Peut-être sous le prétexte de l’utile. Mais le même enfant, qui dessine la montre ronde, dessine aussi la maison carrée, selon la façade, et cela évidemment sans aucune raison ; car il est rare, sinon dans la campagne, qu’il voie un édifice isolé, et dans une rue même les façades apparaissent selon des trapèzes très obliques.

Il faut donc bien nécessairement admettre que la foule (en comptant les petits enfants et les femmes) est trop grossière pour comprendre les figures elliptiques, et que ses membres s’accordent dans le consentement dit universel parce qu’ils ne perçoivent que les courbes à un seul foyer, étant plus facile de coïncider en un point qu’en deux. Ils communiquent et s’équilibrent par le bord de leurs ventres, tangentiellement. Or même la foule a appris que l’univers vrai était fait d’ellipses, et les bourgeois mêmes conservent leur vin dans des tonneaux et non des cylindres.

Pour ne point abandonner en digressant notre exemple usuel de l’eau, méditons à son sujet ce qu’en cette phrase l’âme de la foule dit irrévérencieusement des adeptes de la science pataphysique :

IX
FAUSTROLL PLUS PETIT QUE FAUSTROLL
À William Crookes.
« D’autres fous répétaient sans cesse qu’un était en même temps plus grand et plus petit que lui-même, et publiaient nombre d’absurdités semblables, comme d’utiles découvertes. »
Le Talisman d’Oromane.

Le docteur Faustroll (si l’on nous permet de parler d’expérience personnelle) se voulut un jour plus petit que soi-même, et résolut d’aller explorer l’un des éléments, afin d’examiner quelles perturbations cette différence de grandeur apporterait dans leurs rapports réciproques.

Il choisit ce corps ordinairement liquide, incolore, incompressible et horizontal en petite quantité ; de surface courbe, de profondeur bleue et de bords animés d’un mouvement de va-et-vient quand il est étendu ; qu’Aristote dit, comme la terre, de nature grave ; ennemi du feu et renaissant de lui, quand il est décomposé, avec explosion ; qui se vaporise à cent degrés, qu’il détermine, et solidifié flotte sur soi-même, l’eau, quoi ! Et s’étant réduit, comme paradigme de petitesse, à la taille classique du ciron, il voyagea le long de la feuille d’un chou, inattentif aux cirons collègues et aux aspects agrandis de tout, jusqu’à ce qu’il rencontrât l’Eau.

Ce fut une boule, haute deux fois comme lui, à travers la transparence de laquelle les parois de l’univers lui parurent faites gigantesques et sa propre image, obscurément reflétée par le tain des feuilles, haussée à la stature qu’il avait quittée. Il heurta la sphère d’un coup léger, comme on frappe à une porte : l’œil désorbité de malléable verre « s’accommoda » comme un œil vivant, se fit presbyte, se rallongea selon son diamètre horizontal jusqu’à l’ovoïde myopie, repoussa en cette élastique inertie Faustroll et refut sphère.

Le docteur roula à petits pas, non sans grand’peine, le globe de cristal jusqu’à un globe voisin, glissant sur les rails des nervures du chou ; rapprochées, les deux sphères s’aspirèrent mutuellement jusqu’à s’en effiler, et le nouveau globe, de double volume, libra placidement devant Faustroll.

Du bout de sa bottine, le docteur crossa l’aspect inattendu de l’élément : une explosion, formidable d’éclats et de son, retentit, après la projection à la ronde de nouvelles et minuscules sphères, à la dureté sèche de diamant, qui roulèrent çà et là le long de la verte arène, chacune entraînant sous soi l’image du point tangent de l’univers qu’elle déformait selon la projection de la sphère et dont elle agrandissait le fabuleux centre.

Au-dessous de tout, la chlorophylle, comme un banc de poissons verts, suivait ses courants connus dans les canaux souterrains du chou…
X
DU GRAND SINGE PAPION BOSSE-DE-NAGE, LEQUEL
NE SAVAIT DE PAROLE HUMAINE QUE : « HA HA ».
À Christian Beck.
Toi, vois-tu, dit gravement Giromon ; toi, je prendrai ta robe pour voile de pouiouse : tes jambes pour mâts ; tes bras pour vergues ; ton corps pour carcasse, et je te f… à l’eau avec six pouces de lame dans le ventre en guise de lest… Et comme quand tu seras navire c’est ta grosse tête qui servira de figure de l’avant, alors je te baptiserai : le vilain b
Eugène Sue, La Salamandre (le pichon joueic deis diables).

Bosse-de-Nage était un singe papion, moins cyno-qu’hydrocéphale, et moins intelligent, pour cette tare, que ses pareils. La callosité rouge et bleue que ceux-ci arborent aux fesses Faustroll avait su, par une médication curieuse, la lui déplacer et greffer sur les joues, azurine sur l’une, écarlate sur l’autre, en sorte que sa face aplatie était tricolore.

De ce non content, le bon docteur lui voulut apprendre à parler ; et si Bosse-de-Nage (ainsi nommé à cause de la saillie double des joues ci-dessus décrites) ne sut pas complètement la langue française, il prononçait assez correctement quelques mots belges, appelant la ceinture de sauvetage appendue à l’arrière de l’as de Faustroll « vessie natatoire avec inscription dessus », mais le plus souvent il proférait un monosyllabe tautologique :

« Ha ha, » disait-il en français ; et il n’ajoutait rien davantage.

Ce personnage sera fort utile au cours de ce livre, en guise de halte aux intervalles des trop longs discours : comme en use Victor Hugo (Les Burgraves, partie I, sc. II) :

Est-ce tout ?
— Non, écoutez encor :

Et Platon, en plusieurs endroits :

— Ἀληθῆ λέγεις, ἔφη.
— Ἀληθῆ.
— Ἀληθέστατα.
— Δῆλα γάρ, ἔφη, καὶ τυφλῷ.
— Δῆλα δή.
— Δῆλον δή.
— Δίκαιον γοῦν.
— Εἰκός.
— Ἕμοιγε.
— Ἔοικε γάρ.
— Ἔστιν, ἔφη.
— Καὶ γὰρ ἐγω.
— Καὶ μάλʹ, ἔφη.
— Κάλλιστα λέγεις.
— Καλῶς.
— Κομιδῇ μὲν οὖν.
— Μέμνημαι.
— Ναί.
— Ξυμβαίνει γὰρ οὕτως.
— Οἶμαι μέν, καὶ πολύ.
— Ὁμολογῶ.
— Ὀρθότατα.
— Ὀρθῶς γʹ, ἔφη.
— Ὀρθῶς ἔφη.
— Ὀρθῶς μοι δοκεῖς λέγειν.
— Οὐκοῦν χρή.
— Παντάπασι.
— Παντάπασι μὲν οὖν.
— Πάντων μάλιστα.
— Πάνυ μὲν οὖν.
— Πεισόμεθα μὲν οὖν.
— Πολλὴ ἀνάγκη.
— Πολύ γε.
— Πολὺ μὲν οὖν μάλιστα.
— Πρέπει γάρ.
— Πῶς γὰρ ἄν.
— Πῶς γὰρ οὔ.
— Πῶς δʹ οὔ.
— Τὶ δαί.
— Τὶ μὴν.
— Τοῦτο μὲν ἀληθὲς λέγεις.
— Ὣς δοκεῖ.

S’ensuit la relation de René-Isidore Panmuphle.


LIVRE III

DE PARIS À PARIS PAR MER
OU LE ROBINSON BELGE


À Alfred Vallette.


S’enquestant quelz gens sçavans estoient pour lors en la ville, et quel vin on y beuvoit.
Gargantua, ch. xvi.
XI
DE L’EMBARQUEMENT DANS L’ARCHE

Bosse-de-Nage descendit à pas minutieux, posant l’adhérence plate de ses pieds comme on déroule une affiche collée, et tenait l’as sur son épaule par les oreilles, à l’imitation des antiques Égyptiens enseignant leurs disciples. Le dos de métal roux, pareil à celui de la notonecte, luisit au soleil à mesure que le bateau long aventurait hors du couloir son bec de xyphias de douze mètres. Les pelles recourbées des avirons retentirent se cramponnant aux parois de pierres vieilles.

« Ha ha ! » dit Bosse-de-Nage déchargeant l’as sur le trottoir ; mais il n’ajouta, pour cette fois, rien autre chose.

Faustroll frotta les joues rubicondes du mousse sur les glissières de la selle mobile, afin de les lubrifier ; la face écorchée resplendit plus lumineuse, se boursouflant à la proue, en lanterne de notre route. Le docteur s’assit à l’arrière sur sa chaise d’ivoire, la table d’onyx entre ses jambes, surchargée de ses boussoles, cartes, sextants et tous instruments scientifiques, jeta à ses pieds, en guise de lest, les êtres bizarres réservés de ses vingt-sept livres pairs et le manuscrit par moi saisi ; passa à ses coudes les deux guides de la barre, et me faisant signe de m’asseoir, face à lui, sur le siège de feutre aux mouvements alternatifs (ce à quoi, ivre déjà et persuadé à demi, je ne sus désobéir), il m’entrava les pieds à deux ceps de cuir, au fond de l’as, et lança vers mes mains les poignées des avirons de frêne, dont les pelles s’écartèrent dans la symétrie bruissante de deux plumes de paon qui roueraient seules.

Je tirai les rames reculant sans savoir où, louchant entre deux files de fils mouillés d’horizontalité grise, croisant des formes surgies derrière moi que les avirons tranchants fauchaient aux jambes ; d’autres formes lointaines imitaient le sens de notre route. Nous nous insérions entre les foules d’hommes ainsi que dans un brouillard dense, et le signe acoustique de notre progression était l’acuité de la soie déchirée.

Entre les lointaines, qui nous suivaient, et les proches, qui nous croisaient, de troisièmes figures verticales, plus stationnaires étaient observables, et Faustroll ne s’y opposant point, m’expliquant même que la vie des navigateurs était d’aborder et de boire, et le rôle de Bosse-de-Nage de tirer l’as sur le rivage à chaque halte de nos erreurs, comme celui de ses paroles d’interrompre, où une pause serait utile, nos discours, je regardai les êtres que je découvrais à reculons, semblablement aux observateurs dans la caverne platonique, et consultai successivement l’enseignement du patron de la nef, Faustroll le docteur.

XII
DE LA MER D’HABUNDES, DU PHARE OLFACTIF, ET DE L’ÎLE DE BRAN, OÙ NOUS NE BÛMES POINT
À Louis L…

« Ce corps mort, dit-il, de la charogne duquel tu vois des barbons blancs, au tremblement sénile, et des jeunes gens roussâtres, aux paroles et au silence d’idiotie équivalente, donner la becquée à des oiseaux grivolés, de la couleur de l’écriture, comme l’ichneumon taraude pour réserver son œuf, n’est pas seulement une île, mais un homme ; il se plaît à être nommé le Baron Hildebrand de la mer d’Habundes.

« Et comme l’île est stérile et désolée, il n’a aucune espèce de barbe. Il pâtit de la gourme en son enfance, et sa nourrice, qui était vieille à ce point qu’on obtenait de ses conseils des selles anormales, lui prédit que c’était un signe comme quoi il ne pourrait dissimuler aux hommes

L’infâme nudité de son mufle de veau.

« Il n’est mort et putréfié que du cerveau, et des centres antérieurs de la moelle, qui sont les moteurs. Et à cause de cette inertie, il est, sur la route de notre navigation, non pas un homme, mais une île, et c’est pourquoi (si vous êtes bien sages, je vais vous montrer le plan)…

— Ha ha ! dit Bosse-de-Nage, réveillé soudain ; puis il s’enferma dans un mutisme obstiné.

— … C’est pourquoi, continua Faustroll, je le trouve mentionné sur ma carte fluviale Ile-de-Bran.

— Oui, mais dis-je, comment se fait-il que cet afflux de peuple et d’oiseaux, qui vient déposer des pages mortuaires sur le cadavre, s’abatte sur lui avec cette sûreté, au milieu de cette vaste plaine, alors que tous ces vieillards et jeunes gens, si je ne leur suis isobe, sont aveugles et destitués de bâton ?

— Voyez, dit Faustroll, ouvrant son manuscrit saisi, les Éléments de Pataphysique, livre N, ch. ς : Des Obeliscolychnies pour les chiens, encore qu’ils aboient à la lune.

« Un phare b… dans la tempête, dit Corbière ; un phare lève le doigt pour signifier de loin la place du salut, de la vérité et du beau. Mais pour les taupes et pour vous-même, Panmuphle, un phare est aussi invisible qu’imperceptible la dix mille unième période sonore, ou les rayons infra-rouges, à la clarté desquels j’ai écrit ce livre. Le phare de l’île de Bran est un phare obscur, souterrain et cloacal, comme après avoir trop regardé le soleil. Des vagues n’y déferlant point, on ne s’y guide non plus par le bruit. Et votre cérumen, Panmuphle, clorait vos oreilles même aux bruits d’en-bas.

« Ce phare s’alimente de la matière pure qui est la substance de l’île de Bran ; c’est l’âme du Baron qui s’exhale de sa bouche et qu’il souffle par une sarbacane de plomb. De tous les quartiers où je ne veux point boire, le vol, guidé par son flair, des pages, semblables à des pies, vient sucer la vie (la leur, exclusive) au jet sirupeux et fumant de la sarbacane saturnine. Et pour qu’on ne la leur dérobe, les barbons blancs, institués en couvent, construisent sur la charogne du Baron une petite chapelle qu’ils baptisent catholique maxime. Les oiseaux grivolés y ont leur colombier. Le peuple les appelle halbrans. Nous, pataphysiciens, les disons simplement et honnêtement fouille-merdes. »

XIII
DU PAYS DE DENTELLES
À Aubrey Beardsley.

