Grammaire nationale/De la grammaire en France

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Simon, Garnier (p. 5-13).
DE LA
GRAMMAIRE EN FRANCE,
ET PRINCIPALEMENT DE LA
GRAMMAIRE NATIONALE,
AVEC QUELQUES OBSERVATIONS PHILOSOPHIQUES ET LITTÉRAIRES
SUR LE GÉNIE, LES PROGRÈS ET LES VICISSITUDES DE LA LANGUE FRANÇAISE ;
par M. Philarète Chasles[1]


Qui se fye en sa grammaire,
S’abuse manifestement :
Combien que grammaire profère,
Et que lectre soit la grand’mère
Des sciences et fondement : etc., etc.


Ainsi parle, en son chapitre de la grammaire, l’auteur du Regnars traversant les voyes périlleuses du monde, livre imprimé le 25 janvier 1530, par Philippe Lenoir, l’un des deux relieurs jurés de l’Université de Paris. On voit qu’il y a trois cents ans la grammaire n’inspirait pas confiance entière. C’est encore l’avis de MM. Bescherelle, qui viennent de publier le Répertoire le plus complet de nos règles grammaticales. Après avoir lu et examiné leur court Résumé de toutes les Grammaires, vaste trésor de toutes les acceptions, concordances, idiotismes, gallicismes, employés par nos écrivains de tous les siècles, on est plus que jamais tenté de répéter : Qui se fye en sa grammaire s’abuse, etc., etc.

Si la grammaire s’est trouvée en butte à plus d’une défiance et d’un quolibet, elle l’a bien mérité. Il faut avouer que les grammairiens ont eu d’étranges imaginations. Depuis l’imprimeur Geoffroy Thory, qui publiait au commencement du seizième siècle son Champ-Fleury, dont les fleurs sont fleurs de syntaxe et les plates-bandes semées de gérondifs, jusqu’à M. Lemare qui damne hardiment tous ses prédécesseurs, les cultivateurs de la syntaxe ont souvent prêté à la plaisanterie. On ferait une longue liste de leurs folies et de leurs absurdités.

Vaugelas pose en principe (devinez son motif, je l’ignore), que l’on ne peut et ne doit pas dire les père et mère. Cela n’empêche pas, depuis trois cents ans, les fils de parler de leurs père et mère, malgré Vaugelas.

Les rudiments affirment unanimement qu’après un comparatif, le subjonctif est indispensablement nécessaire. Cependant Pascal écrit cette excellente phrase : Il faut donner aux hommes le plus de liberté que l’on peut. Tout le monde avoue la légitimité de cette manière d’employer l’indicatif. Que l’on puisse serait une faute grossière.

L’auteur du Dictionnaire des Dictionnaires cherche l’étymologie de l’interjection bah ! et il l’explique ainsi fort gravement :

Bah ! interjection, qui équivaut à mon étonnement est bas ! c’est-à-dire j’y mets peu d’importance.

Voilà une bien jolie étymologie !

Du temps de La Bruyère, les grammairiens et les gens du monde formèrent une ligue contre le mot car ; le mot car survécut aux grammairiens et aux marquis. Souvent les écrivains jaloux ont fait cause commune avec les pédants, pour jouer pièce aux hommes de génie. Montesquieu avait dit : Le peuple jouit des refus du prince, et le courtisan de ses grâces. Cette sentence si lucide, si concise, si belle, Marmontel la condamne au nom de la grammaire ; il prétend que l’ellipse est trop forte. La clarté de la phrase prouve le ridicule de la critique. Mais n’était-il pas naturel et nécessaire que l’auteur des Incas se montrât injuste envers l’auteur de l’Esprit des Lois ?

Il est arrivé à Voltaire même, dans son Commentaire sur Corneille, de se livrer à de mauvaises chicanes grammaticales qu’il soutient par de bons mots. Il prétend que ces vers :

Trois Sceptres à son trône, arrachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle et ne se tairont pas !

rivalisent en niaiserie avec les vers de M. de la Palisse : Hélas s’il n’était pas mort, il serait encore en vie. Voltaire est de très mauvaise foi ; il sait que le langage prêté par le poète aux sceptres qu’il anime, acquiert dans le second hémistiche une éloquence foudroyante, une voix éternelle qui ne se taira plus ! C’est une beauté, non une faute. La taquinerie grammaticale rabaisse au niveau des esprits médiocres les esprits supérieurs, les génies les plus brillants.

Les seules fautes de français véritables, ce sont les locutions qui rendent le langage obscur, pénible, équivoque, établissent confusion, embarrassent le sens, ou détruisent ces teintes et ces acceptions délicates qui constituent le génie de notre langue, et la principale source de ses richesses. L’ouvrage de MM. Bescherelle est neuf, en ce qu’il n’établit pas de théories ; il montre le génie de la langue se développant sous la main de nos grands hommes. Les Bossuet et les Pascal, instituteurs que ces messieurs appellent à leur aide, valent bien les Beauzée et les Court de Gébelin. Les enseignements de ces écrivains supérieurs démontrent le ridicule et l’arbitraire de mille prétendues règles qu’il faut savoir violer pour savoir bien écrire. On voit que tous les chefs-d’œuvre ont été créés non d’après ces règles, mais souvent malgré elles et en dehors du cercle magique tracé par la grammaire sacro-sainte. Les faits sont là qui parlent plus haut que les règles. Les auteurs nouveaux, parcourant toute l’étendue de la syntaxe française, et s’appuyant sur cent mille exemples puisés aux meilleures sources, indiquent avec une rare justesse, avec une sagacité analytique digne de beaucoup d’éloges, la valeur, l’usage, la place, les variations de chaque mot ; les bornes de telle acception ; les limites de telle concordance ; la nécessité de franchir telle règle accréditée ; la légitimité de telle licence qui établit une nouvelle règle dans la règle. C’est une collection unique et fort précieuse : là se trouve éparse toute l’histoire de notre idiome, de ses variations, de ses origines et de ses singularités. Sous la forme d’une compilation et sans afficher de hautes prétentions philosophiques, c’est l’œuvre la plus philosophique et la plus rationnelle dont la langue française ait été depuis longtemps l’objet.

Non que toutes les données des auteurs nous semblent justes et que leur livre soit, selon nous, exempt de lacunes et d’imperfections. Si le plan est excellent et l’exécution en général très distinguée, s’ils ont eu raison de ridiculiser les folles délicatesses de quelques puristes et d’en prouver le peu de fondement ; si leur analyse est souvent heureuse et lucide, ils nous semblent avoir poussé bien loin en plusieurs circonstances la tolérance grammaticale, et justifié des fautes réelles par des analyses trop subtiles.

Voici une phrase qu’ils donnent pour correcte : les animaux ont en soi ; n’est-elle pas d’une incorrection frappante ? On dit : chacun pense à soi ; on ne dira pas : les hommes attachent à soi les animaux. Je sais que l’analogie latine du mot semetipsum peut justifier jusqu’à un certain point les grammairiens ; mais l’usage est roi ; ses sentences veulent être écoutées et respectées. Aujourd’hui que l’on parle en France une quarantaine de langues différentes ; qui, le gaulois de Villehardouin ; qui, le français de Marot ; qui, un autre français à la Shakespeare, à la Schiller, à l’arlequin ; qui, un idiome de taverne, de rue, de café, de coulisse ; aujourd’hui que tous ces styles s’impriment ; aujourd’hui que chacun s’évertue à créer, comme sous Louis XIII, un petit barbarisme nouveau (s’il est possible, car on a usé le barbarisme), le grammairien doit-il ouvrir la porte toute grande, et, jetant les deux battants à droite et à gauche, proclamer que tout est permis ? Ce qui a fait la gloire de Malherbe, génie peu poétique, c’est que, dans un temps littéraire assez semblable au nôtre, il s’est armé de sévérité. Nous accusera-t-on, à ce propos, de pédantisme ou de contradiction ? Nous avons loué le principe : nous en blâmons l’abus.

