Grammaire nationale/I

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Simon, Garnier (p. 20-23).

No I.

DE LA GRAMMAIRE.




La renoncule un jour dans un bouquet
Avec l’œillet se trouva réunie ;
Elle eut le lendemain le parfum de l’œillet.
On ne peut que gagner en bonne compagnie.
(Béranger)
Un astrologue un jour se laissa choir
Au fond d’un puits. On lui dit : Pauvre bête !
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?
(La Fontaine)


Chacune de ces colonnes nous offre un tableau, un discours, c’est-à-dire, la peinture des idées que l’auteur voulait exprimer.

Eh bien, pouvoir dire :

1o Les éléments qui entrent dans ce tableau, dans cette peinture, c’est-à-dire les diverses espèces de mots qui constituent ce discours, parlé ou écrit, l’un n’étant qu’une copie de l’autre ;

2o Les diverses formes que ces mots ont dû revêtir, afin de pouvoir s’unir les uns aux autres ;

3o L’arrangement qu’on a dû donner à ces mots, ou aux divers traits qui entrent dans ce tableau, afin qu’on vît à l’instant le but, l’objet principal, les accessoires, l’ordonnance entière ;

4o De quelle manière ces différents mots doivent être prononcés, lorsqu’ils sont émis par l’organe vocal ;

5o Les signes de ponctuation dont on a dû distinguer, dans l’écriture, chacune des parties qui composent ce tableau :

C’est connaître la grammaire, c’est-à-dire la science qui embrasse toutes les règles que l’homme est obligé de suivre pour peindre, pour exprimer ses idées, soit de vive voix, soit par écrit[1] :

La Grammaire est donc la science du langage, c’est-à-dire la science des signes de la pensée considérés dans leurs éléments, leurs modifications, et leurs combinaisons[2].

Cette science a pour objet de déterminer les différentes espèces de mots qui correspondent aux différentes espèces d’idées ; d’indiquer les variations que les mots subissent dans leurs formes pour exprimer les diverses modifications et les nuances les plus délicates de la pensée ; enfin, de faire connaître les rapports des mots entre eux, et les règles d’après lesquelles ils se combinent et se réunissent en phrases pour rendre les combinaisons des idées.

Tous les hommes doivent étudier cette science, puisque tous ils sont appelés par les plus pressants besoins à peindre leurs idées. Elle seule peut leur dévoiler les mystères de cette peinture merveilleuse, source des plus grands avantages et des plus doux plaisirs ; elle seule peut leur ouvrir le sanctuaire des sciences. Et, aujourd’hui surtout que le don de la parole doit assigner un rang si distingué à celui qui aura su le cultiver avec le plus de succès, l’étude approfondie du langage prend une importance encore plus grande. Cette étude est, il est vrai, le plus rude exercice de l’esprit. Mais aussi combien ne sert-il pas à le fortifier ! Il n’est pas d’initiation plus puissante ni plus féconde à tous les travaux qu’on peut entreprendre dans la suite. C’est là la base, le fondement de toutes les connaissances humaines. D’ailleurs, n’est-il pas du devoir de tout être pensant de chercher à se rendre compte de la valeur précise de sa parole, de la connaître dans toute son intégrité, de savoir ce qui la fait vivre ? Autrement, il est pour lui-même une énigme indéchiffrable, puisqu’il ignore la nature des procédés dont il fait usage à cet égard :

Lex sum sermonis, linguarum regula certa ;
qui me non didiscit, cætera nulla petat.
(Bacon.)
« Je suis la loi du discours, la règle infaillible des langues ; qui m’ignore doit renoncer à rien savoir. »

La Grammaire admet deux sortes de principes : les uns sont d’une vérité immuable et d’un usage universel ; ils tiennent à la nature de la pensée même ; ils en suivent l’analyse, ils n’en sont que le résultat. Les autres n’ont qu’une vérité hypothétique et dépendante de conventions libres et variables ; et ne sont d’usage que chez les peuples qui les ont adoptés librement, sans perdre le droit de les changer ou de les abandonner, quand il plaira à l’usage de les modifier ou de les proscrire. Les premiers constituent la grammaire générale ; les autres sont l’objet des diverses grammaires particulières.

Ainsi, la grammaire générale est la science raisonnée des principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite dans toutes les langues ;

Et la grammaire particulière, l’art de faire concorder les principes immuables et généraux de la parole prononcée ou écrite, avec les institutions arbitraires et usuelles d’une langue particulière.

La grammaire générale est une science, parce qu’elle n’a pour objet que la spéculation raisonnée des principes immuables et généraux de la parole ; une grammaire particulière est un art, parce qu’elle envisage l’application pratique des principes généraux de la parole aux institutions arbitraires et usuelles d’une langue particulière.