Cette fâcheuse île laissée en arrière, le plan replié, je ramai encore six heures, les orteils dans mes ceps, la langue pendante de soif, car nous fussions morts d’avoir bu dans l’île, et Faustroll m’en écarta des secousses parallèles des deux cordes de sa barre, si perpendiculairement que, dans mon glissement rétrograde, je percevais juste entre mes yeux la continuité de sa fumée, au point qu’elle me fut masquée par les épaules du docteur. Bosse-de-Nage, eximé d’altération jusqu’à perdre couleur, ne jetait plus qu’une clarté blafarde.

Quand une lumière plus pure que celle-là fut séparée d’avec les ténèbres, et autrement qu’à la brutale naissance du monde.

Le roi des Dentelles l’étirait comme un cordier persuade sa ligne rétrograde, et les fils tremblaient un peu dans l’obscurité de l’air, comme ceux de la Vierge. Ils ourdirent des forêts, comme celles dont, sur les vitres, le givre compte les feuilles ; puis une madone et son Bambin dans de la neige de Noël ; et puis des joyaux, des paons, et des robes, qui s’entremêlaient comme la danse nagée des filles du Rhin. Les Beaux et les Belles se pavanèrent et rouèrent à l’imitation des éventails, jusqu’à ce que leur foule patiente se déconcertât dans un cri. De même que les junoniens blancs, juchés dans un parc, réclament avec discordance quand la menteuse intrusion d’un flambeau leur singe prématurément l’aube leur miroir, une forme candide s’arrondit dans la futaie de poix égratignée ; et comme Pierrot chante au brouillamini du pelotonnement de la lune, le paradoxe de jour mineur se levait d’Ali-Baba hurlant dans l’huile impitoyable et l’opacité de la jarre.

Bosse-de-Nage, autant que je pus juger, comprenait peu de chose à ces prodiges.

« Ha ha, » dit-il compendieusement ; et il ne se perdit point dans des considérations plus amples.

XIV
DU BOIS D’AMOUR
À Émile Bernard.

Comme une rainette hors de l’eau, l’as rampait traîné par ses ventouses le long d’une route lisse et descendante.

En ce quartier de Paris, où jamais n’était passé un omnibus, ni un chemin de fer, ni un tramway, ni une bicyclette, ni probablement un bateau à jour en toile de cuivre, roulant sur trois galets d’acier dans le même plan, monté par un docteur pataphysicien, ayant à ses pieds les vingt-sept plus excellentes quintessences d’œuvres qu’aient rapportées les gens curieux de leurs voyages ; par un huissier nommé Panmuphle (je soussigné René-Isidore), et un singe papion hydrocéphale ne sachant du langage humain que ha ha, au lieu des becs de gaz nous aperçûmes des vieilles œuvres de pierre taillée, des statues vertes, accroupies dans des robes plissées en forme de cœur ; des rondes hétérosexuelles soufflant dans d’indicibles flageolets ; enfin un calvaire vert d’algue où les yeux des femmes étaient tels que des noix fendues horizontalement par le trait de suture de leurs valves.

La descente s’épanouit subitement au triangle d’une place. Le ciel s’épanouit aussi, un soleil creva dedans comme dans une gorge le jaune d’œuf d’un prairie-oyster, et l’azur fut bleu rouge ; la mer tiédit jusqu’à la fumée, les costumes reteints des gens furent des taches plus éclatantes que des gemmes opaques.

« Etes-vous chrétiens ? dit un homme bronzé, vêtu d’un sarrau bariolé, au milieu de la triangulaire petite ville.

— Comme M. Arouet, M. Renan et M. Charbonnel, dis-je après avoir réfléchi.

— Je suis Dieu, dit Faustroll.

— Ha ha ! » dit Bosse-de-Nage, sans plus de commentaires.

Pourquoi je restai gardien de l’as avec le singe-mousse, lequel passa le temps à me sauter sur les épaules et me compisser l’échine ; mais le rembarrant de coups de liasses d’exploits, je considérais curieusement de loin le maintien de l’homme bariolé à qui avait agréé la réponse de Faustroll.

Ils étaient assis sous une grande porte, derrière laquelle était une seconde, derrière le tout flambait la verdeur et la graisse d’un champ de choux historié. Entre s’allongeaient des tables et des brocs et des bancs, dans une grange et dans une aire, pleines de peuple en velours bleu saphir, aux figures de losanges et aux cheveux couleur de duvet, le pelage du sol et des nuques pareil à du poil de vache. Les hommes luttèrent dans une prairie bleue et jaune, chassant vers moi dans la barque l’effroi de crapauds de grès gris ; les couples dansèrent des gavottes ; et les cornemuses, du haut des tonneaux fraîchement vidés, soufflèrent le vol des rubans de clinquant blanc et de soie violette.

Les deux mille danseurs de la grange offrirent chacun à Faustroll une galette plate, du lait dur et cubique, et un alcool différent, dans un verre épais comme le grand diamètre d’une améthyste d’évêque et moins capable qu’un dé. Le docteur but à tous. Chacun jeta vers la mer un caillou, qui écorcha les ampoules de mes mains de novice rameur, ouvertes pour me garantir, et les pommettes pavoisées de Bosse-de-Nage.

« Ha ha ! » grogna celui-ci pour exprimer sa fureur, mais il se souvint de son serment.

Le docteur revint au son des cloches, avec deux grandes cartes du pays, que lui avait données son guide en pur don ; l’un représentait au naturel, figurée en tapisserie, la forêt où s’adossait la place triangulaire : les frondaisons incarnates au-dessus de l’herbe d’azur uniforme, et les groupes de femmes, la vague de chaque groupe, avec sa crête de bonnets blancs, se brisant sans fracas au sol, dans un cercle excentrique d’ombre aurore.

Et il était écrit au-dessus : Le bois d’Amour. Sur la seconde carte étaient enseignés tous les produits de cette heureuse terre, les hommes au marché de leurs cochons ronds et jaunes, eux ronds et bleus, saucissonnés dans leurs habits. Le tout était enflé comme les joues d’un cornemuseur, plein comme une cornemuse avant de rendre le vent, ou comme un estomac.

L’hôte chrétien prit courtoisement congé de Faustroll, et s’en fut dans une barque à lui vers un pays plus éloigné. Et nous vîmes la ligne rouge de l’horizon de mer couper le travers de sa voile rose.

On refrotta les joues adipeuses du singe hydrocéphale sur les glissières de la selle de feutre ; et ayant repris les rames et Faustroll les guides de soie de sa barre, je m’accroupis et étendis derechef dans les mouvements alternés du rameur, sur les vagues unies de la terre ferme.

XV
DU GRAND ESCALIER DE MARBRE NOIR
À Léon Bloy.

Au sortir de la vallée, nous longeâmes un dernier calvaire, que l’effroi de sa hauteur aurait permis de prendre, sans examen, pour un monumental autel de messe, noir. À la pointe mousse de l’impraticable pyramide de marbre obscur, entre deux acolytes bien semblables à des cynocéphales de Tanit, la tête du roi géant se carbonisait devant la fournaise de la lune. Il empoignait un tigre par l’extensibilité de la peau de son cou, et forçait le peuple de la mer d’Habundes à une ascension à genoux. Après la préalable entaille des os par le couperet des degrés successifs, il laissait enduire, les crocs sur son poing, de leur chair, le monstre chasseur.

Il accueillit honorablement Faustroll, et, tendant le bras du haut du calvaire, il déposa dans notre as le viatique de vingt-quatre oreilles de mer d’Habundois, à la brochette d’une corne d’unicorne.

XVI
DE L’ÎLE AMORPHE
À Franc-Nohain.

Cette île est semblable à du corail mou, amiboïde et protoplasmique : ses arbres différaient peu du geste de limaçons qui nous auraient fait les cornes. Son gouvernement est oligarchique. L’un de ses rois, ainsi que nous l’indiqua la hauteur de son pschent, vit du dévouement de son sérail ; pour échapper à la justice de ses Parlements, laquelle ne procède que d’envie, il a rampé par les égouts jusqu’au-dessous du monolithe de la grande place et l’a rongé jusqu’à ne laisser qu’une croûte épaisse de deux doigts. Et ainsi il est à deux doigts de la potence. Semblable à Siméon Stylite, il s’isole dans cette colonne creuse, car il est de mode aujourd’hui de ne loger sur la plate-forme du chapiteau que les statues, qui sont les meilleures cariatides des intempéries. Il travaille, dort, aime et boit sur la verticalité d’une grande échelle, et n’a point d’autre lampe de ses veilles que la pâleur de sa noce. L’une de ses moindres découvertes est l’invention du tandem, qui étend aux quadrupèdes le bénéfice de la pédale. Un autre, versé dans l’halieutique, fleurit de ses lignes les voies des chemins de fer de ceinture, comparables aux lits des rivières. Mais les trains, dont l’âge est sans pitié, chassent devant eux les poissons ou écrasent dans leur ventre l’embryon des morsures.

Un troisième roi a retrouvé la langue paradisiaque, intelligible même aux animaux, et perfectionné quelques-uns de ceux-ci. Il a fabriqué des libellules électriques et dénombré les innombrables fourmis par la figure du chiffre 3.

Un autre, remarquable par son visage glabre, nous instruisit de précieux artifices, nous rendant aptes à utiliser nos soirées perdues, consolider nos crédits ivres-morts, et conquérir, sans gaspillage de notre mérite, les récompenses de l’Académie française.

Celui-là mime les pensées des hommes par des personnages dont il n’a conservé que la partie supérieure du corps, afin qu’il n’y ait rien en eux que de pur.

Et celui-ci construit un gros livre, afin de compter les qualités du Français, lequel ne serait, aventure-t-il, pas moins brave que galant, ni galant que spirituel ; pour se donner tout à ce labeur, il a profité d’un moment d’inattention de sa jeune postérité pour la perdre dans la futaie d’une promenade de province. Et pendant que nous banquetions en sa compagnie, et des autres rois, sur les divers degrés de la grande échelle, Bosse-de-Nage étant chargé d’en caler le pied, les cris sur la place mage des vendeurs de journaux nous informaient que ses neveux s’enquéraient ce jour-là, comme les précédents, du vénérable disparu, désespérément sous les quinconces.

XVII
DE L’ÎLE FRAGRANTE
À Paul Gauguin.

L’île Fragrante est toute sensitive, et fortifiée de madrépores qui se rétractèrent, à notre abord, dans leurs casemates corallines. L’amarre de l’as fut enroulée autour d’un grand arbre, balancé au vent comme un perroquet bascule dans le soleil.

Le roi de l’île était nu dans une barque, les hanches ceintes de son diadème blanc et bleu. Il était drapé en outre de ciel et de verdure comme la course en char d’un César, et roux comme sur un piédestal.

Nous lui fîmes raison de liqueurs fermentées dans des hémisphères végétaux.

Sa fonction est de sauvegarder pour son peuple l’image de ses Dieux. Il en fixait un avec trois clous au mât de la barque, et ce fut comme une voile triangulaire, ou l’or équilatéral d’un poisson séché rapporté du septentrion. Et au-dessus de la demeure de ses femmes, il a enchaîné les pâmoisons et les torsions d’amour avec un ciment divin. Hors de l’entrelacs des seins jeunes et des croupes, des sibylles constatent la formule du bonheur, qui est double : Soyez amoureuses, et Soyez mystérieuses.

Il possède aussi une cithare, qui a sept cordes de sept couleurs, qui sont les éternelles ; et une lampe dans son palais alimentée des sources odorantes de la terre. Quand le roi chante, le long du rivage, sur sa cithare, ou élague avec une hache des images de bois vivant, les pousses qui défigureraient la ressemblance des Dieux, ses femmes terrent aux creux des lits, le poids de la peur chu sur leurs reins du regard de veilleuse de l’Esprit des Morts, et de la porcelaine parfumée de l’œil de la grande lampe.

Comme l’as débordait des récifs, nous vîmes les femmes du roi chasser de l’île un petit cul-de-jatte, herbu comme un crabe vieillot d’algues vertes ; un maillot de lutteur de foire singeait sur son torse nabot la nudité du roi. Il sautela de ses poings encestés, et du ronflement des roulettes de sa base voulut poursuivre et gravir la plate-forme de l’Omnibus de Corinthe, qui croisait notre route ; mais un tel bond n’est donné qu’à plusieurs. Et il chut misérablement, fêlant sa cuvette postérieure d’une fente moins obscène que risible.

XVIII
DU CHÂTEAU-ERRANT, QUI EST UNE JONQUE
À Gustave Kahn.

Faustroll, l’œil sur la calamite, conclut que nous ne devions plus être très éloignés du nord-est de Paris. L’ayant d’abord entendue, nous aperçûmes bientôt la vitre verticale de la mer, contenue par une fortification des plantes toutes en racines qui servent de squelette au sable ; et glissâmes sur la longue plage lisse et baile, entre la viscosité des brise-lames pareils à de parallèles léviathans.

Le ciel étamé figurait renversés les monuments de l’autre côté du sommeil vert des carcasses ; des vaisseaux y passèrent à l’envers, symétriques à d’invisibles futurs, puis l’image des toits encore lointains du château des Rythmes.

Hespaillier infatigable, je tirai les avirons plusieurs heures, sans que Faustroll parût découvrir l’abord enfin proche du château fuyant selon des mirages ; après des rues étroites de maisons désertes espionnant notre venue par les yeux à facettes de compliqués miroirs, nous touchâmes de la fragilité sonore de notre proue l’escalier de bois ajouré du nomade édifice.

Nous tirâmes l’as sur le rivage, et Bosse-de-Nage enfouit les agrès et les trésors dans une grotte profonde.

« Ha ! ha ! » dit-il, mais nous n’écoutâmes point la suite de son discours.

Le palais était une bizarre jonque sur une eau calme ouatée de sable ; Faustroll m’affirma des Atlantides dessous. Des goélands oscillaient comme les batails de la cloche bleue du ciel, ou les ornements de la libration d’un gong.

