Grandgoujon/4

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Arthème Fayard et Cie (p. 219-340).


QUATRIÈME PARTIE



Sans qu’il eût rien demandé ni rien voulu, quand il se présenta à la section, tenant sa girouette, Grandgoujon fut expédié d’un capitaine à un médecin, puis de ce médecin à un caporal, qui lui jeta au visage :

— Vous n’êtes plus convoyeur ; vous êtes indisponible. Et maintenant, tâchez à nous foutre la paix !

Nouvelle évolution, qui était l’œuvre de Creveau. Alors, le képi rabattu pour faire ombre à ses idées, il s’en alla, marmonnant :

— Ça à quarante ans ! Ah !… les humains sont chouette, tant qu’on ne-leur fiche pas une autorité dans les pattes. Mais sitôt qu’ils commandent…

Il n’était même pas heureux d’avoir recouvré une sécurité provisoire.

Quinze-Grammes le croisa.

— Indisponibe ? La nouba, mironton ! T’as pas à t’en faire !

Il soupira et répliqua :

— Je n’en peux plus !

Quinze-Grammes se découvrit :

— Combien qu’y a d’années que Monsieur est d’ssous les armes ?

— Douze jours, gronda Grandgoujon ; mais j’ai vécu cette guerre depuis le début, avec mon cœur. Et ça s’use, le cœur ! J’éclate dans une caserne !

— Si Monsieur veut me suivre, bredouilla Quinze-Grammes humblement.

Un quart d’heure après, Grandgoujon était en liberté provisoire.

D’abord, il rentra chez sa mère, qu’il trouva navrée devant son journal, lequel contait que le tsar avait été abandonné par ses domestiques. Ceux-ci ayant déclaré ne plus vouloir servir un homme de qui toute la Russie se détournait, l’infortuné souverain, au dire du correspondant, qui télégraphiait d’Amsterdam, avait laissé couler de lourdes larmes sur ses joues :

— C’est cruel, dit Madame Grandgoujon. Moi, je me le rappelle. Du rez-de-chaussée de ma cousine, je l’ai bien vu, lorsqu’il vint à Paris : il avait l’air si agréable et doux.

Grandgoujon, volontairement, ne répondit rien. Grandgoujon, victime de l’autorité, avait décidé d’être impitoyable pour toutes les têtes à couronnes, et de ne plus croire qu’à la vertu des humbles. Alors Madame Grandgoujon se mit à écrire à la tante de Clermont, pour la remercier de sa sollicitude : « Mon pauvre fils a failli mourir au champ d’honneur, après vous avoir vue. » Et tandis qu’elle traçait ces lignes, d’une vieille plume fantasque et chevelue, incapable de former plus d’une lettre sur trois, son postiche lui glissait sur l’œil, mais elle ne s’en souciait point : elle était absente et émue.

Son fils, au lieu d’être attendri, bougonna :

— S’en fichera bien la vieille ! Autant écrire à son chat. Voilà les vieux trumeaux que nous défendons !

— Pauvre chéri ! dit sa mère avec tendresse. Vous défendez la France telle que Dieu l’a faite.

— Il l’a mal faite, ronchonna Grandgoujon. Puis il tâta son ventre.

— Je vais revoir mon médecin… J’avale toujours de l’air.

Et secouant la tête :

— Combien d’années va durer cette tuerie ?

Enfin, il serra le poing :

— Qu’ils essayent, maintenant de me conter des bobards !

Ils, c’était, dans sa pensée imprécise, tous les « cannibales » qui estimaient ces temps naturels et cette guerre supportable. « Après quelle chimère courait-on ? Puisqu’on ne pouvait aboutir en Orient, que la Russie était en compote, qu’en France il n’y avait pas mèche de percer, autant abattre les cartes et retourner chacun chez soi, avant d’avoir un pays saigné, épuisé, gros comme la Suisse ! » Mais à énoncer seulement ces réflexions, il lui sembla qu’il absorbait des litres d’air. Et il retourna chez son vieux médecin. Stupeur. Un jeune le reçut :

— Me tromperais-je ? dit-il. Je venais voir le docteur…

— Hé ! Monsieur, il est mort !

— Mort ?

— Voici huit jours.

— Par exemple !… Et… il est mort subitement ?

— Il avait eu le temps, Monsieur, de mettre de l’ordre en ses affaires ; j’ai pu reprendre tout de suite sa clientèle.

— Vraiment ? dit Grandgoujon atterré… Mais c’est terrible !… Avait-il au moins une maladie ? Ou est-ce encore cette guerre ?…

— Mon Dieu, dit le jeune médecin, se balançant avec avantage, je le crains… Asseyez-vous, Monsieur… Cette catastrophe tue les jeunes au front et les vieux à l’arrière.

— Sans compter, soupira Grandgoujon, tous les autres qu’on ne sait pas… Je les vois, moi, à la caserne, et me vois, sans aller plus loin ! Je vis mon siècle, docteur, ce qui s’appelle le vivre, et je déplore de ne pas être un homme simple. Les intellectuels souffrent tellement plus que les autres !

— Pardon, Monsieur, fit le jeune médecin. À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À Monsieur Grandgoujon.

— Ah ! parfait… Votre nom m’est familier déjà… J’ai trouvé dans les papiers de mon prédécesseur plusieurs notes sous ce nom.

Grandgoujon s’épanouit :

— Des notes sur moi ?

— Des honoraires… Qu’avait-il été diagnostiqué, Monsieur ? Rappelez-moi, dit le jeune médecin.

— Docteur… il paraît que je suis aérophage.

— Aéro… Voulez-vous vous déshabiller ?

— Volontiers, dit Grandgoujon. Quand il s’agit d’habits militaires…

Mais le jeune médecin n’eut pas l’air d’entendre. Alors Grandgoujon voulut se rattraper.

— L’homme qui parle ainsi devant vous, docteur, était pourtant l’armée de l’am… l’ami de l’armée…

Il s’embrouillait.

— Étendez-vous sur le sopha, dit le jeune médecin, qui commença de le palper.

Ils étaient tous deux sérieux, l’un par métier, l’autre par appréhension. Enfin, le médecin prononça :

— Je ne crois pas du tout que vous soyez aérophage.

— Diable ! dit Grandgoujon, se dressant.

Son ton marquait la crainte d’un état plus funeste.

— On a prétendu que vous avaliez trop d’air ?

— Oui.

— Vous n’en avalez plus assez.

— Diable ! répéta Grandoujon.

Et aussitôt il hasarda :

— Pourtant, docteur… je suis ballonné.

— Du ventre. Mais moi je suis spécialisé dans les affections de poitrine, et le poumon, ai-je besoin de vous le dire, est d’une autre importance vitale que les intestins.

Le jeune médecin ricana :

— Digérant mal, vous pouvez vous prolonger. Si vous ne respirez plus, c’est le grand voyage à bref délai. Monsieur, j’ausculte vos poumons, et pour l’instant, c’est net : pas assez d’air.

— Diable de diable ! reprit Grandgoujon sujet, dans l’étonnement, à ces répétitions machinales.

— Venez-vous du front ?

— J’en arrive.

— Ah ! ah ! Et vous avez été bombardé ?

— Terriblement, docteur !

— Eh bien voilà ! Vous êtes ce que nous appelons un « comprimé », un pelotonné. Au point de vue émotif, vous demeurez dans l’état où vous vous trouviez lorsque venait une marmite. Vous êtes crispé, Monsieur, et ne respirez plus librement.

— Oh ! ça, ne put s’empêcher de dire Grandgoujon, c’est très curieux : car c’est exactement ce que j’éprouve. Docteur, vous m’analysez d’une manière remarquable !

— Donc, aucune aérophagie.

— Docteur, je ne faisais que répéter…

— Monsieur, mon prédécesseur était excellent, mais dans son genre. Je vais essayer, moi, de rétablir en vous une circulation normale, tout en équilibrant votre système nerveux. Comme mobilisé, maintenant, que faites-vous ?

— Rien. « Indisponible ».

— Comment ?

— Docteur, certains jours j’éclate !

— Ça, c’est le manque de respiration.

— J’éclate d’être indigné !

— Symptôme émotif.

— Docteur, j’avais de bons sentiments : l’armée, pour moi, c’était… je ne peux pas vous dire !… mais maintenant, ce n’est plus ça. Car je sors de la bouillabaisse, et j’ai vu !

— Monsieur, répondit le jeune médecin, je vais vous indiquer de quoi améliorer votre état, qui est singulier.

Il s’installa bien, composa une ordonnance, annonça qu’il joindrait cette visite à celles que Grandgoujon devait déjà, et sur la porte conclut avec un doux sourire : « Pas d’inquiétude. »

— Docteur, soupira Grandgoujon, avec une guerre si longue…

— Pouvait-elle être courte ? fit le jeune médecin.

Grandgoujon, troublé, bredouilla :

— C’est vrai… on ne sait rien… on flotte… on est des bouchons…

Puis il prit congé.

Comme tous les malades ou pseudo-malades, il n’était nullement sensible au comique de la médecine, et, plusieurs jours durant, il fut de soi-même si occupé, que ses rancunes militaires ou sociales sommeillèrent au fond de lui.

De nouveau, brusquement, elles lui grossirent le cœur, lorsqu’il fut question d’aller applaudir la conférence de Monsieur Punais des Sablons.

Il n’avait revu ni lui, ni sa femme. Tous deux, agités, étaient partis installer une cantine de gare dans une ville d’eau. Idée de Monsieur Punais : « Les femmes, disait-il, qui viendront en villégiature, seront priées, surtout les jeunes et les plus jolies, de consentir une fois par jour à une partie de cartes. Oui, une simple manille, avec un simple des poilus ! » Et Monsieur Punais exposant son idée, avait un sourire fin qui voulait dire : « N’est-ce pas vieille France et délicat ? »

Madame Grandgoujon rapporta ce projet à son fils qui, sans ménagement, exprima la brève opinion de Quinze-Grammes :

— Quelle tomate !

Et n’ayant pas l’heureuse occasion de revoir Madame, il s’irrita sur Monsieur :

— J’irai écouter son bafouillage pour ne pas me singulariser, et ne sifflerai point, puisque tu m’as bien élevé, mais je sortirai au premier mot qui m’horripilera.

— Pour moi tu ne le feras pas, implora sa mère.

— Hélas, si ! répliqua-t-il. Car je devine le laïus : ce hanneton mondain va raconter que les Boches ne bouffent plus que de la brique, qu’ils pompent la graisse de leurs cadavres, et qu’ils font tous leurs pantalons avec des orties. Or, j’ai éprouvé, moi, la vigueur des Boches. Donc, après deux phrases de ce genre, je serai dehors !

Infortunée Madame Grandgoujon, si peu vindicative, elle était désormais dans un effroi continu que son fils ne se remît à bouillir : car il était toujours sous pression. Avant la conférence Punais, elle eut la malice de l’égayer par un déjeuner plein de surprises. Puis, bras dessus bras dessous, ils s’en allèrent. Elle évoquait, en marchant, des souvenirs drôles du passé : il riait. Mais dès qu’on arriva, il se rembrunit :

— Tout ça histoire ancienne ! Nous ne sommes pas prêts de pouvoir nous offrir trois mois de vacances à nous tourner les pouces, avec de bons amis. Quelle purée !… Je te laisse.

— Oh !

— Rejoins la femme de l’illustre orateur. Moi, je reste près de la porte.

La conférence avait lieu non loin de Saint-Germain-des-Prés, dans une salle habituée à ces monologues oratoires, devant une noble bourgeoisie, exercée par éducation à des applaudissements de convenance. L’ordinaire clientèle de ces exercices animait donc le trottoir, devant la maison. On se reconnaissait, on s’abordait, on papotait. Il n’y avait pas trace de Garde Républicaine, mais on continuait d’annoncer un ministre. Déjà étaient arrivés un colonel, représentant le Gouvernement Militaire de Paris, et un Monseigneur in partibus, aux gants d’un violet violent. Ils s’étaient posés dignement sur l’estrade.

Sur cette estrade, où l’on n’avait accès que grâce à des cartes spéciales, étaient rangés aussi une dizaine de vieillards fatigués, mais dont l’aspect fort digne montrait qu’ils nourrissaient l’illusion d’avoir encore quelque importance dans ce pays en guerre. Et auprès de cette estrade, des dames s’agitaient, verbeuses et enflammées, réclamant les commissaires, car chacune exigeait un siège réservé, alors qu’on voyait encore par la salle une trentaine de banquettes vides. Le vestibule, enfin, était rempli par le bourdonnement de Monsieur Punais rajeuni, qui portait des guêtres blanches, une jaquette d’adolescent, et qui accueillit Grandgoujon avec une particulière cordialité :

— Cher ami, dit-il, donnant à sa moustache deux coups d’une petite brosse tirée de sa jaquette, que j’eusse voulu vous emmener dans ce voyage que nous venons de faire, ma femme et moi ! Vous auriez vu comme on les aime, ces sublimes poilus dont vous êtes !

Puis il sourit, serrant des mains.

— Bonjour !… Merci !… Que vous êtes aimable !…

Et il reprit :

— Seriez-vous assez bon, pour vous tenir près de la porte : j’aurai besoin de vous dans une minute.

Une femme jolie, au parfum doux l’appelait : il courut vers elle. Grandgoujon un instant les considéra. Il perçut quelques phrases de Monsieur Punais :

— Les grands soldats de la Victoire… Alors vous partez pour Biarritz ?… Nos morts, chère amie, demeurent vivants…

Et il avait envie, contre son propre désir, d’aller s’asseoir en plein milieu de la salle, quand il aperçut Colomb, cette sauterelle, toujours affairé, des papiers bourrant ses poches, une serviette sous le bras, qui cherchait un téléphone aux quatre points cardinaux.

— Grandgoujon, je viens de faire un lancement de tracts patriotiques ! Réponse cinglante aux Boches sur l’Alsace-Lorraine. Ils font remonter leurs droits à Charlemagne ; je reprends la question plus haut. Je vous ferai lire ; je suis heureux de vous voir ici.

De loin il cria encore :

— Hein ? Je vous ai fait muter dans les quarante-huit heures !

Grandgoujon n’eut pas le temps de répondre. Une épaisse main lui comprimait l’épaule : Creveau.

— Alors… quand je promets ?

— Bonjour patron… balbutia Grandgoujon.

— Mon vieux, j’ai prévenu tout de suite. Et je n’ai pas tourné autour du pot. Je les ai avertis avec simplicité : « Vous êtes des saligauds : avez-vous le droit de faire tuer cet homme-là ? Il n’y a pas que la guerre, messieurs : il y aura la paix, et il sera intéressant d’avoir en conserve quelques bonshommes. » Ils ont compris : ça va… Vous venez entendre cette crétinade ?

— Mon Dieu, patron…

— Moi, je viens prendre des notes. Je prépare une étude sur ce genre d’excitateurs publics. Sales oiseaux, mon vieux, qui montent le bourrichon aux Conseils de guerre et nous, ensuite, il faut suer sang et eau pour faire acquitter des innocents !… Ce sont des veaux dangereux : je veux en voir un de près.

Puis il passa, commun, pesant et important. D’autorité il emplit le dernier fauteuil sur l’estrade.

Et Grandgoujon s’asseyait à peine, près de la porte, quand il vit se dresser la silhouette fantasque de Moquerard, qui lança :

— L’as-tu vue ?

— Qui ?

— Elle, parbleu ! Penses-tu que je vienne pour son époux ? Ah ! je l’aperçois !… Mais elle à l’air très en forme ! Elle est avec une donzelle : qui donc ?

— Est-ce que je sais ! fit Grandgoujon bourru.

— Eh bien ! demande, parbleu !… À propos, tu es content ? Tu ne geins plus ? Je n’ai pas été long à te faire rayer de l’auguste troupe des convoyeurs. J’ai subjugué ton lieutenant : ce pauvre d’esprit ne me refuse rien.

— Le lieutenant ? Mais… dit Grandgoujon.

— Il faudra le remercier, reprit Moquerard sur un ton aigu. Invite-le à dîner et paie-lui des vins de ma part.

Puis, lorgnant la salle :

— On se croirait au paradis de Mahomet : c’est plein de femmes suaves !

Il tendait le cou, plastronnait, caressait sa barbe. Tout à coup, il s’effondra près de Grandgoujon :

— Je suis excité !

— Hélas ! il y a la guerre, prononça Grandgoujon sur un de ces tons de justicier qu’il affectionnait maintenant.

— La guerre ?… Eh bien, c’est le viol légitimé, reprit Moquerard, roulant des prunelles de convoitise.

— N’empêche, remarqua Grandgoujon sourdement, que je n’ai encore violé personne.

— Cas anormal ! riposta Moquerard. Aurais-tu fais vœu de chasteté, homme de cent kilos ?

Plusieurs auditeurs se tournèrent. Très digne, Grandgoujon reprit :

— Justement !

Il se chargeait de rancune, comme une pile se charge d’électricité. En refrain, il dit :

— Ce n’est plus le moment de me bourrer le crâne…

Ah ! Cette simple phrase alluma Moquerard. Il le fixa de ses yeux féroces, et, le vouvoyant soudain, il jeta avec colère :

— Encore ! Mon vieux, vous tombez dans la manie ! Vous m’avez servi ça l’autre jour, en débarquant, et vous aviez le même air fin de Minotaure en colère ! Moi vous bourrer le crâne ? Mais, je n’ai rien à vous bourrer ; puis je me fiche de votre crâne !

Des femmes regardèrent Grandgoujon, aussi écarlate que Moquerard. Mais ce dernier brusquement se calma, et, tandis que sa rougeur s’apaisait :

— J’aperçois Nini… Je vous plaque !

Grandgoujon demeura seul, en proie à des sentiments mauvais. Décidément, il détestait cet individu, mais le détestant il n’était pas fier de soi, car il ne se sentait point devenir bon. — Il tourna la tête. Il aperçut Mademoiselle Nini, installée à une table. Elle était venue sténographier le discours de Punais. Machinalement, Grandgoujon inclina la tête, et elle rendit le salut. Moquerard arrivait à elle :

— Pourquoi dis-tu bonjour à ce crétin des hautes altitudes ? Je viens encore de causer avec lui : c’est un cœur de boutiquier patriotard. Il a été passer dix minutes au front, pendant lesquelles il a transpiré de peur à tremper son gilet de flanelle ; mais il revient hypnotisé, grandi et grossi par ses batailles. Alors, devant Monsieur, il n’est plus permis de parler que de la guerre et de sa sacrée mission. Il commence à me courir sur l’haricot !…

— Oh ! dit Nini, il est brave garçon…

— Précisément, reprit Moquerard qui s’agitait. Nous mourons des braves garçons ! Il est bon, cet imbécile, comme on l’est dans les chansons de Béranger, cet autre idiot. Tous ces gens-là sont des vaincus d’avance. Je m’en fous, moi, de la bonté ! Sommes-nous dans les Catacombes, avec les premiers chrétiens ? Admire d’ici sa bobine de nourrice sèche ! Il parle pompeusement et il est chauvin, mais si tu agites un drapeau près de lui, il s’enrhume… Il faut que je me paie sa tête dans les grandes largeurs.

— Tu es méchant, dit Nini.

— Je vais suggérer à Colomb, autre volaille…

— Est-il là ? dit Nini.

— Devant toi : la redingote Second Empire.

— Quelle touche ! fit Nini s’étouffant.

— Nous allons unir leurs crétinismes, décida Moquerard.

Il redevenait joyeux, faisait des yeux en amande ; puis, il mettait les coins de sa moustache dans sa bouche, et il les mâchait avec frénésie.

— Ce Grandgoujon, prononça-t-il, doit être une vache à lait. Je vais lui faire élever des enfants !