En fait de style et de langage, comme en politique et en philosophie, la lutte est entre la liberté d’une part, et d’une autre la puissance d’ordre et d’organisation ; deux excellents principes qui ne doivent pas s’annuler, mais se soutenir ; ils s’accordent malgré leur combat. Tout écrivain supérieur est à la fois néologue et puriste. Veut-on fixer à jamais la langue ? On arrête le progrès ; on est pédant. Donne-t-on une liberté effrénée aux mots, à leur vagabondage, à leur mixtion, à leurs alliances, à leur fusion, à leurs caprices ? On expose un idiome au plus grand malheur qui puisse lui arriver, à la perte de son caractère propre, à la ruine de son génie. La langue grecque va mourir, lorsque l’empereur Julien se sert d’un grec asiatique ; elle n’existe plus, lorsque la princesse Anne Comnène introduit dans la langue de Platon toutes les circonlocutions orientales. Saint Augustin et Tertullien sont des hommes de génie et d’esprit ; mais leur langage romano-africain annonce la chute de l’empire ; voilà bien les inflexions et les désinences latines ; cela ressemble un peu à l’idiome de Cicéron ; hélas ! similitude éloignée et trompeuse ; le latin ne renaîtra plus, c’est une remarque fort curieuse que les langues se forment, croissent, se renouvellent, mûrissent, et atteignent leur perfection au moyen des idiomes étrangers qu’elles s’assimilent ; que cette assimilation seule les soutient, et qu’à la fin de leur carrière cet élément de leur vie, devenant l’élément de leur mort, les corrompt, les étouffe, les écrase et les tue.

Notre langue a de vieux principes, assez mal expliqués jusqu’ici par les scolastiques, mais fondés en raison et que les nouveaux grammairiens ont tort de détruire. Pour le prouver, il faudra bien entrer dans quelques discussions dont le pédantisme et la sécheresse m’effraient d’avance. MM. Bescherelle déclarent que la langue française n’a pas de genre neutre. Nous le retrouvons, effacé, il est vrai, et peu reconnaissable, mais doué de sa signification et de sa valeur propres, dans les verbes il pleut, il tonne, il importe ; dans les locutions il y a, il fait beau, il faut ; dans les mots en et y, sur lesquels nous ne partageons pas l’avis de la grammaire nouvelle ; dans je le veux, je te dois, je l’emporte ; où le mot le joue le rôle du pronom neutre des Latins, illud. Pour expliquer ces diverses locutions, MM. Bescherelle ont recours à des procédés analytiques fort savants, trop savants, selon nous. Une phrase excellente de La Bruyère, qu’ils condamnent à tort comme anti-grammaticale, prouve que l’acception du mot le est bien celle d’illud du pronom neutre latin : « Les fourbes croyent aisément que les autres le sont… » Qui peut rien reprendre à cette phrase, d’une clarté parfaite, et où le pronom le est évidemment pour illud, cela ?

L’analogie des langues étrangères modernes suffit pour décider la question. Les Allemands et les Anglais ont un neutre distinct qu’ils emploient à tout moment, es et it. Pour traduire dans ces deux langues les phrases que MM. Bescherelle se donnent tant de peine à expliquer, au moyen de longues et savantes analyses, on n’a qu’à employer le neutre allemand ou anglais. Il pleut, « es reignet, it rains ; » il faut, « es muss, it must ; » Il est vrai, « es ist treue, it is true. » Les grammairiens nouveaux commentent subtilement l’expression vous l’emportez, qu’ils regardent comme un gallicisme embarrassant. Ce qui les embarrasse, c’est le système qu’ils défendent et la persuasion où ils sont que le n’est pas un pronom neutre, et que nous n’avons pas de neutre. Mais l’emporter n’est pas un gallicisme ; c’est la contraction de la locution latine : Palmam tulit, emporter la palme. Les Allemands et les Anglais possèdent aussi cet idiotisme, et ils rendent précisément ce le par leur pronom neutre es et it. — « En bien ! (demande Hamlet dans le drame de Shakespeare) sont-ce les enfants qui l’emportent ? Do the boys carry it away ? » La traduction est littérale (l’emporter, — carry it away), et le neutre s’y trouve. J’ai peine à croire que la véritable explication de il pleut, soit le ciel pleut. L’analogie la plus étroite lie cette locution aux locutions du même genre : il faut, il vaut mieux, il doit être beau de, etc., que les Anglais traduisent par : it must, it is better, etc. Je sais que le roman de la Rose a dit

Li air pleut et tonne ;


mais alors même que Jehan de Meung aurait employé activement le mot pleuvoir (comme cela est arrivé une seule fois à Bossuet), l’analogie des locutions que nous venons de citer, et le fait de leur existence et de leur groupe ne seraient pas détruits. Quittons la théorie ; remontons jusqu’à l’origine de ces tournures : il faut, il pleut, il y a, sont évidemment l’expression d’une sensation subite et positive, qui règle les choses : Pluie, Nécessité, Présence d’un objet. Un sauvage dirait : Pluie, nécessité, voici ! De ces mots, on a fait des verbes. Dans l’origine ces verbes n’étaient précédés d’aucun pronom ; le style marotique a conservé cette primitive et rude forme : Faut être sage, disent encore les paysannes.

Alors tonnait, pleuvinait à merveilles,


dit le Verger d’honneur. Mais comme tous les verbes français se trouvaient précédés d’un pronom ou d’un nom, et que le verbe neutre impersonnel était seul de sa classe, on voulut le régulariser, le faire marcher de front avec le reste de la syntaxe, et on lui donna pour affixe, vers le commencement du quinzième siècle, cet il (illud) qui correspond exactement au it des Anglais.

Well ; it must be so ! (illud) « Bien, il doit en être ainsi ! » Décidément, MM. Bescherelle rendront le neutre à notre grammaire, qui est déjà bien assez irrégulière comme cela.

J’ai un second procès pédantesque à intenter à ces messieurs : il s’agit de deux petits mots très durs à l’oreille, très nécessaires, d’un difficile emploi, mais de grande ressource, comparses utiles et déplaisants, les mots en et y. Y vient du mot latin illic, illùc, , « en cet endroit. » En vient du mot latin indè ou de illo, « de là et de cela. » Les auteurs de la Grammaire nationale veulent que ces deux mots ne soient pas des neutres, en dépit de leur origine et de leur usage ; les arguments qu’ils emploient ne nous persuadent pas. Dire : J’aime cet homme et je m’y attache, au lieu de je m’attache à lui, c’est commettre une des fautes les plus graves possibles : faute contre l’étymologie, faute contre le génie de la langue française, dont la délicatesse ne confond jamais des nuances distinctes. Je traînai ma barque jusqu’au rivage et je l’y fixai, est une bonne phrase qui ne frappe l’oreille et l’esprit d’aucun sens désagréable. — C’est ma place et j’y tiens.— C’est mon ami : je tiens à lui. La distinction est claire. — C’est un homme honnête ; fiez-vous-y ; me déplait beaucoup, quoique cette phrase ait été signée, paraphée et sanctionnée par l’Académie française.

J’en demande humblement pardon à l’Académie française.

Que l’on place à côté l’une de l’autre cette phrase :

Vous avez sa parole ; fiez-vous-y.

Et cette autre phrase :

Vous avez vu M. tel ? vous vous y fiez ?