Le seigneur de l’île vint à pied, bondissant à travers le jardin planté de dunes. Il avait une barbe noire et une armure de corail vieux, et à plusieurs doigts des anneaux d’argent où languissaient des turquoises. Nous bûmes du skhiedam et des bières amères, aux intervalles de toutes les sortes de viandes fumées. Les heures étaient sonnées par des timbres de tous les métaux. Dès que l’amarre eut été détachée par notre fadrin laconique, le château croula et mourut, et reparut miré dans le ciel, des lieues plus loin, la grande jonque éraillant le feu du sable.

XIX
DE L’ÎLE DE PTYX
À Stéphane Mallarmé.

L’île de Ptyx est d’un seul bloc de la pierre de ce nom, laquelle est inestimable, car on ne l’a vue que dans cette île, qu’elle compose entièrement. Elle a la translucidité sereine du saphir blanc, et c’est la seule gemme dont le contact ne morfonde pas, mais dont le feu entre et s’étale, comme la digestion du vin. Les autres pierres sont froides comme le cri des trompettes ; elle a la chaleur précipitée de la surface des timbales. Nous y pûmes aisément aborder, car elle était taillée en table, et crûmes prendre pied sur un soleil purgé des parties opaques ou trop miroitantes de sa flamme, comme les antiques lampes ardentes. On n’y percevait plus les accidents des choses, mais la substance de l’univers, et c’est pourquoi nous ne nous inquiétâmes point si la surface irréprochable était d’un liquide équilibré selon des lois éternelles, ou d’un diamant impénétrable, sauf à la lumière qui tombe droit.

Le seigneur de l’île vint vers nous dans un vaisseau : la cheminée arrondissait des auréoles bleues derrière sa tête, amplifiant la fumée de sa pipe et l’imprimant au ciel. Et au tangage alternatif, sa chaise à bascule hochait ses gestes de bienvenue.

Il tira de dessous son plaid quatre œufs, à la coque peinte, qu’il remit au docteur Faustroll, après boire. À la flamme de notre punch l’éclosion des germes ovales fleurit sur le bord de l’île : deux colonnes distantes, isolement de deux prismatiques trinités de tuyaux de Pan, épanouirent au jaillissement de leurs corniches la poignée de main quadridigitale des quatrains du sonnet ; et notre as berça son hamac dans le reflet nouveau-né de l’arc de triomphe. Dispersant la curiosité velue des faunes et l’incarnat des nymphes désassoupies par la mélodieuse création, le vaisseau clair et mécanique recula vers l’horizon de l’île son haleine bleutée, et la chaise hochante qui saluait adieu[1].

XX
DE L’ÎLE DE HER, DU CYCLOPE, ET DU GRAND CYGNE
QUI EST EN CRISTAL
À Henri de Régnier.

L’île de Her, comme l’île de Ptyx, est d’une seule gemme, encorbellée de fortifications octogonales, et semblable au bassin d’une fontaine de jaspe. Le plan l’indiquait île de Herm, parce qu’elle est païenne et consacrée à Mercure ; et les gens du pays l’appelaient île de Hort, à cause des jardins magnifiques. Faustroll m’enseigna qu’il ne faut lire dans un nom que son antique et authentique racine, et que celle qui est la syllabe her, comme d’un arbre généalogique, vaut autant à dire que Seigneuriale.

La surface de l’île (il était naturel que les îles nous parussent comme des lacs, en notre navigation de terre ferme) est d’eau immobile, comme d’un miroir ; et l’on ne conçoit pas qu’y glisse une barque, sinon comme un ricochet effleure ; car ce miroir ne réfléchit pas de rides, même siennes. Néanmoins y vogue un grand cygne, tel que la candeur d’une houppe à poudre, et quelquefois, sans s’interrompre de l’ambiant silence, il bat des ailes. Quand le vol de l’éventail se fait assez rapide, à travers sa transparence on découvre toute l’île, et il s’épanouit comme un jet d’eau pavonne.

Il n’y a pas d’exemple que les jardiniers de l’île de Her aient laissé redescendre un jet d’eau sur le bassin, dont il dépolirait la surface ; les touffes s’étendent à quelque hauteur en nappe horizontale comme des nuages ; et les deux miroirs parallèles du sol et du ciel sauvegardent comme deux aimants éternellement face à face leur réciproque vacuité.

Toute l’habitude du pays est solennelle, comme au siècle aboli où ce mot signifiait coutumier.

Le seigneur de l’île est un Cyclope, mais nous n’eûmes pas à renouveler les stratagèmes d’Ulysse. Devant son œil frontal était suspendue la ferronnière de deux miroirs au tain d’argent, adossés l’un à l’autre dans un cadre de Janus. Faustroll calcula que le double tain était épais exactement de centimètres 1,5 × 10-5. Il réfléchissait vers nous la lumière comme l’escarboucle de la guivre, et le seigneur de l’île, me dit le docteur, discernait clairement, à travers, les choses ultra-violettes qui nous étaient interdites.

Il s’avança à petits pas entre une double haie de roseaux, qui s’étaient taillés à son ordre selon la hiérarchie surannée de la syrinx ; ses majordomes nous servirent de sucre et de quartiers de poncire.

Ses femmes, dont les robes s’épandaient selon les ocellures de la queue des paons, nous donnèrent le divertissement de danses sur les pelouses vitrées de l’île ; mais quand elles relevèrent leurs traînes pour marcher sur le gazon moins glauque que de l’eau, comme Balkis mandée de Saba par Salomon découvrit ses pieds d’âne dans la salle parquetée de cristal, à la vue des sabots capripèdes et des jupes de toison saisis d’effroi nous nous jetâmes dans l’as au pied des perrons de jaspe, et je tirai les rames, et Bosse-de-Nage traduisit heureusement la stupeur commune :

« Ha ha ! » dit-il ; mais la peur, sans doute, lui coupa la parole.

Et je reculai loin de l’île, perpendiculairement assez pour que la tête de Faustroll me cachât en peu de temps le regard du seigneur de Her, et, pareil à la lunette miroitante de la vigie d’un sémaphore, l’œil artificiel dans son orbite de burgau.

XXI
DE L’ÎLE CYRIL
À Marcel Schwob.

L’île Cyril nous parut d’abord comme le feu rouge d’un volcan, ou d’un punch de sang éclaboussant par la chute d’étoiles filantes. Puis nous vîmes qu’elle était mobile, cuirassée et quadrangulaire, avec une hélice aux quatre angles, selon les quatre demi-diagonales d’arbres indépendants, lui soumettant toutes les directions. Nous sûmes l’avoir approchée à portée de canon, à ce qu’un boulet emporta l’oreille droite et quatre dents de Bosse-de-Nage.

« Ha ha ! » bégaya le papion ; mais un cylindrocône d’acier sur l’apophyse zygomatique gauche fit rebrousser chemin à sa troisième parole. Et sans attendre une réponse plus étendue, l’île cinétique hissa la tête de mort et le chevreau, et Faustroll pavillon de la Grande-Gidouille.

Après ces salutations, le docteur but joyeusement du gin avec le capitaine Kid, et réussit à le dissuader d’incendier l’as (qui était, malgré son vernis de paraffine, incombustible) et de pendre, après nous avoir dépouillés, Bosse-de-Nage et moi-même à la grande vergue, parce que l’as n’avait pas de grande vergue.

On pêcha de concert des singes dans une rivière, à l’horreur démantibulée de Bosse-de-Nage, et nous visitâmes l’intérieur de l’île.

Comme la lueur rouge du volcan aveugle, on arrive à n’y voir pas plus que dans une obscurité sans reflet, mais pour suivre l’opaque ondulation de la lave éblouissante, il y a des enfants qui parcourent l’île avec des lampes. Ils naissent et meurent sans vieillesse dans les tronçons de péniches vermoulues, sur le rivage d’une onde vert-bouteille. Les abat-jour y errent à la manière de crabes glauques et roses ; et, plus avant dans les terres, où nous nous réfugiâmes au plus vite, à cause des bêtes marines qui désolent le sable du reflux, dorment leurs ombelles couleur du temps. Les lampes et le volcan exhalent une livide lumière, comme le fanal gauche de la barque des limbes.

Après boire, le capitaine, se réjouissant dans sa moustache recourbée, du calame de son cimeterre d’abordage et d’une encre de poudre et de gin, tatoua sur le front de notre mousse économe de discours, ces mots bleus : Bosse-de-Nage, cynocéphale papion, ralluma sa pipe à la lave, et donna ordre aux enfants-luisants d’escorter l’as jusque dans la mer ; et l’adieu nous suivit vers le large des paroles de Kid et des lumières sobres, comme des méduses dépolies.

XXII
DE LA GRANDE ÉGLISE DE MUFLEFIGUIÈRE
À Laurent Tailhade.

Nous entendions déjà les cloches, comme de tous les carillons du Brabant, d’ébène, d’érable, de chêne, d’acajou, de corme et de peuple de l’île Sonnante, quand je me reconnus entre deux murs noirs, sous une voûte, puis parmi l’éblouissement d’une verrière continue. Le docteur, sans daigner me prévenir, des cordes de soie de sa barre avait décoché l’as au milieu du grand portail de l’église cathédrale de Muflefiguière. Sur les dalles de la nef, à laquelle la nôtre fut symétrique, mes avirons grincèrent comme la toux, préface d’attention, des pieds de chaises que l’on remue.

Le prêtre Jean montait en chaire.

La terrifique forme guerrière et sacerdotale fulgura sur l’assemblée. Des mailles d’aubergeon alternées de rubis balais et de diamants noirs, tissaient sa chasuble. En guise de patenôtres, brimballaient sur sa hanche droite une guiterne en bois d’olivier, sur la gauche, sa grande épée à deux mains, entée pour garde d’un croissant d’or, dans son fourreau de peau de céraste.

Son sermon fut rhétorique et bien latin, attique et asiatique tout ensemble ; mais je ne comprenais point pourquoi il était retentissant des solerets aux gantelets, ni les périodes ordonnées comme les reprises d’une passe d’armes.

Tout à coup, d’un fauconneau qui était lié sur une dalle en contre-bas, à quatre chaînes de fer, jaillit un boulet de bronze, dont le chargement effondra la tempe droite de l’orateur, partageant l’armet jusqu’à la tonsure, dénudant le nerf optique et le cerveau quant au lobe droit, sans émouvoir la forteresse de l’entendement.

Simultanément à la fumée du fauconneau, une buée âcre sortit des gorges du peuple et figura par sa condensation un monstre épais au pied de la chaire.

Ce jour-là j’ai vu le Mufle. Il est honorable et bien proportionné, de tout point pareil au bernard-l’hermite ou pagure, comme Dieu est infiniment semblable à l’homme. Il a des cornes qui lui servent de nez et de papilles de langue, en figure de longs doigts qui lui sortiraient de l’œil ; deux pinces inégales et dix pattes en tout ; et, comme le pagure, n’étant vulnérable que du fondement, il le réfugie, et son sexe élémentaire, dans une coquille dérobée.

Le prêtre Jean tira sa grande épée et voulut assaillir le mufle, à la notable anxiété des assistants. Faustroll demeura impassible, et Bosse-de-Nage, outre mesure intéressé, s’oublia au point de penser visiblement :

« Ha ha ! »

Mais il ne dit mot, de peur d’outrepasser sa pensée.

Le Mufle reculait, la pointe de sa coquille la première, faisant ranger les gens ; et ses pinces mâchonnaient comme des bouches qui bredouillent. La lame surgie étincelante du fourreau de peau de céraste, s’ébréchait même sur les poils de la carapace des membres.

Alors Faustroll mit en œuvre l’as. Tirant avec plus de violence ses guides il courba plus sensiblement l’as ; car sa barre ne commandait point un gouvernail plat à l’arrière, mais cintrait, depuis l’avant, la longue quille à droite, à gauche, en haut, en bas, selon sa volonté d’aller ; et la toile de cuivre étroit fut comme le rougeoiement d’un croissant ; et moi happant de mes ventouses le hasard terse du granit, le docteur me conduisit au monstre. Et à l’entour notre navigation se contourna comme l’anneau nuptial du baiser de Narcisse d’un amphisbène.

Le prêtre Jean joignit par cet artifice aisément le Mufle, qui avait acquis quelque avance pendant que son adversaire descendait ses douze marches, vers son niveau ; l’aveignit de la coquille avec la poignée fourchue de l’épée, et lui partagea le fondement en autant de parts qu’il y avait de personnes présentes dans la nef ; mais ni lui-même, ni nous, sauf Bosse-de-Nage, n’y voulûmes goûter.

Et le combat aurait été en toutes ses péripéties l’image d’une course espagnole, si le taureau Cul-de-Coquille n’avait cherché l’estocade au bout de sa fuite circulaire et non de franc heurt.

Or le prédicateur gemmé remonta en chaire, pour sa péroraison. Et les ouailles purgées de l’humeur crasse de la possession du Mufle, lui applaudirent.

Quant à nous, nous repartîmes vers les proches cloches de l’île Sonnante, sans que Faustroll consultât les astres plus outre, la route illuminée par les projections, selon des voies en étoile hors de l’église, des hauts vitraux versicolores comme des paroles.

XXIII
DE L’ÎLE SONNANTE
À Claude Terrasse.

« Heureux le sage, dit le Chi-Hing, qui dans la vallée où il vit solitaire, se plaît à entendre le son des cymbales ; seul, dans son lit, s’éveillant, il s’écrie : Jamais, je le jure, je n’oublierai le bonheur que j’éprouve ! »

Le seigneur de l’île, nous ayant salué en ces termes, nous mena à ses plantations, fortifiées d’éoliens balisages de bambous. Les plantes les plus communes y étaient les taroles, le ravanastron, la sambuque, l’archiluth, la pandore, le kin et le tché, la turlurette, la vina, le magrepha et l’hydraule. Dans une serre érigeait ses cous nombreux et son haleine de geyser l’orgue à vapeur donné à Pépin en 757 par Constantin Copronyme, et importé dans l’Ile Sonnante par sainte Corneille de Compiègne. On y respirait encore l’octavin, le hautbois d’amour, le contrebasson et le sarrusophone, le biniou, le zampogna, le bag-pipe ; la chérée du Bengale, l’hélicon contrebasse, le serpent, le cœlophone, les saxhorns et l’enclume.

