Grandgoujon/2

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Arthème Fayard et Cie (p. 69-136).


DEUXIÈME PARTIE



Le lendemain, dès l’heure où les pauvres de Paris s’éveillent, Grandgoujon se leva et partit. Ce départ lui fit l’effet d’un événement. Il avait été moins ému de l’entrée en guerre des Italiens ou des Roumains. Il se mêlait à la lutte. Jamais il n’avait cru avec tant de force au Droit des Alliés. Il se sentit prêt à des sacrifices. — Puis, la maison dormait : premier effort de partir seul, dans le jour naissant. Pourtant, au bas de l’escalier, il trouva Monsieur Punais. Comment, si tôt ? Et ce dernier était en tenue kaki, vaguement anglo-belge, avec des étoiles sur les revers du col.

— Oui, expliqua-t-il à Grandgoujon en faisant chanter ses phrases, je pars pour une conférence ; alors je préfère un uniforme, surtout dans le Midi. Au revoir, cher Monsieur et ami. Bonne chance, surtout !

Grandgoujon, pressé, approuva sans une idée de derrière la tête. Il était respectueux ce matin-là, drôle d’ailleurs, car sa grosse voix semblait surprise d’être sérieuse. La fatalité l’emportait, ainsi que tous les Français, et il aimait tous ces Français-là… Il courut au métro : il n’y trouva pas l’écho de son affection. Des voix malveillantes grognèrent :

— Quand on est gros comme quatre personnes, on a une voiture à soi !

Alors, sur le ton grave de Colomb, qui lui restait dans l’oreille, il déclara :

— Je fais mon devoir. Ceux qui désirent mes papiers…

Un farceur glapit :

— Moi !

Mais le train s’arrêtait ; un remous entraîna Grandgoujon et il courut jusqu’à l’École Militaire. Il en franchit la grille en même temps qu’un homme pris de vin qui avait l’air de courir après un rêve, et qui lui écrasa les pieds, balbutiant :

— Hé ! là !… Mes cors ?

Elle a l’allure noble, cette entrée de l’École. Une vaste cour s’étale, devant un bâtiment d’une ordonnance fort belle. À deux heures, l’été, quand le soleil donne, il y a place pour faire rôtir deux régiments au garde à vous. Et Grandgoujon, rempli à cette minute de pensées patriotiques, fut si sensible au grand air des constructions et de l’esplanade, qu’il s’excusa près du pochard, et se trouva devant le poste, silencieux, les yeux ronds.

Un sergent, avec l’autorité que donne une jugulaire au menton, demanda :

— Désirez ?

Grandgoujon sortait sa feuille, mais le sous-off, attiré par l’ivrogne, reprit :

— D’où t’arrives, toi ? Quelle haleine !

— J’ai bu un lait d’poule, marmonna l’homme lyrique.

Le sergent eut un rire vulgaire ; et l’autre dit, fâché :

— Pourquoi tu rigoles ?… J’suis pas libre de boire un lait d’poule ?

— Prière de ne pas me tutoyer, dit le sergent.

— Sans blague ?

— Et saluez !

— Mais j’suis un vieux, moi, mon vieux !

— Ici y a pas de vieux. C’est au grade que vous obéissez !

— Qué grade ?

— Il est saoul comme une bourrique ! Rentrez-le. Allons, et signez sur le registre. Sais-tu signer ?

— J’sais faire mes affaires.

— Alors, vas-y !… Tonnerre de chien, pas si gros !

— C’est l’registre qu’est trop p’tit.

— Ah ! dit le sergent, sacré pirate !… Faites-le s’allonger d’sus la planche, et qu’il cuve son lait de poule.

— Mon…

— Couché !

— Oh ! ça va…

L’homme s’étendit avec une fière nonchalance. Le sergent se tourna vers Grandgoujon.

— Celui-là est saoul aussi ?

Grandgoujon fit un bon sourire :

— Non, Monsieur.

— Sergent !

— Oui, sergent.

— Quoi, oui ? V’sêtes saoul ?

— Oh ! Monsieur !

— Sergent !

— C’est vrai… J’ai la tête dure !

— V’s en avez l’air.

Et il appela :

— Quinze-Grammes !

Une voix répondit : « …sent ! », mais rien ne bougea.

— Tu vas me piloter ce bonhomme-là : le faire enregistrer, le passer au magasin, aux douches, et après s’irez aux pommes… Compris ?

Ces mots impératifs, qui roulent tels le tambour, sont creux comme lui pour des malins rompus au métier. Aussi, vit-on se lever lentement et s’étirer longuement, dans l’air fumeux du poste, un soldat, court sur pattes, épaules tombantes, tout maigriot, et de qui l’aspect faisait comprendre le surnom de Quinze-Grammes. Il était curieusement déguisé d’un pantalon en velours cul-de-bouteille, large aux hanches, serré aux chevilles, d’un veston civil agrémenté d’une ceinture de vareuse, et d’un képi couleur crasse, dont la visière avait été cassée par des doigts de faubourien, persuadé que c’est un raffinement dans l’inélégance.

Cette visière faisait ombre sur une figure chétive, où brillaient des yeux de rat, et sous un nez mince, deux lèvres gouailleuses laissaient glisser des mots à l’emporte-pièce.

Grandgoujon, d’abord, avait été dérouté par ce monde nouveau, ce pochard puis ce sous-off, qui n’était qu’un sosie de celui du bastion. Ces gens sont tous pareils. Il faut quelque délicatesse pour bien commander : mais la plupart, dès qu’ils sont ornés d’un grade, confondent en leur crâne étroit l’autorité et la violence, l’ordre et l’humiliation. Vous arrivez : vous êtes une personne. Passez la grille, abordez cet homme à galons : en deux mots cinglants, il fait de vous une chose, un matricule ; il crie pour parler, et menace au lieu de dire ce qu’il veut.

Alors, vous allez vers vos semblables avec une tendresse inconnue dans la vie civile. Tout de suite, Grandgoujon eut pour Quinze-Grammes un élan qui voulait dire : « On est des frères ? Ah ! vieux que tu es chic de ne pas me traiter comme un « bestiau » ! Tope-là !

Quinze-Grammes cligna de l’œil :

— Quel âge as-tu ?

— Moi, soupira Grandgoujon qui faisait une tête d’esclave, quarante ans.

Quinze-Grammes eut une moue :

— Déranger des vieux bonzes et rien à leur faire faire !

— Comment, rien ?

— Rien ! Pis, j’me connais en boulot : j’suis dans la mécanique.

— Ça, c’est bon… dit Grandgoujon.

— J’comprends ! Mon père est dans la fruiterie. M’a engagé d’m’y mettre…

— Ah ! c’est bon aussi, dit Grandgoujon.

— Penses-tu ! Un jour, t’as des fruits ; l’lendemain t’as des vers… t’es pas ton maître. Tandis qu’la mécanique… quoi, c’t un truc mécanique…

— Je vois, dit Grandgoujon, qui trouvait cette figure sensée.

Ainsi que tous les gros, au geste large, il n’avait aucune gêne près d’un homme qui n’était pas de sa condition. Il prit sa bonne voix, et Quinze-Grammes, touché, dit :

— Pas besoin d’t’en faire. T’auras, comme moi, qu’à être indisponibe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu tiens pas à vider des poubelles ?

— Des poubelles ?

— Ni à être débardeur ?

— Je suis avocat, dit gravement Grandgoujon, et je demande à être utilisé.

— Oh ! y a pas d’utilisé, reprit Quinze-Grammes d’une voix lente et blasée, y a qu’une méthode. Tu vas trouver l’major. T’y dis : « J’suis claqué. » C’t’un bon vieux : il t’colle indisponibe. Après, personne peut rien. Un général arrive ; il t’dit : « Faites ça. » T’y réponds dans l’nez : « Indisponible ! », et c’est marqué su une feuille, avec un cachet.

— Mais, de ce fait, dit Grandgoujon, toute la journée…

— T’attends cinq heures.

— Ça doit être long.

— Alors, t’attends qu’deux heures. Y a des murs, mais des fissures dedans… J’te dis, t’en fais pas… T’as l’air bon vieux.

— Ça, dit Grandgoujon flatté, je n’aime pas les mauvais bougres.

— Eh bien ! reprit l’autre avec importance, t’seras l’ami à Quinze-Grammes, et on t’fera voir les choses.

Ils avaient traversé la grande cour, qui parait belle à un homme libre, mais est désespérante pour des soldats. Et ils entrèrent dans un couloir où l’on respirait cette mélancolique odeur de cuir, de crasse et de soupe, spéciale aux couloirs de casernes. Ainsi que tous les hommes qui pénètrent dans une bâtisse militaire, Grandgoujon avait perdu soudain toutes ses idées et ses sentiments à la porte. Il était comme vidé de ses pensées personnelles, suspendu à la minute présente, ballant et médusé.

— Faut pas croire, dit Quinze-Grammes, que t’es ici pour travailler. Ici, rien à faire qui rentrerait dans quèque chose d’à peu près intelligent.

Pour discourir, il se percha sur des sacs, sous un escalier. On était à l’abri des gradés. Il prit Grandgoujon par son habit :

— Qu’est-ce qu’on est, nous ? Des bouchons. Y a qu’à s’laisser flotter.

— C’est vrai, approuva Grandgoujon.

— L’major m’a dit : « T’es pas gras. Combien tu pèses ? » J’y ai dit : « Dans les cinquante. »

— Cristi ! dit Grandgoujon.

— T’émouve pas ! J’suis mince, mais, j’ai de la race. Les chiens d’manchon non plus sont pas gros : c’est les plus chers.

— C’est vrai, redit Grandgoujon.

— Enfin, il m’a fourré en observation qu’ils appellent ça.

— Ah ? ah ? dit Grandgoujon.

— Nouba tout l’temps ! Vieux, j’passais mes journées d’hosteau à distribuer des billets d’loterie… Puis, ils m’ont sculpté pour la réforme. Ah ! dans quel patois qu’ils causent !

— Tu es impayable, déclara Grandgoujon, joyeux de ce camarade qui se confiait avec naturel.

— Ils m’ont d’mandé ma famille, si j’avais un père alcoolique et une mère dénaturée ; pis, ils bafouillaient : « On va le garder ; seulement, p’tit, faut vous soigner… » Qué bande ! J’disais à un copain qu’est plubiciste : « Y a d’quoi pondre des bouquins !… »

Ce Quinze-Grammes parlait sans effets de voix ni gestes, en pince-sans-rire, comme ils sont tous, ces faubouriens de Paris, avec un sens inné de la blague à froid, qui, sous un air de mécontentement, cache une constante rigolade intérieure. Il poursuivit :

— Deux s’maines, tous les jours, j’me suis collé la visite. Ils m’exemptaient de service : ça peut aller. Seulement t’arrives à l’infirmerie : l’est huit heures ; deux cents types : tu passes à onze. On t’exempte pour la matinée ; fini à midi : une heure d’exemption. Si t’es tuberculeux, tu parles que t’as l’temps d’te remettre !… Vieux, leur a fallu quat’e mois pour m’fourrer indisponibe définitif. C’coup-ci ça y est, mais veulent pas m’libérer et m’nourrissent à rien faire… La guerre d’usure !

— Quelle démence ! soupira Grandgoujon.

— Ici, faut jamais chercher à comprendre.

— Eh bien, oui ! dit Grandgoujon d’un accent sincère ; mais alors nous ne vaincrons pas !

— Pauv’e vieux, pour toi s’agit pas d’vaincre !

— Comment ?

— T’es pas mobilisé pour vaincre ! T’es mobilisé pour faire plaisir à ta concierge.

— Ah ! dit Grandgoujon s’exaltant, ça c’est la vérité !… Ma concierge maigrit que je ne sois pas tué.

— Alors, j’vas t’lire un article su les concierges… tu vas en baver des ronds d’chapeau !

D’un portefeuille en toile Quinze-Grammes tira un morceau de journal, et commença sur un ton admiratif, puis gouailleur :

« En guerre, il n’y a pas que les armées qui se battent : les civils, à l’arrière, se battent entre eux. L’historien qui recherchera les causes de cette fermentation populaire devra, s’il s’attache aux grandes villes, étudier avant tout la Concierge… » Tapé, ça, hein ?