L’oreille, un instinct secret, d’accord avec le sens véritable des mots et le génie du langage, vous avertiront que la première des deux est excellente ; mais qu’il y a dissonance, faute, incorrection dans la seconde. Pour peu qu’on ait de goût, on changera presque involontairement cette dernière, et l’on dira : Vous avez vu M. tel ? vous fiez-vous À LUI ? Il y a donc une nuance ; c’est cette nuance, empruntée à l’étymologie latine, qui fait du mot y un pronom neutre et l’applique aux choses inanimées. Qui oserait dire : Sa fille l’avait quittée, je l’y ai rendue ? On dirait : Je la lui ai rendue. Quand Mme de Sévigné écrit à sa fille : Votre petit chien est charmant, je m’y attache. On n’est pas blessé de cela ; tout charmant qu’il soit, ce n’est qu’un chien. Ce y est neutre ; les Anglais diraient de même en parlant d’un animal favori : I am fond of it ; employant le neutre pour les animaux, the brute creation ; et nous réservant à nous, bipèdes, qui ne le méritons guère, l’honneur du pronom des deux genres.

Même remarque sur le mot en. Je m’en doute, signifie je me doute de cela (de hoc). En parlant d’une femme, il faut dire : Je doute d’elle, et non pas : J’en doute. MM. Bescherelle nous semblent avoir ouvert une carrière très large aux fautes grammaticales (si fréquentes de notre temps), quand ils ont essayé de détruire le sens neutre des mots dont nous parlons. Personne n’oserait s’exprimer de la manière suivante : Mon père m’appela ; je m’en approchai. On dira : Je m’approchai de lui. Donc le mot en ne remplace pas de lui, mais de cela. On dira très bien : Je vis un chêne à peu de distance, et je m’en approchai (du chêne, de cela). Voilà une nuance bien marquée, une nuance nécessaire ; il faut la conserver dès qu’elle existe. Notre langue ne vit que de nuances ; Dans ces deux vers d’Andrieux :

Quelle amie oserait m’ouvrir une retraite,
Je n’en ai pas besoin !


tout le monde voit que ce n’est pas de l’amie, mais de la retraite qu’il est question, et que là en est bien neutre. Ne vous en déplaire ! il faut s’en moquer ! prouvent le sens neutre du même mot. Les poètes, je le sais, l’ont employé souvent au lieu de lui, ou d’elle, mais par licence, par extension, et toujours dans un sens méprisant et odieux.

Un vieillard amoureux (dit Corneille) mérite qu’on en rie.
Pour punir un méchant, (dit Voltaire) pour en tirer justice.


Ces deux personnages si maltraités sont assimilés à des choses, et non pas à des hommes. Quand Marivaux dit : Elle fait la passion des gens, et son mari en est jaloux, la phrase signifie : Son mari est jaloux de cela, et non pas : est jaloux d’elle.

Dans les écrits du dix-neuvième siècle, on a souvent confondu les acceptions de ces mots : en et y avec celles de lui et d’elle ; cela est très vrai ; mais il y a corruption dans cet emploi. Non parce que M. de Vaugelas ou M. Dumarsais le veulent, leur autorité ne m’est de rien ; mais il faut conserver avec soin le signe distinctif qui isole de la chose matérielle, de l’être brut, de l’abstraction, l’homme vivant, notre semblable. C’est une richesse du langage. Soyez indifférent quant au sort des règles qui ne nous donnent pas une beauté ; fouettez celles qui nous appauvrissent ; battez-les en brèche et en ridicule ; mais gardez et protégez celles qui étendent le cercle de nos ressources, qui offrent de plus nombreux matériaux à la pensée et au style !

Que d’inutiles et pointilleux détails, va-t-on dire ? C’est de cette menue et faible monnaie que se compose le trésor grammatical. Après avoir adressé à MM. Bescherelle les seules critiques auxquelles donne prise leur excellent travail, je chercherai dans ce répertoire commode, vaste et bien divisé, quelques-uns des résultats élevés et des considérations générales qui dominent toute l’histoire mal connue de la langue française.

Quel obstacle opposerez-vous aux révolutions des langages, vous qui ne pouvez enclouer pour un seul moment les révolutions des modes ou des mœurs ? les idiomes ne sont que l’organe, le verbe de la civilisation humaine ; c’est une voix qui mue ; c’est un accent qui se modifie avec les phases vitales de la société. Tantôt notre orgueil nous fait croire que notre époque est la seule où le langage soit parvenu à maturité complète ; tantôt dégoûtés et rassasiés de nous-mêmes, nous nous rejetons en arrière, pleurant la décadence de notre idiome national. Nous ne voyons pas que le cours des idées et les évolutions matérielles de la vie sociale entraînent le langage avec eux et lui font subir d’inévitables altérations. Quand Froissart écrivait, les paroles lui manquaient-elles ? Montaigne, dans la solitude de sa bibliothèque féodale, se plaignait-il de l’indigence du langage ? N’y avait-il pas assez de nuances pour La Bruyère ? et dans l’état de mœurs le moins favorable au développement de l’imagination pittoresque, Diderot ne trouvait-il pas toutes les couleurs chaudes que réclamait son pinceau ? Ces couleurs ne sont-elles pas avivées et enflammées encore sur la palette de Châteaubriand, au dix-neuvième siècle, quand l’esprit analytique, régnait en despote sur les écoles françaises ? Les langues font des acquisitions et des pertes, comme les peuples ; elles achètent les unes au prix des autres, comme les peuples.

De grands génies paraissent, et l’on dit que l’idiome dont ils se sont servis est immuable. Ils meurent, une nouvelle moisson de paroles inconnues et de tournures inusitées fleurit et verdoie sur leur tombe. Si l’on procédait par exclusion, s’il fallait condamner les révolutions du langage enchaînées aux révolutions des mœurs, si l’on ne voulait accepter qu’une seule époque littéraire dans toute la vie d’une nation, Lucrèce d’une part, et de l’autre Tacite seraient des écrivains barbares ; il ne faudrait lire ni Shakespeare et Bacon, riches de toute l’éloquence du seizième siècle, ni Mackintosh, Erskine ou Byron, néologues du dix-neuvième siècle. En France, on répudierait la langue admirable et pittoresque de Montaigne, et l’idiome bizarre, ardent, emporté de Diderot, de Mirabeau, de Napoléon. Il est vrai que tout s’épuise, la sève des sociétés et celle des idiomes. Dans les sociétés en décadence, les langues s’éteignent, la parole perd sa force et sa beauté, les nuances s’effacent, la phraséologie devient folle ou radoteuse ; c’est le râle des littératures ; ce sont les derniers accents, les gémissements brisés de l’agonie. L’effort de tous les rhéteurs, le cri de détresse de tous les grammairiens ne sauveront pas un idiome qui périt avec un peuple. Anne Comnène se sert d’un style prétentieux et lourd, enveloppé de draperies superbes, vide et pompeux comme la cour byzantine. Sans doute cela doit être. Si vous voulez ressusciter le lexique et la grammaire, si vous prétendez que ce mourant retrouve la voix, jetez un nouveau sang dans ces veines qui se dessèchent, ressuscitez le cadavre, il parlera.

Quelques langues, échappant au mouvement vital qui soutient et renouvelle tout dans le monde, sont restées stationnaires ; ce sont celles qui ont le moins produit. L’idiome provençal, père d’une littérature passagère, dont la lueur a servi de signal à la poésie moderne, a brillé un instant et n’a pas laissé de grandes œuvres. S’il faut en croire les savants d’Allemagne qui se sont occupés des idiomes de la Lithuanie, de l’Illyrie et de la plupart des régions que les races slavonnes habitent, ces races ont conservé leurs langues pures d’altération, et n’ont guère créé que des chants élégiaques et pastoraux. La fécondité semble attachée au mouvement ; la stérilité à l’inaction. Il en est des langues comme de tout ce qui a vie : ruine et renaissance, mort et réparations constantes jusqu’à la mort, qui est le silence et le repos total.