La température de l’île est modérée selon la consultation de thermomètres appelés sirènes. Au solstice d’hiver, la sonorité atmosphérique tombe du jurement du chat au vrombissement de la guêpe, du bourdon et à la vibration d’aile de mouche. Au solstice d’été, toutes les plantes susnommées fleurissent, jusqu’à la chaleur suraiguë du vol des insectes au-dessus des herbes de notre terre. La nuit, Saturne y choque son sistre en son anneau. Le soleil et la lune y éclatent, à l’aube et au crépuscule, comme des cymbales divorcées.

« Ha ha, » commença Bosse-de-Nage désireux d’assurer sa voix avant de la mêler à la musique universelle ; mais les deux astres se heurtèrent en un baiser réconcilié, et le planteur célébra cet événement retentissant :

« Heureux le sage, s’écria-t-il, qui, sur le penchant d’une montagne, se plaît au son des cymbales ; seul dans son lit en s’éveillant, il chante : Jamais, je le jure, mes désirs n’iront au delà de ce que je possède ! »

Et Faustroll, avant de prendre congé, but avec lui du génépi distillé sur les sommets, et l’as exhala sous mes rames sa route chromatique. Sur deux styles élevés vers les deux astres qui sonnaient les heures d’union et de division de la touche noire et de la touche diurne, un petit enfant nu et un vieillard blanc chantaient vers le double disque d’argent et d’or :

Nocte dieque bibamus

Le vieillard mugit la sélection des syllabes immondes, et le soprano séraphique reprit, en se joignant au chœur des anges, des Trônes, des Puissances et des Dominations :

« ... pet, a-mor mor, oc-cu-pet, cu, pet, a-mor oc-cu, semper nos amor occupet. »

Et comme l’énergumène à barbe blanche achevait dans un cri grave et une obscène contorsion la phrase coprolalique, de notre as, abordé sous la stèle du corps puérile et potelé, nous discernâmes choir l’armure de carton émaillé ou de pâte de guignol et fleurir la barbe sordide du nain sixtin de quarante-cinq ans.

De son trône parfumé de harpes, le seigneur de l’île se glorifiait que sa création fût bonne, et nous entendîmes vers notre éloignement cette mélodie :

« Heureux le sage qui sur la colline où il habite, se plaît à entendre le son des cymbales ; seul dans son lit, en s’éveillant, il demeure en repos, et jure que jamais il ne révélera au vulgaire le motif de sa joie ! »

XXIV
DES TÉNÈBRES HERMÉTIQUES, ET DU ROI QUI ATTENDAIT LA MORT
À Rachilde.

Ayant passé le fleuve Océan, qui est fort analogue, pour la stabilité de sa surface, à une vaste rue ou boulevard, nous arrivâmes au pays des Cimmériens et des Ténèbres hermétiques, qui en diffère comme peuvent différer deux plans non liquides, par la grandeur et la division. L’endroit où se couche le soleil a la figure, entre les replis inclus au mésentère de la Ville, de l’appendice vermiculaire d’un cæcum. Il foisonne d’impasses et culs-de-sacs, dont quelques se dilatent en cavernes. C’est dans l’une que l’astre quotidien s’arrondit. Pour la première fois je compris qu’il était possible d’atteindre le dessous de l’horizon sensible et de voir le soleil de si près.

Il y a un crapaud monstrueux dont la bouche affleure la surface de l’Océan et dont la fonction est de dévorer le disque chu, comme la lune mange les nuages. Il s’agenouille quotidiennement à sa communion circulaire ; aussitôt la vapeur lui sort du naseau, et s’élève la grande flamme qui sont les âmes de quelques-uns. C’est ce que Platon disait la répartition par le sort des âmes hors du pôle. Et son agenouillement, par la structure de ses membres, est aussi un accroupissement. La durée de sa jubilation déglutissante est donc sans dimension ; et comme il digère selon une ponctualité vigoureuse, son intestin n’a point conscience de l’astre transitoire, qui n’est d’ailleurs point assimilable. Il se contourne un conduit dans la diversité souterraine de la terre, et remonte par l’autre pôle, où il se purge des excréments dont il s’est souillé. C’est de cette laisse que naît le diable Pluriel.

Au pays où le soleil se couche perpétuel, il y a un roi, préposé à sa garde et de destin parallèle, qui attend quotidiennement la mort ; il croit qu’une nuit demeurera une fois pérennelle, et s’enquiert des digestions du crapaud de l’horizon. Mais il n’a pas le temps de considérer l’astre qui se hâte, panse librante, dans la caverne voisine : il a un miroir sur le nombril qui le lui réfléchit. Son seul loisir s’édifie en un château de cartes, auquel il ajoute chaque matin un étage, où viennent orgier, une fois le mois, les seigneurs des îles transpontines. Quand le château aura un trop grand nombre d’étages, l’astre le heurtera dans sa course et ce sera un considérable cataclysme. Mais le roi a eu le soin judicieux de ne le point ériger dans le plan de l’écliptique. Et le château s’équilibre en raison directe de sa hauteur.

Comme il faisait soir, quand Bosse-de-Nage tira notre as sur le rivage, le roi selon sa coutume attendait la mort et le crapaud bayait, fonctionnellement. Le palais était tendu de noir et l’on avait préparé des chaises longues pour les corps et des philtres afin d’obscurcir la conscience des agonies. Bosse-de-Nage, quoique ne le professant point par une loquacité inconsidérément variée, se piquait d’être déontologue, et se crut obligé de revêtir un habit noir et de couronner son crâne, semblable à une cucurbite malintentionnée, d’un chapeau belge dont les vibrations lumineuses s’accumulaient en longueurs d’onde égales à celles de son costume, et dont la figure simulait la moitié d’un globe défunt.

Et la nuit supputa ses heures, à ce point qu’on alluma des lampes.

Brusquement le côlon descendant du crapaud mugit, et le bol inalimentaire de feu pur reprit sa route coutumière vers le pôle du diable Pluriel.

La métamorphose fut manifeste du deuil des tentures en un incarnat clair. On se réjouit des philtres par le canal des chalumeaux, et des petites femmes ayant été établies sur la rutilance des chaises longues, Bosse-de-Nage crut qu’il était arrivé d’aller aux sens :

« Ha ha ! » constata-t-il d’une façon sommaire, mais il vit que nous avions deviné sa pensée, et surtout surpris crouler sur le tapis, avec le fracas récalcitrant d’un hérisson de fer battu, la naïveté de son chapeau belge.


LIVRE IV

CÉPHALORGIE

XXV
DE LA MARÉE TERRESTRE ET DE L’ÉVÊQUE MARIN MENSONGER
À Paul Valéry.

Faustroll prit congé quand la nuit était suspendue encore, comme un pape, à quatre des points cardinaux. Et comme je lui demandais pourquoi il ne restait point boire jusqu’à la suivante chute momentanée du soleil, il se leva dans l’as, et, les pieds sur la nuque de Bosse-de-Nage, il sondait à l’avant de notre route.

Il me confia qu’il avait peur d’être surpris, le temps de syzygie touchant à sa fin, par la marée descendante. Et je fus saisi de crainte, parce que nous voguions toujours où il n’y avait pas d’eau, entre l’aridité des maisons, et côtoyions présentement les trottoirs d’une place poussiéreuse. Je compris que le docteur parlait de la marée de la terre, et crus qu’il était ivre, ou moi, et que le sol fuyait au nadir, comme un bas virtuel dérobé par un cauchemar. Je sais maintenant qu’outre le flux de ses humeurs et la diastole et systole qui meuvent son sang circulaire, la terre bande des muscles intercostaux et respire vers le rythme de la lune ; mais la régularité de cette respiration est douce, et peu d’hommes en sont informés.

Faustroll prit des hauteurs d’astres, qu’il scrutait aisément devant la taie du ciel d’une rue étranglée, et me dit de noter que le rayon terrestre, par la dénivellation du reflux, était déjà raccourci de centimètres 1,4 × 10-6 ; donnant ordre à Bosse-de-Nage de jeter l’ancre, et protestant que le seul prétexte, digne de sa Doctrine, d’un terme à notre chemin errant, était que sous nos pieds l’épaisseur de la terre jusqu’à son centre n’était plus assez honorablement profonde.

Or il était midi, l’étroitesse de la ruelle déserte comme un intestin à jeun, et nous faisions relâche, inscrivaient les chiffres des murs, devant la quatre mille quatrième maison de la rue de Venise.

Entre les rez-de-chaussée au sol battu, vu par des portes plus larges que la rue mais moins béantes que l’attente des femmes sur l’uniformité de leurs lits, Faustroll agitait la question de garer l’as dans un abri profond, quand, enseigné par lui, je fus assez peu surpris de la surrection, au seuil d’un des plus ras et bas bouges, d’un homme marin distrait du treizième livre, celui des Monstres, d’Aldrovandus ; ayant la figure d’un évêque, et de ceux singulièrement qu’on pêchait, aux temps dits par le livre, sur les côtes de Pologne.

Sa mitre était d’écailles et sa crosse comme le corymbe d’un tentacule recourbé ; sa chasuble, que je touchai, tout incrustée de pierres des abîmes, se levait aisément devant et derrière, mais, par la pudique adhérence du derme, assez peu par-delà le surgenou.

L’évêque marin Mensonger s’inclina devant Faustroll, donna à Bosse-de-Nage une figue d’oreille en pur don ; et, l’as inculqué dans la demeure voûtée et la valve de la porte reclose, il me présenta à Visité, sa fille, et à ses deux fils, Distingué et Extravagant. Puis il s’enquit s’il nous agréait de succinctement :

XXVI
BOIRE
À Pierre Quillard.

Or Faustroll soulevait de sa fourchette vers ses dents cinq jambons entiers, rôtis et désossés, de Strasbourg, de Bayonne, des Ardennes, d’York et de Westphalie, dégouttants de Johannisberger, et la fille de l’évêque, à genoux sous la table, remplissait derechef chaque unité de la file ascendante des coupes hectolitres de la chaîne sans fin, qui traversait la table devant le docteur et passait vide près du siège élevé de Bosse-de-Nage ; je m’altérais par la déglutition d’un mouton rôti vivant par sa course imbibée de pétrole jusqu’à la halte du cuit-à-point ; Distingué et Extravagant buvaient comme l’acide sulfurique anhydre, ainsi que je l’avais osé préjuger à leurs noms, et trois de leurs gueules eussent comblé un stère ; cependant l’évêque Mensonger se sustentait exclusivement d’eau claire et de pipi de rat.

Il avait associé jadis cette dernière substance au pain et au fromage de Melun, mais était arrivé à supprimer la superfétatoire vanité de ces condiments solides. Il humait l’eau d’une carafe d’or aminci jusqu’à la longueur d’onde de la lumière verte, servie sur le plateau de fourrure (et non de pelleterie, l’évêque se voulant raffiné) du renard fraîchement écorché d’un ivrogne, de saison, bien égal au vingtième du poids. Un tel luxe n’est pas donné à tous : l’évêque entretenait des rats à grands frais, et, dans des salles pavées d’entonnoirs, tout un sérail d’ivrognes, dont il imitait les discours :

« Vous croyez, dit-il à Faustroll, qu’une femme peut être nue ? À quoi reconnaissez-vous la nudité d’une muraille ?

— Quand elle est dépourvue de fenêtres, portes et autres ouvertures, professa le docteur.

— C’est bien conclu, reprit Mensonger. Les femmes nues ne sont jamais nues, et principalement les vieilles. »

Il but un grand trait à même sa carafe, dont le point de sustentation au visqueux tapis s’érigea, comme une racine dont on viole la sépulture. Le monte-charge caténoïdal des coupes pleines de liquide ou de vent psalmodiait comme l’incision au ventre d’une rivière du chapelet d’un toueur illuminé.

« Présentement, continua l’évêque, buvez et mangez. Visité, sers-nous du homard !

— N’a-t-il pas été de mode à Paris, hasardai-je, de s’offrir par courtoisie de ces animaux, comme un priseur tend sa tabatière ? mais les gens, à ce que j’ai ouï dire, avaient coutume de les décliner, alléguant que c’étaient des pluripèdes velus et d’une malpropreté repoussante.

— Ho hu, ho hu, condescendit l’évêque. Les homards sont malpropres et non épilés, c’est une preuve peut-être qu’ils sont libres. Sort plus noble que celui de cette boîte de corned-beef, que vous portez en sautoir, docteur navigateur, comme l’étui d’une jumelle salée à travers laquelle vous aimez scruter les hommes et les choses.

« Or, écoutez :

Le homard et la boîte de corned-beef que portait
le docteur Faustroll en sautoir.
FABLE
À A.-F. Hérold.

Une boîte de corned-beef, enchaînée comme une lorgnette,
Vit passer un homard qui lui ressemblait fraternellement.
Il se cuirassait d’une carapace dure
Sur laquelle était écrit qu’à l’intérieur, comme elle, il était sans arêtes,
(Boneless and economical) ;
Et sous sa queue repliée
Il cachait vraisemblablement une clé destinée à l’ouvrir.
Frappé d’amour, le corned-beef sédentaire
Déclara à la petite boîte automobile de conserves vivante
Que si elle consentait à s’acclimater,
Près de lui, aux devantures terrestres,
Elle serait décorée de plusieurs médailles d’or.

— Ha ha, » médita Bosse-de-Nage, mais il ne développa pas ses idées d’une façon plus complète.

Et Faustroll interrompit la frivolité des propos par un grand discours.