— Admirable ! dit Grandgoujon.

« …la Concierge, avec une majuscule qu’elle mérite, — car la Concierge mène le pays… »

— Mais c’est énorme ! dit Grandgoujon. De qui est cet Évangile ?

— D’un copain plubiciste. « …La Concierge est le furet du Gouvernement. Pas d’espion qui espionne mieux que cette espionne qui n’est pas chargée spécialement d’espionner… »

— Prodigieux ! affirma Grandgoujon.

« …Les révolutions n’ont été faites que pour elle, car malgré les Droits de l’Homme, il n’y a qu’elle de libre. Les autres continuent d’être mouchardés : elle, moucharde !… »

— Formidable ! dit Grandgoujon.

— Moi, dit Quinze-Grammes avec flegme, au type qu’a pondu ça, quand il m’lisait, j’y ai dit : « Tais-toi… arrête !… ma rate éclate ! »

— Son nom ? dit Grandgoujon.

— Moquerard. C’est un lieutenant qui boite : l’a des pruneaux dans la hanche. Mais il s’est embusqué dans un Ministère ; il s’en fait pas. Je l’connais par ma sœur, qu’est dactylo et qui y copie ses articles… pis j’crois qu’ils font pas qu’des écritures ensemble.

— Eh ! eh ! fit Grandgoujon.

— Faut qu’jeunesse se passe ! dit Quinze-Grammes.

— Il faut même qu’elle dure, reprit Grandgoujon.

Et ils rirent. Ils vivaient une minute de joie dans une caserne. On peut en vivre, quand on se sent les coudes. Ensemble, ils continuèrent l’article :

« …C’est près de la Concierge que policiers, percepteur, agents des mœurs, créanciers, état-major, viennent s’enquérir comment vivent les citoyens, qui sont leurs amis, s’ils cachent de l’argent, et s’ils ont assez de santé pour mourir à l’ennemi. »

— Qu’est-ce que vous fichez là ? clama quelqu’un derrière.

Le sergent !

— Est-il enregistré ?

Calme, Quinze-Grammes dit :

— Oui… on y va.

Cloué par cette réplique d’une troublante incompréhension, l’autre renifla, et Quinze-Grammes d’entraîner Grandgoujon vers un premier bureau.

Il y flottait une odeur de suint chauffé. Dix scribes bâillaient sans écrire, mobilisés immobiles.

— Eh ! la coterie ! dit Quinze-Grammes, un pépère nouveau ! Le premier, avec effort, montra son voisin, qui désigna le troisième, et ainsi jusqu’au dernier, lequel indiqua : « Plus loin, dans le couloir. » Ils traînèrent alors de bureau en bureau, qui offrait chacun le même spectacle. Dans le cinquième, à condition d’être malmené, Grandgoujon réussit à faire accepter ses nom, âge, adresse et qualité.

— Maintenant, aux frusques ! dit Quinze-Grammes. Viens-t’en chez l’« garde-mites ».

On appelle ainsi le garde-magasin, l’homme qui détient les pantalons, capotes, képis, tout le harnachement du soldat. Sa vie à part, dans un domaine où il a toute puissance, en fait souvent un mammifère dangereux.

Celui qui reçut Grandgoujon était trapu et redoutable. Mains inquiétantes, gueule énorme, de petits yeux de cochon. Mais, à sa porte, il possédait une serrure de prison et on se heurtait d’abord à un magasin bouclé. Quinze-Grammes cogna :

— Eh ! là-d’dans !

Silence.

Il donna un coup de pied. Cette fois, à l’intérieur, on s’ébroua, la serrure grinça, et le monstre parut, képi sur l’œil.

— De quoi ?

— S’agirait de nipper un nouveau, dit Quinze-Grammes, tandis que Grandgoujon saluait.

— Alors, je suis son larbin ? cria l’autre… J’ai pus l’droit d’bouffer ?

Il reclaqua la porte, et Quinze-Grammes eut un grognement :

— N’importe à quelle heure… il bouffe !…

Grandgoujon, lui, était atterré par ces façons violentes qui écrasaient sa bonté naturelle. Étaient-ils tous sur ce modèle dans une caserne ? Pourquoi est-ce qu’on ne se parlait pas, comme ailleurs ?

— J’te dis qu’on est rien, dit Quinze-Grammes… Des bouchons !…

Puis il ajouta :

— Y a qu’à s’asseoir… entracte pour les fesses !

— Qu’est-ce vous fichez ? clama une voix derrière.

Toujours le sergent.

Alors, Quinze-Grammes, très froid :

— L’fauve ne r’çoit pas.

— Il n’re… ?

Le sergent s’étrangla de colère. Puis il flanqua des coups dans la porte, qui se rouvrit ; mais le garde-mites remua sa gueule énorme :

— Bon ! Qu’ils entrent ! Et puis qu’ils fauchent tout !… La gabegie ? ça me va !… Le pillage ? ça colle !… J’m’en débarbouille… bonsoir !

Il fit trois pas dehors. Grandgoujon, navré, balbutia :

— Nous ne voulions pas vous importuner…

— Vous, qui vous demande l’heure ? hurla le sergent qui s’approcha du fauve et s’excusa sans doute.

Celui-ci devint rouge, puis, désignant Grandgoujon :

— Approche ta viande !

Ils entrèrent tous.

— Godillots, allez oust !

Le fauve en jeta une paire.

— Essaye, souffla Quinze-Grammes. Grandgoujon ôta ses chaussures, enfila une des autres :

— Un peu grand…

— T’as qu’à t’fourrer quatre chaussettes avec une botte de paille ! cria le monstre… Culotte : voilà !… Redingote servie chaud… Képi, cravate… t’a qu’à signer et à foutre ton camp !

Le sergent s’était éclipsé. Quinze-Grammes dit :

— Et si ça va pas ?…

— D’main on rhabille !… D’main il part pour le front !

— Le front ?

— Dunkerque ! Tout ce qu’est nouveau file à Dunkerque.

— Où t’as chipé ça ?

— Vu la circulaire : ordre de c’matin… sans exception.

Il les poussait, il les sortit, il ferma ; et Quinze-Grammes, qui portait la moitié du saint-frusquin de Grandgoujon, ne put s’empêcher de dire :

— Ah ! vieux singe, te v’là dans la culotte d’un veinard !

Grandgoujon avait de l’égarement :

— Dunkerque ?… bredouilla-t-il, mais c’est bombardé ?

— Sûr c’est pas l’filon, dit Quinze-Grammes. Hier deux cents sont partis, mais à Vichy ; ça, c’est quelque chose : y a des poules. Tandis que Dunkerque… Enfin, on va causer.

Ils ne causèrent pas : l’habillement de Grandgoujon fut trop difficultueux. Tout était si petit qu’il fallut laisser la capote ouverte, distendre le képi, entailler la ceinture, attacher boutons et boutonnières par des épingles. Et Quinze-Grammes conclut :

— C’est malheureux qu’c’est pas l’époque des cerises : tu f’rais bien pour les moineaux.

Puis, ils traversèrent une cour afin d’aller, derrière les écuries, éplucher des pommes.

— Là, fit Quinze-Grammes, on saura si t’embarques pour Dunkerque.

Grandgoujon dit alors avec indignation :

— Si c’est vrai, c’est une honte ! Pas plus tard qu’hier, dans mon escalier, j’ai failli mourir.

— Oh ! alors, dit Quinze-Grammes, ça t’changera pas !… Pauv’vieux, on est dans un mastic, qu’une mère cochon y r’trouverait pas ses p’tits !

Le long d’un mur lépreux, il y avait des pommes éparses sur le sol. Tels des gens courbaturés par une effrayante fatigue, un homme, deux, trois, s’approchèrent. Un gradé aboyait :

— Aux patates ! Ceux qu’en éplucheront pas, j’prendrai leur noms !

— C’est-il vrai, dit Quinze-Grammes à l’un des arrivants, qu’y a d’main un départ pour Dunkerque ?

— Pas Dunkerque, fit l’homme, Salonique. J’ai vu la circulaire.

— Ça alors, murmura Grandgoujon blêmissant, Salonique… c’est la mort assurée !

Le ciel, qui au-dessus des hommes vit et évolue sans se soucier d’eux, les noyant dans l’ombre ou la lumière, le ciel s’était chargé de nuages épais. Il tombait une pluie fine. Grandgoujon frissonna. Mais Quinze-Grammes reprit :

— Salonique ? Dunkerque ? Personne sait rien. Rapports d’cuistots !… T’en fais pas. Seulement, on est seuls à éplucher les pommes… comme des poires !

Les trois hommes se récrièrent :

— Alors nous, on compte pas ?

— En v’là vingt-cinq qu’j’épluche !

— Les pommes c’est toujours cause à dysenterie !

Puis ils se mirent à injurier Grandgoujon qui restait muet :

— Eh, Bezanhin ! Sourire de crabe ! Vieille cage à foin !

Grandgoujon s’écartait : on lui jeta des épluchures. Quinze-Grammes l’emmena : « Viens à la cantine m’payer du pinard. » Grandgoujon suivit : il ne se sentait plus un homme de quarante ans ni de cent kilos derrière ce galopin à qui il était bien aise d’obéir. Il lui disait :

— Ah ! toi, ça me fait plaisir de te tutoyer, toi !

La vie apportait un autre air à ses poumons ; il l’avalait sans discuter. Il était habillé en soldat, et le cerveau tout de suite devient anonyme comme l’uniforme revêtu.

— T’as-t-il les pieds propres ? demanda Quinze-Grammes.

— Les pieds ?… Dame ! fit Grandgoujon ahuri.

— Alors, dit l’autre, faut pas aller aux douches : pourriture. V’là l’cabot préposé : payes-y une chopine, et t’s’ras inscrit d’y avoir été.

Il héla le caporal, puis à trois ils gagnèrent la cantine pleine d’une humanité bruyante, dans un air trouble.

— R’garde, fit Quinze-Grammes, le geste large : tout ça, c’est des indisponibes ! Tu vois des béquillards, d’autres qu’ont des pattes folles, d’autres qui sont dingos ! Tout ça des z’héros, comme disent les plubicistes.

— C’est affreux !… fit Grandgoujon plein de désespoirs.

Près de lui s’assit un zouave, bras en écharpe. Il lui demanda avec pitié :

— Ça vous fait mal, votre bras ?

L’autre eut un ricanement :

— Gros fou, va !

Alors, hagard, Grandgoujon se détourna.

— Hein ? reprit Quinze-Grammes, y en a des clichés à prendre ?

— C’est affreux ! répéta Grandgoujon.

— Mais non, faut pas t’en faire !… Tiens, on va finir l’article su la Concierge.

« Grâce à Dieu, la Concierge a souvent une loge puante, où, dans un air fétide, ses calomnies s’enveniment. Socialement, c’est une erreur de loger la Concierge dans une pièce claire et saine ; il faut l’étouffer pour qu’elle soit nuisible, pour qu’elle dénonce, pour que le Pouvoir, pendant la guerre, ait la paix. »

Sur ces mots, Grandgoujon tapa la table, et avec force :

— Saleté de guerre, elle ne finira pas !

— C’est comme ça qu’t’écoutes ? reprit Quinze-Grammes.

— Je n’en peux plus ! dit Grandgoujon. Ma mère ne se doute pas que je ne verrai jamais la paix !

— Bois donc, dit Quinze-Grammes, ça t’prolongera.

— Ça m’achèvera !

— Alors, bouffe.

— Ici ? J’en claquerais ! Je suis malade, moi ! D’ailleurs, si on ne me laisse pas manger chez moi…

— Et si on vous laisse, baron ?

Grandgoujon reprit, les yeux luisants :

— Quoi ? je peux me trotter ?

Quinze-Grammes très froid, dit avec nonchalance :

— Par les écuries, dans une demi-heure.

Alors, Grandgoujon :

— C’est que… il ne faudrait pas que j’attende… pour mon estomac.