— Quels enfants ? dit Nini qui éclata de rire.

— Des petits Français, des Boches, des gosses rapatriés : Colomb en a à la pelle. Le pôvre est acoquiné à des œuvres charitables, où on soupire et où on a les yeux trempés toute la journée… Regarde cette andouille de Grandgoujon ; il te coule des regards dévoués ; il sera sublime en bonne d’enfant. Et le temps qu’il change et lave les couches, il ne se baladera plus. Soulagement ! Car on ne peut aller nulle part : il est partout. Regarde, regarde maintenant Colomb qui amène un pensionnat !

— Qu’est-ce que c’est ? dit Nini.

— Je te le dis : des gosses rapatriés. Et il va les faire chanter.

— Chanter ?

— C’est un type qui est bon, comme l’autre. Alors, il fait chanter les mutilés, les vieilles filles, les nouveaux-nés. Il forme des chœurs et quand on n’a pas la Garde Républicaine, il s’amène avec ses victimes.

— Mais qu’est-ce qu’ils chantent ? dit Nini.

— Des cantiques, la Marseillaise, Pauvre Jacques.

— Blagueur ! dit Nini.

— Tu vas voir.

Il se leva, alla jusqu’à Madame des Sablons, à qui, dans l’oreille, il débita des fadaises, avec des dandinements de Jocrisse ; puis il poussa jusqu’à Colomb, et, montrant le groupe des enfants :

— Est-il question de vous en expédier d’autres ?

— Hélas ! dit Colomb, levant les bras.

— Eh bien, il faut m’en mettre un de côté, reprit Moquerard.

— Quoi ? dit Colomb, connaissez-vous une âme charitable ?

— Précisément.

— Qui donc ?

— Le gros, là-bas.

— Grandgoujon ?

— Juste, Auguste… Il ne vous l’a jamais dit… il n’ose pas.

— Par exemple !

— Type sensible.

— Je sais : cœur d’or !

— Et susceptible : il veut qu’on le devine. Bref, un enfant évacué… il dessèche de l’envie d’avoir un enfant évacué.

— C’est incroyable !…

— Sa mère de même. Vous connaissez la vieille, avec ses jupes de travers et son cœur qui chavire. Elle aussi n’attend qu’un enfant évacué.

— Comment savez-vous ?…

— À moi ils se confient : je n’en ai pas comme vous plein mes poches.

— Des enfants ? En effet ! reprit Colomb illuminé.

Et il tira des papiers de son veston.

— Tout ça, des notes qui représentent des douzaines d’enfants… Mais on me fait signe, on commence ! Je penserai à vous !

— À lui.

— Soyez tranquille. Voici notre cher Punais… Les petits, silence ! Tournez la tête de mon côté !

Moquerard s’éclipsa. Colomb s’agita. Le chœur des enfants chanta.

Ce fut d’une note à la fois patriotique et religieuse ; la puérilité des voix fit de la Marseillaise un cantique. Et de vieilles dames hochaient la tête, tandis que des jeunes souriaient, murmurant : « Qu’ils sont mignons ! »

On applaudit longuement. Sur l’estrade, le colonel se leva pour serrer les mains de Colomb, et Monseigneur eut un geste bénisseur, qui montra sur son gant sa bague à l’assemblée.

Un officier serbe, appuyé sur deux béquilles, fit à ce moment une émouvante entrée : on s’écarta pour lui faire place. Colomb entassa ses enfants dans un coin de l’estrade. Des femmes curieuses se levaient pour mieux voir ; mais des hommes irrités criaient : « Assis ! On ne voit plus ! » Enfin, l’atmosphère était échauffée, électrique et propice à faire vibrer la parole de l’orateur. Mais avant de parler, Punais s’était glissé près de Grandgoujon et, fébrile, dans une porte, il lui avait soufflé :

— Cher ami, j’ai besoin de quelques détails typiques, que je veux tenir de vous. Vous avez vu cent traits d’héroïsme. Vous-même fûtes un héros : donnez-moi une anecdote.

Sur la demande du public, les enfants rapatriés, de nouveau sur l’estrade, entonnaient un chant :

Gloire aux soldats tombés pour la France éternelle.

Grandgoujon, distrait par les voix, la tête vide, balbutia :

— Mais… quel genre ? Des anecdotes ? J’en sais. De là à les dire…

— Je les dirai, fit Punais souriant. Pourvu que j’aie l’idée.

— L’idée ? reprit Grandgoujon. Diable !… Il faudrait que je vous raconte un peu tout… J’étais avec un photographe ambulant…

— Un ?… Oh ! voilà ! Détail admirable ! s’écria Punais passionné. Un photographe ambulant en pleine bataille ?

— Et il avait un mot drôle, chaque fois que s’écrasait une marmite.

— Un mot drôle ? Voilà ! voilà ! C’est exquis, je ne connais rien de plus joli ! s’écria Punais qui, déjà, n’entendait plus, déroulant en sa cervelle quelque période agréable sur cette indication. J’ai ce qu’il me faut ! Merci ! Les enfants ont terminé ! C’est à moi !

Il disparut dans un lavabo, fit faire deux tours de gorge à un liquide précieux qu’il avait dans un flacon, cracha, s’essuya, brossa sa moustache, ressortit, et, léger, bondit sur l’estrade.

À son premier geste, aux mots de son début, à sa douce intonation, à la câlinerie de son regard, on eût dit qu’il commençait une causerie sur le printemps ou les amours d’un jeune poète, emporté à la fleur de l’âge, et c’est précisément à Paris ce qui ravit les femmes et le monde : l’élégance facile à parler en souriant d’une horrible tragédie. « Qui vive ? France ! » Ce titre était pour alerter les dames, les jeunes gens réformés, les vieux militaires. Le vrai but de Monsieur Punais des Sablons était de décider ses auditeurs à la création de cantines qui, non seulement seraient du ravitaillement, mais des « foyers d’union sacrée ». Et ce projet philanthropique lui offrait l’occasion de tracer un portrait vibrant du soldat français.

Grandgoujon, naïvement ému qu’on l’eût consulté, n’avait plus de rancune, écoutait des deux oreilles, et pensait dans un élan de bienfaisance sociale :

— Pourquoi à moi aussi l’armée ne me fait-elle pas faire des conférences ?

Il aurait pu être un propagandiste généreux. Puis son cœur battit fort, quand il entendit Monsieur Punais lancer ces mots :

— Un poilu, Mesdames, un authentique poilu, me disait tout à l’heure : « Nous volons à l’assaut, avec la conscience de combattre pour le Droit et la Civilisation ! » Et un de ses compagnons de misère, photographe ambulant, prenait en toute tranquillité des vues sous les obus, — magnifique exemple du pur sang-froid français en présence des armées du Mal, lancées par les noirs Empires du Centre !

Le public fut soulevé par cette période, à laquelle il trouva de la grandeur et du feu ; mais le cœur de Grandgoujon, en même temps, se ralentit, et fut envahi de nouveau par un sentiment de lassitude.

Monsieur Punais poursuivit : « Ceux qui ont été à la peine doivent être au plaisir et à l’honneur ! »

Grandgoujon regarda dans la direction de Creveau, qui ricanait. Et Grandgoujon osa penser ? « Celui-là… c’est peut-être un chameau, mais au moins il voit clair ».

Enfin, Punais conclut :

— Les Alliés auront combattu pour tout ce qui est noble : il faut que leur Paix le soit aussi ! Car — et je m’adresse à vous, Mesdames, qui souffrez tant pendant cette guerre, je m’adresse à vos cœurs délicats, — cette Paix, elle sera imposée par des peuples qui ont le culte du Grand et du Beau ; il faudra donc que la fête grave de la Justice restaurée se déroule dans un décor digne de toutes les émotions qui nous élèveront l’âme ; il faudra que la Paix soit signée sur les ruines même de Louvain, où, au-dessus des cendres d’une bibliothèque universelle, la pensée libératrice du monde flotte encore éparse, errante et malheureuse !

Cette fois, toute la salle fut debout.

Mais Grandgoujon faisait une moue pénible. Et il ne lui monta qu’un mot aux lèvres, toujours celui de Quinze-Grammes :

— Tomate !

Punais l’ignora et Punais continua :

— Ce n’est pas tout ! La Paix, Mesdames, n’aurait pas son vrai sens, la Paix, Messieurs, serait incomplète, si le Kaiser, ce Seigneur qui fut un saigneur, n’était ni jugé ni puni. Et pour le punir où le juger ? Dieu, déjà, lui désigne son tribunal. Lui le voit, et recule en vain. De lui-même il viendra s’y traîner ! Car, en vérité je vous le dis, c’est dans la cathédrale-martyre, c’est à Reims, terre sacro-sainte, que ce bandit passera devant les Assises de l’Europe !

Avec ce dernier cri sa tête pencha, dans un suprême effort et un premier salut. Le public acclamait. De vieux messieurs levaient leurs chapeaux au bout des cannes. Monseigneur bénissait. Et, de son sabre, le colonel représentant le Gouvernement Militaire de Paris, tapait le parquet de l’estrade.

Grandgoujon sortit. Maintenant, toutes ses humeurs bouillaient ; il soufflait comme un triton… Ah ! ce Punais, quel faiseur ! Tandis qu’à ses yeux Creveau redevenait l’homme au jugement « formidable » qu’il admirait jadis. Il fila chez lui où il s’allongea sur deux chaises, dans son salon, en face du portrait d’Henri IV. Il ouvrit un livre sur l’art de la Table à travers les âges, mais il ne lut pas. Il avait le feu en lui ; il bougonna entre ses dents :

— Et pendant ce temps, des bougres crèvent. Les usines fument et empoisonnent. Et il y a dix millions d’Européens qui ne couchent pas dans leurs lits !…

Bruit de serrure, porte qui claque : Madame Grandgoujon rentrait avec Colomb.

— Mon bon ami ! Nous vous cherchons partout. Êtes-vous souffrant ?

Grandgoujon, sans lever le nez, fit signe que oui. Sa mère s’approchait :

Ils me l’ont détraqué. Qu’est-ce que tu as ?

Alors, il les considéra tous deux bien en face, puis dans un éclat de fureur énorme :

— Ce que j’ai ? cria-t-il. Le crâne bourré !

— Oh ! dit Madame Grandgoujon, Monsieur des Sablons a été poignant, voyons ! Tu ne l’as pas trouvé admirable ?… Et Monsieur Colomb, au milieu de ses petits !… Moi, j’ai pleuré tout le temps.

— Madame, reprit alors Colomb avec une dignité triste, j’ai apprécié plus d’une fois votre cœur de patriote et je vous remercie. Nous avons chanté la Marseillaise : rien là ne légitime l’expression irritée de votre fils. Je demande donc devant vous, à mon cher ami Grandgoujon, pour qui je me sens une affection fraternelle, de s’expliquer sans détours. Il est bon, il est franc. Mais depuis une semaine je le vois transformé. Qu’il s’explique !

Sur cette sommation, Grandgoujon se leva. Il était apaisé, une fois de plus. Il se mit à remplir sa pipe en prenant du tabac dans un pot rond, sur la cheminée. Et c’est Madame Grandgoujon qui reprit :

— On l’a aigri… Poulot était prêt à faire tout pour la France, mais on l’a traité comme un embusqué… et après comme un chien !

— Madame, reprit Colomb, plus familier, il y a autre chose. Regardez ce petit œil d’éléphant… Grandgoujon, qu’est-ce que vous cachez ?

Grandgoujon se tourna, et bourru mais bonhomme :

— Mon vieux, moi, je suis un homme de quarante ans… J’ai vu, moi ! Je sais maintenant que tout marche à la va comme je te pousse…

— Grandgoujon !

— Et qu’alors vous autres, vous agitez dans le vide ! Nous vivons une histoire immense, noire et rouge, mon vieux, avec des morts par millions, des héros et des fripouilles. Des discours, quelle blague ! Tenons-nous-en aux faits.

Et s’écoutant parler lui-même, il était pris d’une subite émotion, qui l’amena à continuer sur soi :

— J’ai été chez un nouveau médecin. Je lui ai confié : « Docteur, je suis aérophage ». Il m’a répondu : « Des mots, Monsieur : si on s’en tient aux faits, de l’air… vous n’en avalez pas assez ! » Colomb, soyons réalistes !

— Me dire ça à moi, cria Colomb, saisissant sa tête à deux mains, moi, l’action faite homme !

De sa poche il tirait des papiers.

— Est-ce qu’il n’y a que des mots là-dedans ? Lisez, mon ami ! Tout cela représente de la charité, de l’ingéniosité, de l’action !

— Oui, toi encore… concéda Grandgoujon.

Mais Colomb était lancé :

— Moi je n’ai pas parlé, j’ai fait chanter ! Chanter c’est de l’action. Et qui ai-je fait chanter ? Des enfants rapatriés. Les rapatriés, hélas ! c’est encore de l’action. Ah ! mon cher, je ne comprends que trop votre besoin d’activité, et derrière votre humeur, je ne sens que trop vos tendances généreuses…

— Prends garde ! interrompit Grandgoujon. Tu vas parler comme l’autre et ne plus pouvoir t’arrêter !

— Grandgoujon, je vous devine : il vous manque un but dans la vie… Voulez-vous être des nôtres ?

— Pour parler ?

— Pour agir ! Grandgoujon, connaissez-vous seulement une âme sensible qui voudrait se charger d’un de ces pauvres petits ?

Il avait été droit au but, mais il s’arrêta court. Alors, Grandgoujon le regarda longuement. Il souffla deux ou trois fois ; puis dit :

— Ça… ça c’est autre chose ! Ça c’est un fait… ou ça en à l’air… As-tu positivement un gosse à caser ?

— J’en ai un ! déclara Colomb, la main tendue.

Grandgoujon se leva. Il mâchonnait sa pipe. Il fit quelques pas. Sa mère, attendrie, dit tout bas à Colomb :

— Il va trouver quelqu’un.

Et tout à coup Grandgoujon, mains au dos, ayant l’air, avec son pied, de repasser les dessins du tapis, déclara modestement :

— Donne-le.

— Quoi, s’écria Colomb, à vous ?

— À moins que tu n’aies peur, reprit-il, de mes idées subversives.

— Ah ! brave ami ! fit Colomb, qui s’élança pour une accolade.

— Voyez ! Voyez comme il est ! balbutiait Madame Grandgoujon, les yeux humides déjà.

— Je l’ai deviné, dit Colomb. Je savais son cœur inemployé. Merci.

— Inemployé ? Oh ! marmonna Grandgoujon, lui-même ému, j’ai déjà un chat et un oiseau…

— Oui, dit Colomb qui riait, je vous ai même vu rapporter votre chat. Il m’a enlevé la moitié de la main. Comment va-t-il ?

— Mal. Il a la diarrhée ; ce sont les offensives : mais il ira mieux dans huit ou dix ans, avec la fin de la guerre, et d’abord il amusera le gosse… Alors, ce gosse ?

Il se frotta les mains :

— Je lui enseignerai le dégoût des phrases.

— Parbleu ! dit Colomb joyeux, ils ne se parleront que par signes.

— Mon vieux, reprit Grandgoujon, il écoutera et jugera.

— À huit ans ? Car il n’a que huit ans…

— Il ne tardera pas d’en avoir quinze… Mais est-il bien choisi ?

— Originaire de Roubaix, il a été évacué à Châlons et va arriver à Paris.

— Ça à l’air tout simple ! dit Grandgoujon, se prenant la tête.

— Ça l’est ! reprit Colomb : la maman était venue avec l’enfant, mais elle est morte, et le petit fut confié à un soldat convalescent, qui l’amènera en venant en permission.

— Enfin… prononça Grandgoujon, qui ralluma sa pipe, je l’attends.

— Et moi, mon brave ami, reprit Colomb, je voudrais rester, causer, vous remercier comme il faut ! Mais cent affaires m’appellent (il tapait ses poches).

— Assieds-toi, dit Grandgoujon, tu dînes avec nous.

Aussitôt, Madame Grandgoujon fit une figure interdite. Mais il respira largement, comme un homme qui s’observe pour avaler ce qu’il lui faut d’air, puis jovial :

— C’est la guerre ! Je m’excuse auprès de Mariette.

— Oh ! reprit vivement Madame Grandgoujon. Je vais l’aider.

— Madame… Madame… je suis confus, dit Colomb.

Elle s’esquiva. Il était confus, mais heureux. Il aimait être retenu, surtout aux heures où il pensait, en son âme et conscience, se dévouer et faire plaisir. À ce sentimental brouillon la solitude était insupportable : il fallait qu’il s’agitât généreusement près de quelqu’un ; et au cours de ses visites, la facilité qu’il avait de céder aux inutations n’était qu’un besoin d’agir et de penser sous les yeux de ses amis.

Aussi, dès qu’il eut convenu de dîner, il s’attendrit puis s’excusa, demanda du papier, de l’encre, une plume, et il se trémoussa contre un guéridon, répétant : « Dieu de Dieu ! Je n’arriverai jamais ! »

C’était l’action.

Pendant le repas, Madame Grandgoujon, bonnement, parla de la semaine anglaise et vanta cette condition nouvelle du travail pour chaque samedi. Colomb de froncer les sourcils :

— Méfions-nous.

— De quoi ?

Il baissa la voix :

— Il paraît que la semaine anglaise… c’est boche !

Grandgoujon ajouta :

— Le boucher doit l’être aussi, car voici un beafteack, dont j’ose dire qu’il n’y a pas de quoi s’en fourrer jusqu’aux pattes de derrière.

— Il y en a bien assez ! décida Colomb.

— Oui, reprit Grandgoujon, l’espoir soutient.

— Sans compter, dit sa mère, que j’en ai. Cette nuit j’ai rêvé que tout finirait glorieusement.

Grandgoujon se mit à rire, reconquis par une bonne humeur qui l’épanouissait. Il ouvrit une conserve de compote de fruits. D’un placard il tira des raisins secs, des figues, des pruneaux, des amandes. Il activait l’appétit de Colomb :

— Mange donc, sacré utopiste !

Et lui, le réaliste, pensait à son adoption prochaine. Enfin, il se voyait un rôle en temps de guerre, et il avait un fourmillement de générosité. Mais Colomb continua sentencieusement :

— Madame, nous aurons la victoire, la grande !

— Et la guerre sera, je crois, terminée à l’automne, dit Madame Grandgoujon.

— Je ne sais ce qu’en pense Punais, dit Colomb. Si nous grimpions chez lui ?

Grandgoujon répliqua joyeusement :

— Sa femme est-elle là ?

Sa mère dit :

— Mais oui, elle doit être là ! Monte donc ! Ah ! il a repris sa bonne figure, que j’aime tant ! Monsieur Colomb, avant cette horrible guerre, nous avions une vie admirable. Il était toujours gai ; moi j’étais encore jeune. Maintenant… il grogne souvent, et moi je me sens si lasse !

— Madame, dit Colomb, nous vieillissons, mais la France reste jeune !

— C’est vrai… Ah ! cher Monsieur, soyez mon interprète auprès de Monsieur des Sablons, et dites lui encore comme j’ai été charmée de l’entendre.

— Pourquoi ne pas me donner cette commission à moi ? fit Grandgoujon.

Il était souriant, presque léger. Il se voyait à la tête de toute une œuvre d’enfants rapatriés, et… comme récompense l’ami bienheureux de sa voisine élégante.