XXVII
CAPITALEMENT

Le docteur Faustroll commença :

« Je ne crois pas qu’un meurtre inconscient soit pour cela sans raison : il est sans ordre donné par nous, sans lien avec les phénomènes précédents de notre moi, mais il suit certainement un ordre extérieur, il est dans l’ordre des phénomènes extérieurs, et il a une cause perceptible par les sens, qui par conséquent est un signe.

« Je n’ai jamais eu envie de tuer qu’après la vision de la tête d’un cheval, qui est devenue pour moi un signe, ou un ordre, ou très exactement un signal, comme le pouce levé dans les cirques, qu’il fallait frapper ; et de peur que vous souriiez, je vous expliquerai qu’il y a sans doute à cela plusieurs raisons.

« La vue d’une chose très laide porte certainement à faire ce qui est laid. Or le laid est le mal. La vue d’un état immonde incite aux plaisirs immondes. L’aspect d’un mufle féroce et où l’on découvre les os pousse à l’acte féroce et au déshabillage des os. Or il n’y a pas au monde d’objet aussi laid que la tête d’un cheval, sinon celle de la sauterelle, laquelle est presque exactement pareille, moins la dimension gigantesque. Et vous savez que le meurtre du Christ fut préfiguré par ceci, que Mosché, afin que pussent s’accomplir les Écritures, avait permis de manger du bruchus, de l’attacus, de l’ophiomachus et de la locuste, qui sont les quatre espèces de sauterelles.

— Ha ha ! fit Bosse-de-Nage en manière de digression, mais il ne sut trouver d’objection valable.

— Et encore, poursuivit imperturbablement Faustroll, la sauterelle est-elle un animal en quelque sorte pas monstrueux, ayant ses membres normalement conformés, alors que le cheval, né pour la déformation indéfinie, a déjà acquis, depuis l’origine de son espèce, quoique ayant été doué par la nature de quatre pieds garnis de doigts, de répudier un certain nombre de ces doigts et de sauteler sur quatre ongles solitaires, exagérés et calleux, comme un meuble glisse sur quatre roulettes. Le cheval est une table tournante.

« Mais la tête seule, sans que je sache définir pourquoi, peut-être pour la seule énormité de ses dents et le rictus abominable qui lui est naturel, est pour moi le signe de toute férocité, ou plutôt le signe de la mort. Et l’Apocalypse n’a dit autre chose pour signifier le quatrième fléau, que : « La Mort était montée sur un cheval pâle ». Ce que j’interprète ainsi : « Ceux que vient visiter la Mort aperçoivent d’abord la tête du cheval. Et les homicides de la guerre sont nés de l’équitation.

« Maintenant, si vous êtes curieux de savoir pourquoi dans la rue, où la tête horrible se multiplie devant tous les véhicules, je suis rarement incité au meurtre, je répondrai qu’un signal, pour être entendu, veut être isolé, et qu’une multitude n’a pas qualité pour donner un ordre ; et de même que pour moi mille tambours ne font pas autant de bruit qu’un seul tambour, et que mille intelligences forment une cohue mue par l’instinct, un individu n’est pas pour moi un individu, qui se présente en même temps que plusieurs de ses pareils, et je soutiens qu’une tête n’est une tête que séparée de son corps.

« Et le baron de Munchausen ne fut jamais plus brave à la guerre et apte au massacre que le jour où, la herse franchie, il s’aperçut qu’il avait laissé de l’autre côté de la poutre tranchante la moitié de sa monture.

— Ha ha ! s’écria Bosse-de-Nage avec à-propos ; mais l’évêque Mensonger l’interrompit pour conclure :

— Enfin, docteur, tant que nous ne converserons point avec vous en présence d’un cheval décapité — et on équarrit jusqu’à présent les solipèdes au lieu de les guillotiner — il nous sera permis de considérer vos tentations meurtrières comme un paradoxe agréable ».

Puis il nous endormit d’une harangue macaronique grecque dont je ne perçus, secouant mes oreilles, que le dernier parfait moyen :

« ..... ΣΕΣΟʹΥΛΑΣΘΑΙ. »
XXVIII
DE LA MORT DE PLUSIEURS, ET SINGULIÈREMENT DE BOSSE-DE-NAGE
À Monsieur Deibler, sympathiquement.
Le petit faucheur quarré, étant arrivé, se mit à travailler. Il ne donnait trait de faux qu’il n’abattît un quart de charretée de foin, ou plus, tant il s’étendoit ; et qui plus est il ne s’amusoit pas à battre sa faux ; mais quand elle ne tranchoit point, il la passoit sur le long de ses dents, et cela faisait frooooococ. Ainsi, il gagnoit temps.
Béroalde de Verville,
Le Moyen de Parvenir, XXIV.

Après boire, nous fîmes une promenade par des rues de brouillard, et Mensonger nous précédait. Personne, hors le docteur et moi-même, ne remarqua, l’épiscopalité de ses ornements donnant à penser au peuple qu’il était vraisemblablement un honnête homme, que de sa crosse il laissait choir les enseignes, ainsi que par mégarde, et les donnait gracieusement à porter à Bosse-de-Nage, lequel le remerciait de ce seul mot : « ha ha, » car il était ennemi, comme on sait, de tout verbiage oiseux.

Et je ne savais pas encore par quelle charité l’évêque laissait choir les enseignes.

Soudain le recroquevillement de la crosse se débrouilla à la ténacité d’un moulage doré, au-dessus d’une boucherie hippophagique. Le vol plané stationna du masque animal et du regard double de haut en bas.

Faustroll, très calme, alluma une petite bougie parfumée, qui brûla pendant sept jours.

Le premier jour, la flamme fut rouge, et divulgua le poison catégorique dans l’air, et la mort de tous les vidangeurs et militaires.

Le deuxième jour, des femmes.

Le troisième, des petits enfants.

Le quatrième, il y eut une remarquable épizootie chez ceux des quadrupèdes tolérés comestibles, à cette condition qu’ils ruminent et aient l’ongle divisé.

La combustion safranée du cinquième jour décima tous les cocus et clercs d’huissiers, mais j’étais d’un grade supérieur.

Le crépitement bleu du sixième jour hâta, jusqu’à l’immédiat, la fin des bicyclistes, de tous ceux du moins, sans exception, qui agrafent leurs pantalons de pattes de langouste.

La lumière se mua en fumée le septième, et Faustroll eut un peu de relâche.

Mensonger décrochait les enseignes avec ses mains, ayant requis la courte-échelle de Bosse-de-Nage.

Et le brouillard croula sans pesanteur en directions centrifuges, devant l’ouverture de la grande porte d’un manège ; et Faustroll fut ressaisi par sa démence.

L’évêque prit la fuite, non point si vite que Faustroll ne lui arrachât sa mitre vivante ; et moi, le docteur ne me toucha point, parce que j’étais cuirassé de mon nom Panmuphle.

Mais Faustroll s’accroupit sur le singe papion, lui écartelant les quatre membres au sol, et l’étranglant par derrière. Bosse-de-Nage fit signe qu’il voulait parler, et, le docteur ayant relâché la serre de ses ongles :

« Ha ha ! » dit-il en deux mots, et ce furent ses dernières paroles.

XXIX
DE QUELQUES SIGNIFICATIONS PLUS ÉVIDENTES DES PAROLES HA HA

…Je gage mes oreilles
Qu’il est dans quelque allée à bayer aux corneilles,
S’approchant pas à pas d’un ha ha qui l’attend,
Et qu’il n’apercevra qu’en s’y précipitant.

Piron.

Il convient de développer ici le coutumier et succinct discours de Bosse-de-Nage, afin qu’on sache que c’est à raisonnable dessein et non par moquerie, que nous l’avons toujours rapporté dans son entière étendue, avec la cause la plus vraisemblable de ses interruptions prématurées.

« Ha, ha », disait-il avec concision ; mais nous n’avons point à nous occuper de cet accident, qu’il n’ajoutait généralement rien autre chose.

D’abord il est plus judicieux d’orthographier AA, car l’aspiration h ne s’écrivait point dans la langue antique du monde. Elle dénonçait chez Bosse-de-Nage l’effort, le labeur servile et obligatoire, et la conscience de son infériorité.

A juxtaposé à A et y étant sensiblement égal, c’est la formule du principe d’identité : une chose est elle-même. C’en est en même temps la plus excellente réfutation, car les deux A diffèrent dans l’espace, quand nous les écrivons, sinon dans le temps, comme deux jumeaux ne naissent point ensemble, — émis par l’hiatus immonde de la bouche de Bosse-de-Nage.

Le premier A était peut-être congruent au second, et nous écririons volontiers ainsi : A ≡ A.

Prononcés assez vite, jusqu’à se confondre, c’est l’idée de l’unité. Lentement, de la dualité, de l’écho, de la distance, de la symétrie, de la grandeur et de la durée, des deux principes du bien et du mal.

Mais cette dualité prouve aussi que la perception de Bosse-de-Nage était notoirement discontinue, voire discontinue et analytique, inapte à toute synthèse et à toute adéquation.

On peut préjuger hardiment qu’il ne percevait que l’espace à deux dimensions, et était réfractaire à l’idée de progrès, qui implique la figure spirale.

Ce serait un problème compliqué d’étudier en outre si le premier A était cause efficiente du second. Contentons-nous de constater que Bosse-de-Nage ne proférant ordinairement que AA, et rien de plus (AAA serait la formule médicale Amalgamez), il n’avait évidemment aucune notion de la sainte Trinité, ni de toutes les choses triples, ni de l’indéfini, qui commence à trois, ni de l’inconditionné, ni de l’Univers, qui peut être défini le Plusieurs.

Ni d’autrui. Et le jour, en effet, où il fut marié, il éprouva bien que sa femme était sage avec lui, mais il ne sut point si elle était vierge.

Et dans sa vie publique, il ne comprit jamais l’usage, sur les boulevards, de kiosques de fer dont le nom vulgaire dérive de ce qu’ils sont divisés en trois prismes triangulaires et qu’on n’en peut utiliser à la fois qu’un tiers ; et il resta jusqu’à sa mort, selon le stigmate du capitaine Kid :

BOSSE-DE-NAGE
Cynocéphale papion,


souillant et dégâtant inconsidérément toutes choses.

C’est à dessein que nous avons omis de dire, ces sens étant fort connus, que ha ha est une ouverture dans un mur au niveau de l’allée d’un jardin, un trou-de-loup ou puits militaire destiné à faire écrouler les ponts en acier chromé, et que AA se peut encore lire sur les médailles frappées à Metz. Si l’as de Faustroll eût eu un beaupré, ha ha eût désigné la voile particulière placée sous le bout-dehors.


LIVRE V

OFFICIELLEMENT

XXX
DE MILLE SORTES DE CHOSES
À Pierre Loti.

Or l’évêque, décapité de sa mitre, allait mal à ses affaires, ayant accoutumé de n’y vaquer nisi in pontificalibus. C’est pourquoi il entra dans son cabinet, avitaillé de mille sortes de choses propres à exciter à cagar.

Sur la tablette où d’ordinaire des cylindres de papier se déroulent, un gros petit buste de jovial petit homme à barbe gocourte faisait son persil en vert scarabée.

Le jovial petit homme se dandina de droite et de gauche sur l’hémisphéricité de sa base, et l’évêque aurait reconnu, s’il eût fait auparavant le voyage, le cul-de-jatte coureur expulsé de l’île Fragrante. J’ai su depuis qu’il l’avait rencontré, à moins de frais et plus identique à lui-même, sur la pendule bourgeoise du salon d’une vieille dame. Le cul-de-jatte palmé se haussa sur les talons postiches de sa jatte, et offrit courtoisement à l’évêque un abstersif block-notes carré :

« Je l’avais réservé pour ma mère, dit-il, mais comme à elle (désignant l’améthyste de l’évêque) la foi chrétienne vous permet de lire avec sérénité les plus sombres choses. Vous n’avez pas encore essayé cette sorte de mes offices, mais vous verrez que c’est encore plus moi.

— Ce papier va donc..... ? dit l’évêque.

Lisez avec persévérance de tous vos yeux, voire du plus secret. Ce papier est souverain. Il vous en...ra tant, si vous saviez !

— Vous me décidez, dit Mensonger.

— Prenez donc place au milieu de ces piles de moins efficaces suppositoires. Il est temps : moi seul, je puis distinguer encore, derrière l’à peu près de ces mots accumulés, l’insondable abîme.

Il sauta allègrement dans le puits désigné, et comme un gantelet chevaucherait la rampe d’un escalier, le retentissement de sa jatte de zinc décrut le long de la double spire du tuyau de chute : mais les vers de MM. Déroulède et Yan-Nibor, enroulés en dedans du mirliton concave, le soutinrent de leurs pieds.

Lecture de l’Évêque
allant à ses affaires.
MORT DE LATENTE OBSCURE

Brr… brr… brr… brrr… chen… hatsch… Latente Obscure nous quitte… Brrr… brrr… Le pas douloureux a été franchi… brr… brr… L’oubli momentané qu’apporte le sommeil. Un vers. Alors elle va mourir Latente Obscure… Hen… ehen… Il gèle à pierre fendre… impression générale sinistre… brr… brr… elle est déjà à moitié dans l’abîme… hen hen… Larmes amères… le médecin déclare qu’elle ne passera pas la nuit… T’en iras-tu, grenouille ! dans les ténèbres inférieures ? — Elle va finir sa vie (Tambour voilé). Le froid pénètre jusqu’aux os (bis). Plan, rataplan ! (L’évêque fredonne joyeux.) À la suite du régiment, notre fidèle Mélanie, qui est d’une race de vieux serviteurs dévoués, devenus presque des membres de la famille

— Courage, ça va bien, cria d’en bas le petit homme. Continuez, ne craignez pas de m’incommoder : je coucherai tout à côté, dans la chambre arabe.

— La sombre lutte de la fin, constata l’évêque en sa lecture ; brrr… brrr… cauchemar angoissant. Instant horrible. Lisons par l’œil du verso : la suprême toilette, le pauvre corps, l’affreux petit lit, le grand lit, le front pâle, le cher visage, l’horrible petit lit.