Un quart d’heure après il était dehors, grâce aux ruses de Quinze-Grammes, ce descendant d’Ulysse. Sa joie d’abord fut telle, qu’il se mit à courir. Mais il avait roulé veston et pantalon civils dans un journal, qui creva. Il héla une voiture, s’effondra dedans avec ses habits, aussi mous que sa personne, et il arriva chez sa mère sens dessous dessus.

— Ah ! la ! la !

— Mon Dieu ! Quoi donc ?

— Jamais je n’ai vécu une matinée pareille… Tu ne te doutes pas, toi, dans ta maison, de ce que c’est que la guerre… même à l’intérieur !

Et le sang lui montait à la tête, et il commençait une colère.

Madame Grandgoujon était d’une grande bonté : elle le considérait de ses yeux bleus, candides. Comment le calmer ? Que répondre ? Les femmes, dès qu’il s’agit de caserne et de l’amertume qu’elle représente, sont malhabiles à la réplique ; elles ne savent ni ne comprennent. Puis, elle ne comptait pas sur son fils pour déjeuner. Obsédée du souci constant d’alléger le travail de Mariette, elle avait, pour son compte, avalé n’importe quoi, sur un coin de table. Et voici qu’il rentrait à jeun. Elle n’eut donc pas le loisir de l’entendre : elle courut cuisiner. Mariette, qui déjeunait à son tour, fit simplement, sans bouger de sa chaise :

— Ceux du front aussi, ils aimeraient venir manger chez eux.

— Pauvre garçon ! reprit Madame Grandgoujon, cassant deux œufs sur un plat, il commence, mais il en a déjà vu de dures !

Elle rentra dans la salle à manger. Son fils, dans sa rage, avait dépecé un journal aux quatre coins de la pièce. Et il s’indignait seul :

— Enfin, pourquoi gueulent-ils au lieu de parler ?

De rage, il saisit la pendule à deux mains : il la souleva.

— Poulot ! cria sa mère.

Il la reposa violemment.

— Et pourquoi ne pas m’utiliser ? Il y avait des gens qui étaient militaires : ceux-là, faites-en des soldats ! Mais moi je suis avocat !

Il empoigna une chaise, la jeta contre la table, s’écroula dessus. Madame Grandgoujon l’embrassa :

— Le Bon Dieu te tirera de là, petit…

Cette phrase l’irrita davantage. Il brandit sa fourchette :

— Le Bon Dieu se fiche des casernes !

— Le Bon Dieu voit ce qui s’y passe, ainsi que partout.

Alors, comme réplique, il ne trouva plus qu’un haussement d’épaules, qui, d’ailleurs, était à sa propre adresse… Il était bien sot, après tout, de vouloir connaître les affaires de Dieu. Il s’épongea le cou, puis le front, il se mit à manger, et il retrouva de sa rondeur pour demander :

— Tes œufs sont à quoi ?

— À rien… Tu les trouves…

— Épatants !

Ce repas lui rendit son humeur gaillarde. Il se fit ouvrir une copieuse boîte de langue. Il but verre sur verre.

— Quand je suis embêté, dit-il, j’ai des soifs terribles ! Je n’ai plus assez de ma bouche : je voudrais être une éponge, que le liquide m’entre partout… Ça me tue d’ailleurs de boire, mais où j’en suis je m’en fiche.

Et quand enfin le ventre lui pesa, il dit avec satisfaction :

— J’ai tout de même trouvé là-bas un type formidable !… Quinze-Grammes ! Ce n’est pas son poids qui le gêne… Ah ! il est débrouillard ! Quel culot ! Je crois que celui-là, il aurait fait des petits pois sur le radeau de la Méduse.

Puis, prenant son café, il commençait de parler de l’article sur « la Concierge », mais on sonna.

Madame Punais des Sablons !… Elle-même. Et claire, fraîche, charmante. — Sa serviette à la main, il courut au devant :

— Que vous êtes aimable !

Elle répliqua dans un éclat de rire :

— Et vous, que vous êtes drôle !… Oh ! Ce déguisement !

— Hélas ! Chère Madame, fit-il avec un soupir, c’est l’image du mastic dans lequel nous sommes !

Joyeuse, elle l’interrompit :

— Chantez le couplet comique : je vous prédis un triomphe !

Et avant qu’il ait pu répondre, elle reprit, minaudière :

— J’étais descendue voir Madame Grandgoujon.

Puis elle rit encore, montrant ses dents petites et blanches.

Chez une femme du monde, il n’y a pas une adaptation exacte du geste à la pensée ; elle s’épanche en éclats de voix qui n’accompagnent qu’à demi les paroles ; mais il faut n’y voir, au lieu d’une manifestation logique, que de la grâce naturelle en train de s’épanouir. Elle avait bon teint, Madame des Sablons, était ferme et bien faite. Elle vivait une journée de santé, et quand elle ricanait sur une phrase, cela n’exprimait nullement : « Je me moque de ce que je dis ! », mais : « Vivre, quel plaisir !… N’est-ce pas que je suis agréable ? Je n’ai sonné chez vous que pour me faire voir. »

Madame Grandgoujon avait voulu enfiler une robe ; elle s’agitait dans sa chambre ; et pendant ce temps, son fils, oubliant la vie militaire, commençait de causer avec Madame des Sablons, son siège contre le sien.

Elle ne resta pas assise. Elle tourna dans la pièce, un face-à-main devant les yeux. Elle avait un air crâne dans son tailleur bleu horizon, et d’une voix ou satisfaite ou ironique :

— C’est plein de bibelots charmants !

— Pouh ! fit Grandgoujon bonhomme, ils nous rappellent des voyages, des fêtes… Ma mère et moi ne savons nous séparer de rien… Certains disent que c’est affreux ici… Ce n’est pas un musée, mais on s’y plaît.

— Au mur, dit Madame des Sablons, qui est ce vieux monsieur bienveillant ? Votre père ?

Grandgoujon la regarda avec gratitude.

— Vous ne le reconnaissez pas ? Mais c’est Henri IV, Madame !… Un bon celui-là et un rigolo. Il adorait Paris, les femmes, l’agriculture, le pot-au-feu. Et il avait un plumet blanc : moi qui aimerais tant ça !

Madame des Sablons s’amusait. Elle alla vers la fenêtre.

— Et sur votre balcon ? Des pots ? Des cages ?

Elle se renversait pour rire, laissant glisser le face-à-main.

— Cré nom d’une pipe ! pensa Grandgoujon qui la mangeait des yeux, quels jolis seins elle doit avoir, cette femme-là !

Il ne songeait plus à sa caserne. Il se sentait un gaillard. Avec plaisir, il expliqua :

— Dans le pot, c’est du trèfle à quatre feuilles : on l’arrose le vendredi, et on le regarde tous les autres jours, pour voir la chance arriver.

— Vous êtes impayable et délicieux ! dit Madame des Sablons.

— Dans la cage, continua Grandgoujon, c’est Isidore.

— Hein ?

— Mon oiseau sans derrière…

Dans sa gaîté, cette fois, elle s’appuyait à son bras. Il en profita pour poser sa main sur la sienne et approcher sa figure familièrement :

— Chère Madame, c’est un merle ramassé dans le Luxembourg. Il avait l’aile cassée ; je l’ai soigné avec une pommade. Quant au derrière… il n’a jamais dû en avoir beaucoup.

— Ah ! fit-elle, s’asseyant, vous me ferez mourir de rire !

Il continua :

— Ma mère s’y est attachée… Sidore ?

Il ouvrit la fenêtre, passa son index dans la cage et, l’oiseau, d’un bec agressif, vint piquer ce gros doigt affectueux.

— Petit… faisait Grandgoujon, dis bonjour à la dame. Seulement, expliqua-t-il, il coûte les yeux de la tête !… Il ne mange que du pâté d’insectes.

Madame des Sablons était prise d’un fou rire.

— Trois francs la boîte, qu’il avale en deux jours… et il faut traverser Paris pour en avoir.

— Ayez pitié… j’étouffe… bredouilla Madame des Sablons.

Lui souriait, et il regardait cette petite bouche animée par le rire, charmante, tentante, et qui n’avait pas l’air faite que pour des paroles. En refermant la fenêtre, Grandgoujon n’avait pas des pensées chastes.

La-dessus, Madame Grandgoujon entra, et Madame des Sablons, s’apaisant, reprit son face-à-main. Puis, elles se firent mille grâces et échangèrent des pensées qui sembleront banales aux philosophes, mais qui ne sont que l’expression de deux cerveaux de femmes, accoutumées à redire ce que partout elles entendent.

— Excusez, Madame, l’encombrement de cette pièce…

— Madame, je trouve votre intérieur délicieux.

— Nous ne voulons pas jeter les journaux de la guerre, mais je ne sais où les mettre.

— C’est pareil avec mon mari : il garde tout ce qu’il trouve, en y inscrivant la date.

— Madame, mon fils m’a dit quel accueil il avait reçu…

— Madame, votre fils paraît si bon !

— Ah ! Il n’était pas né pour notre horrible époque !

— Croyez-vous que nous en voyons ! Mon mari, Madame, m’a affirmé ce matin que la tzarine trahissait.

— La tzarine ! Elle qui est venue à Paris !

— Ces choses font mal, dit Madame des Sablons s’animant, quand on est idéaliste ! Car je ne peux m’empêcher d’être une idéaliste !

— Ah ! soupira Madame Grandgoujon, à quand la paix ?

— Hélas ! on ne peut la demander.

— Pourtant, avec ces menaces allemandes…

— Madame, il paraît que c’est du bluff.

— Rien que les menaces me font peur, dit doucement Madame Grandgoujon.

Sur ces mots, ces dames qui n’avaient pas repris haleine, se turent un instant.

Grandgoujon se promenait de long en large. En lui-même il ruminait :

Les femmes sont sur la terre
Pour tout idéaliser.
L’univers est un mystère…

Et il regardait Madame des Sablons.

Lui, avec son pantalon qui lui collait aux cuisses, sa vareuse trop courte, il était comique, mais il dit tout haut, d’un ton sentimental :

— On n’a plus sa tête… Depuis deux ans je n’ai pas lu un vers, ni regardé un nuage ou les yeux d’un ami.

La pendule sonna.

— Deux heures !

Brusquement il revit l’École Militaire, le sous-off, et balbutia :

— Il faut que je sois dans un quart d’heure aux écuries…

Madame des Sablons eut un nouvel éclat de rire. Au lieu de penser : « Est-ce qu’elle se moque ? », touché au contraire par cette gaîté de jeune femme, il essaya de fermer sa capote et répéta : « Quel honteux fagotage ! » Il prit son képi de général, puis il dit au revoir, sans réussir à s’en aller. Il aimait son chez lui, avec cette femme, et il s’attardait à cette image voluptueuse. Mais, Madame Grandgoujon qui, pendant les visites, ne goûtait aucun repos, toujours empressée à dire quelque chose, reprit :

— La vie devient folle !… n’est-ce pas, Madame ? Trouvez-vous du charbon ?… Enfin… il paraît que les Américains vont faire un grand effort… Espérons, qu’avec l’aide de Dieu, nous pourrons nous voir tranquillement dans la paix…, etc…, etc…

— Je me sauve, fit Grandgoujon. Madame des Sablons, si vous permettez, j’irai vous revoir… Cette heure militaire, c’est l’esclavage… Ah !… sans compter que je ne digère pas…

— Rentres-tu pour dîner ? dit sa mère.

— Si je ne suis pas à Salonique, — oui !

Madame Grandgoujon poussa un cri : « Tu plaisantes ? »

Il disparut. Dans la rue, il aperçut Colomb qui descendait d’un taxi :

— Hep ! Je monte à la place !

Colomb fit le geste de chercher de la monnaie.

— Je paierai, dit Grandgoujon.

Mais Colomb, admiratif, prononça :

— Vous voilà soldat ! Bravo !

— Fumiste ! fit Grandgoujon.