Les vrais grammairiens, les seuls grammairiens, ce ne sont ni Beauzée, ni Dumarsais, ni le vieil imprimeur Geoffroy Thory ; ni les honorables membres de Port-Royal ; ni Vaugelas, à qui une fausse concordance donnait la fièvre ; ni Urbain Domergue, connu par son inurbanité envers les solécismes qui éveillaient sa colère ; ni M. Lemare, le Bonaparte du rudiment et le Luther de la syntaxe. Les vrais grammairiens, ce sont les hommes de génie ; ils refont les langues, ils les échauffent à leur foyer et les forgent sur leur enclume. On les voit sans cesse occupés à réparer les brèches du temps. Tous, ils inventent des expressions, hasardent des fautes qui se trouvent être des beautés ; frappent de leur sceau royal un mot nouveau qui a bientôt cours, exhument des locutions perdues, qu’ils polissent et remettent en circulation. Tous, néologues et archaïstes, plus hardis dans les époques primitives, plus soigneux et plus attentifs dans les époques de décadence, mais ne se faisant jamais faute d’une témérité habile, d’une vigoureuse alliance de mots, d’une conquête sur les langues étrangères. Les écrivains qui parmi nous se sont le plus servis des archaïsmes, ceux qui ont renoncé le plus difficilement à l’ironie bonhomière des tournures gauloises, à leur vieille et bourgeoise naïveté, ce sont Lafontaine, Mme de Sévigné, Molière, La Bruyère, au dix-septième siècle ; Jean-Jacques Rousseau au dix-huitième, Paul-Louis Courier de notre temps. Bossuet a osé (lui seul pouvait oser ainsi) faire pénétrer dans une langue analytique et toute de détail, les tournures hébraïques ; c’est un prodige ; rien n’est plus hostile à l’idiome gaulois que la concentration et la synthèse elliptique de l’hébreu. La phraséologie grecque se trouve chez Amyot, Fénelon et Racine. Montaigne et Rabelais ont jeté dans leur style une infusion italienne très marquée. Tous les auteurs qui ont vécu sous Richelieu, parlaient un français espagnol. Les interminables périodes de Mme de Motteville sont calquées sur celles de Balthazar Gracian ; Balzac, ennuyeux et grave prosateur, impose à ses phrases toute l’étiquette castillane ; mais c’est Pierre Corneille, le grand homme, qui nous a forcés d’adopter quelques traits puissants du génie espagnol. Rousseau ne s’est pas contenté de renouveler et de dérouiller les fortes expressions de Montaigne et de Calvin ; il a fait des emprunts semi-teutoniques à sa petite patrie, à Genève, dont les idiotismes spéciaux ont été consacrés et immortalisés par lui. Ainsi, de faute en faute, d’audace en audace, toujours téméraires, toujours réprouvés par le pédantisme, ils fournissaient des aliments nouveaux à leur vieille mère, à cette langue française qu’ils empêchaient de mourir.

Ce sont là des vérités historiques que je ne conseille à personne de redire si l’on postule un des fauteuils de l’Académie. Mais si j’aime l’Académie, j’aime encore mieux la vérité, toute rude et périlleuse qu’elle soit dans tous les temps, comme je le sais fort bien. Ouvrir la porte au néologisme, dont la plupart de nos écrivains abusent misérablement ; excuser ou encourager les fredaines de style qui font tant de bruit autour de nous ; augmenter cette rage de vieilles expressions, de phrases mal faites, d’emprunts maladroits à Ronsard et à Jodelle, ce n’est pas mon intention. À côté du talent qui invente, près de l’habile artiste qui rajeunit les débris du langage, se trouvent toujours les manouvriers dont la gaucherie et l’exagération sont fertiles en essais ridicules. Voulez-vous condamner le néologisme ? Faites la liste des néologues absurdes. Il est facile de livrer les archaïstes au mépris en citant les ravaudeurs ignorants du vieux langage. Pendant que le puissant Corneille cloue, pour ainsi dire, dans la langue française, les hardiesses les plus incisives et les plus ardentes de la langue espagnole, un poète alors à la mode, Saint-Amand, fait la même tentative, et lance

Dans les champs de l’azur, sur le parvis des nues,
Son esprit à cheval sur des coquesigrues !

Ouvrez les versificateurs du temps de Louis XIII, dont quelques rares amateurs possèdent la collection, si utile pour l’histoire de notre langue, vous reconnaîtrez qu’alors on était aussi fou de néologismes qu’aujourd’hui.

Les héroïnes de l’Astrée baragouinent beaucoup de phrases aussi espagnoles que celles de Corneille. Comparez au néologisme de Jean-Jacques Rousseau celui de Sébastien Mercier ; aux expressions antiques renouvelées par Paul-Louis Courier ou conservées par Lafontaine, opposez le mauvais patois gaulois imité par le comte de Tressan, vous verrez qu’il y a fagots et fagots, que tout dépend de l’habileté de l’artiste, et qu’il ne faut frapper d’un anathème exclusif que la sottise et la maladresse. Certains esprits distingués, mais non supérieurs, fins, gracieux, délicats, mais peu oseurs, dont la pensée prudente reste toujours dans les régions moyennes, n’ayant besoin ni d’émouvoir, ni de convaincre, ne voulant frapper leurs lecteurs d’aucun ébranlement profond, se contentent d’employer avec talent les ressources de la langue existante. Pourquoi les mépriser ? Ils expriment ce que leur intelligence a conçu. Les richesses acquises leur suffisent ; ils se tiennent à leur place ; ils échappent au ridicule d’une tentative dont le succès leur échapperait. Tels sont Lamotte et Fontenelle sous la régence ; l’abbé Desportes et quelques versificateurs sous Henri IV ; d’Alembert, Suard, La Harpe et le pesant Marmontel au dix-huitième siècle. S’ils n’enrichissent pas leur idiome, du moins ils ne le flétrissent et ne le corrompent pas ; ce mérite (c’en est un bien réel) appartient à la plupart des écrivains célèbres de l’Empire, contre lesquels on s’est armé récemment d’une colère égale à l’admiration qui les avait entourés.

Mais quel parti prendre entre le néologisme et le puritanisme du langage ? Quelle ligne sépare les libertés permises des licences que vous condamnez ?

Il n’y a qu’une règle en cette matière ; un homme d’esprit, un homme du monde, d’un tact infiniment délicat, d’une rare netteté d’intelligence, l’a posée depuis long-temps ; c’est Horace. Il veut que l’on sache d’abord ce que l’on veut dire, que l’on n’affecte ni la rouille de l’antiquité, ni la prétention des nouveautés ; en d’autres termes, il exige que la pensée commande à l’expression, qu’elle la fasse jaillir, soit du fond même du langage ordinaire, ou d’une création inattendue, ou du sein de la vénérable antiquité ; il veut surtout que l’on connaisse ses forces,

Quid valeant humeri, quid ferre recusent,

et que l’on ne s’impose pas de tâche supérieure à son pouvoir.