Nous montons et descendons comme des fantômes, haletèrent les feuilles en leur service successif.

Ces palmes vertes, continua sans rémission l’évêque, posées en croix sur sa poitrine

— Merci de votre bon souvenir, téléphona l’habitant du tuyau. Je suis ravi de voir que vous ne nous quittez pas encore, assis sur le haut de ma cheminée. Le jour d’hiver bien pâle… figure sereine… suprême image, si jolie !

Vagues impressions, poursuivit modestement Mensonger.

Les traits pâles, le sourire doux ! Latente Obscure sourit si doucement

— Hen ! ehen… Impression obsédante, infiniment triste… Brr… brr… rataplan !

Les chères voix et les chers bruits… bons yeux souriants, très tristes

Latente Obscure nous a quittés !!! merci mon Dieu, exclama l’évêque en se levant.

— Merci, cria le petit homme à l’unisson. Un soleil chaud. Fenêtres ouvertes. Armoire grande, boîte petite. Je fume une cigarette d’Orient !

Peut-être est-ce la dernière fois, dit en se rasseyant l’évêque forcé soudain de reprendre sa lecture, et lisant d’une façon extraordinairement suivie, que le regret de Latente Obscure se produira en moi avec cette intensité et sous cette forme spéciale qui amène les larmes, puisque tout s’apaise, puisque tout devient coutume, s’oublie et qu’il y a un voile, une brume, une cendre, je ne sais quoi de jeté comme en hâte, brrrrr… et tout de suite sur le souvenir des êtres qui s’en sont retournés dans l’éternel rien, plan, plan, rataplan… Largesse ! largesse ! À éclaboussures, à feu et à sang ! À l’instar du rhinocéros. Sans discontinuer. Le chapelet des trépassés. Brrr… brr… Je m’hyplotise. Ho hu, ho hu ! Long comme une lance,

— Vous vous appelez Kaka-San ? interrogea au bout d’un temps le petit homme.

— Non, Mensonger, évêque marin, pour vous servir. Pourquoi ?

— Parce que Kaka-San avait fait des choses très malpropres dans sa boîte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin.

XXXI
DU JET MUSICAL

« Comment as-tu nom ?
— Maschemerde », répondit Panurge.

Pantagruel, liv. III.

Or il faut savoir que la soupape établie au col du trou de chute était de caoutchouc mince, connaître les découvertes de M. Chichester Bell, cousin de M. Graham Bell, l’illustre inventeur du téléphone ; se souvenir qu’un filet d’eau tombant sur une membrane tendue à l’extrémité supérieure d’un tube constitue un microphone, qu’une veine liquide se rompt à certains intervalles de préférence à d’autres et, selon sa nature, rend certains sons mieux que d’autres, enfin ne se point scandaliser si nous mentionnons que les reins de l’évêque sécrétèrent le jet très inconsciemment musical dont il perçut les vibrations amplifiées, au moment de prendre congé de sa lecture.

Des voix de petites femmes[2] montaient, glorifiant le petit homme.

Les petites femmes (piano, 4 temps, trois dièzes à la clef), quelques-unes tranquillement (mi-sol-do-mi… si-mi-si, pédale) :

« Que ton chagrin soit bercé par nos chants ! (fa-la dièze). D’autres : Que ta tristesse noire (sol-si dièze) S’envole au murmure léger De l’onde (cinq bémols, pédale, cristallin)…

« Étranger (sol bécarre-si), Si tu veux charmer nos solitudes, Il faudra changer Ton nom (tranquille) dont les syllabes sont trop rudes, Et t’appeler ainsi (la b.) qu’une fleur des sommets (sol dièze, si naturel).

Quelques femmes proposent un nom : « Atari. » D’autres : « Féi. » Les P. F. : « Non ! (Pédale. Deux soupirs ½) Lo-ti (si-fa, pédale, point d’orgue). »

Les P. F. : « Désormais (péd. péd.) qu’il se momme Lo-ti. » Toutes l’entourant : « C’est l’heure du baptême ! (Un peu solennel). Au pays des chansons, Au pays où l’on aime (soupir), Lo-ti (mi b, do, soupir, cresc.), Lo- (do) ti (mi b) sera ton nom suprême (SIC). »

Les petites femmes (cont.) Au pays des chansons, Au pays où l’on aime, Loti, Loti sera ton nom suprême (deux soupirs). Lo-ti (mi b., mi b.) nous t’appelons, Lo-ti nous t’appelons, et (p. p.) nous te bénis- (si b. à la clef) sons ! (Grand tapage).

La soupape s’ouvrit, la musique cessa ; l’aspersion faite, l’évêque rassujettit son anneau, imposa les mains, confirmant par ce geste autorisé la bénédiction des P. F. Puis, simplement, il rompit le jet.

XXXII
COMMENT ON SE PROCURA DE LA TOILE
À Pierre Bonnard.

Faustroll fit une suffumigation, le spectre de Bosse-de-Nage, qui n’ayant jamais existé qu’imaginairement ne pouvait être mort définitif, se délimita, dit respectueusement « ha ha », puis se tut, attendant les ordres.

Je découvris ce jour-là un nouveau sens de cette parole inestimable, à savoir que l’α, commencement de toutes choses, est interrogatif, car il attend une glose dans l’espace présent et l’appendice, plus grand que lui-même, d’une suite dans la durée.

« Voici quelques milliards en espèces, dit le docteur, fouillant dans ses goussets agrafés de rubis. Tu demanderas à un sergent de ville le chemin du Magasin National, dit Au Luxe bourgeois, et y achèteras des aunes de toile.

« Tu te recommanderas de moi aux chefs de rayon Bouguereau, Bonnat, Detaille, Henner, J.-P. Laurens et Tartempion, au tas de leurs commis et aux autres marchands subalternes. Et pour ne point perdre de temps entre les griffes de leurs chipotages, tu verseras sans mot dire…

— Autre que ha ha, tentai-je d’insinuer avec malveillance.

— Sur chacun un tas d’or, jusqu’à ce que l’enlisement de ses lèvres cesse de répondre. La somme suffira de soixante-seize millions de guinées pour M. Bouguereau, de dix-sept mille séraphs pour M. Henner, de quatre-vingt mille maravédis pour M. Bonnat, car sa toile est estampillée, en guise de trade-mark, de l’image d’un pauvre homme ; de trente huit douzaines de florins pour M. J.-P. Laurens ; de quarante-trois centimes pour M. Tartempion, et de cinq milliards de francs, plus, en kopeks, un pourboire, pour M. Detaille. Tu jetteras le billon restant par la figure des autres bouffres.

— Ha ha, dit Bosse-de-Nage pour signifier qu’il avait compris, et il se disposa à partir.

— Ceci est bien, dis-je à Faustroll ; mais ne serait-ce plus honorable d’attribuer cet or au coût de mes procédures, quitte à dérober les aunes de toile par pure subtilité ?

— Je vous expliquerai ce que c’est que mon or, cligna le docteur. Et à Bosse-de-Nage :

— Un dernier mot : pour te laver le prognathisme de ta mâchoire des paroles mercantiles, entre dans une petite salle disposée à cet effet. Là fulgurent les icônes des Saints. Découvre-toi devant le Pauvre Pêcheur, t’incline devant les Monet, génufléchis devant les Degas et Whistler, rampe en présence de Cézanne, te prosterne aux pieds de Renoir et lèche la sciure des crachoirs au bas du cadre de l’Olympia !

— Ha ha, » acquiesça définitivement Bosse-de-Nage, et sa fuite emporta les plus chaleureuses protestations de son zèle.

Se tournant vers moi, le docteur reprit :

« Quand Vincent van Gogh eut déluté son creuset, et refroidi la masse en bon état de la vraie pierre philosophale, et qu’au contact de la merveille faite, ce premier jour du monde, réelle, toutes choses se transmutèrent au métal-roi, l’artisan du grand-œuvre se contenta de traire de l’utilité de ses doigts la somptuosité pointue de sa barbe lumineuse, et dit : « Que c’est beau le jaune ! »

« Il me serait aisé de transmuter toutes choses, car je possède aussi cette pierre (il me la fit voir au chaton d’une de ses bagues), mais j’ai expérimenté que le bénéfice ne s’en étend qu’à ceux dont le cerveau est cette pierre même (par un verre de montre enchâssé dans la fontanelle de son crâne, il me fit voir cette pierre une seconde fois)… »

Bosse-de-Nage rentrait avec onze voitures à décors combles, posées de champ, de toiles non déclouées.

« Croyez-vous, mon ami, termina Faustroll, qu’il serait possible de donner de l’or à ces gens, qui restât or et digne de l’or dans leurs gibecières ?

« Le même dont ils sont maintenant couverts va étaler les aunes équilibrées de son flux aussi sur leur toile. Il est jeune et vierge, de tout point semblable à celui dont les petits enfants se conchient. »

Et ayant braqué au centre des quadrilatères déshonorés par des couleurs irrégulières la lance bienfaisante de la machine à peindre, il commit à la direction du monstre mécanique M. Henri Rousseau, artiste peintre décorateur, dit le Douanier, mentionné et médaillé, qui pendant soixante-trois jours, avec beaucoup de soin, maquilla du calme uniforme du chaos la diversité impuissante des grimaces du Magasin National.


LIVRE VI

CHEZ LUCULLUS

XXXIII
DU TERMÈS

Or Faustroll dormait près de Visité.

Le grand lit taillé au couteau se carrait sur la nudité du sol, vieille part de la nébuleuse du monde, et versait à la terre les heures vermoulues de son sable.

Parmi ce nombreux silence, Visité voulut explorer si, par-dessous la tapisserie peinte de spirales, Faustroll, qui l’avait aimée comme la série indéfinie des nombres, possédait un cœur capable d’épandre de son poing ouvert et fermé la projection du sang circulaire.

Le tic-tac de montre, semblable au heurt de l’ongle, du bec d’une plume ou d’un clou sur une table, battit vers son oreille. Elle compta neuf coups, et la pulsation s’arrêta, puis reprit jusqu’à onze…

La fille de l’évêque entendit, avant d’autres battements, son propre sommeil, qu’ils n’interrompirent point, car elle ne survécut point à la fréquence de Priape.

Le termès, semblable à l’invisibilité d’un pou rouge aux yeux jaunes, sur le chêne du lit décrépit prêtait l’isochronisme des heurts de sa tête à la simulation du cœur de Faustroll.

XXXIV
CLINAMEN
À Paul Fort.

… Cependant, après qu’il n’y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l’intérieur d’un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines, seul monument debout de Paris désert et ras, et comme une toupie, se heurtant aux piliers, elle s’inclina et déclina en directions indéfiniment variées, soufflant à son gré sur la toile des murailles la succession des couleurs fondamentales étagées selon les tubes de son ventre, comme dans un bar un pousse-l’amour, les plus claires plus proches de l’issue. Dans le palais scellé hérissant seul la polissure morte, moderne déluge de la Seine universelle, la bête imprévue Clinamen éjacula aux parois de son univers :

nabuchodonosor changé en bête

Quel beau coucher de soleil ! ou plutôt c’est la lune, pareille à un hublot dans un foudre de vin plus grand qu’un navire ou au bouchon d’huile d’une fiasque italienne. Le ciel est d’un soufre d’or si rouge qu’il n’y manque plus vraiment qu’un oiseau de cinq cents mètres, qui nous éventera un peu des nuages. L’architecture, sorte de toutes ces flammes, est bien animée et mouvante un peu, mais trop romantique ! Il y a des tours qui ont des yeux et des becs et des tourelles coiffées en petits gendarmes. Deux femmes qui regardent ondulent au vent des fenêtres comme des camisoles de force qui sèchent. Voici l’oiseau :

Le grand Ange, qui n’est pas ange, mais Principauté, s’abat après un vol exactement noir de martinet, en métal d’enclume de couvreur. Une pointe sur le toit, le compas se ferme et se rouvre, et décrit un cercle autour de Nabuchodonosor. Le bras incante la métamorphose. Les cheveux du roi ne se hérissent point, mais tombent comme les poils mouillés du morse ; leurs pointes ne forcent point à se clore les sensitives pustules qui peuplent leurs algues couchées de zoophytes reflet de toutes les étoiles ; de petites ailes palpitent selon le rythme des palmes du crapaud. Des défenses bleues remontent le cours des larmes. L’ascension des prunelles désolées rampe vers les genoux du ciel lie-de-vin ; mais l’ange a enchaîné le monstre nouveau-né dans le sang du palais vitreux et l’a jeté dans un cul-de-bouteille.

le fleuve et la prairie

Le fleuve a une grosse face molle, pour les gifles des rames, un cou à nombreux plis, la peau bleue au duvet vert. Entre ses bras, sur son cœur, il tient la petite Ile en forme de chrysalide. La Prairie à la robe verte s’endort, la tête au creux de son épaule et de sa nuque.

vers la croix

A un bout de l’Infini, en forme de rectangle, la croix blanche où sont suppliciés, avec le mauvais Larron, les démons. Il y a une barrière autour du rectangle, blanche, avec des étoiles à cinq pointes hérissant la grille. Selon la diagonale vient l’ange, qui prie calme et blanc comme l’écume de la vague. Et les poissons cornus, singerie de l’Ichthys divin, refluent vers la croix plantée à travers le Dragon, vert sauf la bifidité de sa langue rose. Un être sanglant à chevelure hérissée et yeux lenticulaires s’enroule autour de l’arbre. Irrégulièrement accourt, faisant la roue, un Pierrot vert. Et tous les diables, à figure de mandrills ou de clowns, écartent grand leurs nageoires caudales en jambes d’acrobates, et, implorant l’ange inexorable (Voulez-vous jouïer avec moa, mister Loyal ?) secouent, cheminant vers la Passion, leurs cheveux de Paillasse du sel de la mer.

dieu défend à adam et ève de toucher à l’arbre du bien et du mal. l’ange lucifer s’enfuit.