Mais ils montèrent et furent déçus : Madame était partie pour sa cantine de La Chapelle. L’orateur seul était là, en uniforme anglo-belge. Encore échauffé par son succès, il ne tenait pas en place. Sur son piano il leur montra un moellon verdâtre :

— Savez-vous ce que c’est ? Un morceau de cloche de la cathédrale de Reims ! Je trouve ça plus émouvant que n’importe quoi ! Elle a été fondue par l’incendie et mêlée à la pierre. La dedans il y a tout : la sauvagerie de l’ennemi, le malheur des temps, et… la beauté qui renaît de la misère, comme une fleur sur une pauvre haie, car c’est beau, regardez : patine unique, et écoutez-moi le son !

Il donna une pichenette. Malheureusement, on n’entendit que la voix de Colomb qui, étourdi et généreux, s’exclama trop vite :

— Admirable !

— Venez, maintenant, dit Punais, dans ma cuisine.

La il y avait une caisse, d’où il sortit des boules de gomme.

— C’est pour nos blessés. Quand on les amène de la bataille, on leur en donne deux à chacun.

D’une autre caisse il tira de petits drapeaux.

— Le dimanche on joint ceci.

Colomb s’écria :

— Vous avez toutes les trouvailles du cœur !

— Si on ne les avait pas, dit Punais avec un doux air pieux, ce serait de l’ingratitude. Quand on pense, les pauvres enfants, à ce qu’ils font pour nous !

On rentra au salon, et, monologuant d’abord, il émit quelques heureux présages :

— Mon beau-frère est dans un état-major ; et il m’écrivait encore hier sa confiance en une fin plus rapprochée qu’on ne pense.

— C’est l’avis de tous les gens sensés, prononça Colomb. Nous le disions avec Madame Grandgoujon : novembre, cher ami, pas plus !

— En effet, dit Punais, aller plus loin paraît bien impossible.

Un silence. Grandgoujon les regardait en souriant.

— Monsieur Grandgoujon, dit Punais, vous m’avez l’air joyeux, vous m’avez même l’air « excité », diraient nos nouveaux alliés d’Amérique. Seriez-vous amoureux ?

Le sourire de Grandgoujon se figea. Colomb répondit pour lui :

— Ma foi, si cela était, que lui conseilleriez-vous ?

— Oh ! dit Punais avec désinvolture, je lui dirais comme mon pauvre père (il avait une charmante philosophie galante) : « Vous avez envie d’une femme ? Vous n’êtes pas capucin ? Prenez-la donc. » Ah ! Ah !

Et Punais se mit à rire, longuement soutenu par Colomb qui fit écho.

Grandgoujon très rouge, le regarda, si gêné que Colomb dit à Punais :

— Nous avons mis dans le mille !

Mais un quart d’heure après, Grandgoujon se retrouva seul dans sa chambre ; et rien que de voir sa propre tête dans la glace, il éclata de rire, murmurant :

— La vie est immense !

Il se tenait les côtes. Il étouffait. Il fut obligé de boire ; puis dans sa joie il se fourra au lit, en bourrant de coups de poings son traversin.

Le lendemain, cette folle humeur, loin de s’apaiser, s’épanouit mieux, et elle détermina des événements de caserne importants.

Comme il venait, avec une trentaine de pelés, de s’aligner pour le dixième appel en trois heures, il lança d’un air farce :

— C’est vouloir la révolution !

— Qu’est-ce que vous rouspétez ? dit le sergent, qui n’avait pas saisi.

Alors, interdit, mais la bouche en cœur, Grandgoujon reprit :

— Sergent, on nous traite comme des bestiaux, et nous avons peut-être l’étoffe de conquérants.

— Conquérants ? Des indisponibles ! Faudrait commencer par être disponibles !

Grandgoujon sortit du rang : il souriait de toute sa grosse figure sous son képi trop petit.

— Je demande à l’être, dit-il.

— Pouh ! Si le major était là !…

— Je demande le major.

— Je vous prends au mot ! fit le sergent… Passerez la visite tantôt !

— Parfait !

Il lança son képi en l’air et le rattrapa avec sa tête. Puis, les trois heures qu’il attendit sa comparution devant le médecin, il les vécut sous pression. Il ne s’ennuyait même plus dans cette caserne immense, qu’il trouvait presque belle. Il ruminait :

— Je vais lui parler carrément au toubib. Je ne suis pas une nouille, moi ; je peux faire quelque chose. Il suffit que Colomb me réclame pour son œuvre…

Il ne pensa même pas à aller déjeuner chez lui. Il mangea à la cantine du cervelas et du boudin dans de la moutarde. Et il répétait :

— À la guerre comme à la guerre ! J’en ai vu d’autres !… Et les rapatriés n’en ont jamais vu tant !

Puis il invita des soldats qu’il ne connaissait pas à vider avec lui une bouteille d’un vieux pinard de choix.

Enfin, l’oreille fleurie, bouche vermeille, l’œil farceur, il aborda le major, qui tout de suite fronça les sourcils :

— De quoi vous plaignez-vous ?

— Monsieur le major, voilà…

— Oh ! Pas de phrases !

Grandgoujon s’étrangla :

— Je demande à être disponible…

— Pourquoi ?… Vous êtes bien agité. Tendez la main… Encore … Vieille tremblote ! Vous m’avez l’air imbibé, hein ?

— Pardon ?

— Il y a longtemps que vous buvez ?

— Plaît-il ?

— Je vais vous évacuer au Val-de-Grâce, où vous vous débrouillerez… Mais pas de scène ici ! Caporal, la voiture du Val pour cet homme-là.

Grandgoujon ne put rien dire. D’ailleurs, ayant mal compris, il n’était pas sûr que cet arrêt fût une condamnation. Il monta, comme on le lui ordonnait, dans une bagnole datant de Louvois, qui gémissait de rouler toujours, et quand il fut arrivé à cet hôpital sinistre qui s’étend sous le dôme le plus gracieux de Paris, dans une salle sombre qui aurait pu servir au supplice de la question, le caporal le présenta à trois majors à quatre galons.

— Avancez, commanda le premier.

Le caporal tendit une fiche. Ce major lut :

Troubles nerveux. Bien. Tendez les mains. Alcoolique.

— Comment ? bégaya Grandgoujon.

— Passez.

Il désignait son collègue, un petit vieux fouinard qui avait entendu.

— Ah ? Ah ? Alcoolique ?

— Monsieur le major, dit Grandgoujon suffoqué, je n’en bois jamais une goutte.

— De quoi, mon ami ?

— Je suis la sobriété même.

— Voyez comme vos discours sont dénués de sens ! Vous commencez des phrases que vous ne finissez pas… Allons, du calme, et essayez de me répondre : buvez-vous du vin ?

— Du vin ? Oui, Monsieur le major, je bois du…

— Et vous avez des cauchemars ?

— Des cauche… ?

— Ah ! ne répétez pas tous mes mots ! Ce sont des manies d’ivrogne qui n’avancent à rien.

— D’ivrogne ?… Monsieur le major, tout de même, ivrogne…

— Je vous dis de ne pas répéter mes mots !

— Mais, Monsieur le major, vous ne savez pas qui je suis : je suis un homme…

— Honnête, ils disent tous ça ; seulement vous avez la tremblote… Écoutez encore : dans vos cauchemars, il vous arrive parfois de tomber dans un puits ?

— Un puits ?

— Il répétera tout !… C’est bon… Quatrième liévreux. Emmenez-le.

Les trois autres médecins opinaient de la tête. Le caporal prit Grandgoujon par le bras, et ensemble ils suivirent des couloirs crasseux. Puis, le caporal apercevant un garde, fit signe ; l’autre répondit : « Par ici », et ouvrit une lourde porte. À eux deux, violemment, ils poussèrent Grandgoujon dans une cellule capitonnée ; la porte se referma, mais dedans un judas s’ouvrit, et le caporal, passant le nez, prononça : « Du repos, et au plaisir ! »

On ne peut pas dire que Grandgoujon se trouva dans un singulier état d’âme : ce n’était plus un état d’âme. Il avait une angoisse au creux de l’estomac ; ses oreilles bourdonnaient, et, pâle il murmura :

— Ça par exemple !…

Il était dans un cabanon.

Puis, sa stupeur, qui d’abord avait été de l’effroi, se changea bientôt en colère, et en colère aveugle, brutale, éperdue, où tout son être se déchaîna avec mille fois plus d’énergie que dans sa crise joyeuse du matin. De ses poings il tapa la porte, hurlant :

— C’est ignoble !… C’est pire qu’au Moyen Age !… Au secours !… J’exige qu’on m’explique !…

Le judas s’ouvrit, et le nez du garde parut :

— Soyez raisonnable… Qu’est-ce que vous voulez ?

— Pourquoi m’enferme-t-on ?

— Ah ! Mon Dieu ?… reprit le garde, sentez-vous pas vous-même que vous, avez besoin de repos ?

— Repos ?… Ouvrez !… Je veux revoir les majors !…

Lentement le judas se referma.

Alors, selon l’habitude, cette grosse nuée qu’était Grandgoujon creva tout à coup, et il fondit en larmes, cet homme de quarante ans. De pleurer le soulagea. Au lieu de menaçant il devint pitoyable. Et il regratta la porte, avec une prudente douceur. Le judas se rouvrit : ce garde n’était pas terrible.

— Puis-je au moins avoir du papier ? mendia Grandgoujon.

— On a le droit à rien vous donner, dit le garde.

— Mais il faut que je prévienne ma mère ! gémit Grandgoujon d’une voix enfantine.

— Oh ! reprit le garde, douloureux, elle doit savoir dans quel état que vous êtes.

Et il fit reglisser la planchette du judas.

Tout espoir s’évanouissait. Grandgoujon se laissa glisser sur le sol, le dos contre le capitonnage du mur, et il essaya de réfléchir. Était-il victime d’un complot ou de la simple imbécillité sociale ?… Parbleu ! Cette aventure était la suite logique de sa vie malitaire, insensée… On ne pouvait rien en espérer. Candeur que ses projets ! Aussi, très vite, et tristement, il décida de ne plus faire aucun bruit, car il ne devait, de la sorte, qu’aggraver son cas. Tous les quarts d’heure, donc, il vit sans irritation le nez du garde passer dans le judas, comme si ce dernier avait l’ordre de constater la progression de sa folie. Puis, dans le même judas, défilèrent des civils, une dame surmontée d’un chapeau riche en plumes, et un vieux monsieur décoré qui, conduits par un major, visitaient les soldats fous comme les bêtes dangereuses d’une ménagerie.

Grandgoujon, d’un fond de poche, avait tiré un indicateur des chemins de fer. Il l’ouvrit, il lut des heures et des noms, et un instant oublia presque, emporté par son imagination qui le faisait voyager.

À la nuit, comme il somnolait, nez sur ses genoux, un garde ouvrit, entra avec une lanterne, et lui apporta un pot en terre, rempli de lait. Grandgoujon avidement but à même le pot, qu’il tenait à deux mains, et des images lui revinrent en mémoire, d’une Histoire Sainte de son enfance, représentant des chameliers qui buvaient ainsi, dans des pots pareils, à la fontaine ; mais auprès d’eux, de belles juives attendaient. Ces femmes, pour la première fois depuis son malheur, le firent songer à Madame des Sablons et à sa grâce singulière, et, de ce fait, il contempla le garde avec des yeux presque tendres.

Mais il redevint irrité pour dire :

— Je ne peux même pas faire mes besoins, n’est-ce pas ?…

— Si. Avec moi, dit ce philosophe.

Cette humiliation dura jusqu’au jour. Quand l’aube ajouta sa mélancolie à la détresse de Grandgoujon, se coulant, tâtonnante, par l’ouverture de la cellule, deux infirmiers vinrent l’expulser pour le coucher dans un dortoir à peine éclairé, et où il y avait de vrais fous. Un à droite, avait voulu jeter par la fenêtre une bonne sœur dans un hôpital de province ; un à gauche, bavait dans des contorsions ; un en face, plus doux, disait soixante fois par heure : « Je suis le général en chef ; vous en faites pas ; on les aura ! » Les infirmiers s’esquivèrent. Grandgoujon passa une heure redoutable, mais il fut courageux. Il tenait le fou de droite, essuyait le fou de gauche, souriait au fou d’en face. Quand les infirmiers reparurent, il soupira : « Enfin, vous ! »

— Quoi, nous ? Tu peux pas laisser ces clients- tranquilles ? Ça te regarde ? T’es docteur ?

Il se recoucha, atterré. Vers neuf heures, le major qui avait dit de lui : « Alcoolique, quatrième fiévreux », passa en coup de vent pour la visite. Hautain, il demanda : « Quoi de neuf ? » Grandgoujon alors, se leva sur son séant, et la mine raisonnable, mais la voix vengeresse, devant les infirmiers qui lui faisaient signe de se taire, il expliqua ce qui venait de se passer. Le major le considéra avec étonnement :

— Ça va mieux, vous, alors ?

Grandgoujon reprit :

— Ça n’a jamais été mal.

L’autre riposta :

— Pas d’histoires. Vous avez les yeux rouges comme un lapin russe. Voyez l’oculiste.

Une heure après, Grandgoujon se présentait devant un nouveau major à quatre galons, car, comme avait dit l’un des fous : « Y a des maisons centrales qu’on n’entre pas pour moins de cinq ans ; ici, on n’exerce pas avec moins de quatre ficelles ! » Mais ce major, ainsi que les autres, exerçait dans une vieille salle, où l’on ne voyait que des ombres, flottant dans un jour avare que dispensait une mince croisée.

— D’où viens-tu, mon garçon ? demanda-t-il.

— Quatrième fiévreux, annonça l’infirmier.

— Troubles visuels alcooliques ?

— Alcoolique ! s’écria Grandgoujon. Encore !

— Comment, encore ? Monsieur s’impatiente ? dit le major. Tu te figures que ça peut être réglé en deux heures, s’il y a quarante ans que tu t’imbibes ! Je te trouve du culot, à toi, encore, c’est le cas de le dire !

Puis il lui mit une main sur les yeux.

— Vois-tu mes doigts ?

Grandgoujon tenta de reculer.

— Vois-tu mes doigts ?… Ah ! le soulaud !… Il ne sait même pas s’il voit mes doigts !… Recouchez-le : il est en plein délire !

Grandgoujon dut suivre l’infirmier, qui le ramena au dortoir. Le fou de droite hurlait : « Si t’étais une bonne sœur, comme bonne sœur, j’te fouterais par la fenêtre ! » Écœuré, Grandgoujon se recoula dans ses draps, refusa toute nourriture et rongea son frein. Dans l’après-midi, un caporal lui tapa l’épaule :

— Le soldat Grandgoujon, c’est toi ?

Il grogna :

— Et après ?

— J’apporte ton paquetage. Tu peux filer.

— Où ?

— Les docteurs, à présent, veulent qu’tu les débarrasses. La bagnole t’attend. Tu rentres à la section.

Il ne saisissait plus : le métier militaire devenait un mystère étonnant ; mais, il s’habilla en hâte. Ils descendirent, passèrent devant le poste. Le caporal cria : « Sortant ! » La voiture datant de Louvois attendait à la porte. Le caporal aida Grandgoujon à s’y hisser avec ses frusques et, dix minutes plus tard, il arrivait à l’École Militaire.

— Votre billet de rentrée ? dit le sergent de garde.

— Je viens du Val-de-Grâce.

— Alors, du Val, avez-vous un billet de sortie ?

— Non, reprit confidentiellement Grandgoujon, ils ont gaffé avec moi… et… ils me réexpédient en douce.

— Quoi ? fit le sergent, dont l’haleine sentait le mauvais apéritif, qui vous permet de porter des jugements, dites donc ? Je n’aime pas ce genre-là. Oui ou non avez-vous une feuille ? Eh bien, vous allez repasser la visite.

— La vi…?

— Parbleu ! Vous pouvez me rapporter la gale de là-bas !

Cette fois, la suffocation de Grandgoujon ne dura qu’une seconde : il était rompu à tout. Il repassa la visite. Elle fut brève.

Le major dit :

— C’est vous que j’ai envoyé au Val ?

— Oui, répondit Grandgoujon d’une voix éteinte.

— Et on vous renvoie ? Cas chronique. Ça va. Indisponible.

La fatalité. Indisponible !… Dans son amertume, Grandgoujon eut un ricanement.

Mais sa mère, elle, comme à l’habitude, était depuis la veille aux abois, éplorée et frémissante, — se confiant à Dieu et n’espérant plus rien, disant à tous les échos qu’on lui avait repris son fils, qu’il était au feu, peut-être déjà tué, enfin bien émue et touchante jusque dans ses ridicules.

Son fils de retour, ce fut un coup nouveau dont elle demeura, d’abord, confondue, car elle non plus ne comprit pas le pourquoi de ces choses qui étaient sans raison. Mais elle ne conçut aucune colère, car son fils n’en montrait plus. Il flottait dans sa capote ; et il était trop déprimé pour se servir même de sa phrase sur les bourreurs de crâne… Seule, celle des bouchons ne lui quittait pas l’esprit :

— Bouchon, ma pauvre mère, dans cette folie qui possède l’humanité, je ne suis qu’un bouchon… et un bouchon triste. C’est fini ; je ne sais plus réagir. Il y a un an, si un bougre avait seulement « voulu » me fourrer dans un cabanon, je l’aurais, en deux temps, envoyé rejoindre ses bisaïeux !

À cette idée, il transpirait et ajoutait :

— Aujourd’hui, je me résigne, je flotte, et je m’accroche quand je peux. Je me fais l’effet de ces clowns, qui reçoivent des claques formidables, puis ils rigolent, dès que c’est passé… Au fait, aurais-tu envie de voir des clowns ?… Si nous allions au cirque ?

Grâce à Quinze-Grammes, Grandgoujon avait dans sa poche une première permission de sept jours. Il dit à sa mère : « Je les passe au cirque tous les sept… avec toi. Ça va ? »

Elle voulait tout comme lui, le trouvant intelligent et original. Et quoiqu’elle fût bien lasse et qu’elle se plaignît d’étourdissements violents, pour le détendre, elle le suivit au Nouveau Cirque.

Ils prirent une loge ; ils s’y installèrent à leur aise ; et, d’abord, ils regardèrent, sans mot dire ; il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus en ces lieux comiques ; il fallait ce désarroi de leur vie. Mais d’être assis devant cette piste sablée, dans cet air qui sentait le cheval, en face de rangées de gosses et de soldats, fit sourire Madame Grandgoujon, qui dit :

— Sommes-nous enfants !

— C’est la guerre ! affirma Grandgoujon.

Il avait l’air de dire : « Nous sommes absurdes ? Parfaitement. Je veux être absurde ! »

Puis, montrant les gradins couverts de spectateurs, il reprit :

— Que de monde !… Pendant que les autres se font massacrer… Il faut donc à tout prix que les gens s’amusent ?

— Nous faisons partie des gens… dit Madame Grandgoujon indulgente.

— Nous ? Moi ?… Ah ! il me semble que j’en ai le droit, moi ! dit Grandgoujon durement ; je sors d’un cabanon !

— Bien sûr… mais ne parle pas trop haut ! balbutia Madame Grandgoujon, et remarque qu’il y a surtout des permissionnaires… des écoliers, des blessés. En voilà encore un pauvre qui installe sa jambe de bois.

— Ceux-là, dit machinalement Grandgoujon, il faut se mettre à gen…

Mais, s’étranglant :

— Comme dit Colomb !

Et avec un mauvais ricanement :

— Cet imbécile !…

Sa mère fit un « Oh ! » de douce protestation. Alors, furieux, il dit :

— Je répète : imbécile !… Il m’offre à moi un gosse rapatrié ! Comme si je pouvais être bon, moi, et philanthrope, moi ! Je suis soldat, moi, c’est-à-dire un esclave au ban de la société ! Donc, quand j’ai fini mon service, qui consiste à ne rien faire, de moi il n’y a rien à attendre ni à espérer ! On me traite comme le peuple : parfait ; du peuple, j’en serai ! J’aurai ses deux distractions : le bistro et les spectacles ! Et plus ça sera médiocre, plus je jubilerai. Voilà !