Après tout, il n’y a dans les préceptes du poète aucun système arrêté, point de dogme, point de symbole de foi ; Horace ne défend absolument ni les innovations ni les renouvellements. C’était une intelligence élevée qui ne donnait que des aperçus vastes et lumineux, souples et ondoyants comme les variations des choses humaines, semblable à cet égard à Michel Montaigne, à Shaftsbury, aux plus sagaces observateurs, qui n’ont pas dicté de lois au monde : ils ont laissé cet honneur à MM. de Vaugelas et Restaut. En France cela réussit peu : nous avons besoin de dogmes. Tous les esprits impératifs et dogmatiques nous ont imposé : ils ont exercé une facile influence sur la nation la plus spirituelle de la terre. Si l’on ne nous commande, nous croyons qu’on est faible. Il nous faut des axiomes, comme aux enfants des lisières, ou aux vieillards des béquilles. Qu’un bon guide se contente de nous indiquer les obstacles ou les abîmes, à droite ou à gauche, nous tomberons effrayés. Dogmatisez, commandez-nous, décidez-vous, soyez absolu, prenez parti ; ainsi ont fait tous les écrivains orgueilleux qui préfèrent le succès actuel à la vérité, et le plaisir de l’empire à celui de l’étude. Ronsard a dogmatisé ; puis Vaugelas, puis l’abbé d’Aubignac, puis Lamothe-Houdart. Ce pauvre Pierre Corneille a essayé de bâtir aussi des systèmes, et Dieu sait avec quelle maladresse ! Ensuite est venu le tour du dix-huitième siècle ; tout le monde a fait son œuvre. Le baron d’Holbach frappait bien plus fortement les esprits que Vauvenargues. Vauvenargues était profond et modeste, d’Holbach creux et insolent. Mais l’un, observateur sans faste, exposait avec simplicité des résultats, quelquefois des doutes. L’autre, hardi comme Dieu, arrêtait des principes et bâtissait un monde. Nous aimons cet air d’assurance qui nous rassure contre nous-mêmes : c’est ce qu’une école de gens d’esprit et de novateurs modernes appelle se poser, mot heureux, théâtral et bien drapé, qui convient merveilleusement à la chose exprimée. On se pose Dieu, on se pose roi, on se pose victime. Napoléon Bonaparte avait senti cette faiblesse invétérée des organisations françaises dont la légèreté réclame un appui. Il a aussi dogmatisé, souvent très follement, et de la façon la plus contradictoire. Qu’importe ? pourvu que l’axiome eût l’air bien géométrique et bien impérieux, cela suffisait. Fût-il parvenu à se créer parmi nous une existence souveraine, libre, riante, puissante comme celle de Jules-César à Rome, dépouillée de charlatanisme et de mensonge, de paroles de théâtre et de sentences foudroyantes ? Jamais. Il remarque lui-même quelque part « que nous demandons à être matés (c’est son terme), — et qu’en France un libre et confiant laisser-aller engendre « une familiarité dangereuse. » Nos grammairiens ont usé largement de ce droit de pédantisme que le génie de la nation leur donnait. Ils ont tranché dans le vif et fabriqué des codes sévères, ils ont environné de palissades et de bastions les participes et les conditionnels. Travaux perdus, fatigues sans résultat ! Leurs principes tombaient aussitôt qu’établis. L’ouvrage de MM. Bescherelle offre la liste interminable des échecs de la grammaire ; le budget de toutes les lois inutiles qu’elle semble n’avoir formulées que pour les laisser violer ; le compte de toutes les atteintes portées tour à tour par Corneille, Bossuet, Pascal, Fénelon, Voltaire, à Vaugelas, Beauzée, Dumarsais et l’abbé d’Olivet. Plus les règles étaient absolues, plus elles étaient fragiles. C’est que la vérité ne se trouve jamais dans l’absolu ; elle n’est pas même au milieu des questions : elle est au-dessus. Pendant que les esprits communs la cherchent dans les axiomes tranchés, soutenus avec aigreur par les partis en lutte, elle plane sur les deux camps. « L’inversion est-elle permise à la langue française ? Est-il licite d’innover dans le langage ? Doit-on employer les mots anciens dans un idiome plus moderne ? » Aucune de ces questions ne peut se résoudre par oui ou par non ; mots précieux et sacramentels qu’il faut déclamer très haut pour se faire suivre de la masse. Voulez-vous avoir une école ? n’y manquez pas. Mais êtes-vous plus philosophe que vaniteux, plus sincère qu’homme de parti ? vous ne vous prononcerez pas si vite. L’amateur de la vérité, de l’art, de la science, creuse plus avant, pénètre dans les entrailles mêmes des idées et des faits historiques. Il y découvre, non sans travail, les principes fondamentaux qui réconcilient des contradictions apparentes ; il s’explique pourquoi l’inversion, excellente dans telle circonstance donnée, est impossible dans telle autre ; il voit quelles lois supérieures aux règles en permettent ou en ordonnent le déplacement ; il n’arrive pas à l’indifférence et au vague sur toutes les questions, mais à un système lumineux et haut, bien plus vaste, bien plus arrêté, bien plus net, et dont l’élévation seule le soustrait aux regards de la foule.

Ainsi, la règle souveraine, la loi suprême des idiomes, c’est le génie propre de chacun d’eux. Tout ce qui lui répugne est inadmissible, tout ce qu’il permet on doit l’oser. En vain les grammairiens multiplieront les fantaisies, les injonctions, les définitions, les sévérités, les folles délicatesses ; fidèle par instinct au génie de sa langue et de sa nation, l’écrivain supérieur découvrira toujours en dehors du cercle grammatical et du code convenu quelque beauté légitime et nouvelle conforme à la règle suprême. Mais quel est le génie propre de la langue française ? De quels éléments matériels et métaphysiques s’est-elle formée ? Quelles phases historiques ont déterminé et soutenu sa formation ? Quels caractères spéciaux doit-elle aux révolutions qu’elle a traversées ? Quelles sont les bases sur lesquelles elle repose et les vrais principes de sa force ? Belles et graves questions, qui s’étendent très loin et ne peuvent se résoudre qu’au moyen de l’histoire, d’une étude attentive des mots et de leurs destinées et d’une sagacité rarement unie à l’érudition. L’histoire des variations de la langue française n’est pas faite et probablement ne se fera pas. Les encouragements nécessaires pour ces grands travaux ne peuvent venir que d’un public autrement disposé que le nôtre, moins absorbé dans ses affaires personnelles, dans ses intérêts individuels, dans les débats d’une société en péril, et dans ses propres jouissances. C’est dommage. Un homme assez puissant pour cette œuvre élèverait un monument précieux, non seulement à la philologie, mais utile à l’histoire des mœurs et à celle des faits ; ce travail est le travail littéraire du siècle. On s’en passera bien, comme de tant d’autres choses.

Latine d’origine, notre langue s’est formée par contraction ; un peuple sauvage et plus septentrional que celui dont il empruntait l’idiome, mutilait et contractait la plupart des mots qui lui étaient transmis : il faisait de

Quare ou Quamobrem—le mot Car ;
De IndèEn ;
De Illic, illucY ;
De UnùsUn ;
De Homines—On, etc., etc.

