Gouvernement des Lacédémoniens (Trad. Talbot)/02

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Gouvernement des Lacédémoniens (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 461-463).



CHAPITRE II.


Éducation des enfants.


Maintenant, après ce que j’ai dit de la procréation des enfants, je veux entrer dans quelques détails sur l’éducation des deux sexes. Chez ceux des autres Grecs où l’on se vante d’élever le mieux la jeunesse, à peine les enfants sont-ils capables d’entendre ce qu’on leur dit, qu’aussitôt on leur donne des esclaves pour pédagogues ; on s’empresse de les envoyer aux écoles pour apprendre la lecture, la musique et la palestre. Outre cela, on amollit les pieds des enfants par des chaussures, on énerve leur corps par des changements de vêtements, on ne prend que leur estomac pour mesure de leur besoin. Lycurgue, au lieu de donner séparément à chaque enfant des esclaves pour pédagogues, nomma pour les commander un chef spécial, choisi parmi ceux qui sont désignés pour les plus hautes magistratures. On lui donne le nom de pédonome[1]. Il lui a conféré le pouvoir d’assembler les enfants, et, dans cette inspection, de punir sévèrement les paresseux ; pour cela il lui a donné des mastigophores[2] pris dans la jeunesse, afin de châtier, s’il est besoin. De là une grande réserve, une extrême soumission.

Afin que, pendant l’absence du pédonome, les enfants ne demeurassent point sans surveillant, il a établi que le premier venu des citoyens en prend la place, commande aux enfants ce qu’il croit bien, et châtie les délinquants. En agissant de la sorte, il a rendu les enfants encore plus dociles ; aussi, nulle part ailleurs, enfants ou hommes faits ne respectent plus les magistrats. Enfin, s’il ne se trouve pas là d’homme fait, pour que les enfants ne demeurent pas sans chef, il a ordonné que le plus habile de chaque classe commandât aux autres ; par là jamais les enfants de Sparte ne restent sans chef.

Au lieu de ménager la délicatesse des pieds, il a proscrit la chaussure, persuadé que, grâce à cette habitude, les enfants graviraient plus facilement les hauteurs, descendraient plus sûrement les pentes, apprendraient à bondir, à sauter, à courir nu-pieds plus lestement en s’y exerçant, qu’en étant chaussés. Au lieu de les amollir par des vêtements, il jugea convenable de les accoutumer à porter le même toute l’année persuadé que c’est le meilleur moyen de les endurcir au froid comme au chaud.

Il a réglé les repas communs, de manière à ce que les garçons ne puissent se charger l’estomac par la surabondance des mets, et à ce qu’ils ne soient pas pris au dépourvu quand il faut se priver, certain que des hommes habitués à ce régime pourront mieux, au besoin, supporter à jeun les fatigues, et que, sur un ordre, ils vivront plus longtemps de la même ration, auront moins besoin d’aliments, et trouveront toute nourriture à leur portée. Il croyait également que les aliments qui rendent sec et nerveux sont d’une meilleure hygiène et plus favorables à l’accroissement du corps que ceux qui produisent l’embonpoint.

Cependant, afin qu’ils n’eussent pas trop à souffrir de la faim, il leur a permis, non pas de se procurer sans peine ce dont ils auraient besoin, mais de voler ce qu’il leur fallait pour satisfaire leur appétit. Et ce n’est pas faute d’autres moyens qu’il leur a permis de s’ingénier à trouver ainsi leur subsistance ; personne, j’en suis sur, ne le met en doute. Mais il est clair que celui qui veut voler doit veiller la nuit, ruser le jour, tendre des pièges, mettre des gens au guet, pour se procurer quelque aubaine. Or, il est évident que Lycurgue voulait rendre les enfants plus adroits à se procurer le nécessaire, plus propres à la guerre, en les dressant à ces manœuvres. Mais, dira-t-on, pourquoi, s’il a fait un mérite du vol, a-t-il imposé une bonne correction au voleur pris sur le fait ? À cela je réponds que, dans toutes les autres parties de l’éducation, les hommes punissent le délinquant. Ici donc on punit les voleurs pour avoir mal volé, et une autre instruction à retirer de là, c’est que, où il faut de l’agilité, l’indolent n’arrive à rien tout en se donnant beaucoup de peine. Enfin Lycurgue, en présentant comme un bel acte de recevoir de nombreuses meurtrissures devant l’autel d’Orthia, a par là même prescrit aux enfants de s’y faire flageller par d’autres, et il a voulu montrer qu’on peut, au prix d’une souffrance de peu de durée, acheter le plaisir d’une gloire durable[3].

Je crois aussi devoir parler des amours des garçons, point qui rentre dans l’éducation des enfants. Chez quelques peuples de la Grèce, comme chez les Béotiens, un homme fait se lie d’un commerce intime avec un garçon, ou bien, comme chez les Éléens, c’est par des présents qu’on obtient les faveurs de la jeunesse ; ailleurs, il n’est pas même permis aux soupirants d’adresser la parole aux garçons. Lycurgue avait encore sur cet objet des principes opposés. Quand un homme comme il faut, épris de l’âme d’un garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre près de lui, il l’encourageait et estimait cette société belle entre toutes. Mais quiconque ne semblait épris que du corps, il le déclarait infâme ; et il fit ainsi qu’à Lacédémone les amants ne s’abstenaient pas moins d’un commerce amoureux avec les garçons que les parents avec leurs enfants, les frères avec leurs frères. Je ne suis pas surpris que certains ne veuillent pas me croire ; car il est beaucoup de villes où les lois ne condamnent point cet amour des garçons.

Voilà ce que j’avais à dire de l’éducation des enfants à Sparte et chez les autres Grecs. Lequel de ces deux systèmes produit-il des hommes plus soumis, plus respectueux, plus maîtres de leurs désirs ? Décide qui voudra.



  1. Littéralement, régulateur des enfants.
  2. Fouetteurs.
  3. Voy. sur l’usage de fouetter les enfants à Sparte, Lucien, Anacharsis, t II, p. 214 de notre traduction, et Cf. de Pauw, t. II, p. 336.