Dieu est jeune et doux, avec un nimbe rose. Sa robe est bleue et ses gestes courbes. L’arbre a le pied tors et le feuillage oblique. Les autres arbres ne font rien qu’être verts. Adam adore et regarde si Ève adore. Ils sont à genoux. L’ange Lucifer, vieux et semblable au temps et au vieillard de la mer lapidé par Sindbad, plonge de ses cornes dorées vers l’éther latéral.

amour

L’âme est embobelinée d’Amour qui ressemble en tout à une gaze couleur du temps, et prend la figure masquée d’une chrysalide. Elle marche sur des crânes renversés. Derrière le mur où elle s’abrite, des griffes brandissent des armes. Du poison la baptise. Des monstres vieux, dont est bâti le mur, rient dans leur barbe verte. Le cœur reste rouge et bleu, violet sous l’artificiel éloignement de la gaze couleur du temps qu’il tisse.

le bouffon

Sa bosse toute ronde cache le monde, comme sa joue rouge ronge les lions de la tapisserie. Il a des trèfles et des carreaux sur la soie cramoisie de ses habits, et vers le soleil et la verdure il fait l’aspersion bénissante de son goupillon à grelots.

« plus loin ! plus loin ! » crie dieu aux résignés
La montagne est rouge, le soleil et le ciel. Un doigt montre vers en haut. Les rochers surgissent, la cime incontestable n’est pas en vue. Des corps qui ne l’ont pas atteinte redégringolent la tête en bas. Un tombe en arrière sur ses mains, lâchant sa guitare. L’autre attend à reculons, près de ses bouteilles. Un se couche sur la route, laissant ses yeux continuer l’ascension. Le doigt montre encore, et le soleil attend pour disparaître qu’on ait obéi.
la peur fait le silence

Il n’y a rien d’effrayant, si ce n’est une potence veuve, un pont aux piles desséchées, et de l’ombre qui se contente d’être noire. La Peur, détournant la tête, maintient la paupière baissée et closes les lèvres du masque de pierre.

aux enfers

Le feu des Enfers est du sang liquide, et on voit ce qui se passe au fond. Les têtes de la souffrance ont coulé, et un bras s’élève de chaque corps comme un arbre du fond de la mer, vers où il n’y a plus de feu. Là il y a un serpent qui mord. Tout ce sang qui flambe est contenu par la roche d’où l’on précipite. Et il y a un ange rouge qui n’a besoin que d’un geste, lequel signifie : du haut en bas.

de bethléem aux oliviers

C’est une petite étoile rouge, au-dessus de la crèche de la Mère et de l’Enfant, et de la croix de l’âne. Le ciel est bleu. La petite étoile devient un nimbe. Dieu a enlevé le poids de la croix à l’animal et la porte sur son épaule d’homme toute neuve. La croix noire devient rose, le ciel bleu se fait violet. La route est droite et blanche comme un bras de crucifié.

Hélas ! la croix est devenue toute rouge. C’est une lame qui s’est ensanglantée dans la plaie. Au-dessus du corps qui est au bout du bras de la route voici des yeux et une barbe qui saignent aussi, et au-dessus de son image dans le miroir de bois, Christ épèle : J-N-R-I.

simple sorcière

La bosse en arrière, le ventre en avant, le col tors, les cheveux sifflant dans la fuite du balai dont elle se transperce, elle passe sous les griffes, végétation du ciel tout rouge, et les index de la route vers le Diable.

sortant de sa felicite, dieu crée les mondes
Dieu monte nimbé d’un pentagramme bleu, bénit et sème et fait le ciel plus bleu. Le feu naît rouge de l’idée d’ascension, et l’or des étoiles, miroir du nimbe. Les soleils sont de grands trèfles à quatre feuilles, fleuris, selon la croix. Et tout ce qui n’est pas créé est la robe blanche de la seule Forme.
les medecins et l’amant

Il y a dans le lit, calme comme une eau verte, un flottement de bras étendus, ou plutôt ce ne sont pas les bras, mais les deux parties de la chevelure, végétant sur la mort. Et le centre de cette chevelure se recourbe selon un dôme et ondule selon la marche de la sangsue. Des faces, champignons boursouflés sur la pourriture, naissent complémentaires et rouges dans les vitres de l’agonie. Le premier médecin, orbe plus large derrière ce dôme, trapézoïdal de caractère, fend ses yeux et pavoise ses joues. Le deuxième jouit de l’équilibre forain des besicles, sphères jumelles, et à la libration de l’haltère pèse son diagnostic ; le troisième, vieux, se voile de l’aile blanche de ses cheveux et désespérément annonce que la beauté retourne au crâne en lissant le sien ; le quatrième regarde sans comprendre… l’amant qui, à rebours du sillage de larmes, les sourcils joignant en haut leurs pointes internes dans le sens du vol des grues et de la communion des deux paumes du priant ou du nageur, selon l’attitude de dévotion quotidienne dite par les brahmines Khurmookum, vogue à la suite de l’âme.


LIVRE VII

KHURMOOKUM


(The Sundhya, or the daily Prayers of the Brahmins)
XXXV
DE LA GRANDE NEF MOUR-DE-ZENCLE

Le crible, qui aurait flambé comme une résine puérile dans la ville à feu et à mort discrète, cabra sous la traction de la barre de Faustroll la poulaine de sa proue, et son geste fut le contraire de la crosse charitable de Mensonger.

La claire-voie, insubmersible par son vernis, s’allongea sur la dentelure des vagues comme un esturgeon sur plusieurs foënes, et il y avait au-dessous un clavier d’eau et d’air alternés. La disparition précédant l’apparition des cadavres du meurtre des sept jours louchait vers nous à l’abri de nos barreaux réticulaires.

Le crapaud de l’île des Ténèbres happa son souper de soleil, et l’eau fut nuit. C’est-à-dire que les berges disparurent et que le ciel et le fleuve se comparèrent sans différence, et l’as devint la pupille d’un grand œil, ou un ballon stationnaire, avec du vertige à gauche et à droite, dont il m’était ordonné de flatter les plumes de mes deux rames.

Des tonneaux immobiles remontèrent le courant à l’allure d’express roulés en boule.

Et pour fuir ces choses, comme on se réfugie sous sa couverture, vers l’une-bonne-fois-noir, Faustroll insinua l’as dans un aqueduc de six cents mètres, qui vomit au fleuve les péniches du canal.

(Explicit la relation de Panmuphle)

La grande nef Mour-de-Zencle, ce qui veut dire Museau-de-Cheval-qui-a-des-taches-en-figure-de-faux, se levait à l’horizon immédiat comme un soleil noir, pareille sous l’arche de clarté du bout du tunnel à une prunelle sans œillère de cuir, approchant la fixité de ses propres pupilles peintes, vertes dans un iris jaune. Sur le pavé du halage invisible, tel qu’une corniche près de la voûte, clapotaient les sabots antérieurs de la file des quatre bêtes qui traînaient le signe de mort, avec effort marchant sur leurs ongles.

De son index chargé de topazes, mouillé dans sa bouche, Faustroll érafla la paraffine du fond de la barque. Le puits artésien (l’enfer était ce jour-là en Artois) siffla vers leurs pieds, dans le bruit inverse de la déglutition d’une baignoire qu’on vide. Le crible oscilla son dernier pouls. La pénultième et la suivante mailles où l’eau tissa ses besicles et laissa violer son double hymen par d’anti péristaltiques langues, se nommèrent les bouches de Panmuphle et de Faustroll. La navette de cuivre sertissant ses bulles d’air brillant et les mâchoires expirant le souffle de leurs os simulèrent des pièces de monnaie plongeantes ou le nid de l’argyronète. Faustroll, pour Dieu se procurant d’autre toile mis à rouir dans l’eau lustrale de la machine à peindre un autre ciel que celui de Tyndall, joignit des paumes de priant ou de nageur, selon l’attitude de dévotion quotidienne dite par les brahmines Khurmookum. La grande nef Mour-de-Zencle passa comme repasse un fer noir ; et l’écho des seize doigts de corne des chevaux prétérits clapota Khurmookum sous la fin de la voûte, sortant avec l’âme.

Ainsi fit le geste de mourir le docteur Faustroll, à l’âge de soixante-trois ans.

XXXVI
DE LA LIGNE
Lecture par l’évêque de la lettre de Dieu
À Félix Fénéon.

Dans le manuscrit dont Panmuphle ne déchiffra que les prolégomènes, interrompu par la monotone prolixité du grand singe, Faustroll avait noté une toute petite partie du Beau qu’il savait, et une toute petite partie du Vrai qu’il savait, durant la syzygie des mots ; et on aurait pu par cette petite facette reconstruire tout art et toute science, c’est-à-dire Tout ; mais sait-on si Tout est un cristal régulier, ou pas plus vraisemblablement un monstre (Faustroll définissait l’univers ce qui est l’exception de soi) ?

Ainsi pensait l’évêque marin nageant sur le naufrage du bateau mécanique, des quintessences des œuvres, de la charogne de Panmuphle et du corps de Faustroll.

Or, se souvient-il d’après un propos du docteur, le professeur Cayley, d’une courbe de craie sur deux mètres cinquante de tableau noir, détaille toutes les atmosphères d’une saison, tous les cas d’une épidémie, tous les marchandages des bonnetiers de toutes les villes, les périodes et les intensités de tous les sons de tous les instruments et de toutes les voix de cent chanteurs et deux cents musiciens, avec les phases, selon la place de chaque auditeur ou orchestrant, que l’oreille ne peut percevoir.

Et voici que le papier de tenture se déroulait, sous la salive et les dents de l’eau, du corps de Faustroll.

Comme une partition, tout art et toute science s’écrivaient dans les courbes des membres de l’éphèbe ultrasexagénaire, et prophétisaient leurs perfectionnements jusqu’à l’infini. Car, ainsi que le professeur Cayley mémorait le passé dans les deux dimensions du plan noir, le progrès du futur solide enlaçait le corps en spirale. La Morgue recéla deux jours sur son pupitre le livre révélé par Dieu de la vérité belle étalée dans les trois (quatre ou N pour quelques-uns) directions de l’espace.

Cependant Faustroll, avec son âme abstraite et nue, revêtait le royaume de l’inconnue dimension.


LIVRE VIII

ÉTHERNITÉ


À Louis Dumur.


Leves gustus ad philosophiam movere fortasse ad atheismum, sed pleniores haustus ad religionem reducere.
François Bacon
XXXVII
DE LA RÈGLE DE MESURE, DE LA MONTRE ET DU DIAPASON
Lettre télépathique du docteur Faustroll à Lord Kelvin

« Mon cher confrère,

« Il y a longtemps que je ne vous ai donné de mes nouvelles ; mais je ne pense pas que vous ayez cru que je fusse mort. La mort n’est que pour les médiocres. Il est constant néanmoins que je ne suis plus sur la terre. Où, je ne le sais que depuis fort peu de temps. Car nous sommes tous deux de cet avis que, si l’on peut mesurer ce dont on parle et l’exprimer en nombres, qui sont la seule chose existante, on sait quelque chose de son sujet. Or jusqu’à maintenant je savais être ailleurs que sur terre, comme je sais que le quartz est ailleurs, au pays de dureté, et moins honorablement que le rubis ; le rubis que le diamant ; le diamant que les callosités postérieures de Bosse-de-Nage ; et ses trente-deux plis, plus nombreux que ses dents, si l’on compte ceux de sagesse, que la prose de Latente Obscure.

« Mais étais-je ailleurs selon la date ou selon la place, avant ou à côté, après ou plus près ? J’étais dans cet endroit où l’on est quand on a quitté le temps et l’espace, l’éternel infini, Monsieur.

« Il était naturel qu’ayant perdu mes livres, mon as en toile métallique, la société de Bosse-de-Nage et de M. René-Isidore Panmuphle, huissier, mes sens, la terre et ces deux vieilles formes Kantiennes de la pensée, j’eusse la même angoisse d’isolement qu’une molécule résiduelle distante des autres de plusieurs centimètres, dans un bon vide moderne de MM. Tait et Dewar. Et encore la molécule sait peut-être qu’elle est distante de plusieurs centimètres ! Pour un centimètre, seul signe valable pour moi d’espace, puisque mesurable et moyen de mesure, et la seconde de temps solaire moyen, en fonction de laquelle battait le cœur de mon corps terrestre, j’aurais donné mon âme, Monsieur, bien qu’elle me soit utile à vous informer de ces curiosités.

« Le corps est un véhicule plus nécessaire parce qu’il soutient les vêtements, et par les vêtements, des poches. J’avais oublié dans mes poches mon centimètre, copie authentique en laiton de l’étalon traditionnel, plus portative que la terre ou même le quadrant terrestre, et qui permet aux âmes errantes et posthumes des savants interplanétaires de ne plus s’occuper de ce vieux globe ni même du C. G. S., en ce qui concerne leurs mesures d’étendue, grâce à MM. Méchain et Delambre.

« Quant à ma seconde de temps solaire moyen, fussé-je resté sur la terre que je ne serais pas sûr de la conserver encore et de pouvoir en fonction d’elle valablement mesurer le temps.

« Si au cours de quelques millions d’années je n’ai pas terminé mon œuvre pataphysique, il est assuré que les durées de rotation et de révolution de la terre seront devenues toutes deux différentes de leur actuelle valeur. Une bonne montre, que j’aurais laissé marcher tout ce temps-là, m’aurait coûté des prix excessifs, et puis je ne fais pas d’expériences séculaires, me moque de la continuité et juge plus esthétique de garder en poche le Temps lui-même ou l’unité de temps, qui en est la photographie instantanée.