— Non, non, reprit l’autre gravement, je ne m’attache pas au détail, mon bon ami : je vois le symbole, moi, je vois largement. Tenez, j’ai en train une affaire considérable de charbon pour mes œuvres… Ah ! si je voyais les choses comme l’Administration, du petit côté !… Dieu ! les ministères ! les circulaires ! À l’Intérieur on m’appelle le Fol, et j’en ai de la fierté !…

— Vieux, dit Grandgoujon, il faut que je sois dans trois minutes aux écuries de l’École.

Il tapa sur le carreau pour que le chauffeur partît. En route, il prépara sa monnaie, et, regardant le compteur :

— Sacrédié : douze cinquante ! En effet, il y va largement ! Si c’est pour son charbon !…

Mais il devait aussi s’occuper de Madame des Sablons, car qui venait-il voir là ? Ah ! le veinard ! Civil ! Pas mobilisé !

Et Grandgoujon se sentait de nouveau sans force pour pénétrer dans cette caserne, qu’il n’eût pourtant pas trouvée laide sur une estampe, animée de soldats du siècle dernier.

Quinze-Grammes le guettait :

— Ben tu t’en fais pas, toi ? On voit qu’t’es gros ! Allez, allez, à la visite !

— Quelle visite ?

Grandgoujon retrouvait ses yeux égarés de chien battu.

— Visite des incorporés.

Alors ils se dirigèrent vers l’infirmerie, et Grandgoujon, comme tous les hommes qui appréhendent le pontife de la Médecine, à qui l’armée et la guerre confèrent la toute-puissance, même s’il est d’une ignorance sans fond ou d’une stupidité incurable, Grandgoujon demanda avec effroi :

— Comment est-il le major ?

— Oh ! fit Quinze-Grammes, c’est qu’un brutal !

Une vingtaine d’hommes attendaient, mélancoliques : eux s’assirent par terre, contre le mur et dans le soleil, Grandgoujon avait une ombre piteuse, qui traînait sur le sol.

— T’as ton livret ? dit Quinze-Grammes.

Grandgoujon le tendit.

Quinze-Grammes lut : Rue Denfert-Rochereau.

— Sans blague ? Mais j’ai des connaissances qu’habitent là ! Tu connais les Sablons ?

— Je quitte Madame à l’instant, dit Grandgoujon.

— Non ?… ça… ah ! ça alors ! dit Quinze-Grammes… mais elle a un mari que ma sœur y travaille.

— Vrai ?

— Et tu parles d’un bourreur de crânes ! Ces boniments à la graisse d’oie ! Mais… t’es-t-il bien avec sa dame ?

— Elle est gentille, fit honnêtement Grandgoujon.

— Ça y est ! Lui aussi ! dit Quinze-Grammes.

— Oh ! bredouilla Grandgoujon, en tout bien tout honneur !

— J’t’en souhaite ! dit Quinze-Grammes. Alors c’est pas comme l’autre, l’loufoque qui traîne chez eux, et fait des phrases qu’on s’croirait toujours à des séances au Trocadéro ?

— Colomb ?

— T’l’as dit, bouffi !… Ben t’occupe pas, il en joue un air !…

D’une voix blanche, Grandgoujon reprit :

— Es-tu sûr ?

— Tu d’manderas à Moquerard.

Grandgoujon se tut. Et Quinze-Grammes lui prit le bras :

— Çui qui peut n’pas s’occuper des femmes, l’a des peines en moins… Mais faut pas les voir… Dès qu’on les voit, elles vous englobent… Même Napoléon, un homme qu’était plus qu’un homme, l’était m’né par les femmes. Quand il a quitté la première, l’a été foutu : c’est elle qui f’sait tout.

— Crois-tu ? dit simplement Grandgoujon.

Sur ces mots, un sergent cria :

— Caporal, faites entrer ces bonhommes-là ! Et prenez les noms de ceux qui causent, pour astiquer les escaliers au pétrole, après la visite.

Grandgoujon tourna la tête. Il le désigna :

— Votre nom ?

— Je ne dis rien, bredouilla Grandgoujon.

— Vous parlez encore !

Et il fut inscrit en tête de liste.

Suffoqué, il pénétra dans l’infirmerie. Les hommes défilaient devant un major qui déclarait : « Apte ! Parfait ! Très vigoureux ! » Grand diable en blouse blanche, il avait un ton détaché. Quand ce fut le tour de Grandgoujon :

— Eh ! Eh ! fit-il, c’est rigolo d’être gros comme ça… Allez…

— Apte ? demanda l’infirmier.

— Dame ! reprit le major.

— Oh ! balbutia Grandgoujon, Monsieur le Major… je sue dès que je fais quoi que ce soit.

— Excellent, reprit l’autre, vous éliminez vos toxines.

— Ça me rend faible…

— Vous étiez trop fort.

— J’ai aussi des diarrhées…

— Montrez votre chemise… Il n’y a rien dessus… Caporal, homme à surveiller : simulateur… Au suivant.

Grandgoujon se sentit poussé. Il sortit en se culottant. Le sergent le rattrapa.

— Par ici… votre escalier !

Grâce à Dieu, Quinze-Grammes le soutint dans cette nouvelle épreuve :

— On va l’faire à deux : t’bile pas ! Puis, je te procurerai une marraine.

Mais Grandgoujon était atteint : même plus capable d’une colère. La cervelle en déroute, il cherchait un rapport entre tant de paroles violentes et la Défense Nationale. Il n’était pas doué d’esprit philosophe. Il ne savait pas s’abstraire des détails : il ne rit même pas d’entendre, à l’étage supérieur, le pochard du matin frotter les marches en chantant : « Le travail… c’est la liberté ! »

— J’en claquerai, dit-il simplement.

— Ah ! reprit Quinze-Grammes, gras comme te v’là, t’es pas une nouille !… Pis t’as qu’à aller aux cabinets !… Là, ils peuvent rien t’dire, ou alors tu leur fais dans la main.

Grandgoujon, à cette raison, se redressa :

— J’y vais.

Il y alla à pas de tortue, et il ruminait : « À quarante ans, être forcé d’aller là… pour rien ! »

Mais il revint, presque heureux :

— J’ai vu une inscription admirable !

— Quelle donc ?

— « Quand j’étais petit, dit Grandgoujon, c’est moi qui mettais les vaches dehors. Maintenant, c’est les vaches qui me mettent dedans. Signé : Lempereur. »

— Ah ! ils vont pus nous mettre longtemps ! reprit Quinze-Grammes. Vieux méhari, va être cinq heures. J’t’emmène, et j’suis à toi comme le pâté de foie à la tartine !

Mais ce pauvre Grandgoujon n’eut même pas la joie de quitter la caserne, l’esprit libre : Et Dunkerque ? — Salonique ?… Heureusement, le hasard, bon diable sublime, amène des diversions.

— Tiens, cria Quinze-Grammes, dans l’avenue de La Motte-Picquet, v’là le lieutenant Moquerard, l’type à l’article su la Concierge.

— Ah ! dit Grandgoujon, celui qui est bien avec ta sœur ?

— Juste, Auguste. On va rire !

Moquerard s’en venait en boitant, mais il portait haut la tête ; et avec satisfaction il la tournait de droite et de gauche. Il ne fut pas long à voir Quinze-Grammes. Il s’arrêta, puis, d’une voix aiguë :

— Salut, jeune homme de bien !

Quel être étrange ! Il étonnait d’abord par son visage coloré, d’où la barbe avait l’air de jaillir, ardente, — poil en feu sur une chair de carotte, entre des oreilles rouges, sous un nez éclatant. Son aspect était agressif, son œil enflammé, la voix sonnait comme un coup porté, et il était ramassé sur soi-même, coudes au corps, tête dans les épaules, tel un homme qui guette et va s’élancer. Il avait l’air de sortir d’une de ces estampes sous lesquelles on lit : xviie siècle. Comédien de l’Hôtel de Bourgogne. Grandgoujon toujours friand de théâtre, le considéra tout de suite avec sympathie, mais ce fut Moquerard qui parla le premier, et avec admiration.

— Oh ! Monsieur, vous représentez la santé de la France ? Vous êtes une preuve que nous tenons ! Que j’envie votre face !

Quinze-Grammes le tira par la manche :

— C’t’un chic type ; faut pas l’ahurir !

À quoi, tout haut, Moquerard reprit :

— Il dit qu’il ne faut pas vous ahurir !

Il agitait la tête d’une façon farce. Puis, soudain, grand seigneur, et sur un ton de fausset :

— Ne sais-je plus me conduire dans le monde ?

Il salua Grandgoujon qui, brave garçon, sourit.

— Monsieur, je suis votre serviteur, comme on disait jadis, et ce Quinze-Grammes, m’ayant indiqué dans son argot déliquescent que vous êtes un « chic type », je vous serre les mains, l’âme heureuse et émue.

Il se trémoussa.

— M’sieur Grandgoujon est avocat, dit Quinze-Grammes.

— Métier mirifique ! s’écria Moquerard, dans une explosion admirative.

Puis, avec des trémolos :

— Vous défendez la veuve et l’orphelin ? Ah ! Monsieur ! Et… ces pauvres jeunes gens qui font de la fausse-monnaie !… Et… le chemineau qui, hélas ! viole les petites filles de dix-huit mois ?… Que c’est bien, Monsieur !… Et vous faites aussi acquitter le notaire vicieux, l’étrangleur de vieilles dames ?… Ah ! que de gratitude on vous doit !

La physionomie qui accompagnait cette déclaration était d’un parfait pitre. Grandgoujon se mit à rire, et avec douceur :

— Je vois, mon lieutenant, que vous connaissez la vie…

— Un peu… dit Moquerard, chevrotant comme un vieillard expérimenté, un petit peu…

Puis, sérieux, brusquement, tel un homme en proie à d’importantes affaires, il jeta un coup d’œil sur l’avenue.

— Ce n’est pas tout ça : la moitié de l’Europe a beau être en esclavage pour des raisons que les agrégés d’histoire croiront seuls démêler ; moi, Messieurs, je démêle (aimez-vous ce verbe démêler ?), je démêle, ou plutôt me suppose démêlant ceci, qui ne présente rien d’emmêlé… que Mademoiselle Nini, sœur de ce personnage (il désigna Quinze-Grammes), créature, qu’avouons-le, je courtise (il fit des yeux en amande) — hélas ! Monsieur, excusez mon tempérament (il dévisageait Grandgoujon et il précipita son débit) ; mon grand-père était satyre ; et son sang bouillonne en mes veines, sang qui n’a rien de chaste, rassurez-vous ! Bref, Mademoiselle Nini va, dans quelques minutes, réjouir ces lieux médiocres de sa silhouette de nymphe. Or, je trouve malséant de l’attendre en faisant le pied de grue sur le trottoir de cette voie démocratique, et je vous offre, messieurs, à la terrasse du café que voici, de nous griser de compagnie avec des boissons fortes !

Sur ces mots, il roula des prunelles avides, et ses narines s’ouvrirent.

Grandgoujon, joyeusement, souffla à Quinze-Grammes :

— Il est prodigieux !

L’autre entendit, et, s’asseyant :

— Je ne suis pas prodigieux ; mais… j’ai une qualité, Monsieur : je me fous du monde !

Il avait l’air ingénu :

— Je ne dessèche pas, ronronna-t-il, à l’idée de devenir grand officier de la Légion d’Horreur, ou membre de l’Estitut. En sorte que je n’ai à lécher les bottes d’aucun personnage officiel de notre sainte République, et un jour que dans une fête nationale, une jeune dame, pour qui j’étais enflammé d’amour, me poussait le coude avec frénésie, répétant : « Ton chapeau ! Enlève ton chapeau ! Voici Poincaré ! » j’ai répondu avec ma noble candeur : « Poincaré ? Qui est-ce donc ?… » Je ne le sais d’ailleurs toujours pas, et en attendant que je l’apprenne, saoulons-nous, Messieurs, saoulons-nous ! La saoulerie c’est béatitude de l’âme et délices du corps. Que prenez-vous, cher avocat ?

— Moi, dit Grandgoujon, se frottant les mains, un G. V. C.

— Quoi ? Oh ! horreur !