La nation gallo-romaine a-t-elle opéré elle-même ces contractions du latin, ou les doit-elle (comme le pense M. Raynouard) à l’imitation du provençal, fils aîné de la langue romaine ? Je ne sais ; mais il est certain que la plupart des expressions empruntées au Dictionnaire de Rome, se trouvent abrégées dans le français, et réduites à leur racine primitive. En raccourcissant les mots, on allongeait les phrases : les articles ou affixes naissaient pour remplacer les désinences et les inflexions. D’un idiome synthétique, les Gaulois faisaient une langue analytique, chargée de petits mots et de pronoms qui devaient remplir l’office des terminaisons variables du latin. Un peuple sans littérature et qui n’écrit pas ses pensées, a toujours recours aux pronoms et aux articles. La civilisation intellectuelle ne donnant pas de produits, les langues, réduites à l’usage populaire, perdent le caractère de la synthèse, répudient l’inversion, se chargent d’affixes, et adoptent le mode direct et analytique. Avant Homère, la langue grecque n’a pas d’articles ; elle les adopte entre Homère et Hésiode. La langue allemande des plus anciens monuments teutoniques procède synthétiquement ; ne se trouvant alors fixée par aucune littérature, elle dégénère, penche vers la forme analytique, et adopte les affixes pendant l’espace de temps qui s’écoule jusqu’à Luther. Toutefois une ligne de démarcation profonde restera tracée entre les idiomes du nord, issus de la souche teutonique, et les langues nées de l’imitation romaine. Les premiers, malgré l’emploi des articles, conservent leur génie de synthèse : c’est leur puissance. Les seconds, à la naissance desquels le génie de l’analyse a présidé, s’en tiennent au mode direct, et n’adoptent que par licence, à de rares moments, et avec beaucoup de réserve, l’inversion libre et forte des langues à inflexions et à désinences.

Le mode analytique une fois adopté, les articles une fois admis comme modérateurs et guides du discours, le développement de l’esprit français s’opère naturellement : les penchants nationaux et la disposition même des organes influent sur notre langue. Délicatesse, nuances, clarté, facilité, ironie, délicatesse surtout, voilà les premiers caractères que l’on distingue dans sa formation matérielle. Ce qui lui appartient en propre, quant à sa partie musicale, se compose de nuances si déliées qu’elles ne sont pas perceptibles pour les étrangers. L’e muet, qui se retrouve dans toutes nos phrases et que les autres nations ne connaissent pas, n’est qu’une demi-voyelle ; ou plutôt c’est la vibration d’une consonne qui finit et se prolonge. Le son nasal, produit par la fusion de la lettre n, avec d’autres sons, n’est qu’une demi-diphtongue, une diphtongue étouffée, privée de sa sonorité, espèce de terme mitoyen et de compromis entre les consonnes et les voyelles. Ne faisons pas compliment de cette invention à nos respectables aïeux ; nos syllabes on, en, in, un, désagréables, dures, sont la tache originelle du vocabulaire français : elles jettent dans notre clavier beaucoup de notes fausses et sourdes qui désespèrent les musiciens et les orateurs.

Le même caractère mitoyen, le même génie de nuances et de délicatesse, qui a fait entrer dans la partie vocale de la langue des demi-voyelles, des demi-consonnes, des demi-diphtongues, influe encore sur la syntaxe française, sur la formation des phrases, sur l’arrangement des mots, sur leur synonymie. Il multiplie les finesses, les ellipses, les sous-entendus, et favorise ainsi notre goût national pour l’ironie qui vit de sous-entendus, de réticences et de demi-mots. Voilà les éléments métaphysiques et matériels de la langue. Aucune de ces nombreuses nuances n’aurait été sentie, si l’idiome, déjà fort simple, grâce à sa marche analytique, n’avait adopté pour premier principe une clarté extrême, une lucidité parfaite ; c’est là, depuis son origine, le fonds de son génie, l’axiome fondamental de sa grammaire ; il a horreur de l’obscurité. Toute locution obscure ne sera pas française. On supprimera donc tout ce qui embarrasse les périodes, enchevêtre les phrases, obscurcit les acceptions des mots, fait naître des équivoques pénibles à l’esprit ; on établira des concordances très exactes et très minutieuses ; on s’opposera fortement à ce que le conditionnel ou le possible se confonde avec le présent ou le réel ; on bannira les nombreux adjectifs juxta-posés des Espagnols et des Italiens, les enlacements synthétiques de la phrase allemande, les énergiques syllepses de la phrase anglaise ; on déblaiera le terrain, de manière à ce que l’esprit français puisse saisir toutes les finesses, s’emparer de toutes les nuances, jouir de toutes les délicatesses de la pensée et du discours. Il en résultera une langue très pure, très chaste, très limpide, admirable par les détails, facile et souple instrument de conversation quotidienne, mais privée d’une grande partie des ressources énergiques, des tournures véhémentes, des inversions foudroyantes, des ellipses passionnées et des couleurs fortes que d’autres nations possèdent. Gueuse-fière, comme disait Voltaire, elle trouve heureusement des écrivains hardis qui la forceront à recevoir l’aumône ; elle ne cessera jamais de se tenir sur la réserve, de crier à la violence et de vivre de ces aumônes.

L’ouvrage de MM. Bescherelle n’est que l’histoire fort curieuse de ces utiles aumônes, dont nous comptons bientôt examiner avec plus de détail, la nature, l’origine, la nécessité et les résultats.

Nous avons cinq ou six langues françaises tout-à-fait distinctes ; et il ne faut pas remonter bien haut pour trouver dans nos écrivains les traces de ces idiomes différents, dont les couches superposées ont fini par produire l’idiome dont nous nous servons. Corneille est suranné ; Molière l’est aussi. Mais la langue écrite a bien moins varié que le langage de la conversation ; les traces (peu nombreuses d’ailleurs) que l’idiome parlé a laissées après lui, prouvent que sous Louis XIV même il s’éloignait infiniment de notre idiome actuel.

Voici par exemple une phrase du XVIIe siècle, composée de mots dont on se sert encore aujourd’hui, ce n’est plus une phrase française ; mais une phrase barbare. « Elle a (dit Tallemant des Réaux), un frère qui a l’honneur d’être un peu fou par la tête. » Cet homme qui est fou par la tête et qui a l’honneur d’être fou nous semble passablement bizarre. La mode espagnole qui s’était emparée de la France mettait l’honneur à toute sauce. Ne retrouvez-vous pas ici les grandes révérences et les manteaux castillans de cette époque, dont l’admirable Callot a éternisé les types cavaliers et grotesques ? On disait du temps de Tallemant : petite jeunesse, pour première jeunesse. Les genres de beaucoup de substantifs n’étaient pas fixés : Une grande amour se disait très bien au lieu d’un grand amour ; on retrouve cela chez Corneille. Happeur (gastronome), veau (imbécile), expressions familières, manquaient de bon goût et non d’énergie. Le notaire n’était pas encore né, non plus que le pharmacien. Il n’y avait que des garde-sacs et des apothicaires qui se coudoyaient fraternellement. Garde-sacs ! quelle injure ! apothicaire ! quel blasphème ! Nous avons perdu ces deux races. Quant à l’orthographe, elle avait ses incertitudes. La consonne s, cette vieille consonne parasite et gauloise qui a servi long-temps à remplacer l’accent grave de la voyelle précédente (dans les noms propres Basle pour Bâle, Chastenay pour Châtenay), maintenait obstinément son empire. On écrivait indifféremment fistes ou fîtes. Perrot d’Ablancourt, qui venait d’avoir sur cette grave question une querelle animée avec Conrart, « l’homme au silence prudent », lui porta un de ses manuscrits : « Tenez, dit d’Ablancourt, mettez les fisstes et les fusstes comme vous voudrez. » Il avait doublé l’s pour qu’on n’en manquât pas.