À ces mots, comme par enchantement, la salle s’illumina, et l’orchestre commença son ouverture : il avait l’air perché dans les lambris dorés du plafond. Les spectateurs devaient renverser la tête pour apercevoir des musiciens qui, d’une main morne, raclaient leurs archets sur des violons ou contrebasses, tandis que leur chef leur faisait de vagues signes, au moyen d’une baguette. La réunion de ces gestes produisait une curieuse musique, succession de mesures plus que de sons, et c’était une cadence sans être une harmonie, une sorte de bruit à l’usage des animaux ou des enfants, mais dont les adultes auraient pu s’étonner. Ce ne fut pas le sentiment de la plupart. Au contraire : cette monotonie d’accords les engourdit et les rendit passifs, et propres à recevoir les impressions que la compagnie des clowns, acrobates et gymnastes, devait leur dispenser.

Les gymnastes commencèrent. La gymnastique de cirque mérite l’attention des philosophes : elle consiste à construire avec des êtres vivants, à échafauder croix ou pyramides au moyen de corps humains ; et c’est de l’architecture éphémère, vite édifiée, vite évanouie. La fin de l’exercice est charmante, car il n’y a ni démolition ni écroulement. On entend « Hop ! » puis, d’un élan, les parties humaines qui contribuaient à ce monument figuratif, se libèrent et s’épanouissent, telles ces fusées qui se dissocient en étoiles légères. Mais l’édification, elle, est douloureuse. Il y a des muscles tendus, un halètement, et ce spectacle répand, parmi le public, une admirative angoisse. Les spectateurs sont contractés comme les gymnastes. Un silence pèse sur l’assemblée immobile. On entend un roulement de tambour, qui veut dire : « Ne bougeons plus !… » La minute est solennelle. Parfois même, les victimes qui servent de matériaux, manquent ou font semblant de manquer la combinaison de leurs efforts. Elles laissent échapper une grimace de douleur.

— Ah ! s’écria Madame Grandgoujon, le grand s’est tordu le poignet !

— Pouh ! dit son fils.

— Si… il ne faut pas qu’il recommence… Que quelqu’un lui dise… Il s’est fait mal… Moi, je ne regarde plus…

Grandgoujon reprit simplement :

— Qu’est-ce que tu dirais dans les tranchées ?

Mais la gymnastique fut terminée bientôt, et laissa place à la clownerie. Celle-ci fut nombreuse et diverse, et Grangoujon commença de s’épanouir.

D’ailleurs, il sembla qu’ayec cette gaîté, gloussements et pirouettes, la salle devenait plus brillante. Tout y luisait mieux, les casques des pompiers, le cuivre du pourtour, les chevaux dorés qui surmontaient les loges.

Un clown à tête de crétin occupa d’abord la piste. Il avait le cou et les épaules chargés de verroterie et s’époussetait les pieds d’un plumeau jaune serin, après chaque pas. Fatigué de la promenade à plat, il imagina, à la vue d’une table, une marche rotative. À ce meuble il s’accrocha donc des mains et des pieds, et la face illuminée de satisfaire un caprice de dément, il commença de se rouler autour de cette table, tombant avec elle, se relevant sans la quitter, maniaque obstiné, symbolique imbécile.

— Ah ! ça… ça alors, c’est prodigieux ! dit Grandgoujon, retrouvant de la gaîté.

Il se frotta les mains, regarda la salle, et en face, qui aperçut-il ? Moquerard, qui était avec une demoiselle, et, de loin, faisait des signes de bienvenue.

— Tiens, l’autre ! fit Grandgoujon. Ah ! ça ne m’étonne pas ! Il est dans son cadre !

Le clown venait de réaliser une chute retentissante et s’époussetait crâne et derrière.

— Celui-là est formidable ! dit Grandgoujon. Et regarde, ajouta-t-il pour sa mère, dans quel état est cet imbécile de Moquerard ; il se tord, ne se tient plus. Malheureusement, il est avec la petite…

— Qui donc ? dit Madame Grandgoujon.

— La sœur de Quinze-Grammes. Je regrette : on l’aurait fait venir ; il nous aurait dit des folies : il n’y a que ça qui me plaît !

— Mais, mon enfant, appelle-le, dit Madame Grandgoujon. À mon âge, on ne craint plus de se compromettre.

Le clown s’était mis à jouer de la flûte, et avait lâché une étonnante fausse note. Aussitôt, un de ses confrères en clownerie accourut des coulisses et, sur la nuque, lui appliqua, pour le punir, une claque à tuer un bœuf : la flûte entra dans la gorge du flûteur affreusement, jusqu’aux dernières ouvertures, mais ses doigts, d’eux-mêmes, se trouvèrent alors sur celles-ci, et héroïque il s’en servit pour émettre un son rauque, deux lugubres notes pareilles au cri d’un chien écrasé, avec lesquelles il s’enfuit en boitant.

Grandgoujon ne se contint plus. Il affectait un air féroce, et debout pour applaudir, bredouillait :

— C’est énorme ! C’est prodigieux !

Puis il héla Moquerard :

— Viens donc, qu’on se torde ensemble !

L’autre ne se fit pas prier. À la joie des spectateurs, il fit mine d’enjamber sa loge, comme pour s’envoler par-dessus la piste. Puis, il se résigna, retenu par son amie ; mais au lieu de sortir dans le couloir et de tourner la salle extérieurement, il se divertit à suivre tout un rang de spectateurs, et, avec des grimaces, des semblants de chutes, mille singeries, fit lever quatre-vingts personnes, faisant ainsi le bonheur de tous, surtout des enfants, qui trépignaient, croyant à un troisième clown dans la salle. Il tirait après lui sa compagne cramoisie, qui n’en pouvait plus de rire, et… de près, Grandgoujon s’aperçut que ce n’était pas Mademoiselle Nini.

Moquerard fit un grand salut à Madame Grandgoujon, puis présenta : « Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon ». Madame Grandgoujon se composa une figure aimable et s’effaça : la jeune personne s’assit. Alors, Moquerard de taper du pied, de postillonner, de déclarer « que ce spectacle clownesque était le plus beau que l’on pût voir en France ! »

— Je suis de ton avis, dit Grandgoujon nerveusement, ça vaut deux sous de confiture !

— Des gens comme ceux-là, affirma Moquerard, devraient être célèbres par tout le pays ! On porte aux nues des Gagadémiciens en enfance, et on ne sait pas comment s’appelle cet homme sublime, dont la bêtise résume quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’humanité !

Depuis que Moquerard était là, Madame Grandgoujon, toujours prête à suivre et à écouter le plus bruyant, buvait les paroles de Moquerard, ses yeux riaient, et ses lèvres avaient un frémissement, quand elle se répétait les phrases de cet excentrique. Mais un nouveau clown pénétrait sur la piste, figure blafarde et culotte écarlate : sa vue anima la salle.

— A-t-il l’air stupide ! Est-il assez beau ? dit Moquerard qui, dans ses transports, faisait des globes de salive.

— Il n’aura pas volé ses cent sous, affirma Grandgoujon.

Et sa mère eut un éclat de plaisir, tandis que Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon, faisait entendre un rire égrillard.

— C’est mieux que les cours de la Sorbonne ! déclara Moquerard.

Le clown apportait un panier d’œufs. Il en saisit un, et, montant sur un tabouret, il le laissa tomber sur une assiette, par terre.

— Ah ! s’exclama le public.

Mais le rire général fut suspendu par une surprise, car, au lieu de faire floc, l’œuf fit pan et, intact, cassa l’assiette. Stupeur ; puis le rire reprit, plus nourri et plus large ; et le clown dit simplement :

— Ho ! Ce était œuf dur !

Grandgoujon étouffait, Moquerard trépignait. Il se jeta au cou de Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon :

— Chère âme, que je t’embrasse !… Madame Grandgoujon, vous permettez ?… Je vis l’heure la plus belle de ma vie… Jamais je n’eus jouissance pareille, même à la Gômédie Françoise !

L’air de la salle s’échauffait. Chaque groupe de spectateurs s’animant, c’était une mêlée des joies particulières.

Lentement le clown fit trois tours de piste. Il marchait en canard. Quand il passait devant ses œufs, il les regardait avec hauteur. Et soudain, les laissant, il sortit.

Alors, ce fut le clown-musicien qui reparut. On lui avait extirpé sa flûte ; mais une fantaisie nouvelle était née sous son crâne absurde. Il arrivait avec trois chaises, les superposa en équilibre sur son front et ne se livra de nouveau aux délices de l’exécution musicale qu’avec cet édifice sur la tête. Le délire de Moquerard recommença. Grandgoujon, débordant, s’était écrié : « Voilà !… Voilà le symbole des temps que nous vivons ! » Et il avait été obligé d’ouvrir sa capote. Sa mère regardait, riait, se mouchait, s’essuyait les yeux, et penchée en toute simplicité vers Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon, disait : « Ce qu’ils sont drôles ! » unissant ainsi son fils, Moquerard, les clowns.

L’homme aux œufs était rentré. Il avait repris son panier ; tranquille, il longeait la piste sur le bord en velours rouge, puis il grimpa parmi les spectateurs.

— Il faut l’appeler ! cria Moquerard. Eh ! la tête plâtrée, par ici, ma vieille, qu’on t’admire de près… Moi, je veux que cet abruti devienne mon ami… Apporte tes œufs !

Le clown de s’approcher.

— Mais… il vient, balbutia Madame Grandgoujon, dont le rire se contractait.

— Et on va faire une omelette ensemble, dit Moquerard dressé.

— Nô, je veux tout seul ! affirma le clown, impératif.

Il avait enjambé une balustrade, et il était dans une loge voisine avec son panier, nez tendu, reniflant l’air, avant de faire un bon coup ; puis, ce panier il le prit à deux mains et il annonça : « Attentione ! Eune, deusse ! »

— Ah ! cria Madame Grandgoujon.

Le clown n’avait pas bougé. Il regardait, épanoui. Il articula :

— Ça compte pas ! Recommençons…

Madame Grandgoujon, détendue, éclata de rire ; mais elle était rouge, elle avait été saisie, et Moquerard simulait la panique :

— Je fuis… je fuis !

Le clown ordonna :

— Restez, siouplaît !

Il avait reprit ses œufs. Cette fois, Madame Grandgoujon n’eut pas le temps de crier. Hop ! Il lança. Elle mit simplement les mains devant sa figure, mais… tous les œufs étaient attachés par des élastiques, et, projetés à un mètre du panier, y revinrent automatiquement.

— Ah ! Ah ! faisait Moquerard, c’est drôle, très drôle ! Oh ! que c’est drôle !

Et il donnait des coups de tête dans le vide.

— Madame Grandgoujon, fit-il de sa voix de fausset, êtes-vous contente ?

Madame Grandgoujon ne bougeait plus, la tête sur l’épaule. Cramoisie, elle haletait. Son fils se précipita. Mais le clown s’était écroulé avec tous ses œufs qui, cette fois, répandaient sur la piste une coulée jaune ; et la salle s’esclaffait. Moquerard tapait le rebord de la loge. Grandgoujon cria :

— Qu’est-ce qu’a ma mère ?

Il lui prit la main, lui remua le bras. Elle ne regardait plus.

— Ma mère se trouve mal !

Moquerard n’entendait rien. Il répétait : « Regarde ! Regarde-le donc ! » Le clown, droit sur la tête, lisait son journal à l’envers.

— Je te dis, hurla Grandgoujon au milieu du déchaînement des rires, que ma mère…

— Ah ! Qu’est-ce qu’elle a ? dit Moquerard.

Ils la prirent, tandis que Mademoiselle Dieulafet faisait la mouche du coche : « Mon Dieu !… Oh ! Dieu !… Pourvu que ce ne soit que la chaleur !… » Ils la sortirent de la loge, sans que personne même les remarquât : le clown venait de faire une nouvelle chute extravagante, et les mille spectateurs étaient secoués par un rire plus fort que leur volonté.

Lorsque Grandgoujon et Moquerard furent dans le couloir, ils dirent :

— Un siège ! Un docteur !

Une ouvreuse vint au-devant d’eux :

— Cette dame est malade ? Il faut la mettre à l’air…

Madame Grandgoujon était lourde. En passant devant le contrôle, Moquerard déclara :

— Je ne peux plus, mon cher… ma sacrée blessure…

Alors, deux Messieurs du cirque s’empressèrent.

— Qu’a cette dame ?

— Elle a trop ri, affirma Moquerard.

— Ah ? Ah ? firent les Messieurs, flattés.

— Il faudrait l’allonger, bredouilla Grandgoujon.

— Couchons-la sur cette banquette, Monsieur.

On alla chercher le médecin de service : major si blond qu’il paraissait blanc. Il avait des yeux vagues d’albinos et une pensée qui semblait fluide et diluée.

— Congestion, dit-il d’une voix mince.

— Congestion ? Mon Dieu !

Le jeune médecin donna des ordres pour une voiture.

— Que faire, docteur ? balbutiait Grandgoujon.

— La ramener chez elle, Monsieur. Je vais donner quelques conseils…

On ne trouvait aucune voiture. Il fallut héler une ambulance américaine qui passait. Au volant, une jeune femme parlait une langue que personne ne comprit. Mais voyant la malade, elle consentit volontiers à la prendre et à la déposer chez elle.

On coucha Madame Grandgoujon. Le médecin albinos lui fit une vague piqûre, posa des sinapismes qui furent sans effet, et se retira, ne laissant guère d’espoir à Grandgoujon.

Le pauvre ! Rien dans la vie, même ses amertumes, ne l’avait préparé à ce drame brutal. Et cette agonie d’abord le jeta dans le même effroi que la bataille, car, comme pour la guerre, il répéta :

— Enfin… comment ça se peut-il ?

Sa mère n’avait jamais eu que de légers malaises : il la regardait, stupide ; et la peur de la voir passer le clouait sur place. Personne, dans la famille, n’était mort de congestion. Elle tombait comme une femme empoisonnée. Il y avait de quoi devenir fou !

Puis, avec le temps… l’accoutumance changea son immobilité inutile en une lamentation inactive.

Moquerard, après l’avoir accompagné, était monté prévenir les Punais des Sablons, et Grandgoujon, seul, se trouvait la proie de Mariette, qui ne parlait que par exclamations de désespoir, mettant en avant son incapacité à soigner sa maîtresse, vu qu’elle était presque immobilisée par une sciatique.

— Qu’est-ce que nous allons devenir ! geignait Grandgoujon, la tête dans ses mains. Vais-je la laisser mourir !… Enfin, qu’on vienne à mon secours !… Où est la concierge ?… Par la cour, appelez la concierge !

Celle-ci monta et consentit de mauvaise grâce à quérir une sœur garde-malade. Elle en ramena une qui était fluette, finaude et fouineuse, et dont Mariette dit, après le premier repas :

— Ces sœurs, ça voudrait être servies mieux que des princesses du sang !

Elle le dit devant Grandgoujon, qui n’entendit rien. Il écrivait à Madame Creveau :

« … C’est le plus grand malheur de ma vie… Venez à mon aide. Je compte sur votre bonne affection. Je ne tiens plus debout, et je fais peine à voir. »

Le lendemain, à la première heure, la pâle Madame Creveau s’en vint, tout éplorée et comme fondue ; aussi ne fut-elle d’aucun secours. Elle assura surtout Grandgoujon de ses intentions tendres, trop heureuse que, maintenant, dans son esprit à lui, le nom de Creveau pût marquer une amitié vraie. De fait, avec elle il pleura, puis il dit :

— Je suis bien malheureux. Voulez-vous, Madame, que je vous embrasse aujourd’hui ?

Et sa mère mit trois longs jours à mourir, sans avoir repris connaissance. Durant ces trois jours régna le plus affreux désordre, tant dans la maison que dans les cervelles qui, autour de ce lit d’agonisante, essayaient d’inventer quelque remède.

Madame des Sablons, son mari après elle, étaient descendus ; ils avaient trouvé des paroles affectueuses ; et Grandgoujon, malgré sa douleur, s’aperçut combien la pitié ajoutait encore de charme à cette créature charmante. Elle s’offrit à aider, à veiller. Grandgoujon dut faire effort pour refuser. Il se disait :

— Ce serait un bonheur… dans le malheur… d’avoir une femme… aussi exquise.

Monsieur Punais soupirait doucement :

— Pauvre ami, que le sort est bizarre ! Vous allez au front et revenez indemne. Madame Grandgoujon va au cirque : on la rapporte mourante.

Grandgoujon répondit d’une voix qui tremblait :

— Ah ! cette guerre, Monsieur Punais !… Car ma mère en est une victime indirecte : ses premiers étourdissements datent de la mobilisation !

Madame Grandgoujon se découvrait sans cesse ; elle rejetait son drap, et chaque fois que son fils le lui remontait avec une plainte lamentable : « Maman, voyons… » elle faisait, sans ouvrir les yeux, une si pauvre figure, que Grandgoujon avait le cœur gonflé. Il appelait la sœur :

— Tenez-la… C’est ma mère ; je ne peux plus !

Mariette n’ouvrait la bouche que pour geindre sur soi, ou faire des remarques comme celles-ci :

— Faudrait, pourtant, que cette sœur qui ne fait rien, se grouille et aille à l’église rapport aux sacrements, si Monsieur ne veut pas que Madame nous quitte comme un pauvre chien ; puis qu’elle rapporte du buis et de l’eau bénite, car c’est pas quand Madame sera passée qu’on aura la tête à tout ça !

— Oh ! laissez-nous, pour l’amour du ciel ! grondait Grandgoujon. La sœur sait ce qu’elle doit faire, et je m’en rapporte à la sœur.

Il allait, venait, geignait, pleurait.

— Monsieur Punais a raison, se lamentait-il. C’est moi qui aurais dû être emporté au front… et c’est elle qui… au cirque… oh !

Quand Madame des Sablons le voyait ainsi, elle soupirait en respirant un mouchoir parfumé : « Pourra-t-il tenir ? »

Sur tous les meubles traînaient des tasses, du linge, des potions, et, douloureux, bon à rien, encombrant, il énervait la sœur, seule personne active, mais qui se trouvait mal nourrie, disant à la cantonade :

— Il ne doit guère y avoir d’argent dans cette maison-là !

Elle ne pensait qu’à sortir, prétextant des offices aux paroisses voisines.

Colomb était en province ; mais Monsieur Punais l’avait averti. Alors, en deux jours il envoya deux télégrammes d’une fièvre amicale, où on lisait un appel à la confiance : « car la mort ne prend que ceux qui s’abandonnent. Courage. Colomb. » Madame Grandgoujon s’était toujours abandonnée ; elle fut jusqu’au bout selon son caractère, et, doucement, elle se laissa partir pour l’autre monde, en dépit de toute l’ardeur défensive mais lointaine de Colomb. Dans sa seconde dépêche il implorait des nouvelles. Grandgoujon, qui depuis trois jours n’en pouvait plus de vivre cloîtré, et disait, resongeant à son propre cas :

— Je ne respire plus du tout… Moi non plus ne ferai pas de vieux os…

Grandgoujon sauta sur ce prétexte pour prendre son chapeau et s’échapper. Au surplus, il ajouta :

— C’est mauvais pour ma pauvre mère que je reste là. Je fais une tête lugubre. Si elle revenait à elle…

La rue lui parut admirable. Journée légère : il avala de l’air tiède largement, sans crainte d’en avaler trop, et à la poste il s’épancha, tandis qu’on enregistrait sa dépêche :

— Il y a des heures, vous savez…

Une femme, qui avait lu sur son épaule, souffla à sa voisine :

— Ces pauvres soldats n’ont pas assez de se faire tuer : faut encore des décès dans leur famille.