— Ce n’est pas un garde-voie de communication, reprit Grandgoujon, content de son effet, c’est… un grand vermouth-cassis.

Il eut un bon rire.

— Voilà Nini ! cria l’autre. Hep ! hep ! Nini ! Enfant de mon cœur, fleur de mon âme, volupté de mes prunelles, approche, accours, viens sur mon sein !

Moquerard agitait les bras et faisait claquer sa langue.

Femme blondinette et trottinante, avec cet aspect de poupée qu’ont presque toutes celles qu’on appelle les « petites femmes » de Paris, créatures pimpantes et banales de cette grande ville, car leurs gestes ont de la grâce et leurs traits sont aimables, mais rien, dans leur élégance facile, ne les distingue les unes des autres, — Mademoiselle Nini s’en venait sur de petits pieds haut perchés, ayant une frimousse chiffonnée et la tournure drôle.

— Venez, amour, redit tout haut Moquerard, sans se soucier des clients qui regardaient, donnez vos pattes et saluez ces Messieurs, d’abord le frère que le ciel vous donna, puis cet homme débonnaire et qui est avocat… oh ! ça rime !

Pendant que Grandgoujon riait, il fit asseoir Nini, lui prit la taille, et en bêlant d’un ton de vieille demoiselle :

— Ange du ciel, n’aimez-vous pas les avocats ? Avec les journalistes de ma sainte espèce, ces Messieurs, mon enfant, sont les représentants du bon Dieu sur la terre.

Nini fut, à ces mots, secouée d’un petit rire plaisant ou niais, selon les principes qu’on donne à ses jugements, et Moquerard dit : — Qu’as-tu fait de la journée, ma blonde ?

La blonde sortit de son sac une houpette.

— J’ai été me faire tirer les cartes…

— Oh ! sublime ! s’exclama Moquerard. Alors ? Aurons-nous un enfant à deux têtes, fruit de nos amours coupables ? Est-il exact que la tzarine a expédié à Guillaume un télégramme chiffré, qui, traduit par les soins de l’Ambassade d’Espagne, se résume en trois mots : « Crotte aux alliés. » Vraiment la Victoire est-elle pour le 14 Juillet midi ? Enfin, parle, mamour ! Parle, ô toi qui m’enchantes ! Dis donc, oui ou non, est-ce que tu vas causer ?

Nini, se poudrant le nez, avait des soubresauts de plaisir, et Quinze-Grammes répétait à Grandgoujon : « Hein ? Qué numéro ! »

— Ah ! s’écria Grandgoujon, il est formidable !

— Messieurs, fit Moquerard, susurrant, je suis touché… Nini, vous sentez la rose : qui vous parfume ainsi, cœur de mon âme ?

— C’est toi, dit Nini. Il m’a donné vingt francs hier pour me payer un Musset.

— Je ne me rappelle pas, dit Moquerard. Je suis un type dans le genre de Saint Vincent de Paul : je donne et j’oublie. Alors, Musset ?

— J’ai acheté un vaporisateur…

— Soyez poète ! soupira Moquerard. Dieu soit loué : je ne suis que prosateur !

— Mais vous l’êtes bien ! affirma Grandgoujon, heureux maintenant.

Il avait bu son vermouth-cassis et il trouvait un agrément singulier à écouter ce personnage.

— Monsieur, continua-t-il, je viens de vivre une journée terrible, mais grâce à vous, j’ai ri ! Quinze-Grammes m’a montré votre article étourdissant !

— Oh !… un essai, dit Moquerard, ayant l’air de s’évanouir de modestie.

Mais il devint infernal :

— Je voudrais voir guillotiner une concierge !

— Ah ! ah !

Joie de tout le monde. Grandgoujon tapa la table :

— Moi, je vous dis : « Vous êtes un écrivain ! »

— Pour sûr, reprit lentement Nini.

— Et elle, fit Moquerard, que dire d’elle ? Détaillez-moi cette petite trompette Louis XV. Ouvre ta bouche, Nini. Regardez, cher avocat, la rangée des quenottes : une petite gueule de chat. C’est à la fois sympathique et inquiétant. Ferme ton bec, mon chou : Monsieur a vu et il baigne dans l’admiration.

— Monsieur en oublie surtout la caserne, dit Grandgoujon convaincu.

Puis, respectueux, il demanda :

— Alors vous, mon lieutenant, vous êtes battu ?

— J’eus cette félicité, ronronna Moquerard.

— Et… vous avez été blessé ?

— Même que ce fut extrêmement rigolo. Moi, j’aime la guerre.

— Vous aimez ? Comment cela ? dit Grandgoujon.

— J’aime ! — Aimer — le verbe de la première conjugaison.

— Pourtant… c’est affreux, dit Grandgoujon.

— Qu’est-ce qui est affreux ? Idées de civil !… Moi, je n’aime pas les messieurs en redingote. J’aime les gens qui ont des sabres, moi ! Quand on tue, ce n’est pas affreux. Tuer du Boche, en compagnie de militaires sursaturés de pinard, c’est deux cents fois plus rigolo que de jouer au tennis avec des vierges anémiques !

Grandgoujon songea, puis naïf :

— En avez-vous tué beaucoup ?

— Des vierges ? Pas mal ! Des Boches ? Cent quarante-quatre !

Et Moquerard imita la mitrailleuse, dit : « Kapout ! Kamerad ! Il y en a un à qui j’ai cassé la tête avec mon soulier. »

— Oh ! fit Nini, se cachant le visage dans les mains.

Alors, il eut un ricanement pour ajouter plus bas :

— Ça a sonné creux…

Grandgoujon dit : « C’est horrible ! »

— Allez-vous donc partir aussi là-bas ? demanda Moquerard.

Grandgoujon, s’étrangla :

— Peut-être à Salonique…

— En tout cas, l’est nippé pour faire des conquêtes, remarqua Quinze-Grammes.

— Ma foi, dit Moquerard, Monsieur de Buonaparte, cet homme qui s’est fait un nom parmi les militaires, malgré son écriture illisible, Monsieur de Buonaparte vous eût aimé. Il avait, remarquez-le, Monsieur, agréablement combiné, comme vous, le costume civil et l’uniforme guerrier. Sa culotte était d’un officier de cavalerie, mais ses bottes et son chapeau d’un gendarme, et il portait une redingote de pion de lycée !

— C’est pourtant vrai ! dit Grandgoujon, de nouveau jovial.

Il faut ajouter que Grandgoujon regardait Mademoiselle Nini. Elle avait sorti une glace minuscule, et de nouveau poudrait son bout de nez, ce qu’elle faisait cinq à six fois par heure. Elle tirait aussi de petits cheveux bouclés sur ses tempes. Et Grandgoujon, à cette vue, était ravi. Il n’avait, sur la beauté féminine, aucune idée préconçue ni étudiée. Devant la Vénus de Milo, il croisait les bras et disait : « Crénom ! » Mais cette jeune personne, vignette de catalogue, lui faisait penser avec la même ardeur : « Ce n’est pas de la petite bière ! » Sa jeunesse, ses mouvements de chatte, ce buste souple l’enchantaient, lui qui subissait indistinctement les influences agréables ou les autres ; son œil allant de la petite à Moquerard, il gonflait les joues, bridait les yeux, se disait avec envie : « Ils ne s’embêtent pas, ces deux-là ! » et pour son compte il imaginait déjà avec elle une aventure feuilletonnesque, sentimentale comme une chanson des rues.

La voix de Quinze-Grammes l’éveilla :

— Vous savez, mon lieutenant, que Grandgoujon habite la maison au père Sablons ?

— Qui ? Vous, protecteur des lois ? s’écria Moquerard. Au moins vous ne fréquentez pas cette ganache ?… Vous vous contentez d’habiter au-dessus, et de faire, la nuit, du bruit avec vos pieds ?

— Pas même, dit Grandgoujon, emporté par un bon rire. Sa femme est si gentille !

— Vaut-elle Nini, l’actuelle victime de mes ardeurs ? demanda Moquerard.

— Ça… dit Grandgoujon, Mademoiselle est charmante…

— D’ailleurs, reprit Moquerard, je serais ravi que la femme de cette tourte fût exquise, car en ce cas…

Il s’agitait sur sa chaise, roulant des yeux de faune.

— Ces Messieurs me comprennent ! Il n’y a que Nini qui ne comprend pas, et elle a raison, cette enfant.

Il regarda Grandgoujon.

— Avez-vous déjà entendu parler le mari ?

— Jamais.

— Eh bien… c’est un homme qui, même s’il traite de la conquête du Cameroun par les Alliés, a encore l’air de confier à son public : « Mesdames, Messieurs, n’ai-je pas une mémorable tête de cocu ? » Le public, au lieu de suivre l’exposé sur la conquête du Cameroun par les Alliés, s’excite, regarde à droite, à gauche, si la spirituelle épouse est présente, et comme elle n’est jamais là, chacun se chante à soi-même : « Ça y est ! Ça y est ! En cette minute il est cocu ! » Puis, tout le monde d’applaudir frénétiquement — et lui, vieillard exquis, croit que c’est pour le Cameroun et les Alliés !

Grandgoujon, qui n’avait en somme aucune tendresse spéciale pour Monsieur Punais et qui, à cette révélation, se voyait soudain profitant des faveurs de Madame, tapa la table pour accompagner les éclats de sa joie.

— Vous, nom d’une pipe, vous me plaisez ! C’est des amis comme vous qu’il me faut !… Quelle verve ! Vous me rappelez certains types dans les féeries de Shakespeare…

— Ne vous payez pas ma tête, dit Moquerard, ricanant. Et revenons à ce Punais. Lui, me rappelle, avec sa femme…

— Vous ne la connaissez pas ?

— Quand même elle me rappelle une pièce d’il y a dix ans : Les deux Dindons. L’avez-vous vue ?

— J’y ai été avec ma mère, dit Grandgoujon, mais je ne sais plus lequel a trouvé ça bien.

— Sincérité touchante devant quoi je m’incline, reprit Moquerard. Vous aussi, cher orateur, me plaisez !

— Alors, la main !

— Les deux !

— Et j’ai une sacrée envie de vous tutoyer, dit Grandgoujon.

— Me tutoyer ! Oh ! Tutoie-moi ! dit Moquerard. Et pour t’exercer, poteau, fais-moi le portrait d’la dame à c’t homme !

— Sans blague ! Ils ont pas fini d’parler femmes ! soupira Quinze-Grammes.

— Microbe ! répondit Moquerard. Ne décrie pas ce que tu ignores.

— Vous êtes des gosses.

— Puce ! Pou ! Chenille ! dit Moquerard, se secouant en chien mouillé, je te somme de quitter la place !

— C’est c’que j’ai l’intention, dit Quinze-Grammes…

Un haussement d’épaules, un pied de nez, un croc-en-jambe dans une chaise et, à vingt mètres, il cria à Grandgoujon :

— À demain, l’frère mironton !

— Reprenons, dit Moquerard, et peignez-moi cette fille d’Ève.

— Dis donc, dis donc ! geignait Nini, la voix traînarde, je suis là.

— Bois, élue de mon cœur. Ton verre est plein, vide-le… Continuez, Maître… puisque vous n’avez pas commencé.

— Eh bien ! dit Grandgoujon, je la connais depuis peu…

— Mais… la connaîtriez-vous au sens dont auquel je me suis laissé dire que cet ahuri de Colomb la connaît ?

— Ça y est ! Vous aussi ? fit Grandgoujon, que la jalousie remordait. Vous connaissez Colomb ?

— Qui ne connaît ce hanneton, mais je ne le connais pas au sens dont auquel…

— Enfin vous croyez qu’elle et lui ?…

— Il est aussi bête que le mari ! Donc il doit le suppléer : c’est féminin.

— Dis donc, dis donc ! répéta Nini.

— Une autre consommation, ma poule blonde ? fit Moquerard… Cher maître, reprenez… Au fait, comment vous appelez-vous ?

— Grandgoujon.

— Comme un goujon ? Oh ! que j’aime ce nom de pisciculteur ! Bravo, Grandgoujon ! Eh bien ! Grandgoujon, reprends, Grandgoujon…

— Sans mentir, dit Grandgoujon, elle bien faite.