Tandis que Perrot d’Ablancourt et Conrart examinaient, la loupe en main, tous les détails du langage, les hommes de génie achevaient de le pétrir et de le mouler. Mme de Sévigné consacrait, dans ses lettres, toutes les finesses de la conversation, toutes les délicatesses familières si chères aux esprits d’élite, quand elles sont d’accord avec le bon goût. Elle écrivait à sa fille : je suis toute à vous et à ses connaissances : je suis tout à vous. Patru et Vaugelas ne lui avaient pas enseigné cette nuance si déliée. La Fontaine introduisait, dans ses vers naïfs, ce qu’il pouvait dérober de meilleur à la plus ancienne langue française : suppression des articles, emploi de l’infinitif comme substantif, renouvellement des expressions gauloises, il se permit tout en fait d’archaïsmes, et se fit tout pardonner : ce bonhomme, qui semble laisser échapper ses vers négligemment, est notre plus laborieux ouvrier d’antiquités rajeunies. Racine, élevé à l’école des Grecs, met un art infini dans ses hardiesses et dans ses emprunts. À l’exemple de ses maîtres, il ose tout, sans paraître rien oser ; les ellipses les plus extraordinaires que l’on ait forcé notre langue d’accepter, viennent de lui et de Bossuet :

Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ?

C’est la suppression d’une phrase entière, et d’une phrase sans accord avec la phrase énoncée, gouvernée par un autre sujet, inattendue, imprévue, dont rien ne donne l’idée et ne fait deviner la construction. Bossuet, nourri des livres saints, formé par l’étude du plus concis et du plus énergique des dialectes orientaux, entraîne la langue française vers d’incroyables audaces.

Personne n’ignorait que le mot pleurs était féminin et pluriel, qu’il n’avait pas de singulier ; que le pleur était interdit et n’existait pas. Mais voici Bossuet, l’orateur hébreu, qui monte en chaire, et dans une de ses oraisons funèbres, s’écrie : « Là commencera ce pleur éternel ; là ce grincement de dents qui n’aura jamais de fin. » On tremble et l’on se tait ; l’enfer s’ouvre à cette terrible expression hébraïque ; la dureté, la terreur de la vieille Bible ressuscitent à la fois dans un seul mot. Le pleur, ce n’est pas une larme. Vous entendez le long sanglot qui ne finit pas, le gémissement qui échappe d’une âme brisée que rien ne console ; c’est une des plus redoutables créations de la langue ; un mot inouï pour une douleur inouïe. La Grammaire, cette greffière patiente, qui fait semblant de régner sur les mots qu’elle enregistre, aura beau se récrier contre Bossuet : Bossuet parlera plus haut qu’elle.

Qui ne sait aussi que pleuvoir est un verbe neutre ; que l’employer comme un verbe actif est la faute la plus grossière, la plus impardonnable, la plus impossible ? Dans ses Élévations sur les mystères, le même Bossuet voulant faire comprendre l’immense bonté du Très-Haut, s’exprime ainsi : « Dieu fait luire son soleil sur les bons et sur les mauvais, et pleut sur le champ du juste comme sur celui du pécheur. » La pluie qui tombe, le soleil qui brille, le monde qui se renouvelle, le méchant et le bon qui subsistent à la fois, l’univers, la vie, la mort, tout, c’est la volonté de Dieu, c’est Dieu. Ainsi les langues, tout entières, sans réserve, appartiennent au génie, qui les brise et qui les moule, qui les fracasse et les reconstruit comme il lui plaît.

Plus tard l’abbé de Saint-Pierre donnera à la langue des mots qui, traités d’abord de barbarismes, deviendront nécessaires : bienfaisance, humanité. Rousseau emploiera avec succès les plus belles expressions de Montaigne, et Beaumarchais imitera les augmentatifs et les diminutifs si énergiques et si gracieux des peuples méridionaux. Il faudrait noter toutes ces variations et ces conquêtes, si l’on faisait l’histoire de notre langue, histoire dont quelques matériaux précieux se trouvent dans la grammaire de MM. Bescherelle. Il faudrait indiquer aussi toutes les nuances que le mode analytique et direct a fait naître, toutes les richesses inconnues aux anciens, dont la langue française s’est armée et que les bons auteurs ont fait valoir.

Les langues analytiques dont on blâme l’indigence, la faiblesse, la marche froide et géométrique, ont trouvé des ressources dans cette indigence même. Au lieu du gérondif des Romains : scribendum, amandum, bibendum, les peuples modernes, privés de cette forme si brève et si éloquente, emploient trois ou quatre mots maladroitement enchaînés : Il faut écrire, we must write ; — on doit aimer, one must love ; — on doit boire, we must drink. Les Latins ne pouvaient exprimer par la terminaison andum, endum qu’un besoin futur ou possible ; les Français, les Anglais, les Allemands, privés de gérondifs, possèdent une couleur spéciale pour toutes les nuances de la possibilité. Parmi les idiomes modernes, c’est la langue anglaise, la plus pauvre et la plus nue à son origine, qui a poussé le plus loin cette conquête des détails. Le seul mot latin scribendum peut se traduire de douze manières. It ought to be written ; we ought to write it, it must be written ; it could be written ; it may be written ; it can be written ; it might be written ; we may write ; we must write ; they must write ; we should write ; we could write. Aucune de ces locutions n’a le même sens ; chacune d’elle est une nouvelle modification de la nécessité d’écrire. — « Je pensai avoir découvert (dit un auteur de romans célèbre de l’autre côté du détroit) le sujet d’un livre sublime, la source de la gloire et de la fortune. Je posai mes lunettes sur la table et je m’écriai : On pourrait écrire cela (it could be written). Ma vieille sœur prit sa tabatière, et s’écria : Ma foi, oui, il faudrait l’écrire (it ought to be written). Encouragé par cette voix approbative, je dis à mon tour : Il faut que cela soit écrit (it must be written). » Les anciens, avec leurs variétés d’inflexions, leurs désinences flexibles, leurs modes savamment balancés et disposés avec un si grand artifice, avec leur synthèse puissante, qui favorisait les plus mâles audaces de l’éloquence et de la poésie, ne seraient point parvenus à rendre les nuances, les finesses, les gradations presque imperceptibles que les idiomes modernes ont créées.

De Louis XII à Henri IV, l’Italie est notre nourrice ; elle nous fournit de nouvelles locutions, de nouvelles tournures, des mots nouveaux. Henri Estienne se plaint hautement de cette invasion de vocables ausoniens, dans son éloquente diatribe sur le language françois italianisé vers 1550. La troupe commandée par Ronsard parvient mais difficilement, à greffer sur la tige française, quelques locutions grecques. Ensuite s’annonce le règne de l’Espagne sur notre style, règne qui commence avec Louis XIII et s’arrête à Louis XIV. Confondues et modifiées sous l’empire des Pascal et des Racine, toutes ces influences disparaissent : l’œuvre est terminée. Depuis cette époque, nous acceptons quelques mots étrangers, quelques formes exotiques, sans nous astreindre à aucune imitation spéciale, c’est nous qui faisons la loi à l’Europe. Quant à la place des mots, à leurs concordances, à leurs acceptions, elles ont beaucoup varié, quelquefois par caprice, mais plus souvent entraînées par le cours des mœurs. Molière disait très bien : un chacun, comme les Anglais disent every one ; c’était une expression énergique et populaire qui spécialisait l’individualité dans la masse. Un chacun était déjà suranné sous le régent. Buffon, à la fin du dix-huitième siècle écrivait : Les Chinois sont des peuples mols, ce pluriel serait inadmissible aujourd’hui. Pourquoi ? Nul ne peut le dire. On rend aisément compte de plusieurs autres variations du langage. Une coquette, du temps de Louis IX, c’était une femme perdue ; la sévérité des habitudes n’établissait aucune différence entre la coquetterie et le libertinage, le désir de plaire et la débauche.

Coquette immonde et mal famée
Et de tout bon poinct dégarnie,
Détale, sus !…

dit une vieille moralité. À mesure que les mœurs se sont adoucies, la coquette s’est réhabilitée. La prude, au contraire, a perdu de sa valeur. Les contemporains de Marot estimaient fort la prude femme et le prude homme ou prud’homme ; synonyme d’honnête femme et d’honnête homme. Aujourd’hui la prude est une tartuffe de chasteté. La même civilisation, dont le progrès tournait en ridicule l’honnêteté devenue pruderie, excusait la galanterie qu’elle paraît d’un titre élégant, et qui n’était plus qu’une coquetterie pardonnable.