Grandgoujon, en s’en allant, la salua. Et dans son chagrin qui, maintenant, le berçait, il trouvait ainsi un prétexte heureux à se rapprocher d’une humanité telle qu’il se la figurait jadis, sensible et pas mauvaise. Il revint ému. Mais Mariette le guettait sur le palier, et d’une voix vengeresse elle jeta :

— Mââme a passé !

— Quoi !

Il se précipita dans l’appartement, éclata en sanglots, se roula au pied du lit, et cria :

— Maman ! Oh ! maman ! Toi qui m’aimais si fort ! Qu’est-ce qu’a la vie à nous poursuivre ainsi ?

Il n’y avait pas que la vie. La pauvre Madame Grandgoujon n’était pas froide, qu’un monsieur en redingote, gants noirs et cravate blanche, se présenta pour les pompes funèbres, et fit à Grandgoujon, hagard, le discours suivant :

— Monsieur, ce n’est pas à la légère que je franchis votre seuil, dans un moment si cruel. La vie sociale a ses exigences, même aux minutes des grandes douleurs. D’ailleurs, je viens alléger la vôtre… Madame votre mère a rejoint Monsieur votre père dans un monde plus clément, espérons-le. Je sais ce que fut le service de Monsieur votre père, simple et digne, et je vous propose, pour Madame votre mère, des obsèques semblables, qui seront le suprême hommage à sa vie, si parfaite.

— Oh ! Monsieur, s’écria Grandgoujon parmi de nouveaux sanglots, vous le dites sans l’avoir connue, mais si vous saviez…

— Monsieur, reprit dignement le personnage funéraire, je sais et sens le tragique de cette mort soudaine.

Il releva le menton à la manière des acteurs, qui dans l’adversité défient le sort. Grandgoujon essuya ses yeux, et, reconnaissant, dit d’une voix mouillée :

— Les vieillards, maintenant, tombent comme les soldats, d’un coup.

L’autre reprit :

— Madame votre mère devait vibrer à tous les événements ?

— Ah ! Monsieur, fit Grandgoujon, les plus lointains ! La Révolution russe lui a fait un mal ! Ma mère aimait la Russie…

— Y avait-elle été ? dit étourdiment ce placier en convois.

— Non, mais elle avait vu les Russes à Paris… et… nous avions des valeurs russes…

Le monsieur noir eut un soupir, médita, puis se décidant :

— Hélas ! La mort est là, qui veut qu’on s’occupe d’elle… Avez-vous, Monsieur, l’intention de prendre une troisième classe, comme d’habitude ?

— Une… troisième classe ? balbutia Grandgoujon.

— Monsieur votre père eut sa troisième classe. La troisième classe est ce que nous faisons de mieux, aussi éloignée de toute pose que d’une excessive modestie. À l’église, service brillant, avec toute la prêtrise, et à sa tête Monsieur le Curé, ce qui fait bien, car les stalles sont remplies.

— Je ne me rappelle pas, gémit Grandgoujon.

— Ayez confiance, reprit l’homme sombre, qui boutonna sa redingote.

— Ainsi, se permit de dire Grandgoujon, vous représentez la maison… enfin celle qui a enterré mon pauvre père ?

— Monsieur votre père fut inhumé par les soins de la maison Moreuil.

— C’est cela.

— Nous suivons de près les bonnes familles. Vous êtes, n’est-ce pas, de la famille du colonel Grandgoujon, tué héroïquement à l’ennemi ?

— Du colonel ?… Non, non.

— Pas possible ?… Oh ! fit l’autre, le front pensif, il doit pourtant être votre parent… Enfin, Monsieur, la maison Moreuil manque de personnel, en cette terrible guerre.

— Ah ! s’indigna Grandgoujon, c’est elle qui nous tue tous !

— Seulement, dit avec gravité l’homme funéraire, nous devons aller jusqu’au bout.

Il s’inclina :

— Bref, nous aidons la maison Moreuil, et concevons comme elle un service : belle tenue qui n’empêche pas la tristesse ; mais la tristesse non plus n’exclut pas le décorum, et le chant d’abord ! Il en faut, Monsieur… Dans la troisième classe, vous aurez le chant en trois points, avec réponses par les enfants de chœur.

Il tira des cartons de sa serviette.

— Pour la décoration, si vous pouvez jeter un coup d’œil sur nos modèles ?… Merci, Monsieur… Voici le catafalque, trois écussons, douze candélabres. Puis, le tapis : Monsieur votre père eut un tapis. Le tapis est en plus depuis la séparation de l’Église et de l’État… Nous voudrions faire mieux : la loi nous en empêche.

— Jolie, la loi ! grogna Grandgoujon. Ah ! Monsieur, nous sommes des électeurs, c’est-à-dire des poires et des bouchons…

— Sans doute, dit l’homme funéraire, mais l’heure présente commande l’union sacrée.

Il s’inclina encore, et d’une voix recueillie :

— Le cercueil… verni, n’est-ce pas ? C’est tellement mieux, que le ciré, pour une mère surtout. Le verni est à la fois joli et convenable.

Il y eut un silence. Puis, Grandgoujon reprit avec une figure plus apaisée dans l’affliction :

— Je m’en rapporte à vous. Vous connaissez ces détails mieux que moi. Soyez guidé simplement par deux pensées : je ne suis pas bien riche ; mais j’aimais ma mère profondément.

— Monsieur, déclara l’homme des pompes, ces pensées ne me quittent pas.

Il eut une troisième inclinaison :

— Sur le cercueil, une croix ? La croix donne du cachet.

— Mettez une croix.

— Désirez-vous un officier en marteau ?

— Oh ! dit vivement Grandgoujon, pas d’officier !

— Vous savez, Monsieur, ce que j’entends par là. Voici la gravure… nous en avions un, la semaine dernière, aux obsèques de la Baronne de Plomb… et…

— Alors… dit Grandgoujon.

— Et ainsi, conclut l’homme noir se levant, vous verrez, Monsieur, votre chagrin allégé…

— Oh ! Monsieur !… protesta Grandgoujon.

— Par la sensation du devoir accompli que vous donnera le convoi, service et enterrement, de Madame Grandgoujon mère… je la désigne ainsi, puisqu’il y en eut une autre, hélas ! un temps trop bref…

Il salua.

— Je ne vous demande plus qu’une petite signature.

Grandgoujon s’empressa de la donner, après quoi il reconduisit son visiteur avec la plus attendrie reconnaissance.

Pendant ce temps, la sœur bataillait avec Mariette pour disposer d’une façon convenable la chambre de la morte. Comme Grandgoujon revenait, la sœur dit aigrement :

— Elle ne veut pas que je mette une rose dans la main de Madame Grandgoujon !

— Oh ! pourquoi ?… dit douloureusement Grandgoujon.

Et le désir de la sœur devint une étrange réalité.

Dès qu’il y a un cadavre dans une maison, les esprits des vivants se surexcitent autour. Ces pauvres humains ne sont jamais prêts à cette catastrophe normale. Ce ne sont alors que luttes, discussions, mots aigres-doux dans les pièces voisines, et aussi c’est un débarquement de parents et d’amis qui, comme si la Mort, et Dieu derrière, les entendaient, découvrent tout à coup leur âme au naturel, font avec éclat l’étalage de leur conscience, se réclament de ce qui est digne et respectable en ce monde, enflent le service le plus modeste du vent de leurs revendications.

Ce rôle, à l’enterrement de Madame Grandgoujon, fut joué par sa nièce, dont il n’a pas encore été question dans ce récit qui se passe à Paris, parce que cette nièce était mariée dans le Bourbonnais à un inspecteur des chemins de fer. Grandgoujon leur avait télégraphié. Elle accourut la veille des obsèques, flanquée de son mari dont, paraît-il, c’était le premier congé depuis 1914, — remarque destinée à souligner ou le labeur de cet homme, ou le mérite de son déplacement, ou le sacrifice de son congé… ou… peut-on deviner tout ce qu’une femme acariâtre met en la moindre de ses plaintes ?

Pour acariâtre, cette nièce l’était, par nature, par étroitesse d’esprit, par un goût de dominer et de tyranniser, et aussi par une curiosité basse, qui la poussa vers la cuisine et la loge, sitôt débarquée. Elle voulut savoir le prix du convoi, si la vie militaire de Grandgoujon était dure, quel chagrin il avait laissé voir devant sa mère morte.

— A-t-il pleuré ? Est-ce qu’il a du cœur ?… À nous, jamais il n’en a montré. Mon mari est inspecteur du réseau : vous savez, ce qu’ont fait les chemins de fer durant cette guerre. C’est l’enfer, nuit et jour : eh bien, de ce monsieur qui se tournait les pouces et vivait en jouisseur, jamais nous n’avons reçu le plus petit mot d’affection. Je ne me plains pas : il est libre, mais quand même…

— Quand même on a le droit de dire ce qu’on pense, reprenait la concierge, surtout quand on a un mari de devoir comme Madame, ou comme le mien qu’est dans les tranchées depuis le premier jour.

En vérité, le mari de la nièce, Monsieur Poisson, était timide et effacé, mais sa femme, auprès de chacun, se chargeait de faire avec éclat son éloge. Elle affectait, entre temps, une peine pathétique de la mort de cette tante qu’elle n’avait pas vue depuis cinq ans, mais qu’elle disait aimer plus qu’une mère. Dix fois par heure, elle rentrait dans la chambre obscure de la morte et inondait le corps et le lit d’eau bénite, en poussant des soupirs.

Grandgoujon qui, comme toujours, avait commencé par la confiance et la bonhomie, eut besoin d’une journée pour s’apercevoir de ces façons singulières et s’en énerver. Puis, la concierge et les boutiquiers firent demander la permission de voir une dernière fois Madame, et ce défilé l’irrita. Il sortit encore faire un tour. Enfin, il dut prendre deux repas avec ses cousin et cousine, et ce fut, au dessus de plats servis froids, une conversation haineuse, coupée de silences, hérissée de pointes d’aiguilles, mesquine et laide, sur les deux plus grandes douleurs des hommes : la guerre et la mort.

L’enterrement, d’avance, abattait Grandgoujon, l’idée surtout de promener sa douleur publiquement. Au contraire, la nièce surexcitée, disait : « Vous me présenterez ? » et elle parlait avec emphase de son voile et de sa couronne. Sa couronne était une horrible chose en perles et celluloïd qui, tout le temps du trajet, secouée par le corbillard, fit un bruit grésillant et détestable.

Quand le cortège s’ébranla, Grandgoujon était horriblement pâle. Ce n’était pas que de chagrin : il venait de songer qu’on avait mis sa mère en bière sans une photographie de son mari que, toujours, elle avait réclamée. Que faire ?

— Ces messieurs de la famille… appela l’homme des pompes.

Il suivit.

À l’église il pleura de chaudes larmes. L’ordonnance de la messe et la musique lui parurent belles ; et il vit là une preuve que la société, parfois, se distinguait par une tendre bienveillance. Mais comme la mémoire humaine est incongrue, durant cette pieuse cérémonie, il lui revenait, sans qu’il pût l’empêcher, la vision du clown aux œufs et de sa mère s’étouffant. En sorte qu’il éprouvait des émotions mêlées.

Moquerard, au défilé, lui dit :

— Ma sacrée blessure se rouvre… Je ne peux pas aller au cimetière.

Grandgoujon répondit :

— Merci… Brave vieux, va !

Et il l’embrassa. Il se sentait entouré et soutenu ; de l’église au Père-Lachaise il marcha l’œil sec, d’un pas presque léger.

Derrière lui, Monsieur Poisson, son cousin, causait avec Monsieur Punais. Il disait d’une voix vulgaire :

— J’ai réussi, cette année encore, à avoir du bon vin rouge pas cher. Mon marchand a des stocks et, pour moi, n’a pas majoré ses prix ; mais, comme il m’a dit : « Les nouveaux venus, gare ! » D’un sens, écoutez donc…

— C’est humain… reprenait Monsieur Punais du ton le plus caressant. Cette guerre fut d’abord un magnifique élan ; mais elle est longue, et les instincts de l’homme ressuscitent…

En montant la rue de la Roquette, Monsieur Punais remarqua :

— Ce pauvre Grandgoujon a la tête nue… Avec ce soleil, on devrait lui dire…

Mais le cousin Poisson répondit, montrant une place :

— C’est là qu’on guillotinait.

On arriva au cimetière : la cloche de l’entrée annonça l’enterrement.

— Le peu de chose qu’est l’homme ! soupira Monsieur Punais. Quand on entre ici… c’est pour la vie !…

La nièce descendit d’une voiture de deuil, rouge de colère. Elle venait de faire le trajet avec Mariette, dans la seconde voiture ! On ne l’avait pas fait monter dans la première ! Des femmes qu’elle ne connaissait pas s’en étaient emparées sauvagement. Parmi ces femmes, il y avait Madame des Sablons. Elle la dévisagea, et d’une voix haute, levant rageusement son voile :

— Il ne faudrait pas croire la province inférieure à Paris !

Sur la tombe de sa tante, elle faillit s’évanouir en une crise de nerfs. Son morne mari la soutint, et amer, conseilla :

— C’est la guerre… Passons…

Grandgoujon avait entendu. Alors, dès qu’il eut serré toutes les mains, lui aussi il passa. Stupeur pour la famille. On se tourna : il avait disparu. Entre des tombes, il s’était faufilé, et avec Quinze-Grammes qui, fidèle, était venu, ils descendirent à petits pas vers Paris. Grandgoujon songeait à la mort, à celle de sa mère, aux millions de jeunes hommes tombés dans cette tuerie, et continuant de mêler ces tristesses, comme si elles avaient la même cause, il soupira en tournant une rue :

— Enfin, pourquoi n’essaye-t-on pas de causer… et de s’entendre ?

Ils étaient près de la Bastille. Quinze-Grammes dit :

— Tu veux comprendre l’incompréhensible ?… Fait chaud : on va passer chez mon paternel. Tu connais pas sa boutique ? J’t’ai dit qu’il est dans les fruits : d’ce temps-ci, c’est chouette : ça fait du jus !

Le père de Quinze-Grammes était un gros homme à verrues et lunettes, singulier par le poil roux de ses bras piqués de taches de son. Il tripotait des pèches et des prunes dans une échoppe obscure, où frelonnaient de grosses mouches. Il fut cordial :

— Ah ! Monsieur est un ami de caserne ? Pis un ami à M’sieur Moquerard ?… Dame, j’l’aime bien, M’sieur Moquerard… Mangez donc une bonne pêche, Monsieur, vous gênez pas… Ma fille travaille pour M’sieur Moquerard, et avec elle l’est pas regardant : il l’emmène au cinéma. C’est un garçon, qui, comme ça, n’a pas l’air, mais l’a du cœur c’garçon-là ; il s’est bien battu, l’a tué du Boche ! Ah ! les cochons ! J’les ai vus en 70… Prenez pas une p’tite pêche tachée, Monsieur… Attendez, pisque vous connaissez M’sieur Moquerard, j’vas vous en choisir une de c’que j’vends à la pièce.

— À la bonne heure ! dit Quinze-Grammes. Il mordait lui-même dans un énorme fruit. Il dit :

— C’est qu’on rapplique d’un enterrement : Grandgoujon vient d’enterrer sa mère.

— Vot’e mère à vous ? fit le fruitier. Oh !… pauv’e Monsieur ! Asseyez-vous donc… L’est fameuse, hein, celle-là ?… Vot’e mère, alors ?…

— Hélas !…

— Y avait-il du monde ?

— Oh ! dit Grandgoujon, tous mes amis ont été gentils.

À son tour, il mordit dans un fruit, et, se noyant dans le jus :

— Des gens, même, dont je disais du mal… je n’aurais pas cru… Seulement ça ne rend pas la vie aux morts… S’il y a la paix, un jour, Monsieur, je ne sais pas combien il en restera !

— J’en ai peur aussi, reprit le fruitier… En 70, si vous aviez vu déjà comme ils nous ont traités… Ah ! les cochons ! Mais maintenant, d’quèque côté qu’on s’tourne, qué misère ! Les fruits par la chaleur c’t un empoisonnement !

Enfin, ils prirent congé. Grandgoujon serra la main poisseuse du bonhomme, et, sur le seuil, ils se heurtèrent à Mademoiselle Nini qui, à la vue de Grandgoujon, fit la moue et s’esquiva. Il demanda à Quinze-Grammes :

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— C’est d’puis qu’t’as présenté Moquerard à la dame Punais : l’a dû la plaquer ? Mais y a pas à s’en faire : caprices de femme !

Quinze-Grammes n’avait pas besoin de lui conseiller la résignation : il était bien trop las ! De mornes idées l’engourdissaient d’une façon qui semblait définitive. Et, tête basse, il allait, les mains au dos, geste qui lui était familier.

— Tu sais ce que j’ai appris ? dit tout à coup Quinze-Grammes.

— Non ?… la Paix ?

— Une histoire énorme ! Moquerard…

— Ah ?

— Tu crois qu’il est lieutenant ?

— Peut-être…

— Enfin, tu l’appelles « mon lieutenant » ? Et il dit jamais : « Je suis pas lieutenant ». Eh bien, il est pas lieutenant !

— Alors… ses galons ?…

— Regarde de près : tu les verras pas. L’a des cache-galons. Et son képi l’a une housse.

— Et dessous ?

— Il est sergent. J’ai un copain à la Guerre, qui y paye son prêt.

— Si c’est vrai, c’est original.

— J’te crois ! Comme culot, celui-là, l’est culotté !… Et moi, à ta place, j’y dirais.

— Moi ? Tu plaisantes ! dit Grandgoujon. Il peut se faire passer pour maréchal : je m’en fous.

— Tu t’en fous !… Tu t’en fous ! reprit Quinze-Grammes vexé. T’es d’venu bizarre, toi. Tu rigoles plus jamais. T’as même pas l’air de t’douter qu’il fait aujourd’hui un temps à baver des ronds d’chapeau !

— Si… Mais je m’en fous encore, répondit doucement Grandgoujon. Je suis trop vieux pour vivre cette guerre-là.

— Mais qui te parle de guerre ? dit Quinze-Grammes. L’est marteau, à la fin ! On peut pus causer. Tiens, au revoir, vieux frère !

Il fit trois pas, puis revint :

— À bientôt. J’t’en veux pas.

— Moi non plus, dit Grandgoujon.

C’était vrai qu’il faisait un splendide après-midi de juillet, une de ces clémentes journées où le plus incroyant songe à une bonté divine, car on respire un air tiède qui est comme un pardon des péchés et une douceur à la misère des hommes. Et Paris semblait un peu vide, anémié, ralenti par la guerre, mais Paris rayonnait de beau temps, cette richesse du pauvre, et ses quartiers les plus misérables étaient comblés et dorés d’un soleil abondant dont Grandgoujon ne sentait que la chaleur.

En passant devant Notre-Dame, il se dit qu’il devait faire frais dans l’église. Il entra.

Il s’assit dans l’ombre. Il considéra les gros piliers, la nef majestueuse, la flamme des cierges, et tout cela ne lui donna que des images sans idées. Puis il écouta deux vieilles susurrer un chemin de croix et il se dit :

— C’est malheureux de ne pas avoir la foi comme le Pape… Je devrais étudier ma religion.