— Blonde ?

— Non.

— Alors je n’en veux pas !

— Dis donc, dis donc, qui te la propose ? dit Nini.

— Bois ! ordonna Moquerard.

— Mais quoique brune, dit Grandgoujon, elle est jolie…

Il baissa la voix :

— Petite poitrine charmante…

— Petite ?

— Plutôt.

— Alors je n’en veux pas !

— Laisse-moi t’expliquer, dit Grandgoujon.

Il se tourna vers Nini.

— Mademoiselle, pardon, de détailler devant vous…

— Ça ne la regarde pas ! cria Moquerard, elle est là pour boire !

— Si tu continues, je file comme mon frère, dit Nini.

— Ô Grandgoujon, je t’écoute ! fit Moquerard.

Grandgoujon s’épanouit :

— Je suis peut-être canaille, mais j’aime une petite gorge un peu haute, qui se laisse voir sans indiscrétion par un corsage échancré.

— Moi itou, dit Moquerard. Alors, elle ?… — On voit.

— Bien, j’en veux !

— Mais dis donc ! recommença Nini sur la même note.

— Chère âme, en ce monde le mâle décide et les femelles subissent. Or, celle-ci m’attire. Fatalité ! Tu n’as qu’à finir ton apéritif et moi qu’à suivre Grandgoujon. (Que j’aime ce Grandgoujon !) Grandgoujon, quand me présentes-tu ?

— Quand tu voudras.

— Tout de suite.

— Viens.

— J’arrive. Au revoir, toi…

Hâtivement Grandgoujon paya l’addition ; ils se levèrent ; Nini tenta de suivre. Moquerard lui fit des grimaces et lui donna rendez-vous pour le soir. Après qu’elle l’eût quitté, il dit ;

— Je n’irai pas, bien entendu.

Grandgoujon se sentit rafraîchi par ce cynisme :

— Elle a pourtant l’air mignonne.

— C’est une femme ! lança Moquerard. Il ne faut pas se laisser embêter par les femmes !

— En ce cas, pourquoi en voir une nouvelle ? dit Grandgoujon.

— Pour ne moisir chez aucune.

Et il se mit à lui parler dans le nez :

— Ma vieille, l’amour, il ne faut pas croire, comme les poètes, que c’est l’affaire la plus grave sous la calotte des cieux. Ce n’est pas plus grave que de savoir si le pissenlit en salade est rafraîchissant ! Mais, quand l’amour s’impose…

Il ajouta en sourdine, et comme défaillant : — Il me semble, ce soir, que je vais devenir le fol amant de Madame Punais, de je ne sais quoi…

— Ça, c’est aller vite, dit Grandgoujon avec inquiétude.

— Pardon, si le mari n’est pas là… Et son rôle est de prêcher ailleurs.

— Le fait est, murmura Grandgoujon, qu’il est parti ce matin.

— Parbleu ! cria Moquerard.

— Alors ?

— Une voiture !

Je sens un feu courir dedans toutes mes veines.

— De qui est-ce ce vers-là ? dit Grandgoujon.

— De moi, fit Moquerard.

— Quel type ! bégaya Grandgoujon qui, dans la voiture, récita à son tour :

Ah ! femmes, quoi qu’on puisse dire
Vous avez le fatal pouvoir…

Et Moquerard, pâmé, continua :

… De nous jeter par un sourire
Dans l’ivresse ou le désespoir.

— Cher homme, attention, ça rime presque avec poire, poire… sans e, une poire de notre sexe !…

En cinq minutes ils arrivèrent, et tandis qu’ils montaient l’escalier :

— Je m’arrête une seconde chez moi, dit Grandgoujon.

— Au fait, comment vis-tu ? Seul ? Avec un harem ?

— Avec ma mère, une sainte femme.

— Ah ! Les mères, dit Moquerard, affectant une dignité soudaine, c’est sacré !

Grandgoujon ouvrit sa porte : Madame Grandgoujon rôdait dans l’antichambre ; elle se trouva donc nez à nez avec Moquerard qui s’inclina, salua, lui parut effrayant par son teint, sa barbe et ses yeux pleins d’éclairs, mais qui, tout de suite, eut pour elle, en comédien savant, des paroles douceâtres :

— Madame, je disais à l’instant : il n’y a que deux sortes de femmes : les mères… et les autres. Les autres ne comptent pas. Moi aussi, j’ai une mère…

Puis, Madame Grandgoujon s’étant inquiétée de sa blessure, il prit un air sauvage :

— C’est un officier boche qui m’a tiré une balle à cinq mètres : « Pan !… » J’ai sauté sur un fusil pour lui en tirer deux : « Pan ! Pan ! » en appuyant le canon sur son ventre… Et il a explosé !

Il fit un mielleux sourire :

— … À cent mètres on a retrouvé des bouts.

Puis il se tut, et Grandgoujon murmura :

— Quelle boucherie !

Après quoi, ils montèrent chez Madame des Sablons.

Elle parut enchantée que Grandgoujon lui présentât ce personnage. Elle n’avait plus la même robe qu’à midi. Elle n’était pas en tenue de guerre. Elle portait un corsage garni de dentelle fine, et un collier de pierres vertes, qui se détachaient bien sur son cou d’une chair blanche et grasse.

Elle les fit entrer dans un boudoir Louis XV, bourré de choses anciennes, vieux meubles, vieilles gravures, vieux coussins.

— Oh ! le vieux, que c’est bien ! dit Grandgoujon avec attendrissement.

— Hélas ! dit Madame des Sablons, je ne suis plus souvent chez moi, avec mes cantines et mes pauvres soldats.

Elle se tenait crânement, les mains dans ses poches de jupe. Grandgoujon la trouvait chaque fois d’une grâce nouvelle et plus prenante. Il lui fit des yeux touchants. Moquerard, lui, pour commencer, fut cauteleux et phraseur :

— Quelle douce lumière, chez vous, Madame ! Quand on pense que c’est ce même bougre de soleil qui éclaire votre pièce divine et l’immonde armée boche !…

Puis, par saccades, il devint agressif, violent, d’une audace qu’il rendait possible en prononçant chaque mot sur un ton farce.

— Ceci, d’ailleurs, n’est pas une pièce comme les autres… On y respire curieusement… Mon ordonnance, qui s’appelait « Fesse en bois », aurait dit : « Hum ! Hum ! Y a de l’amour dans l’air !… » Ne rougissez pas, Madame, c’est bien naturel… Cupidon… Cupidon où te caches-tu, petit roué ?

Et il faisait mine de regarder sous les sièges.

Il savait pouvoir tout se permettre, décoré d’une croix de guerre, retour de là-bas, mêlant, en une phrase, avec désinvolture la vie, le désir, la mort. Aussi fut-il insolent, exigeant, extravagant. Pour faire diversion, se donner une attitude et changer d’atmosphère, Madame des Sablons les emmena dans le « studio » de son mari (expression à lui), d’un ameublement tout moderne, où Grandgoujon remarqua :

— Ah ! le moderne, que c’est joli aussi !

Puis il murmura :

— À mon âge, il me faudrait un intérieur bien à moi, dans mon style. Il faut que je trouve un décorateur qui me comprenne.

Moquerard était devenu décent. Et elle, plus à l’aise, se mit à rire, comme à midi chez les Grandgoujon.

— Madame, demanda Moquerard, riez-vous aussi bien quand votre mari est là ? J’ai connu une jeune femme qui ne pouvait vraiment rire que quand son mari était à plus de cent kilomètres… D’ailleurs… je remplaçais le mari.

— Cette audace ! fit Madame des Sablons.

— Oui, j’en ai, ronronna Moquerard.

— On ne doit jamais s’ennuyer avec vous, même à la guerre, dit Madame des Sablons qui, troublée parce qu’elle se sentait rougir, ne prononçait pas des paroles exactement voulues.

— Non, jamais, minauda Moquerard.

Et maintenant, oubliant de boiter, il parcourait le « studio » de Monsieur Punais, marquant le tapis des clous de ses bottes, et disant :

— J’aime ces bibelots pour Monsieur, choisis par Madame. Nous, nous ne savons pas choisir les bibelots. Ceci est admirable : on voit côte à côte un éléphant, une soupière, un éventail et un boudha ! Mon ordonnance, qui s’appelait Fesse en bois, aurait remarqué, notez bien, que cette association est agréablement maboulesque…

— Dites donc ! fit Madame des Sablons, sur un ton qui rappelait celui de Nini.

— Maboulesque, donc réussie, reprit Moquerard, car c’est un défi aux professeurs de môrale et aux bourgeois raisonnâbles ! Moi, chère Madame, j’avais un oncle complètement absurde, qui était raisonnâble. C’était un ingénieur : que Dieu ait son âme ! Il vivait avec des chiffres, cet homme. En se levant, au lieu de se débarbouiller, il faisait une équation, et il y trouvait le programme de sa journée. Seulement, il a compté sans l’imprévu. Un jour, il a pris le train pour Marseille à sept heures quarante-cinq : c’était prévu. Il a mangé au wagon-restaurant : toujours prévu. Mais à midi trois quarts, le train a déraillé : il a avalé sa fourchette et il en est mort, ce qui n’était pas prévu. Comme neveu, je l’ai enterré dignement : c’était plus folâtre que de vivre avec lui ; mais, en principe, j’ai horreur des ingénieurs raisonnâbles et de ce qu’ils fabriquent. Or, vous, ici, Madame, n’avez rien qui soit fabriqué par un ingénieur. Je salue donc votre goût !

Il furetait, touchait, et tandis que Madame des Sablons riant, lui montrait ce qu’il ne voyait pas, Grandgoujon, mélancolique, fit tout à coup :

— Je… je vais être forcé de vous quitter !… Tu pars aussi ?

Il avait mis sur ce dernier mot une si étrange intonation, que Moquerard répliqua :

— Moi ? Je suis très bien ici !… Où vas-tu ?

— Dîner, parbleu ! reprit Grandgoujon, essoufflé et mauvais. Il faut que je couche à la caserne !… Et je n’ai même pas pu aller chez Creveau !

— Qui ? L’avocat ? Tu connais ce crétin ?

— C’est mon patron.

— Non ? Ah ! Marie, ma chère, quelles fréquentations !

— Bah ! S’il peut me faire utiliser…

— Utiliser ?

— Il est intime avec le ministre.

— Moi aussi.

— Lequel ?

— Le prochain… ce qui vaut mieux, puisque l’actuel va tomber.

— Vrai ?

— Ils tombent tous.

— Oui, tu blagues… dit Grandgoujon. Mais à ma place, qu’est-ce que tu ferais ?

— Au sujet de ?

— Au sujet que si on ne veut pas se servir de moi, je crèverai à la caserne !

— Pourquoi ? dit Moquerard, affectant la candeur. Tu n’aimes pas la caserne ?

— Et il n’y a pas que moi !

— Qu’est-ce qu’on t’y fait ?

— On me traite comme un chien.

— Mais c’est ce qui est charmant. Tu n’aimes pas la bêtise, toi ? dit Moquerard. Moi, je me régale de la bêtise ! Et vous, Madame ? Un sous-off alcoolisé, qui n’expectore que des ordures, je trouve ça historique et satisfaisant ! Je ne m’hypnotise pas sur des contingences, comme disait mon professeur de philosophie, qui avait cent deux ans et était une bourrique. Ce sont des militaires puants qui ont fait la France telle qu’elle est : ce n’est pas Voltaire ni Pascal. L’Université se met le doigt dans l’œil jusques au coude. Et les provinces ne sont jamais conquises par des intellectuels dyspeptiques, mais par des soudards qui cognent, qui gueulent et qui rotent !

Grandgoujon, après cette tirade, resta coi, puis grogna :

— C’est possible… mais tuer toute une journée en faisant les cent pas, ses pieds devant, ses talons derrière : il vaut mieux la prison, la cellule ! Et si on m’en tire, évidemment ma concierge dira que je suis embusqué…

— Ça, dit Moquerard, me déciderait à agir pour toi ! Que demandes-tu ?