Au moment où s’opèrent ces altérations dans le sens des mots, personne ne s’en aperçoit. La nation qui enrichit ou appauvrit son Dictionnaire, ne change de mots que parce qu’elle change de qualités et de vices ; révolution qui s’accomplit à l’insu de tous ceux qui y contribuent. Dans les premiers temps de la monarchie féodale, la condescendance pour le faible, l’affabilité envers ses égaux, le bon accueil réservé aux étrangers ; l’hospitalité donnée avec grâce, étaient des qualités d’autant plus estimées que la force brutale régnait sur l’Europe, et qu’avec un bon cheval, une armure de fer, un poignet vigoureux, trois cents vassaux armés, et une citadelle sur un rocher, on bravait le monde et la loi. C’était faire le plus grand éloge possible d’un gentilhomme ou d’un souverain que de dire qu’ils étaient accorts ; mot charmant, qui n’exprimait pas seulement l’aménité extérieure, mais le bon-vouloir et la générosité de l’âme. L’accortise, l’amabilité née d’un sentiment réel, se changea en courtoisie ; ce fut une seconde nuance plus faible, une expression pâlissante de la même qualité, un mérite réservé à l’homme rompu aux élégantes mœurs des cours. Mais dès le siècle de Louis XIV, le mot courtois paraît de vieille date : on le rejette, on dit d’un homme qu’il est de bon lieu et qu’il a bon air.

Ce n’est déjà plus une qualité vraie que l’on reconnaît en lui, c’est une forme extérieure, un air ; il suffit de louer sa naissance, ses manières et son droit à Versailles. Bientôt après, il faut trouver encore une nouvelle modification plus énervée, pour satisfaire des mœurs nouvelles. Accort, courtois, de bon air, de bon lieu, tout cela meurt et disparaît. Voici le règne des mots poli et politesse. La politesse, expression froide qui trahit la recherche, le raffinement, et qui suppose non la sincérité, mais l’étude délicate des convenances sociales, domine tout le dix-huitième siècle : elle se retrouve en honneur sous Napoléon Bonaparte. Aujourd’hui elle se décrédite ; à peine s’en sert-on ; elle perd chaque jour, sous nos yeux, le sens flatteur qu’elle avait autrefois ; on peut parier à coup sûr, que dans vingt ans l’expression sera tombée en complète désuétude. Nos grand’mères avaient beaucoup de vénération pour un homme d’une politesse achevée : ce serait en 1835 un ridicule compliment. Nous avons perdu accortise, courtoisie, politesse, je ne sais trop ce qui nous reste.

Voici un mot que nous avons bien injustement flétri. Après avoir permis aux femmes d’être coquettes, leur avoir défendu d’être prudes, et détruit peu à peu toutes les nuances de la courtoisie, la langue française a décidé qu’un bon homme serait un sot.

J’en suis fâché pour elle ; mais cela ne lui fait point honneur. Nous sommes le seul peuple qui ayons découvert un terme palliatif pour la méchanceté (malice), quatorze variétés d’expression pour la satire, ses alliés et sa famille (satire, ironie, raillerie, causticité, sarcasme, rire sardonique, épigramme, moquerie, persifflage, quolibet, lardon, brocard, mystification, parodie, sans compter malveillance, malignité, en mauvaise part ; espièglerie, plaisanterie, en bonne part) ; et qui ayons tourné en dérision la reine des vertus, la vertu sans effort, la bonté.

Buono en italien, a presque la noble signification du to kalon des Grecs ; il exprime l’excellence, la beauté, la perfection ; le buon pittore vaut cent fois plus que notre bon peintre. Le good fellow des Anglais, et le gut mensch des Allemands, seraient des compliments très agréables que le génie et la puissance ne refuseraient pas. Si nous voulions traduire dans ces deux langues, la méprisante expression contenue dans la phrase : pauvre bonhomme, il se trouverait que le poor good man, réunissant l’idée du malheur et celle de l’excellence (deux choses sacrées et vénérables), exciterait la pitié et l’estime, et point du tout l’ironie. La bonhomie prise en mauvaise part, la bonté du caractère assimilée à la niaiserie, le dévoûment ou la bonne foi flétris, la profanation de la plus précieuse qualité du cœur humain, ne datent que de cette époque malheureuse où l’hypocrisie de Mme de Maintenon et la décadence de Louis XIV dépravaient notre caractère national. Bussy-Rabutin, ce lâche fat, ce calomniateur des femmes qui résistaient à ses avances, a le premier confondu l’homme bon avec l’homme bête. C’était bien digne de lui.

Quant à sa cousine, Mme de Sévigné, dont il a fait un portrait odieux, faux et ridicule, après avoir essayé vainement de la séduire, elle ne manque jamais d’appeler le grand Arnaud le bonhomme, parce qu’elle l’aime et qu’il est bon. Les lettres de Malherbe et de Peiresc, de Guy-Patin et de Lhospital, donnent le même sens au mot bonhomme. On conçoit que sous le cardinal Dubois, sous le financier Law, sous le chancelier Maupeou, sous les règnes de Mme de Pompadour et de Mme Dubarry, dans la longue orgie de la monarchie mourante, lorsque les Liaisons dangereuses et Figaro représentaient la société, le titre d’homme bon ou de bon homme soit tombé dans le dernier mépris.

Cette teinte d’ironie, ce sarcasme cruel, cette contre-vérité mordante, se retrouvent dans le fond même et dans les origines de la langue française. C’est chose curieuse de voir l’épigramme au berceau de la syntaxe. Quelques gallicismes singuliers ne peuvent s’expliquer que de cette manière :

  — Vous nous la donnez belle ! dans le sens de : Vous vous moquez !
  — Vous êtes bon ! exclamation populaire, qui signifie :
      Je me moque de ce que vous dites !
  — Vous aurez beau faire ! pour : Vous vous fatiguerez en efforts inutiles !

sont autant d’exemples des mots bon et beau, détournés tout exprès de leur signification propre et aiguisés par l’ironie. Il fera beau voir, signifie : Ce sera un spectacle ridicule de voir ! Les grammairiens ont tort de chercher l’exacte analyse de la locution bizarre : Vous avez beau faire ;beau est pour ridicule ; tous les efforts perdus sont ridicules, ce sont de beaux efforts ! Nul idiome moderne ne présente ces phénomènes, les expressions négatives abondent dans notre langue ; c’est un instrument monté pour la raillerie, accordé par elle, possédant les nuances les plus déliées de la satire. Aussi voyez quel usage en font Voltaire et Lesage, Molière et Pascal, et essayez de les traduire, en quelque langue que ce soit.

Ainsi la loi supérieure, la véritable règle souveraine d’un idiome, c’est son génie propre. Quel est ce génie ? Le grand écrivain, l’homme de talent, s’y associe par instinct et par révélation. Il est fidèle à cette loi, sans la connaître ; les fantaisies, les sévérités, les sottes délicatesses des grammairiens auront beau condamner ce que le génie d’une langue permet, il se trouvera une plume audacieuse qui leur prouvera leur folie.

PHILARÈTE CHASLES.
  1. Ces observations littéraires et philosophiques sur l’histoire de notre langue, sont extraites des trois beaux articles que le Journal des Débats a bien voulu consacrer à notre ouvrage. Nous avons pensé que nos lecteurs ne les liraient pas sans intérêt.