En attendant, il rentra chez lui, et, montant l’escalier, il resongea à Madame des Sablons, avec une pointe de dédain et une flamme de désir. Quelle coquette ! Elle était jolie à l’enterrement ; elle s’était vêtue de noir : il avait remarqué l’éclat de ses dents et la blancheur de son cou. Enfin, il n’y avait donc pas moyen de savoir ce qu’elle faisait de ses trente-cinq ans ? Mystère… comme la guerre…

— Avec Colomb, se disait-il, qu’est-ce qui s’est passé ?… Et avec Moquerard ? Alors il n’y a que moi qui aurais été assez tourte ?…

À sa porte, il chercha dans ses poches : pas de clef. Il sonna et… c’est Madame des Sablons qui ouvrit.

— Comment, vous êtes là, Madame ?

— Dame ! dit-elle. Sonniez-vous chez moi dans l’espoir de ne pas me trouver ?

— Sapristi ! Je me suis trompé d’étage. Excusez…

— Je vous excuse et vous garde. Entrez. Vous m’avez fait de la peine aujourd’hui ! Vous savez quelle affection nous vous avons… Entrez.

— Madame, je ne veux pas être un gêneur…

Il reculait, puis entra.

Elle était en tenue d’infirmière, toute blanche : jamais il ne l’avait vue ainsi ; il la trouva irrésistible… Quel art pour se transformer !… Sa blouse en toile fine lui suivait la gorge et les hanches, et on la voyait marcher dans sa robe. Uniforme de charité qui sied aux femmes agréables, car il les déshabille bien. Ce n’est plus un vêtement ; c’est déjà de la lingerie ; il s’amollit à la tiédeur du corps ; et le moindre geste, en ce costume clair, prend une valeur qui attendrit les hommes.

— Venez, fit-elle, dans mon boudoir. Le soleil se couche par là : nous serons bien.

Il ne pensait plus à répondre à ses sociétés questions. Il la suivit. De son boudoir, on voyait des toits, des arbres, le Panthéon, le Val-de-Grâce. Et, s’asseyant, Grandgoujon commença par dire :

— Ah ! Paris !… Paris l’été, Madame !… avec des femmes comme vous… qui êtes le printemps.

Madame des Sablons sourit. Le soleil, obliquement, lui mettait de l’or dans les cheveux. Elle dit :

— Vous êtes poétique, ce soir…

Il reprit, s’attendrissant :

— Je voudrais bien, car j’ai beau avoir quarante ans, je sens que j’adorerais encore la vie, si elle était meilleure. Moi, j’aimais les amis, le café, le théâtre, les poètes… tout ce qui est bon, mais avec ce cataclysme est-ce qu’on peut seulement rêver un quart d’heure ?

— Oui, dit Madame des Sablons après un silence, les rêveurs sont démodés. J’en souffre plus qu’une autre, moi une idéaliste. Jusque dans le domaine du sentiment c’est le triomphe des réalités brutales. Savez-vous de chez qui j’arrive ?

Un pied en avant, elle le défiait : « Devinez ! » Et, immobile, l’œil à la fois galant et sévère, elle laissait à Grandgoujon le temps d’admirer ses bras ronds que les manches dégageaient, et le bas de sa jambe, qui était encore d’une si ferme jeunesse.

— Je viens de chez Creveau.

— Pas possible ?

— Quel goujat !

— Madame, s’écria Grandgoujon, il a été mon patron quinze ans et il n’est même pas venu aujourd’hui me serrer la main !

— Parbleu ! reprit-elle. Ah ! Votre mère, ce soir, m’aurait comprise : je l’aimais ; elle avait une âme charmante. Et c’est pourquoi je tiens à dire ces choses à l’homme qui eut une telle mère.

Elle s’assit, nerveuse, et croisa les jambes. Sa jupe en fut troussée. Alors, d’une main pudique, et qui était jolie, elle l’abaissa, puis reprit :

— Ce Creveau, voici cinq jours que je vais chez lui. Vous me connaissez : je suis une femme qui ne s’embarrasse pas de préjugés. Après trois ans de guerre, quand il faut que j’aille cinq jours chez un monsieur, j’y vais cinq jours.

Elle s’énervait un peu :

— Vous ne voyez pas la vie comme moi ?

— Absolument, Madame, dit Grandgoujon, qui ayant surtout vu ses jambes, avait le cœur ému d’un sentiment délicieux et ineffable.

Tout ensemble il pensait que décidément elle était pleine de grâce, mais il était anxieux de savoir si ce Creveau, à son tour, avait tenté…

— Mon cher, reprit-elle, serrant un mouchoir de dentelle en sa main, comme j’étais aujourd’hui pour la cinquième fois chez cet individu (à vous je peux confier pourquoi : vous savez l’œuvre et l’intelligence hors ligne de mon mari : eh bien, je voudrais le faire décorer ! Or, Creveau connaît le ministre, et depuis cinq jours il me dit : « Revenez demain ; je lui aurai parlé »). Aujourd’hui, je suis donc revenue et je n’avais pas ouvert la bouche, que ce Monsieur s’est planté devant moi : « Madame, il aura sa ficelle rouge, entendu ! Vous comprenez le français ? Vous savez le sens du mot entendu ? Eh bien, demain, je vous redirai encore : « Entendu », à moins que vous ne vouliez aussi pour vous les palmes académiques ou la médaille de la peste !

— L’insolent ! dit Grandgoujon.

— Mais au cas où vous seriez pourvue, croyez-moi, Madame, ne revenez pas… si vous savez également le sens du mot « revenir ». Je ne suis pas un mondain, moi, et parlons carrément, portes fermées : je n’ai pas le loisir de vous faire la cour. Cas anormal ? C’est vrai. N’importe qui, à ma place, vous jugerait appétissante. Mais j’ai d’autres affaires !

— Ah ! l’insolent ! redit Grandgoujon.

— Suffoquée par cette crudité de termes, j’ai eu envie de le souffleter. Puis, j’ai reculé vers la porte. Il me l’a barrée : « Je sais, a-t-il continué, que vous êtes gentille, et je ne suis pas gentil. Tant pis ! Vous venez trop tard ! Il y a dix ans, sans me flatter, je vous aurais violée là, dans mon salon. Mais le viol n’est piquant que s’il reste le viol. Il faut ne se revoir jamais. Avec une femme du monde, impossible. Elle revient sangloter : « Ne m’abandonne pas : je suis si honnête ! » ce qui veut dire : « Reviole-moi ! » Et c’est le collage. Alors, Madame, tous mes regrets. Dites à votre mari, que pour sa petite affaire c’est entendu, et demeurez chez vous à filer la laine pour nos soldats. »

— Mais… mais quel insolent ! répéta encore Grandgoujon qui en avait une vapeur.

— Ah ! mon ami, de nouveau, j’ai voulu me jeter sur ce malotru : de près il m’a paru trop pauvre. Je me suis enfuie, j’ai sauté dans une voiture, je suis rentrée sans souffle. Puis… j’ai retrouvé mon sang-froid… mais j’avais besoin de vous raconter la scène !

Ce disant, d’un gracieux mouvement de cou, elle rejeta son voile qui ne la gênait pas, et approchant son siège de Grandgoujon :

— Dites que vous me comprenez.

— Pensez, Madame !

Il l’admirait surtout. Comme elle imitait avec distinction la grossièreté de Creveau !

Puis il se redisait tout bas :


Ah ! femmes… quoi qu’on puisse dire ;
Vous avez le fatal pouvoir…
...............


Et très enflammé, il reprit :

— Voilà le genre de mufles qui président à la guerre, et l’empêchent de finir !

Madame des Sablons eut une approbation de tête machinale ; la déduction lui plaisait, mais la surprenait. Grandgoujon s’était levé. Il fit trois pas, eut d’abord l’air de parler seul, puis, rattrapant son grand sujet de rancœur, — car Creveau, il ne lui en voulait pas, Creveau setait abstenu, — il s’écria :

— Ce Moquerard, tenez…

Madame des Sablons resta muette.

— Ce beau parleur crevait les Boches par douzaines. Bon. Mais mettez cette gloire nationale en face d’une femme : vous verrez, lui aussi, comme il se conduira !

Madame des Sablons soupira, et Grandgoujon poursuivit :

— Sa conscience, d’ailleurs, est sur ses manches. Avez-vous regardé ses galons ? Il n’est pas lieutenant, Madame, il est sergent ! C’est Quinze-Grammes qui a découvert le pot-aux-roses ! Et lui, s’en moque, en titi parisien ; il dit : « Il peut bien se faire passer pour général ! » Mais nous, notre devoir est de considérer les choses d’un autre œil, et quand je songe que ce personnage est reçu à bras ouverts partout…

Madame des Sablons l’interrompit :

— Pas partout !…

Grandgoujon devint rouge. Il s’excusa presque :

— Notez, chère Madame, que ça ne m’émeut pas. À mon âge, on a fait sa vie. Moi, j’ai pour premier principe qu’en étant moins mufle, je vaux le même prix que les autres. Mais ce n’est pas une raison pour être une poire. Vous me voyez dans ce costume idiot ; je vous ai dit que j’étais « indisponible » ; bref, vous déduisez que la Société carrément se paye ma tête ! Madame, je m’en rends compte comme vous ; aussi ai-je adopté la méthode de la tête de mule et de la nullité simulée.

Madame des Sablons se leva :

— Je vous approuve.

Elle alla respirer à la fenêtre. Tous deux étaient arrivés à cet état curieux, où l’on dévide des paroles fortes et colériques, qui se poussent les unes les autres, sans apparente liaison, mais tous deux avaient de secrets penchants qui ne leur correspondaient en rien. Elle, était fort troublée, et lui, sur le divan, prenait des coussins et les écrasait l’un contre l’autre, comme pour simuler une étreinte. Elle lançait des mots fiévreux : lui enchaînait des raisonnements difficiles ; et tous deux n’auraient voulu parler que d’eux-mêmes. Mais quelle que fût l’obscurité tumultueuse de leur dialogue, le soleil éclairait tout. Il dorait le sommet des arbres qu’on voyait par la fenêtre, entre deux immeubles ; il inondait le boudoir d’une chaude lumière rougeâtre ; Madame des Sablons avait sur le visage le reflet empourpré de ce soir de juillet ; et Grandgoujon, dans un émoi qui lui coupa deux fois sa phrase, s’écria :

— Que ma mère… eût aimé… cette soirée !

— N’est-ce pas ? reprit Madame des Sablons.

— C’est là que sont les vraies joies : dans les choses éternelles !

— Je sens comme vous.

— La lumière… ça c’est beau… ça dure… ça recommence !

— Et vous savez bien le dire.

— J’ai su autrefois … Ma femme… car j’ai eu une femme ; j’ai été amoureux ; je l’adorais… Autrefois… Qu’est-ce que je disais ?

— Qu’autrefois vous exprimiez bien cela.

— J’ai même fait des vers… Et vous êtes si bonne qu’un jour, quoiqu’ils soient mauvais, je vous les lirai.

— Merci. Mon affection le mérite.

— Ah ! oui, moi aussi, Madame, je vous aime bien !… On sonne… Est-ce à l’escalier ?

— C’est pour mon œuvre des cantines.

— Bon. Je me sauve. Je viens de passer un quart d’heure émouvant.

— Vous n’êtes pas pressé, causons…

— Non, il ne faut pas : je me sauve. Mais je n’oublierai plus votre accent ni la clarté de cette pièce… Au revoir, Madame, laissez-moi vous appeler « chère amie ». Et dites à votre mari que je l’aime aussi… C’est vrai… Il est bon… Je reviendrai…

Avec une rapidité de timide, il s’esquiva, très ému ; mais dès que, sur le palier, il se retrouva seul, le tremblement de son corps et de son cœur s’apaisa, et il se sentit fort tout à coup, l’émotion faisant place à une bouffée de contentement. Il cligna de l’œil et se dit :

— Ça va : moi aussi je l’aurai ! Je l’aurais même, si j’avais voulu… mais j’avais presque peur de l’avoir… C’est plus malin d’attendre… et je vais être aussi abject que les autres, en ayant l’air supérieur… D’ailleurs, je ne serai pas tellement abject… C’est idiot de ne pas sauter sur le hasard… Jamais je ne me suis senti si vigoûreux. Le major me verrait, il me fouterait dans le service armé… il faut que je me calme… Je vais descendre chez moi prendre un savon et aller au bain.

Il descendit en effet, mais après sa crise de poésie passionnée, ce projet prosaïque, subit un léger retard. Mariette, en lui ouvrant, tendit un papier vert : « Avis pressant de payer ses contributions. »

— Ça vous émeut ? dit-il. Payez vous-même !

Piquée, elle reprit :

— Monsieur et Mâme Poisson sont au salon.

— Bon. Je n’irai pas.

Et il fila dans son cabinet de toilette. Mais Mariette, en hâte, prévint la famille, qui barrait l’antichambre quand il repassa.

— Ne pouvons-nous pas dire un mot à notre cousin ? fit Madame Poisson d’une voie pointue.

— Je suis pressé, dit Grandgoujon se dirigeant vers la porte.

Alors, l’autre éclata :

— Vous aviez l’intention de nous éviter ?… Vous croyez que nous aurons subi aujourd’hui toutes les humiliations…

— Oh ! Oh ! fit Grandgoujon, quel est ce ton ?

Il avait remis son chapeau et se bouchait les oreilles :

— Je vous en prie ! Pas de bourrage de crâne !

— Par exemple ! ricana Madame Poisson. C’est bien à vous d’employer ce terme grossier. Vous pouvez regarder mon mari : vous ne soutiendrez pas son regard. C’est la pureté des yeux qui fait l’honnêteté d’un homme… Et c’est vous qui portez une capote… mais c’est lui qui sert le pays… Le jour où les avions sont venus sur notre gare…

— Mais, reprit Grandgoujon élevant la voix, je ne vous parle pas de ça, moi : je veux sortir !

— Pas avant…

— Quoi ?

Il devint brusquement rouge, et, gros comme il était, Madame Poisson le trouva redoutable, car elle recula d’un pas. Soufflant fort, Grandgoujon reprit :

— Vous oubliez chez qui vous êtes : c’est moi qui paye le terme ici !

— Nous sommes chez ma tante ! cria la nièce.

— Et nous avons des droits, balbutia enfin le neveu, qui était blême.

— Quels droits ? rugit Grandgoujon.

— Le droit de savoir ce qu’elle nous a laissé ! dit la nièce.

— Laissé ? Mais elle vous a laissé tomber ! fit Grandgoujon. Ah ! vous n’allez pas me faire avaler des couleuvres de cette taille !

— Parbleu ! cria la nièce qui commençait à pleurnicher, nous voyions bien qu’on nous évinçait… J’étais dans la seconde voiture de deuil…

— Ça… reprit le mari, ce n’est pas la question… mais maintenant nous avons le droit…

— Encore !

Grandgoujon roulait des yeux gonflés de colère, et il avait un peu d’écume aux lèvres.

— Vous ne me connaissez donc pas, voyons ! Vous m’avez cru une truffe, moi ? Alors j’ai la réputation… Eh bien ! vous allez sortir, tous les deux, illico… je ne vous connais pas… il y a quinze ans qu’on ne s’est vus… Et puis…

Sa voix s’enfla, dramatique :

— Prenez garde !… parce qu’aujourd’hui je suis un homme malheureux.

De son index il désignait la porte. Rageuse, la nièce reprit :

— Nous ferons mettre les scellés !

Il dit :

— D’abord sur votre langue !

Puis il écrivit au dos de sa feuille verte.

— Voici l’adresse du notaire familial. Allez gémir chez cette fripouille. Payez-le pour avoir des consolations. Il prend toujours toute espèce d’argent.

Il tendait le papier sur lequel, déjà, la nièce fixait des yeux avides.

— Ce papier, ajouta-t-il, vous dira même le montant de mes contributions ; c’est palpitant à connaître, mais je ne les paye jamais… à titre d’embusqué !

— Oh ! s’écria la nièce, inutile de simuler des discours d’anti-patriote. On sait ceux que vous tenez.

— Et je vais les réunir en brochure ! affirma Grandgoujon.

Il affectait de ricaner, mais il grondait. Puis il remontra la porte, disant encore :

— C’est curieux, hein, la vie ? On s’apprête à mordre dans une bonne poire ; et la dent rencontre un affreux ver blanc… à vous dégoûter des poires !

— Ne faites pas le fier ! dit rageusement le mari.

— Sortez, Monsieur ! ordonna Grandgoujon.

Dans sa rage, la nièce se jeta presque à sa gorge.

— Vous êtes un monstre !… En guerre faire mourir sa mère au cirque !

— Quoique vous soyez une femme, prononça furieusement Grandgoujon, et une femme non mobilisable, je m’en vais vous prendre par la peau du derrière !

À ces mots, du couloir partit un « Oh ! » d’indignation.

Madame Poisson haletait :

— Répétez ! La peau… la peau…

Mais Monsieur Poisson, pâle, toucha sa femme du bras : « Viens-nous-en ! »

Ils sortirent. Grandgoujon claqua la porte sur eux. On les entendit crier des injures sur le palier. Puis, calme d’apparence, Grandgoujon s’avança vers Mariette, qui ne l’avait jamais vu si maître de soi, et il prononça :

— Un savon, s’il vous plaît !

Mais Mariette bredouillait, indignée : « Oh !… Oh ! »

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Jamais, dit Mariette, je n’ai entendu parler de cette façon !…

— C’est la guerre, fit Grandgoujon d’une voix contenue. Un savon !

— À moi, Monsieur ne m’a jamais commandée sur ce ton ! gémit Mariette.

— Consolez-vous, reprit Grandgoujon serrant les poings, les Américains arrivent !

— Plaît-il ?… fit Mariette. Quand je pense que j’ai connu Monsieur, venant de naître…

— Et je faisais sur vos genoux : c’est un indice… Un savon !

— Dieu ! fit Mariette. Si Madame entendait !

À ce mot, Grandgoujon eut un « Ah ! » formidable.

— Mariette, pas de mélo ! Voici des mois que l’orage couve et n’éclate pas, précisément par égard pour Madame, de qui vous feriez mieux de ne rien dire.

Mariette se redressa :

— Pourquoi ?

Grandgoujon avait les yeux injectés de sang :

— Mariette, j’ai idée qu’aujourd’hui comptera dans votre vie, car d’ici quinze secondes vont rouler sur ma langue des mots décisifs.

— Ah ! Ah !… Maintenant que Madame n’est plus… Monsieur qui, il y a trois mois, devant Madame ; m’a donné sa photographie…

— Rendez-la !

— Monsieur veut me bazarder ?

— Je le crois ! J’aime les âmes qui sont bonnes, rugit Grandgoujon. Vous n’êtes pas bonne ; peut-être même n’avez-vous pas d’âme.

— Oh ! s’écria Mariette, moi qui soignais Madame avant qu’elle soye malade et qu’a même pas encore demandé ce qu’elle me laissait !

D’un coup, Grandgoujon avala un litre d’air, qu’il rendit tout entier pour dire :

— Elle vous laisse de l’argent ! c’est-à-dire rien ! En cette vie ce qui compte c’est la paix !

— Monsieur, cria Mariette avec un feu patriotique, nous devons tenir jusqu’au bout !

— Vous faites erreur, dit Grandgoujon. Je ne parle pas de cette paix, qui sera votre affaire… et celle des diplomates. Je parle de la paix de mon intérieur ! Or, pour que je l’obtienne, il faut qu’à votre tour vous passiez la porte.

— Si Madame nous voit de là-haut… cria Mariette.

— Elle nous voit ! affirma Grandgoujon.

— Madame, que vous avez fait mourir…

— Au cirque !… Ne faites pas la perruche.

— Pendant que les nôtres se font tuer !

— Assez de phrases. Rendez ma photographie. Nettoyez votre cuisine, et je vous règle en rentrant.