— Je veux être utile !

— Ça, dit Moquerard, ce n’est pas français !

— Pourquoi ? dit sérieusement Grandgoujon.

— Non, non, ça ne peut pas être français ! reprit Moquerard.

Et il se leva, faisant des effets de petit doigt.

— La France, n’est-ce pas, est le peuple élu de Dieu, et elle travaille gratuitement pour l’Humanité : ne perdons jamais ce point de vue, Mesdames et Messieurs ! Donc, le Français est désintéressé, délicat et sublime ! Un point, à la ligne. Mais le Français n’est jamais « utile ».

— Tu es spirituel, bougonna Grandgoujon, mais moi, je n’ai pas envie de claquer, et avec ce que j’ai… ça me pend au nez comme un sifflet de deux sous !

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je suis aérophage.

— Aéro… quoi ?… C’est un métier, ou une maladie ? Ça paraît crevant !

— J’aime autant ne pas en crever… et c’est pourquoi je veux voir Creveau.

— Lequel n’a aucun pouvoir, ni médical, ni militaire…

— Bien sûr. Seulement je pense…

— Comme un lavement ! Enfin, dit sèchement Moquerard, es-tu libre demain ?

— Si je ne pars pas pour Salonique, Quinze-Grammes me libérera.

— Alors, décampe tout de suite pour qu’enfin nous puissions causer. Et demain, viens me visiter dans mes Pénates à neuf heures. J’arrangerai ça.

— Vrai ?

Grandgoujon sourit largement, heureux de voir s’ébaucher une possibilité de salut.

— File ! ordonna Moquerard.

— Tu es un type énorme ! dit Grandgoujon.

— Pas de phrases ! dit Moquerard.

Il se tourna vers la jeune femme :

— Si Monsieur Punais était là — et que Dieu le garde où qu’il soit ! — il te dirait : « Jeune homme, parlez, mais pas de phrases ! » Moi, je n’ai rien dit, quand j’ai fait exploser mon officier boche.

Et sur ces mots valeureux, regardant avec insistance Madame des Sablons :

— Laisse-moi raconter à cette femme charmante la désopilante histoire qui faillit faire mourir d’horreur Madame Grandgoujon.

L’autre essaya encore de rire, et descendit dîner avec sa mère qui le guettait sur le palier :

— Ton potage va être froid.

— Que veux-tu, cria-t-il alors en rageant, c’est la guerre ! Cochonnerie de cochonsté ! Mais… fit-il en dépliant sa serviette, je vais me défendre !

Sa colère montait :

— On n’est pas grand’chose, on flotte, on est des bouchons. Tout bouchon qu’on soit…

Il menaçait. Madame Grandgoujon risqua :

— C’est vrai que…

— Oh ! Puis je suis auxiliaire ! lança-t-il en s’asseyant. Si j’étais service armé…

Il éternua. Sa mère en profita pour dire :

— As-tu assez de potage ?

— J’en ai trop ! Service armé, je n’aurais pas marchandé ma peau, et je saurais mourir comme un autre…

— Poulot !

Bien installé à table, il ajouta dans une bouffée d’héroïsme ingénu :

— Il y a de belles morts !

— Ne parle pas de ça, puisque tu as la chance…

— Aussi, demain je vois Moquerard.

— Pourquoi ?

— Pour… Mais encore une fois je veux être mobilisé pour quelque chose ! Cette guerre-là peut durer trente ans.

— Allons !… dit Madame Grandgoujon.

— Tu as des précisions ?

Il la défiait, les bras croisés :

— Il paraît, reprit-elle d’une voix assurée comme la paix de son âme, que ce ne sera plus long. Il y a une histoire saisissante de cocher, devant le Sacré-Cœur.

— De cocher ?

— Il est tombé de sa voiture ; il a dit : « Je serai mort dans trois minutes, et la guerre sera finie dans trois mois. » Trois minutes après il était mort… C’est troublant pour la guerre.

Grandgoujon ne ricanait plus.

— Qui est l’auteur de cette idiotie ?

— Madame Creveau me l’a rapportée.

— Pauvre femme !… Laissons Madame Creveau et son cocher. La paix viendra, comme la guerre, par la force d’événements, qu’on ne peut pas prévoir. Un ami me disait hier : « Les Boches n’ont plus de graisse. » Si c’est vrai, il y a de l’espoir… mais au cas où ça ne serait pas… j’irai voir Moquerard demain, et… nom d’une pipe ! la pendule marche ? Il faut encore que je parte !

— Ton dessert ?

Il eut un dernier éclat :

— Est-ce que les soldats ont du dessert ?

Puis, brusquement :

— Au revoir !

En tempête il passa devant la concierge ; elle fut aise qu’il repartît si précipitamment.

— Dieu que je sue ! murmurait-il. Si ce n’est pas malheureux de suer comme je sue !

Il arriva dans une caserne noire, traversa une cour noire, atteignit à tâtons une chambrée noire. Pas de Quinze-Grammes. Il se jeta sur une paillasse, au hasard, s’enveloppa d’une couverture qui avait une dégoûtante odeur, et solitaire, malheureux, pelotonné sur sa détresse, il s’endormit pourtant, puis ronfla.

Dès le petit jour il fallut reprendre la vie humiliante de la veille. Appels, corvées, appels, balayage, appels, et les pommes, — l’impression qu’on traîne une âme qui pèse des kilos ; l’air irrespirable, on bâille, on est mené, on ne se sent plus le goût de vivre. Seulement, grâce à Quinze-Grammes, il y a moyen de franchir les portes.

— Ah ! tu veux revoir Moquerard ? dit-il à Grandgoujon. Vous m’avez l’air d’êt’e deux cocos à vous plaire ensemble. J’te l’avais dit qu’c’était un as !

— Prodigieux ! dit Grandgoujon. Il va me tirer d’affaire.

— Sans blague ? Alors tu payes un litre ?

— Volontiers ! Mais, je me trotte ?

— Pis manœuvre comme il faut.

Un quart d’heure plus tard, Grandgoujon sonnait chez Moquerard. Aussitôt, remue-ménage dans l’appartement, mais personne ne vint ouvrir.

Il résonna, entendit nettement une porte se fermer, puis plus rien.

Stupéfait, il sonna une troisième fois. Silence… Ah ! Alors il devint rouge, se sentit l’homme qu’on dupe, et redescendit, marmonnant :

— Eh bien, en voilà un sale oiseau vicieux !… Pourquoi m’a-t-il fait venir ?… D’ailleurs… il doit être féroce cet individu-là, avec sa barbe rousse… Mais quel toupet !… On sonne : il ne se retient même pas de faire du potin !… Et il déblatère Creveau !… C’est pourtant lui qu’il faut que je me décide à voir : lui est brutal, mais je saurai à quoi m’en tenir.

Dehors, il se mit à marcher bon pas.

— Celui-ci verra de quel bois je me chauffe… Je vais faire son panégyrique à Madame des Sablons… Il se croit déjà son bon ami ! Ah ! le chameau !… D’autant plus qu’il est dégoûtant avec cette femme… sous prétexte qu’il s’est battu !… La guerre les rend tous fous… Quelle époque ! C’est la porte ouverte à tous les débordements !… On sent ça par soi-même. L’air vous brûle le sang. Moi, un pacifique, voilà que j’ai des ardeurs !… Cette femme m’a tapé sur le système, et l’autre, hier, la petite, j’ai la cervelle intoxiquée par cette petite. C’est d’ailleurs mon droit, aussi bien qu’à cet imbécile de rouquin… Seulement j’ai toujours été craintif : toujours eu peur d’une aventure, toujours bête, quoi !… De nos jours avoir peur ! La guerre a tout élargi. Les obus font péter les fenêtres : quand on n’est pas tué, on respire mieux. Et, en amour, ce n’est plus le moment d’ergoter, de peser, de soupeser ; il faut y aller carrément, comme à l’attaque ! Boum !

Il parlait haut. Des passants se tournaient. Il avait mis son képi en bataille. « il faut tenir, se disait-il, décupler les énergies de la nation. » Et il se trouvait des bras assez larges pour embrasser ensemble deux femmes qui lui plaisaient.

Celles qui passaient, il les regardait d’un œil gaillard.

— Le Sort nous mène, suivons le Sort.

Frôlant une jeune ouvrière dont l’allure rappelait Mademoiselle Nini, il se laissa même aller à lui sourire bonnement. Alors la petite, avec cet à-propos des parisiennes, dont les répliques sont des chiquenaudes, gonfla les joues pour le singer.

Sensible et faible, Grandgoujon sentit sa joie s’évanouir toute. Elle se dessouffla comme le visage de l’ouvrière, qui faisait la nique, de loin. Décidément, le monde était mauvais !… Il arriva chez Creveau n’ayant plus d’énergie.

Creveau vivait près de l’Odéon, dans un troisième de l’antique rue de Condé, parmi des entassements de paperasses, à l’image de son âme désordonnée. En montant l’escalier gluant de cette maison, emplie jusqu’au faîte par une odeur de cave, Grandgoujon se sentit froid. Il sonna, et, timide :

— Monsieur Creveau est-il chez lui ?

Il ne connaissait pas la domestique.

— Monsieur se lève, dit celle-ci.

— Faites-lui toujours passer mon nom… Son ancien secrétaire : Grandgoujon.

Elle s’enfonça dans l’appartement, laissant les portes ouvertes, et alors il entendit la voix grossière de Creveau s’élever et dire :

— Comment est-il ? Un gros ?… C’est l’embusqué ! Je ne suis pas là.

— Mais… balbutia la femme de chambre, j’ai dit…

— M’en fous ! lança Creveau. Envoyez-le se battre ; après, on verra.

Un lourd silence suivit cette déclaration. Grandgoujon avait le cœur qui sautait. Dans l’antichambre sombre, il risqua deux pas jusqu’au bureau d’où venait une clarté, quand, de loin, Creveau reprit :

— Il en a du culot ! Après deux ans et demi il sort de sa ouate, et il ose se présenter chez les honnêtes gens. Voulez-vous, je vous prie, me le foutre sur le palier !

Avant de le voir, d’une voix sans couleur, Grandgoujon balbutia :

— Mais, patron…

Creveau entendit-il ce murmure ? Il se mit à marcher :

— À moins qu’il ne vienne s’excuser ? Hein ?… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Il veut se battre ?… Il vient demander à se battre ?… Il tient enfin à y aller, comme les autres, et à y laisser sa peau ?… Ah !… si c’est ça, qu’il entre !

Et c’est lui qui sortit dans l’antichambre.

Il s’avançait, les mains aux poches, ses pieds traînant dans des savates, — sans col, le gilet ouvert sur la patte de chemise qui passait, — et la lèvre pendante, bridant l’œil, au nez de Grandgoujon qui tenait son képi à deux mains, ne trouvait pas un mot, était ahuri et soufflait, il dit :

— Alors ?… Quoi donc, mon vieux ? Ça vous dégoûte d’être embusqué ? Mais personne ne vous y force !… Voilà trente mois que vous vous terrez comme un galeux ! Tous vos amis, cependant, ont passé l’arme à gauche. Ça ne vous a pas retourné les tripes, ce spectacle ? Vous connaissiez mon cousin : une marmite lui a crevé la tête comme un œuf. Mon neveu ? Il a été coupé en trois ! Ah ! il est temps que vous les remplaciez ! Un peu de plus, Monsieur attendait la paix !

Il balançait la tête, écœuré :

— Enfin… vous aurez le temps de vous faire esquinter tout de même, parce que la paix, j’en parle, mais ce n’est pas pour maintenant : aucune illusion ! Je vous vois rouler des yeux de convoitise, du fait que je sors un mot qui constitue le meilleur de vos espoirs bourgeois… Utopie ! La paix, vous pouvez vous fouiller, et ce que je vous dis là, c’est le Gouvernement qui le dit, car je le vois et l’approche. D’ailleurs, puisque votre parti est pris… Grandgoujon, vous êtes un gaillard, vous devriez être dans les tranchées depuis deux ans ; vous vous êtes défilé et conduit comme un cochon ; mais vous vous en apercevez ; j’aime ça. Un cochon conscient de sa cochonnerie n’est déjà plus qu’un quart de cochon. Mon vieux, je suis votre homme : dites ce que vous voulez.