Ainsi, en français, si :

AU LIEU DE DIRE, OU D’ÉCRIRE :
ON DISAIT, OU L’ON ÉCRIVAIT :

Tiens, voilà des violettes au pied de ces églantiers. Oh ! qu’elles sentent bon ?

(Bernardin de St-Pierre.)

Tiens, voilà des violettes au pied de ces églantiers. Oh ! qu’elles sentent bonnes !

Tous les hommes sont à peu près du même âge ; à quatre-vingts ans, on est aussi sûr qu’à seize ans de voir encore le lendemain.

(Droz.)

Tous les hommes sont à peu près de la même âge ; à quatre-vingt ans, on est aussi sûr comme à seize ans de voir encore le lendemain.

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves.

(Molière.)

Il est des faux dévots ainsi que des faux braves.

C’est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne ; l’aigle FRANÇAISE plane sur la Vistule.

(Napoléon.)

C’est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne ; l’aigle FRANÇAIS plane sur la Vistule.

De sa patte droite, l’ours saisit dans l’eau le poisson qu’il voit passer. Si, après avoir assouvi sa faim, il lui reste quelque chose de son repas, il LE cache.

(Chateaubriand.)

De sa patte droite, l’ours saisit dans l’eau le poisson qu’il voit passer. Si, après avoir assouvi sa faim, il lui reste quelque chose de son repas, il LA cache.

C’EST des contraires que résulte l’harmonie du monde.

(Bernardin de St-Pierre.)

CE SONT des contraires que résulte l’harmonie du monde.

Les plus sages rois sont souvent trompés, quelques précautions qu’ils prennent pour ne l’être pas.

(Fénelon.)

Les plus sages rois sont trompés souvent, quelles que précautions qu’ils prennent pour ne l’être pas.

Il y a peu de plaisirs qui ne soient achetés trop cher.

(Boiste.)

Il y a peu de plaisirs qui ne soient achetés trop chers.

C’est pour ne pas exclure les vices, qu’on les revêt d’un nom honnête.

(Malhesherbes.)

C’est pour ne pas exclure les vices, que l’on les revêtit d’un nom honnête.

Quoiqu’il n’y ait rien de si naturel à l’homme que d’aimer et de connaître la vertu, il n’y a rien qu’il aime moins, et qu’il cherche moins à connaître.

(Fléchier.)

Malgré qu’il n’y a rien d’aussi naturel à l’homme comme d’aimer et de connaître la vertu, etc.


On commettrait autant de fautes contre l’usage, car l’usage veut que l’on dise : ces violettes sentent BON, et non sentent BONNES ; quatre-VINGTS ans et non quatre-VINGT ans ; AUSSI sûr QUE, et non AUSSI sûr COMME, etc., etc. Pour éviter de semblables fautes, et des milliers d’autres que nous ne pouvons ni citer ni même prévoir, il est indispensable de connaître les règles auxquelles l’usage a soumis notre langue, et qui, réunies en un corps complet de doctrine, forment le code de cette même langue, et constituent ce qu’on appelle la Grammaire française.

D’où il résulte évidemment que la Grammaire française est l’art de parler et d’écrire, en français, correctement, c’est-à-dire d’une manière conforme au bon usage.

On a vu que la grammaire est définie, tantôt art, tantôt science.

Est-elle une science ? est-elle un art ?

C’est ce qu’on pourrait également demander de la logique, de la médecine, de la navigation, etc., et ce seraient là des questions assez oiseuses ; elles ont pourtant exercé les philosophes.

Une science est un ensemble de faits, d’observations, de découvertes liées par la méditation, et qui se rapporte à quelque branche des connaissances humaines.

Un art suppose aussi des observations ; mais il dépend surtout de la pratique et de l’exercice.

La grammaire est donc une science plutôt qu’un art ; cependant elle peut être considérée sous ce dernier point de vue, en ce qu’elle indique les moyens d’éviter les locutions vicieuses, d’employer des expressions ou des phrases plus ou moins correctes, plus ou moins élégantes, et enfin en ce qu’on peut y devenir plus habile par la pratique.

Pour saisir les rapports qui se trouvent entre nos pensées, nos jugements et les mots qui servent à les exprimer, il faut remonter à l’analyse même de notre entendement et de ses facultés, et chercher comment se forment nos jugements et nos idées.

  1. Pris dans un sens littéral, le mot grammaire, dérivé du grec gramma, qui signifie peinture, trait, ligne, est l’art de graver, de tracer les lettres pour exprimer ses pensées par écrit. Mais depuis qu’on a fait l’application des règles de la langue écrite à la langue parlée, la grammaire est devenue la science du langage en général.
  2. Grammaire se dit aussi d’un livre où sont exposées les règles d’une langue, du langage : la Grammaire de Port-Royal.
    (Académie.)