Mais hors d’elle, elle lança :

— Dire que c’est les embusqués les plus forts !

Alors, Grandgoujon manqua faire un malheur… Menaçant, il avança d’un pas, puis recula d’un autre ; il leva une main vengeresse, mais il la rebaissa sans rien atteindre ; enfin il tourna sur lui-même pour tordre sa colère et la tuer dans l’œuf, et, simplement, il prononça d’une voix de tonnerre :

— Celui qui me débusquera n’est pas né !

Cette affirmation solide servit de conclusion. Il avait su se maîtriser. Mariette s’enfuit. On l’entendit fouiller furieusement son fourneau de ses pincettes ; puis elle rouvrit la porte, et jeta dans l’entrée la photographie de Grandgoujon. L’ayant ramassée, il la mit dans sa poche. Une à une, il ferma les pièces de l’appartement, prit les clés, et muni de ce trousseau s’en alla, tandis qu’elle continuait de protester et de pleurer. Il descendit. En bas il remarqua :

— J’étais monté pour un savon : je ne l’ai pas… mais j’en ai flanqué un à trois personnes. Ça va. Je deviens bon !

Une chose, pourtant, lui serrait le cœur : cette insinuation des Poisson, répétée par cette carne : en guerre emmener sa mère au cirque, et…

Aussi, il demanda un « bain d’amidon, bien adoucissant ».

Il y était plongé depuis dix minutes et s’y détendait, oublieux, dans la tiédeur de l’eau, de toutes les misères qu’il résumait en lui, quand le garçon entra :

— M’sieur s’appelle Grandgoujon ?

— Oui, mon ami.

— Il y a un soldat avec un petit garçon qui demande de vous parler.

— Un soldat ?… C’est pressé ?

— Il le dit.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

Le garçon sortit et revint.

— Il veut vous voir.

— Tout de suite ?… Bon sang !… Alors… faites entrer, dit Grandgoujon… Un soldat ? Il peut me voir dans mon bain… Et il y a un enfant ?… Oui, mais il peut me voir aussi : c’est un bain d’amidon.

Et il vit pénétrer dans sa cabine un poilu flanqué de musettes, de boîtes et de ballots, tenant d’une main une valise, de l’autre un moutard, qui, lui-même, tenait un panier, et le tout formait un ensemble dont aucune partie ne semblait séparable. Il fallut que le garçon aidât le tout à passer la porte, puis le tout se planta devant la baignoire, et l’homme, enfin, commença :

— Fait’ excuses… c’est pour vous m’ner ce p’tit gars qu’vous d’vez prendre.

— Ah ! fit Grandgoujon, qui devint rouge, mon petit réfugié ?… Monsieur, posez donc vos affaires… Pardon de vous recevoir ainsi… mais vous étiez pressé : vous êtes permissionnaire ?

— Justement, dit l’homme.

— Je ne pouvais pas sortir de mon bain, reprit Grandgoujon, c’est un bain d’amidon : ça ne fait du bien que si on reste… Mais asseyez-vous… enlevez mon pantalon… mettez-le par terre… Alors ? Il est gentil ce petit ?… Quel âge a-t-il ? Vous allez me raconter… Ce sont mes chaussettes, Monsieur, ça ne fait rien !

Elles étaient tombées dans le bain. Il les repêcha avec bonne humeur.

— J’aurai plus frais…

Puis, avec volubilité :

— Vous avez été chez moi ?… C’est là qu’on vous a dit… Je ne sais plus comment je vis… J’ai enterré ma mère, moi, aujourd’hui.

— Votre mère ? fit le soldat. Bon Dieu !

— La pauvre femme a été emportée par la guerre, avant d’avoir la joie de s’occuper de ce petit garçon…

Il soupira, puis dit au petit :

— Comment t’appelles-tu, bonhomme ? Es-tu content de venir chez moi ?

Le petit faisait des yeux ronds sans répondre.

— Qu’est-ce que tu portes dans ton panier ?

— Dame, dit le soldat, c’est un cochon d’Inde, dont y a pas moyen de le séparer, vous savez. Alors, j’y ai dit comme ça : « Tu l’offriras à ce monsieur. »

— Parbleu ! dit Grandgoujon d’une bonne voix. Et on le soignera : tu tombes chez le père aux bêtes. J’ai déjà tout un pensionnat. Et vous, Monsieur, d’où venez-vous ? C’est dur où vous êtes ?

— Dame, dit le soldat, pas rigolard !

— Je sais, dit Grandgoujon, j’arrive du front de la Somme. J’ai failli y laisser ma peau !

— Dame, reprit l’homme, c’est quasiment une chance quand on la laisse pas… mais l’plus terrible, tenez, c’est celui qu’aura tout fait, pis qui crèvera le dernier !

— J’y pense souvent, reprit Grandgoujon… Alors, ce petit… il vient de Châlons ?

— À ce qu’il paraît, dit le soldat, que sa mère et lui étaient avec les Boches ; ils sont été ramenés. C’est qu’il est sauvage le p’tit gars ; il parle qu’quand ça y chante.

L’enfant regardait ce gros homme dans son bain, et, médusé, restait muet.

— Il ne faut pas le brusquer, dit Grandgoujon. Avec moi il ne s’en fera pas.

Puis s’adressant à l’homme :

— Mon bain commence à m’avoir fait du bien. Vous allez m’attendre tous deux dans le couloir, et nous irons dîner ensemble. Oh !… je ne vous promets pas un festin : ce n’est pas le jour, j’ai le cœur en compote ; mais il faut bien manger et être gentil avec les gens qui, comme vous, sont gentils.

Sa grosse voix tremblait :

— Alors, je vous emmènerai dans un petit restaurant que j’aime et que vous aimerez. Ça va ?

L’homme répondit par un rire : « C’est la nouba ! » Mais… il fallait que le tout ressortit : poilu, enfant, panier, ballot, musettes. Grandgoujon, déjà, était hors de son bain pour les pousser : une femme parut sur le seuil pour les tirer. Grandgoujon se renfonça dans l’eau.

— C’est ma femme, dit le soldat avec naturel.

— Elle est là ? bredouilla Grandgoujon. Qu’elle dîne avec nous.

Elle ne pouvait pas. Elle faisait la cuisine chez un vieux monsieur, et devait simplement, le soir, retrouver à la gare son mari qui repartait, n’ayant qu’une permission de vingt-quatre heures.

Grandgoujon, rhabillé, dut donc se contenter de l’homme et de l’enfant, sans oublier le cochon d’Inde et les bagages.

— Vous en avez des affaires ! dit-il à l’homme.

— Ah ! reprit la femme tristement, il fait que passer : on l’espérait pour une semaine. Alors on y a donné tout le manger qu’était prêt.

Et avec elle, l’homme fit à Grandgoujon l’inventaire.

— Là-bas, dit-il, les mercantis nous bouffent.

— Aussi, reprit la femme, j’y ai fait c’bon gâteau d’riz.

Il ouvrit avec peine une musette sur ses reins.

— Là, c’est un jambonneau, dit la femme.

— Qui pèse son poids, reprit l’homme.

— T’en donneras à Ruffin, dit la femme, qui t’a rapporté une bouteille.

— Sûrement, reprit l’homme. Pis à c’vieux Charles. Son oncle est dans la volaille ; ah ! y a un mois, ce poulet d’grain qu’on s’a enfoncé !…

— Enfin, dit Grandgoujon bonhomme, il n’y a pas à s’en faire.

À ces mots, la femme regarda ses écussons de secrétaire d’état-major, avec défiance. Il dut ajouter :

— Je sais ce que c’est, Madame : j’ai vu le bastringue de près.

Après quoi, il se séparèrent, et Grandgoujon emmena son monde au fameux petit restaurant de l’avenue du Maine, où il avait, en vain, voulu faire dîner Colomb lors de leur première rencontre. Cette fois, il était ouvert.

— Vous allez voir, énonça-t-il, quelle merveille cette petite boîte !

Il commençait de passer sa langue sur ses lèvres.

Il poussa la porte, entra le premier, et, tout de suite, aperçut Moquerard entre deux femmes !

Son sourire se raidit, mais Moquerard gesticula, l’appela, et présenta : « Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon… et sa sœur. » Puis il dit :

— Avec ton soldat et ton enfant, siste-toi à notre table ; ces dames te chérissent, mon chéri !

— C’est vrai, Monsieur, dit sérieusement Mademoiselle Dieulafet, j’ai bien pris part à votre chagrin… c’était si affreux, au moment où on s’amusait…

— Mademoiselle, vous êtes gentille, soupira Grandgoujon attendri ; mais c’est la vie…

— La vie, reprit Moquerard, exige, hélas ! aussi qu’on se sustente avec force mangeaille ! Nous avons résolu de bouffer ce soir à nous en crever le péritoine ! Tu vas, cher officier de bouche, nous composer un menu.

Et, aux deux femmes, parlant dans le nez, il annonça :

— Chères âmes, cet homme bien en chair est sublime comme dégustateur et ordonnateur de grands repas. Vous allez le voir commander !

— Ne te fiche pas du monde, dit Grandgoujon, d’ailleurs flatté.

Mais il regardait fixement les manches de Moquerard.

— Qu’est-ce que j’ai ? dit ce dernier. Des trous ? Des taches ? Ou cherches-tu mes galons ?

Grandgoujon affecta de sourire.

— Ah ! s’écria cyniquement Moquerard, je te paie un tour de chevaux de bois dans mon pays si tu les découvres !

— Combien en as-tu ? bredouilla Grandgoujon.

C’est lui qui était gêné.

— Plus un seul ! déclara Moquerard.

Et il se renversa sur sa chaise.

— Voilà : j’ai dû être rétrogradé trois fois ! Au début de la guerre, si j’ai bonne mémoire, j’étais lieutenant-colonel.

Il fit un dos rond et branla la tête. Les femmes éclatèrent. Puis il se tourna vers Mademoiselle Dieulafet :

— Ma chère, au bout d’un mois de campagne, comme j’avais signifié à trois généraux qu’ils étaient incurablement stupides, on me nomma… capitaine.

Il laissa glisser son regard sur la seconde des demoiselles :

— Quelques semaines passèrent… lorsqu’une nuit, rêvant tout haut, je déclarai, paraît-il, qu’on n’aurait la victoire que si on la demandait au Sacré-Cœur de Jésus ! À ce moment précis, le haut commandement passait : on me réveilla en hâte… et on me nomma sergent… Hélas ! je ne devais l’être que trois heures.

Il se tourna vers Grandgoujon :

— Car, brusquement, nous recevons l’ordre d’attaquer. J’aperçois des Boches dans mon dos. Je fonce sur eux. Ô mauvais sort ! Ce n’était que des prisonniers rassemblés à l’arrière, et je m’étais trompé de côté !… On m’a nommé soldat…

Il s’inclina :

— Je le suis toujours, mais comme en même temps je suis sentimental, je porte des cache-galons en souvenir de ce qu’il pourrait y avoir dessous. Un point à la ligne : la petite histoire est finie !

À cette longue tirade, Grandgoujon ne répondit rien. Il était joué. Il prit la carte.

Dans ce restaurant régnait une délectable odeur de sauces, tournées et longuement cuites. Grandgoujon s’adressa aux dames :

— Mesdames, ici il ne faut pas chercher des titres surprenants… Tout est grand mais simple. Omelette au fromage. Ça n’a pas l’air lyrique : c’est tout un poème !

— L’admirez-vous bien ? cria Moquerard, prenant le bras des deux femmes… La salive lui vient déjà !

— Pas encore, dit Grandgoujon, se recueillant… À vrai dire, il faudrait commencer par la visite de la cuisine et de la cave. Quand je n’étais pas en deuil (il soupira), j’aimais faire un tour à la cuisine, où dans une buée nourrissante et suave on épluche, on hache, on fait mijoter, et… (il ferma les yeux d’aise) et à la cave, où dans l’ombre, dorment tous les jus de nos vignes, cuits au soleil de France !

À cette peinture, le soldat s’épanouit. Grandgoujon reprit :

— La cave, ici, Mesdames, c’est toute la Bourgogne, la Champagne, le Bordelais, l’Anjou !… Mené par le patron, j’ai goûté à tous les tonneaux…

— À tous ? fit Moquerard.

— Et c’est prodigieux ! dit Grandgoujon se gonflant. Un voyage circulaire bachique !

Ce souvenir lui modelait un heureux visage. Puis… il trouvait à Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon, d’adorables grands yeux. Ils étaient lumineux, profonds et caressants. Comment ne les avait-il pas remarqués au cirque ? Elle avait, grâce à ses yeux, un visage à faire rêver, cette petite ! Et lui, commençait un rêve, quand la porte du restaurant s’ouvrit, et l’on vit entrer Madame des Sablons, suivie de Colomb.

— Oh ! mon bon ami ! s’écria ce dernier, tendant les mains, quelle émotion de vous retrouver ! Pauvre cher !

Inclinant la tête, il regardait Grandgoujon dans les yeux, et il tenait sous le bras une boîte oblongue comme un petit cercueil. Grandgoujon fit simplement :

— Tu es gentil…

— Impossible de rentrer ! reprit Colomb…

— Qu’est-ce que cette boîte ? dit Moquerard.

— Quelle peine j’ai eue ! dit Colomb. Mais…il fallait terminer de grosses affaires.

— Qu’est-ce que cette boîte ? répéta Moquerard.

— Un paquet pour un prisonnier, dit Colomb.

— Ah ! des sardines ? dit Moquerard.

— Non, dit l’auguste Colomb : un peu de terre de France que je lui envoie là-bas.

— De la… ? Il est complètement fou, dit Moquerard. L’autre crève de faim, et il lui envoie de la terre !

Mais Colomb se tourna vers Grandgoujon.

— J’ai trouvé Madame des Sablons seule. Son mari vient d’être appelé télégraphiquement dans la Loire.

Il fronça les sourcils.

— Mauvais mouvement par là ! Des ouvriers qui sont la proie des meneurs. Propagande boche. Il fallait leur parler tout de suite. Alors j’ai dit : « Cherchons ce pauvre Grandgoujon pour dîner avec lui ».

— Oh ! brave vieux ! balbutia Grandgoujon, sans trop songer à ce qu’il disait, car il avait les yeux sur Madame des Sablons qui n’était ni en tenue d’infirmière, ni en uniforme, mais en tailleur, civil et modeste ; et Grandgoujon se demandait : « Est-ce lui qu’elle accompagne ? Est-ce pour moi qu’elle vient ?… Voyant l’autre entre ces demoiselles, est-ce qu’elle va tiquer ? »

Elle ne manifesta aucun trouble ni dépit. Alors, il avança une chaise :

— Madame, asseyez-vous. Ce brave soldat vient de m’amener le mioche que j’attendais.

— Qu’il est bien ce petit ! dit d’une voix pieuse Madame des Sablons.

Le moutard la regarda, défiant.

— Colomb, reprit-elle, c’est vous qui l’offrez ?

— Oui, c’est un de mes enfants, dit Colomb très digne.

— Voilà ! Et alors il n’y a que moi qui n’ai pas de rôle là-dedans ? fit Moquerard.

Puis il regarda Mademoiselle Dieulafet et sa sœur, et d’un ton farce :

— Un de ses enfants… qui est peut-être de moi… car j’ai eu une jeunesse galante dans bon nombre de provinces…

Madame des Sablons écoutait d’une oreille. Elle interrogea l’enfant :

— Petit, tu as vu les Boches ?

Silence. Et le soldat de répéter :

— L’a la tête dure, c’est terrible ! À ce qu’il paraît, avec les Boches ils étaient mal foutus, mais sont passés en Suisse, ousqu’on les a reçus bien : y a rien à dire.

— Voulez-vous un petit vin mousseux pour commencer ? demanda Grandgoujon qui avait repris la carte.

De sa grosse voix il appela le garçon :

— Eugène, approche cette table… puis l’autre. Apporte une nappe propre, des assiettes claires, des verres en cristal… N’aie pas peur qu’on les casse : ils ne peuvent pas finir autrement… Eugène, nous sommes huit. Tu vas commencer par nous donner une omelette pour huit, avec du fromage pour douze.

— Ça va, dit le garçon, inscrivant sur un bloc. Avec ça on peut tenir, et on les aura !

— Après, dit Grandgoujon, j’aurais voulu vous faire faire un canard écrasé : c’est inoubliable, mais… j’ai trop de chagrin aujourd’hui… Alors, Eugène, tu vas simplement dire à la patronne de nous fabriquer des côtelettes glacées, avec sa sauce au madère… Mesdames, quand on mange ici des côtelettes glacées, on oublie la guerre, nos offensives sur place, le rouleau russe et les retraites stratégiques des Anglais… Eugène !… veux-tu m’écouter !… Tu regarderas Monsieur Moquerard demain !

— Jésus ! Marie ! Joseph ! s’écria Moquerard, Eugène, sois sérieux, ne me regarde pas !

— J’écoute, dit Eugène. Monsieur Grandgoujon, je bois vos paroles.

— En fait de boire, dit Grandgoujon, avec les côtelettes tu nous apporteras du petit rouge que tu connais. Et pour la suite, nous verrons.

— Compris, dit Eugène, qui disparut.

— Ah ! Ah ! fit le soldat tapant la table. C’que j’rigôle !

— Tu vas rigoler bien plus avec l’omelette au fromage, reprit Grandgoujon… Tu es ici dans une maison admirable, car ici on ne se fout pas de toi… Tandis qu’ailleurs, vieux camarade, toi… comme moi… ne sommes rien.

— Quel frère prêcheur ! dit Moquerard.

— Malheureusement, reprit Colomb, il y a de l’amertume dans ses paroles.

— Pas même, dit Grandgoujon, tout rond. Je commence à avoir une petite expérience…

— Des omelettes au fromage ? dit Moquerard.

— Taquin ! fit Madame des Sablons.

— N’est-ce pas ? dirent Mesdemoiselles Dieulafet.

Les trois femmes se sourirent. Et Grandgoujon les regardant, pensa :

— Dire que ce sacré Moquerard se les est peut-être appliquées toutes les trois !

Puis, tout haut :

— Tenez, voilà l’omelette et son fromage… Ah ! Eugène, ça c’est bien, ce n’est pas servi chichement… Et le mousseux ? À la bonne heure ! On va clarifier ses idées !

— Ce qui ne te fera pas de mal, dit Moquerard.

— Mesdames, annonça Grandgoujon d’un accent pénétré, y a-t-il rien, pour les yeux, de plus admirable que ce vin-là ? Noble vin, gloire française !… Madame des Sablons, j’ai vu des gens épatants ne pas savoir ce que c’est que du bon vin : jamais je n’ai vu un imbécile l’apprécier !

— Habile façon, dit Moquerard, de nous déclarer son génie !

— Oh ! je ne parle pas de moi, reprit Grandgoujon, surtout aujourd’hui… (il soupira) où je ne suis bon à rien, même pas à me taper la tête comme il faut. D’ailleurs, j’en reviens à ma théorie…

— Gare ! Sa théorie ! dit Moquerard.

Grandgoujon était largement installé. Il tenait la place de deux personnes ; mais il avait l’air contrit pour reprendre :

— Ce n’est pas une théorie si vous voulez. C’est une réflexion. Je ne suis rien, moi, dans ce pays, comme le camarade syndiqué qui m’accompagne : troufion, c’est-à-dire zéro… Nous n’avons qu’à approuver toujours, sans comprendre jamais.