Grandgoujon n’avait pas esquissé un mouvement, figé par une stupeur qui devenait de l’effroi. Chaque phrase l’assommait, et ce Creveau s’imposait par le geste comme par le mot. Grandgoujon était tremblant sur la porte : Creveau allait avec assurance à travers la pièce. Tout à coup il s’était accoudé à la cheminée, pour dire avec autorité : « Vous vous êtes conduit comme un cochon ! » Et il le menaça du doigt. Puis, tournant le dos, les épaules rondes, il avait lancé sourdement : « Le Gouvernement, je le vois et l’approche ! » Mais il revint sur Grandgoujon, pour continuer avec douceur :

— Mon vieux, je ne vous ai jamais trouvé supérieurement intelligent…

Ricanement léger.

— Je peux le dire sans vous froisser : on se connaît. Mais vous avez le cœur honnête. À la guerre, vous allez crever, il y a quatre-vingts chances sur cent. De ne pas y aller, vous crèveriez de dépit… ou d’autre chose… parce que… ma laitière, tenez, a un fils amputé ; ma marchande de journaux, son mari aveugle ; ma concierge, deux frères tuberculeux ; et ces femmes-là patientent en face d’une police qui, malgré tout, est la plus forte ; mais elles vous guettent, Grandgoujon, vous et vos semblables, et elles sauteront sur la première occasion de vous occire dans les règles ! Les tricoteuses : nous les reverrons ! Et des guillotines ? Tous les marchands de bois, secrètement, en fabriquent ! Le mieux était donc de vous décider ! Vous êtes auxiliaire ? Simple mot qui se change ! Fort comme vous voilà, on oubliera le titre pour n’admirer que l’homme !

Il cligna des yeux :

— Vous êtes superbe ! Il vaut bien mieux vous tuer que de vous nourrir. Vous pouvez même dire aux médecins : « Messieurs, j’ai attendu deux ans pour être à point… »

De la tête aux pieds, il dévisageait Grandgoujon, puis, pesant ses mots :

— Si les Boches vous ont, crénom… quelle belle charogne !

L’autre devint affreusement rouge.

— Entrez donc, reprit Creveau caressant, asseyez-vous, et ne me faites plus cet air gêné… puisque j’oublie vos cochonneries.

Mais Grandgoujon demeurait dans l’ombre, en face d’une console qui supportait un affreux Dieu des Indes, au rictus infernal.

Creveau, placidement, lui dit dans le nez :

— Je suis avocat général au Conseil de guerre, et j’en vois défiler des froussards de votre espèce ! Ah ! les veaux ! Je les fais saler ! Mais puisque vous, de vous même, demandez à crever au front, ce n’est plus la Justice que ça regarde : c’est le Ministère de la Guerre. Ce soir même, j’en parle au Cabinet. Mon vieux, ça me rend heureux de vous faire plaisir… Vous vous êtes dit : « Papa Creveau me prend pour une andouille ! Jamais il ne croira que je tiens à me faire tuer… » Pourquoi ? Vous avez une tête émue qui en dit plus long… que ce que vous pourriez dire !

Il eut encore un clignement d’œil, et, d’une voix de confidence :

— Vous êtes bien de votre génération, obsédé par la frousse du ridicule. Et vous aimez mieux sécher sur place, avec moi que vous connaissez depuis quinze ans, que de m’avouer : « Patron, je veux être en première ligne ! » Grandgoujon, il ne s’agit pas de plastronner, ni de se battre en gants blancs. Vous voulez faire votre devoir simplement, en courant le maximum de dangers ? Ça, ça s’exprime en prose, sans faux lyrisme… Demain vous serez muté…

Il se campa bien sur ses jambes, le bras tendu comme s’il requérait :

— La France n’a pas trop de soldats !

Puis, tenant Grandgoujon par la main, il le fit sortir, lui ouvrit la porte de l’escalier, et d’un ton tranquille :

— Ne me remerciez pas. Au revoir, mon vieux, et comptez sur Creveau.

Déjà la porte était refermée.

Grandgoujon descendit comme un automate : son corps allait sans qu’une idée le guidât. Il n’en avait qu’une, qui comprimait les autres, et faisait couvercle sur la cervelle : cet homme cynique le jetait au danger, et il allait être tué : il en eut un étourdissement. Traversant la première chaussée, ce fut miracle s’il ne passa pas sous un fiacre. Le cocher lui déversa une potée d’injures et le menaça de son fouet : il s’enfuit.

Comme il allait à la dérive, prêt, dans cette minute, à recevoir n’importe quel coup de la fatalité, il ne fut nullement surpris qu’une masse noire tombât d’une maison sur lui. Il sauta ; il l’avait reçue sur l’épaule ; elle gisait à terre ; c’était un chat miaulant.

Suffoqué, il tendit la main vers cette bête, et la ramassa ; puis il entra dans la maison devant laquelle il passait.

Une concierge cria :

— Encore Guillaume qu’a dégringolé ! C’est l’vieux du troisième qui l’fiche par la fenêtre. Il en veut plus, depuis que son fils a été tué.

À cette nouvelle funeste, Grandgoujon retrouva la parole, il tenait le chat dans ses mains.

— Il n’est pas écrabouillé…

— C’est en caoutchouc ! dit la concierge.

— Mais, balbutia Grandgoujon, il ne faut pas le rendre à ce monsieur… s’il n’en veut plus ?

— Voyez-vous ça ! reprit la concierge. Et vous vous en chargez ?

— Quoi ?… Qui ?… Si moi je m’en charge ? Mais… d’abord, est-ce un chat abandonné ? dit Grandgoujon, de la même voix agressive.

— Pisque je vous le dis ! cria la concierge.

Des ouvriers passaient ; frappés par le ton des paroles, ils s’approchèrent. Grandgoujon avait retrouvé des couleurs et avec dépit :

— Elle est raide ! Alors me voilà avec un chat moi, maintenant !

Puis, rageur :

— Je suis idiot : ce n’est pas parce qu’il est tombé sur moi !…

Il le déposa par terre.

— Oh ! je le laisserai bien là aussi, fit la concierge, avec un geste détaché.

Les ouvriers étaient goguenards.

— Dieu de Dieu ! Quelle époque ! s’écria Grandgoujon, qui postillonnait de colère. Quelle muflerie partout ! Quelle…

Il saisit le chat par la peau du dos, et il l’emporta.

Les ouvriers le suivirent ; comme l’un ricanait, Grandgoujon se retourna :

— Vous dites ?

— On vous parle pas…

— Vous faites bien, reprit Grandgoujon d’une voix mauvaise, parce que je ne tolérerai pas, aujourd’hui, qu’on se paye ma tête !

Il avait suffi d’un chat pour changer sa stupeur en rage. « Ah ! on le faisait marcher comme un toton !… Mais il n’était pas bon de sa nature : avant de mourir, il saurait mordre, tel un chien enragé ! » Et ainsi, dans sa grosse tête débonnaire, il lui passait des idées excessives et des images dramatiques, dont il était vibrant.

Il rabattit son képi sur son nez, puis il souffla une haleine coléreuse et enflammée sur le chat qui s’accrochait des griffes à sa manche.

À cent mètres de chez lui, une voix le héla. — Colomb. — Encore ! Il tombait bien ! C’était de lui l’idée d’aller chez ce dangereux personnage ! Il le couvrit tout de suite d’un regard accusateur ; et il était démangé aussi par l’envie de lui dire :

— Animal !… Tu sors de chez elle ?

Colomb ne lui en laissa pas le temps. Avec feu, il cria :

— Des Sablons est rentré. Monte le voir. Il a eu hier un triomphe ! Toute la salle debout. Aussi, je lui organise une grande machine à Paris, présidée par un ministre, avec musique de la Garde, et quête monstre pour nos œuvres.

En disant « nos œuvres », il montrait une liasse d’enveloppes dans sa main : son courrier ! Et il ne voyait même pas que Grandgoujon tournait la tête.

— J’ai dix affaires en train ! Je viens de négocier une commande de savon avec Marseille, pour mes mutilés. Prix étonnants. Et le sucre ! Quelle histoire ! Je disais hier à un député : « Chassez de France quatre cent mille étrangers : vous aurez quatre cent mille kilos de sucre ! » Pas vrai, ça ?

Il s’était planté devant Grandgoujon.

— Oui… oh ! ce qui est encore plus vrai, grogna ce dernier, qui toujours détournait la tête, c’est que je m’en fous, et même m’en contrefous, parce que, moi, mon vieux, je pars pour le front !

— Le front ?

— Sur l’ordre du citoyen que tu m’as engagé à revoir.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il m’a traité de cochon et il me régénère en m’envoyant au feu !

— Mais… qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Moi ?… Rien… J’étais cuit !

— Mais… mais… voyons, on ne vous met pas en première ligne…

— Demain, tu entends ! Il connaît le ministre ! Tu le sais, puisque tu as été le premier à me l’annoncer. Alors il est un des hommes qui mènent les autres, et… les autres… sont des bouchons.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Le chat miaulait.

— C’est à toi, ça ?

— C’est un chat tombé.

— Tombé ?

— D’un troisième… sur moi… C’est ma veine, hein ?

— Comment ta veine ? dit Colomb, qui essayait de se donner la mine d’un homme qui réfléchit.

Et il passa la main sur le chat. La bête sortit ses griffes.

— Sauvage ! cria Colomb.

— Dame, fit Grandgoujon, qui recula pour lui éviter une tape, ça ne l’a pas mis de bonne humeur ; et encore, il n’est pas mobilisé !

Il prononça ces mots d’une voix qui fit dire à Colomb :

— Allons ! Allons ! Tout de même, tu es un homme ! Et tu es français ! Tu n’as pas le droit de te laisser abattre…

— Oh ! mais je te demande pardon, dit Grandgoujon, se trémoussant, j’ai le droit de me laisser abattre, si je veux me laisser abattre !…

Et postillonnant, il continua :

— J’en ai assez d’être traité comme un gosse !

— Alors !…

Colomb eut un geste de désespoir, puis se ressaisissant :

— Si je m’engage, moi, si je prends la responsabilité, moi, de te faire utiliser ?…

Grandgoujon était trop essoufflé pour continuer sur le mode furieux. D’autre part, son brave cœur, faible et toujours avide d’une espérance, hésita encore devant cette promesse renouvelée d’un ami, vers lequel il ne désirait qu’aller en confiance. Bref, il ronchonna entre ses dents :

— Tu as beau dire, va…

— Qu’est-ce que j’ai beau dire ?

— La France est dans une purée !

Colomb tapa du pied :

— Ne nous sors pas de sottises !

— Des sottises ? dit Grandgoujon, quand nos chers amis les Russes…

— Eh bien ?

— Sont en pleine marmelade !

— Et après ?

— Des lascars qui devaient être en 1914 à Berlin !…

— Et encore ?

— Ça ne te suffit pas ?

— Ça ne prouve pas que la France…

— La France !…

Ce fut au tour de Grandgoujon de croiser les bras, puis furieusement :

— La pauvre France, mais tiens, tiens, mon vieux, regarde ma capote, et la gueule que j’ai !… Il y a une glace à cette boutique : viens me contempler de près. À quarante ans, être nippé comme je suis !

Colomb, important, haussa les épaules :

— Quel rapport a la capote avec le salut du pays ?

— Le rapport ?… bredouilla Grandgoujon qui, au lieu de caresser le chat, lui pétrissait la tête. Le rapport ? répéta Grandgoujon, qui, en fait, ne se sentait capable d’aucun raisonnement, en proie à une vague mais considérable amertume, — ah ! le rapport ! clama-t-il une troisième fois en devenant apoplectique, eh bien, il est possible qu’il n’y en ait aucun… mais on commence à me courir sur l’haricot ! Et si je n’étais pas sous ce déguisement… et si ce n’était pas la guerre… je te jure, mon vieux, que je planterais tout là !