« Ce pourquoi je possédais un oscillateur mieux disposé, pour la constance et l’exactitude absolue, que le balancier d’un chronomètre, et dont la période de vibration aurait eu la même valeur, à 1/1000 près, dans un certain nombre de millions d’années. Un diapason. Sa période avait été déterminée avec soin, avant mon embarquement dans l’as, comme vous le prescrivez, par notre confrère le professeur Macleod, en fonction de la seconde de temps solaire moyen, les branches du diapason successivement dirigées vers le haut, le bas et l’horizon, afin d’éliminer la minime influence de la gravité terrestre.

« Je n’avais même plus mon diapason. Songez à la perplexité d’un homme hors du temps et de l’espace, qui a perdu sa montre, et sa règle de mesure, et son diapason. Je crois, Monsieur, que c’est bien cet état qui constitue la mort.

« Mais je me suis souvenu de vos enseignements et de mes anciennes expériences. Étant donc simplement nulle part, ou quelque part, ce qui est égal, j’ai trouvé de quoi fabriquer un morceau de verre, ayant rencontré divers démons, dont le Distributeur de Maxwell, qui a groupé des modes particuliers de mouvement dans un liquide continu répandu partout (ce que vous appelez des petits solides élastiques ou des molécules), au gré de mon désir, en figure de silicate d’alumine. J’ai tracé les traits, allumé les deux chandelles, le tout avec un peu de temps et de persévérance, ayant dû fabriquer sans même l’aide d’instruments en silex. J’ai vu les deux rangées de spectres, et le spectre jaune m’a rendu mon centimètre par la vertu du chiffre 5,892 × 10-3.

« À présent que nous voici bien et confortable, et en terre ferme, selon mon atavique habitude, puisque je porte sur moi la milliardième partie de sa circonférence, ce qui est plus honorable que d’être attaché par l’attraction à la surface de sa sphère, souffrez que je note pour vous quelques impressions.

« L’éternité m’apparaît sous la figure d’un éther immobile, et qui par suite n’est pas lumineux. J’appellerai circulaire mobile et périssable l’éther lumineux. Et je déduis d’Aristote (Traité du Ciel) qu’il sied d’écrire éthernité.

« L’éther lumineux et toutes les particules de la matière, que je distingue parfaitement, mon corps astral ayant de bons yeux pataphysiques, a la forme, à première vue, d’un système de tringles rigides articulées et de volants animés d’un rapide mouvement de rotation, portés par quelques-unes de ces tringles. Il répond ainsi exactement aux conditions mathématiques idéales posées par Navier, Poisson et Cauchy. De plus il constitue un solide élastique capable de déterminer la rotation magnétique du plan de polarisation de la lumière, découverte par Faraday. Je verrai, dans mes loisirs posthumes, à l’empêcher de tourner dans son ensemble et à la réduire à l’état de simple peson à ressort.

« Je crois d’ailleurs qu’on pourrait rendre beaucoup moins compliqué le peson à ressort ou cet éther lumineux en substituant aux gyrostats articulés des systèmes de circulations de liquides infiniment grands à travers des ouvertures de solides infiniment petits.

« Il ne perdra à ces modifications aucune de ses qualités. L’éther m’a paru au toucher élastique comme la gelée et cédant à la pression comme la poix des cordonniers d’Écosse ».

XXXVIII
DU SOLEIL, SOLIDE FROID
Deuxième lettre à lord Kelvin.

« Le soleil est un globe froid, solide et homogène. Sa surface est divisée en carrés d’un mètre, qui sont les bases de longues pyramides renversées, filetées, longues de 696999 kilomètres, les pointes à un kilomètre du centre. Chacune est montée sur un écrou et sa tendance au centre entraînerait, si j’avais le temps, la rotation d’une palette, fixée à sa partie supérieure, dans quelques mètres de liquide visqueux dont est vernie toute la surface...

« Je m’intéressais peu à ce mécanique spectacle n’ayant point retrouvé ma seconde de temps solaire moyen et m’affligeant de la perte de mon diapason. Mais j’ai pris un morceau de laiton et façonné une roue où j’ai taillé deux mille dents, imitant tout ce qu’en pareille circonstance ont réussi Monsieur Fizeau, lord Rayleigh et Mrs Sidgwick.

« Subitement, la seconde retrouvée par la valeur absolue de 9413 kilomètres par elle-même de l’unité Siemens, les pyramides, forcées de descendre sur leurs vis puisqu’elles se trouvaient comme moi dans le temps moteur, ont dû pour rester stables s’équilibrer par l’emprunt d’une quantité suffisante de mouvement répulsif à sir Humphry Davy ; et la matière fixée, les arbres filetés et les vis ont disparu. Le soleil fait visqueux s’est mis à tourner sur soi par tours de vingt-cinq jours ; dans quelques années vous y verrez des taches et quelques quarts de siècle découvrirez leur période. Bientôt même son grand âge se recroquevillera jusqu’à rapetisser de trois quarts.

« Et maintenant je m’initie à la science de toutes choses (vous recevrez trois fragments nouveaux de deux miens futurs livres) ayant reconquis toute perception, qui est la durée et la grandeur. Je comprends que le poids de ma roue de laiton, que je garde entre l’hébétude des doigts abstraits de mon corps astral, est la quatrième puissance de huit mètres par heure ; j’espère, dépourvu de mes sens, reconnaître la couleur, la température, la saveur, et des qualités autres que les six, au seul nombre des radiants par seconde…

« Adieu : j’entrevois déjà, perpendiculairement au soleil, la croix au centre bleu, les houppes rouges vers le nadir et le zénith, et l’or horizontal des queues de renard ».

XXXIX
SELON IBICRATE LE GÉOMÈTRE
Petits crayons de Pataphysique d’après Ibicrate le Géomètre et son divin maître Sophrotatos l’Arménien, traduits et mis en lumière par le docteur Faustroll.
I. — Fragment du Dialogue sur l’Érotique.
MATHETÈS

Dis-moi, ô Ibicrate, toi que nous avons nommé le Géomètre parce que tu connais toutes choses par le moyen de lignes tirées en différents sens et nous as donné le véritable portrait des trois personnes de Dieu par trois écus qui sont la quarte essence de signes du Tarot, le second étant barré de bâtardise et le quatrième révélant la distinction du bien et du mal gravée dans le bois de l’arbre de science, je souhaite bien fort, s’il te plaît, de savoir tes pensées sur l’amour, toi qui as déchiffré les impérissables parce qu’inconnus fragments, tracés en rouge sur papyrus sombre, des Pataphysiques de Sophrotatos l’Arménien. Réponds, je te prie, car je t’interrogerai, et tu m’instruiras.

IBICRATE

Cela certes est exactement juste du moins, ô Mathetès. Ainsi donc, parle.

MATHETÈS

Avant toute chose, ayant remarqué comment tous les philosophes ont incarné l’amour en des êtres et l’exprimèrent en différents symboles de contingence, enseigne-moi, ô Ibicrate, la signification éternelle de ceux-ci.

IBICRATE

Les poètes grecs, ô Mathetès, encorbellèrent le front d’Éros d’une bandelette horizontale, qui est la bande ou fasce du blason, et le signe Moins des hommes qui étudient en la mathématique. Et Éros étant fils d’Aphrodite, ses armes héréditaires furent ostentatrices de la femme. Et contradictoirement l’Égypte érigea ses stèles et obélisques perpendiculaires à l’horizon crucifère et se distinguant par le signe Plus, qui est mâle. La juxtaposition des deux signes, du binaire et du ternaire, donne la figure de la lettre H, qui est Chronos, père du Temps ou de la Vie, et ainsi comprennent les hommes. Pour le Géomètre, ces deux signes s’annulent ou se fécondent, et subsiste seul leur fruit, qui devient l’œuf ou le zéro, identiques à plus forte raison, puisque le sont les contraire. Et de la dispute du signe Plus et du signe Moins, le R. P. Ubu, de la Cie de Jésus, ancien roi de Pologne, a fait un grand livre qui a pour titre César-Antechrist, où se trouve la seule démonstration pratique, par l’engin mécanique dit bâton à physique, de l’identité des contraires.

MATHETÈS

Cela est-il possible, ô Ibicrate ?

IBICRATE

Tout à fait donc véritablement. Et la troisième figure abstraite des tarots, selon Sophrotatos l’Arménien, est ce que nous appelons le trèfle, qui est le Saint-Esprit en ses quatre angles, les deux ailes, la queue et la tête de l’Oiseau, ou renversé Lucifer debout cornu avec son ventre et ses deux ailes, pareil à la seiche officinale, cela principalement du moins quand on supprime de sa figure toutes les lignes négatives, c’est-à-dire horizontales ; — ou, en troisième lieu, le tau ou la croix, emblème de la religion de charité et d’amour ; — ou le phallus enfin, qui est dactyliquement à la vérité triple, ô Mathetès.

MATHETÈS

Donc en quelque sorte en nos temples actuellement, l’amour serait Dieu encore, quoique, j’en conviens, sous des formes absconses quelque peu, ô Ibicrate ?

IBICRATE

Le tétragone de Sophrotatos, se contemplant soi-même, inscrit en soi-même un autre tétragone, qui est égal à sa moitié, et le mal est symétrique et nécessaire reflet du bien, qui sont uniment deux idées, ou l’idée du nombre deux ; bien par conséquent jusqu’à un certain point, je crois, ou indifférent tout au moins, ô Mathetès. Le tétragone par l’intuition intérieure, hermaphrodite engendre Dieu et le mauvais, hermaphrodite aussi parturition…

XL
PANTAPHYSIQUE ET CATACHIMIE
II. — Autre fragment.

Dieu transcendant est trigone et l’âme transcendante théogone, par conséquent pareillement trigone.

Dieu immanent est trièdre et l’âme immanente pareillement trièdre.

Il y a trois âmes (Cf. Platon).

L’homme est tétraèdre parce que ses âmes ne sont pas indépendantes.

Donc il est solide, et Dieu esprit.

Si les âmes sont indépendantes, l’homme est Dieu (morale).

Dialogue entre les trois tiers du nombre trois.

L’homme : Les trois personnes sont les trois âmes de Dieu.

Deus : Tres animæ sunt tres personæ hominis.

Ens : Homo est Deus.

XLI
DE LA SURFACE DE DIEU

Dieu est par définition inétendu, mais il nous est permis, pour la clarté de notre énoncé, de lui supposer un nombre quelconque, plus grand que zéro, de dimensions, bien qu’il n’en ait aucune, si ces dimensions disparaissent dans les deux membres de nos identités. Nous nous contenterons de deux dimensions, afin qu’on se représente aisément des figures de géométrie plane sur une feuille de papier.

Symboliquement on signifie Dieu par un triangle, mais les trois Personnes ne doivent pas en être considérées comme les sommets ni les côtés. Ce sont les trois hauteurs d’un autre triangle équilatéral circonscrit au traditionnel. Cette hypothèse est conforme aux révélations d’Anne-Catherine Emmerich, qui vit la croix (que nous considérerons comme symbole du Verbe de Dieu) en forme d’Y, et ne l’explique que par cette raison physique, qu’aucun bras de longueur humaine n’eût pu être étendu jusqu’aux clous des branches d’un Tau.

Donc, Postulat :

Jusqu’à plus ample informé et pour notre commodité provisoire, nous supposons Dieu dans un plan et sous la figure symbolique de trois droites égales, de longueur a, issues d’un même point et faisant entre elles des angles de 120 degrés. C’est de l’espace compris entre elles, ou du triangle obtenu en joignant les trois points les plus éloignés de ces droites, que nous nous proposons de calculer la surface.

Soit x la médiane prolongement d’une des Personnes a, 2y le côté du triangle auquel elle est perpendiculaire, N et P les prolongements de la droite (a + x) dans les deux sens à l’infini.

Nous avons :

x = ∞ − N − a − P.

Or

N = ∞ − 0.

et

P = 0.

D’où

x = ∞ − (∞ − 0) − a − 0 = ∞ − ∞ + 0 − a − 0.
x = − a.

D’autre part, le triangle rectangle dont les côtés sont a, x et y nous donne

a2 = x2 + y2.

Il vient, en substituant à x sa valeur (−a)

a2 = (− a2) + y2 = a2 + y2.

D’où

y2 = a2a2 = 0

et

.

Donc la surface du triangle équilatéral qui a pour bissectrices de ses angles les trois droites a sera

.

.

Corollaire. — À première vue du radical , nous pouvons affirmer que la surface calculée est une ligne au plus ; en second lieu, si nous construisons la figure selon les valeurs obtenues pour x et y, nous constatons :

Que la droite 2y, que nous savons maintenant être , a son point d’intersection sur une des droites a en sens inverse de notre première hypothèse, puisque x = − a ; et que la base de notre triangle coïncide avec son sommet ;

Que les deux droites a font avec la première des angles plus petits au moins que 60°, et bien plus ne peuvent rencontrer qu’en coïncidant avec la première droite a.

Ce qui est conforme au dogme de l’équivalence des trois Personnes entre elles et à leur somme.

Nous pouvons dire que a est une droite qui joint 0 à , et définir Dieu :

Définition. — Dieu est le plus court chemin de zéro à l’infini.

Dans quel sens ? dira-t-on.

— Nous répondrons que Son prénom n’est pas Jules, mais Plus-et-Moins. Et l’on doit dire :

± Dieu est le plus court chemin de 0 à ∞, dans un sens ou dans l’autre.

Ce qui est conforme à la croyance aux deux principes ; mais il est plus exact d’attribuer le signe + à celui de la croyance du sujet.

Mais Dieu étant inétendu n’est pas une ligne.

— Remarquons en effet que, d’après l’identité

∞ − 0 − a + a + 0 = ∞

la longueur a est nulle, a n’est pas une ligne, mais un point.

Donc, définitivement :

dieu est le point tangent de zéro et de l’infini.

La Pataphysique est la science...

. . . . . . . . . . . . . . . . .



  1. Le fleuve autour de l’île s’est fait, depuis ce livre, couronne mortuaire.
  2. Sic. — L’Ile du Rêve, œuvre lyrique de Reynaldo Hahn, paroles de P. Loti, A. Alexandre et G. Hartmann.