Il tenait son verre, et il semblait qu’à cette vue sa parole s’animât :

— Un jour, on nous dit : « On a failli être victorieux ; il y avait des canons, mais pas de munitions ». Il faut répondre : « Tant pis ! » Un autre jour, il vient des munitions, mais il n’y a plus de canons. Il faut dire : « Patience ! » Et pendant trois ans il manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc. Il faut dire : « Ça ne fait rien, je suis français, donc très content tout de même ! »

— Eh bien, reprit Moquerard, la bouche pleine, il doit énoncer là des choses bougrement bien, mais l’omelette n’est pas mal non plus.

— Elle est admirable, dit Madame des Sablons.

— Avez-vous assez de fromage, Madame ? fit Grandgoujon. Et avez-vous goûté le mousseux ? Messieurs, goûtons le mousseux, et recueillons-nous !

— Voilà ! fit Moquerard, tapant couteau contre fourchette. Il est lyrique en boustifaille ! Tandis que sur la politique et la sociologie, mon ordonnance, qui s’appelait Fesse en Bois, aurait dit : « Ce Monsieur raisonne avec la lucidité d’une poule qui a le derrière bouché. »

— C’est vrai, mon cher, que vous êtes taquin ! remarqua Colomb.

On goûtait le vin. Le soldat retapant la table, dit :

— C’que j’rigôle !

Et l’enfant, la langue déliée par ce breuvage des dieux, énonça enfin d’une voix pâteuse :

— J’rigôle aussi…

— Rigole ! Mais oui, mon vieux lapin, s’écria Grandgoujon, c’est de ton âge !

— Même de tous les âges ! dit Moquerard. N’est-ce pas, trésor céleste ? (il s’adressait à Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon). Que ce Monsieur est malpoli, mon ange, pour tes ris et tes grâces !

Mais Grandgoujon sourit, montrant, au contraire, son extrême politesse envers une personne dont les yeux lui donnaient du ravissement. Et songeur, la regardant :

— Depuis une heure, Mademoiselle, ce gosse n’a dit que trois mots. Il sera un petit français plein de sens.

— Comme c’est délicat, dit Moquerard, de tirer cette conclusion devant l’épouse en justes noces de Monsieur Punais, conférencier connu !

Et il dardait des yeux de dragon sortant de son antre.

— Oh ! Madame des Sablons me comprend ! reprit Grandgoujon. Il y a une lassitude générale ; nous ne croyons plus à ce qu’on nous dit, et nous ne savons plus ce que nous faisons.

— Parle pour toi ! fit Moquerard.

— Pardon !… dit Grandgoujon. J’ai cru d’abord que cette guerre nous ferait participer tous à la vie de la nation.

— Qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda tout bas Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon.

— Crois-tu, chérie ma blonde, qu’il le sache ? dit Moquerard.

— Pardon, pardon !… reprit Grandgoujon.

— Peut-on servir les côtelettes glacées ? demanda Eugène.

— C’est prêt ? dit Grandgoujon. Servez chaud !… Et surtout des assiettes tièdes !… Vous allez voir : c’est prodigieux !… Poilu… ça va ?

— Ah ! dit le soldat, c’que j’rigôle !

— Alors, il faut boire, dit Grandgoujon. Eugène, n’oublie pas le petit rouge !… Elle n’est pas formidable cette maison ?… Revenons à ma théorie…

— Revenons, dit Moquerard.

— Avant, dit Grandgoujon, nous vivions chacun chez soi.

— Maintenant, nous vivons chez les autres, et cocufions les maris, dit Moquerard.

À ces mots, Colomb éclata d’un rire, qui coupa net à Grandgoujon sa phrase. Inquiet, il regarda autour de lui.

— Continue donc ! dit Moquerard.

— Vous vous payez ma tête, fit Grandgoujon, qui se sentit moite. Buvons.

— Oh ! Monsieur, on ne se paie pas la tête d’un homme qui a commandé de pareilles côtelettes, dit, du bout des lèvres, Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon.

— N’est-ce pas elles sont fameuses ? reprit Grandgoujon s’enflammant de nouveau… mais, je vous en prie, ne vous pressez pas… je voudrais ce petit rouge… Eugène, sacré nom d’un chien, le petit rouge !

— La suite de la théorie ! dit Moquerard sur l’air des lampions. La suite de…

Malgré lui, Grandgoujon sourit :

— Ne me blaguez pas. Cette guerre m’a jeté, moi, un pas mauvais type en somme, et pas plus nul qu’un autre, — cette guerre m’a jeté comme tout le monde en pleine mêlée !

— Je t’écoute ! dit Moquerard.

— Moi, j’ai eu un père qui aimait les poètes, et ma mère raffolait des contes de fées.

— Il va remonter à Adam et Eve ! dit Moquerard.

— Du tout. Je m’explique. La réalité moderne était là, et chacun s’est aperçu…

— Attention ! dit Moquerard.

— … qu’il était noyé… dans des rouages trop nombreux.

— Dans des… ? Oh ! « noyé dans des rouages ! » fit Moquerard.

— Vous me comprenez, dit Grandgoujon, tout rouge et soudain passionné. On a appliqué le principe idiot de l’égalité, et on ne s’est même pas servi de nous, les intellectuels !… D’ailleurs…

— D’ailleurs quoi ? Vite !… Nous sommes anxieux ! dit Moquerard.

Grandgoujon songeait à la girouette et au cabanon. Il reprit :

— Non… Pour ne pas gâter ce dîner, je ne veux pas en dire davantage…

— C’est tout ?… Oh ! mais alors, si c’est tout, très, très bien ! dit Moquerard. Très joli et fort bien dit !

Il se contorsionnait. Colomb riait. Madame des Sablons riait ; on entendait un gai murmure approbateur.

— Puisque tu te tais, dit Moquerard, je t’engage à boire : tu ne l’as pas volé !

— Remarquez, Madame… dit Grandgoujon…

— Ah ! il ne se tait pas ! cria Moquerard.

— Remarquez que je ne suis nullement anarchiste…

— Bois donc ! dit Colomb.

De plus belle tout le monde riait.

— Si on avait su m’employer…

— Employez-vous à boire, fit doucement Madame des Sablons.

— Je vous jure, Madame, que je me serais fait crever pour le pays ! dit avec force Grandgoujon, qui avait de la sueur aux tempes.

— Comme moi ! Moi aussi ! Oh ! et moi ! fit Moquerard simulant le délire. Mais buvons ! Je veux boire ! Moi je bois !

— Seulement j’ai quarante ans… continua Grandgoujon en sourdine.

— Entends-tu, ma blonde ? dit Moquerard à Mademoiselle Dieulafet, de l’Odéon, il dit son âge ! Nous ne le savions pas… Tu vas être obligée de nous livrer le tien.

— Et à quarante ans, dit Grandgoujon, on a vu pas mal de choses finir en eau de boudin…

— En sorte, dit Moquerard, qu’il ne faut pas lui bourrer le crâne ?

— Je te laisse le dire ! reprit Grandgoujon. Je sais, quand je lis les journaux, que pour avoir la vérité il faut en enlever la moitié, puis prendre le quart de ce qui reste : je suis averti. Ce que je dis, c’est que moi qui n’étais ni usinier ni stratège, je pouvais tout de même être moralement une force et, qu’avec moi, on n’a pas su profiter d’une énergie nationale !

— Oh ! Conclusion sublime et transportante ! dit Moquerard, qui, dans ses transports, faillit se laisser choir sous la table.

— Heureusement, reprit Grandgoujon, voici l’Amérique dans la danse : qu’ils se tirent d’affaire ! Mais qu’on ne revienne pas me chercher : c’est fini, on ne m’aura plus !

Et il s’épongea.

— Ça, dit Moquerard, se relevant, c’est notoirement du défaitisme, mais c’est bien dit, et c’est pensé. Après quoi, chère âme, ne peux-tu pas nous repayer une bouteille de ton petit rouge ?

— Eugène ! appela Grandgoujon. Du rouge !

Alors, Moquerard de s’ébrouer :

— Ça y est ! Ça y est déjà ! On l’a ! Nous l’avons !

Grandgoujon ne se troubla pas :

— Parce que je veux bien !

Puis, avec grandeur, il commanda de la salade et du pâté, du pâté de la maison, lapin et porc hachés, tout bien cuit dans un jus provenant des os bouillis, avec un doigt d’eau-de-vie et les quatre épices.

Et il le présenta, disant :

— N’ayez crainte : ce n’est pas de la chimie.

Puis il s’excusa qu’il n’y eût plus aucun dessert vraiment louable :

— Mes amis, nous serons vainqueurs et les mers sont libres. Seulement… quand on demande un petit gâteau feuilleté, on vous répond : « Le ministre l’interdit. » Chameau !… Je voudrais voir ses menus. On ne lui sert pas à tous les repas du porc-épic, fourré d’aiguilles à tricoter… Eugène !… donne-nous ce qui reste. Des ploums ! Douze pour huit !

— Douze ? dit Moquerard. Alors tout le monde n’en a pas deux ?

— Seize ploums ! cria Grandgoujon, vingt ploums, pour que les amateurs en aient trois. Et du café ! Un moka général ! Et de l’eau-de-vie de marc, de dessous les fagots !…

— Et ça y est ! Ça y est encore ! On l’a toujours ! recommença Moquerard.

— Plus l’addition ! lança enfin Grandgoujon avec un geste large.

Mais tous se récrièrent, surtout Colomb. Grandgoujon prit un air triste :

— Je tiens à payer : aujourd’hui, ne me faites pas de peine.

À ces mots, le soldat, une fois de plus, lâcha un :

— Bon sang ! C’que j’rigole !

Et Grandgoujon, cherchant des billets, tira de sa poche la photographie rendue par Mariette.

— Oh ! dit Madame des Sablons, cette surprise ! Faites-m’en cadeau. Mon mari en voudrait tellement une !

— Madame, dit Grandgoujon gravement, je l’avais à votre intention.

Il la lui passa, et guetta Moquerard et Colomb, mais ni l’un ni l’autre ne parurent voir ni entendre : ils causaient entre eux.

La fin de la réunion fut particulièrement bruyante. C’était à qui relancerait Grandgoujon, et il en était heureux, à cause des yeux pleins d’amitié que lui coulait Madame des Sablons. Il avait ramassé deux bouchons sur la table :

— Les vins bus, sentez-moi les bouchons !

Mais Colomb se leva :

— Messieurs, quoique ceci n’ait aucun rapport avec les bouchons, je vous déclare que je me sens, ce soir, plein de hardiesse et de courage !

— Dieu ! Il va nous tirer dessus ! cria Moquerard.

— Par courage, j’entends espérance.

— Ça, c’est le vin ! reprit Moquerard.

— Non ; c’est la foi dans mon pays. Je vous dis en vérité…

— Voilà qu’il parle comme l’Évangile, dit Moquerard.

— Je vous dis que nous sortirons de ces horreurs avec avantage, et la fin… est peut-être plus proche qu’on ne pense !

— Ils sont tous saouls ! Bravo ! Bravo ! Un bouchon ! Deux bouchons ! Bravo ! Bravo ! dit Moquerard.

Et on se sépara, en évoquant tout à coup avec regret la pauvre Madame Grandgoujon qui aimait les réunions jeunes et gaies.

Le soldat avait l’air de les aimer aussi, car ému par ce qu’il avait absorbé, il s’en allait mollement, continuant de rire. Le petit réfugié suivait, redevenu muet, pendu à la capote du bonhomme.

— Je vais te reconduire à ton train, vieux camarade, dit Grandgoujon. Puis je ramènerai ce gosse-là chez moi.

Sans se presser donc, ils prirent trams et métro, nonchalants, heureux, reparlant du mousseux ainsi que du petit rouge. Ils arrivèrent à la gare, et le soldat retrouva sa femme, qui roula tout de suite des yeux égarés :

— Qu’est-ce… t’as fait d’tes musettes ?

Ses musettes ? Tiens, c’est vrai, il avait des musettes avec un jambonneau, un gâteau de riz, tout un garde-manger préparé soigneusement. Mais il se tâtait en vain… plus rien sur lui.

— Ça, c’est rigolo ! dit-il simplement.

— Oui, ça c’est rigolo ! reprit Grandgoujon.

Et du ton le plus naturel le soldat fit :

— C’est que je les a perdues… Ah ! ben va, t’en fais pas… on vient de s’appliquer un rude boulot !…

— C’est vrai, dit Grandgoujon, qu’il n’y a pas à s’en faire.

Mais la femme avait un tremblement.

— Comment t’as pu les perdre ?… T’as-t-il pris le métro ?

— Oui, oui, on a pris le métro, dirent en chœur le soldat et Grandgoujon.

Il y avait foule dans cette gare. Un agent grogna :

— Circulons ! Vous partez, vous ?

— Pas moi, dit vivement Grandgoujon.

L’autre salua :

— C’est moi, M’sieur l’Commissaire.

Sa femme essayait de le retenir et de protester :

— Enfin… tes paquets ?

Il répéta encore : « T’en fais donc pas ! » ; il franchit la barrière, et avec une figure joyeuse, il agita les bras, cria : « Ohé ! Ohé ! », perdit de vue sa femme qui fut prise dans un remous, aperçut seulement Grandgoujon avec le petit, et mettant ses mains en porte-voix :

— On les aura ! cria-t-il.

— Bien sûr qu’on les aura ! répondit Grandgoujon.

— Et si on les a pas, fit le soldat, on les laissera !… Et tu parles d’un blair qu’ils f’ront !

Puis, sans musettes, il disparut, riant, rond comme une pomme, et tout à fait heureux, quoiqu’il retournât à la guerre, sans rien rapporter aux copains.

Grandgoujon ne retrouva pas la femme ; au surplus, il ne la chercha point. Il prit une voiture avec son mioche et rentra. L’enfant n’avait pas lâché le panier du cochon d’Inde. Alors, Grandgoujon commença par lui présenter le chat et l’oiseau sans derrière :

— Ma pauvre mère aimait son chat, vois-tu. C’est un chat tombé et qui s’appelle Guillaume, mais il est quand même intelligent. Ma mère avait une sonnette dans sa chambre, un cordon près de son lit. Un jour, le chat l’a tiré pour qu’on vienne : Monsieur avait besoin d’aller dans son plat !

L’enfant ne bronchait pas : aucune réaction. Alors, Grandgoujon le coucha. Pour cette première nuit, il l’installa dans ses propres draps, et il lui dit :

— Tu vas bien dormir ici. Dors avec ton cochon d’Inde et, surtout, comme disait le copain, ne t’en fais pas ! Tu peux me croire, je suis un homme de quarante ans.

Mais un long discours était inutile : l’enfant déjà dormait. Grandgoujon se le fit donc à soi-même. Il se mit à la fenêtre d’une pièce voisine ; il leva le nez vers le ciel qui fourmillait d’étoiles et de blanches traînées, et il se dit :

— Quelles puces nous sommes ! On me traite d’embusqué parce que je parais gros… Vu de là-haut, qu’est-ce que je suis ?

Il alluma sa pipe, puis songeur :

— Le terrible, c’est que j’avais une nature à ne pas me fâcher avec l’humanité… Il a fallu cette ordure de guerre…

Il tira deux bouffées qui étaient rondes comme lui :

— D’ailleurs, suis-je fâché ?

Du dehors arrivait un bon air parfumé par les arbres.

— Puisque je prends ce gosse… On dira : « Vous ne vous esquintez pas le tempérament aux armées, c’est bien le moins !… » Mais d’autres auraient répondu : « Je ne suis pas forcé. »

Il s’assit :

— Je ne serais pas mauvais, moi, si on me traitait proprement. Elle le sent bien, la dame enjôleuse du dessus : elle me donne des poignées de main, qui suffisent presque à cocufier son mari. Mais son mari a confiance… Quoique phraseur, c’est un brave homme… Et Colomb est un utopiste, mais c’est un cœur… Quant à l’autre iroquois, le lieutenant-soldat, il pose pour la galerie, mais on ne sait pas ce qu’il est… Si je regagnais quelques kilos, je redeviendrais indulgent.

Il vida sa pipe sur le balcon, par petits coups qu’il accompagna de phrases martelées :

— Indulgent… mais… je ne tiens plus à être une poire…

Sur cette image, il s’arrêta :

— Ce chameau de Moquerard dirait que je me bourre le crâne à moi-même… Qui sait ?…

Il se remit à fumer :

— La pensée, ça m’a l’air d’une telle blague !

De nouveau, il regarda les étoiles :

— Dans un monde… où il y a tant de mondes… qu’est-ce que vous voulez piger et juger ? Ma pauvre mère, quoique en disent quelques sales gens, c’est un doux souvenir qu’elle soit morte… en riant. Nous n’étions pas faits pour avoir encore une guerre de Boches sur le dos, surtout moi, à quarante ans : je suis juste entre deux guerres. Et je ne sais pas si c’est la finance internationale ou les métallurgistes qui ont décidé cette fripouillerie, mais ce sont de rudes cochons ! L’orgueil toujours, et l’intérêt ! Qu’est-ce qui peut les intéresser dans l’intérêt ?… De quoi manquait-on ? Ah ! je n’avais pas envie d’un morceau d’Allemagne, non merci !… Mais ils nous haïssaient, ces messieurs… Tout de même quand on en tient un… Si j’avais eu vingt ans !… Quand j’en aurai soixante, je parlerai aux jeunes gens… Cette fois je suis trop vieux pour agir, pas assez pour causer !

Il s’enfonça dans son fauteuil :

— Ça serait pourtant fameux de vivre sans avoir d’ennemis !… Cette Mariette, quelle buse ! Elle ne m’aurait jamais reparlé, je ne l’aurais peut-être jamais remarquée. On a les nerfs à fleur de peau avec ces Boches. Vermine !…

Il prêta l’oreille :

— Par moments, on croit entendre le canon… C’est trop loin… Pauvre Paris, il souffre assez moralement !… Il est comme moi : inutilisé.

Et il continua ainsi de converser, se demandant où pouvait être sa mère, si Dieu se soucie des hommes, d’où vient le vent. Puis il élabora un plan pour son petit réfugié. Avec tendresse il pensa à Quinze-Grammes qui l’avait mené se rafraîchir chez son père. Il eut des regrets de s’être montré violent pour les Poisson : « Je n’avais qu’à me glisser dehors. » De Creveau même, il conclut : « Il a été brutal avec elle, mais il s’est conduit correctement… comme avec moi… car, en fin de compte… Et je l’ai toujours dit : c’est un type prodigieux ! »

Grandgoujon n’avait pas sommeil. Le petit dormait dans son lit : il décida de veiller. Il était en veine d’idées philosophiques, mais elles lui donnaient soif.

— Je boirais la mer et ses poissons !

Il alla donc à la cuisine, avala du café froid, et, de nouveau, à la fenêtre, il songea à l’amour, à la mort, à la guerre. Puis, comme le ciel s’éclairait d’une première lueur, il s’aperçut qu’il faisait frais. Et cette fois il but du café chaud. Des journaux lui tombèrent sous la main : il n’en avait pas lu depuis trois jours ; il y fit deux découvertes : d’abord la date : 14 juillet ; ensuite que des troupes du front allaient défiler sous ses fenêtres.

— Par exemple !

Et il en eut une vraie joie.

Il était cinq heures et demie. On marchait déjà sur le boulevard ; des voix montaient. Des gens s’arrêtèrent pour occuper les bancs. Puis des soldats vinrent, territoriaux qui firent la haie le long des trottoirs. On les interrogea :

— À quelle heure que ça doit passer ?

Et comme ils ne savaient rien, paisiblement, on se groupa derrière eux pour attendre.

La foule s’ébauchait. C’était un matin sans chaleur, un peu humide : une buée légère marquait la première émotion de la grande ville.

Au bout d’une heure, Grandgoujon, nerveux, réveilla le petit, et le conduisit sur le balcon. Des deux mains, l’enfant s’accrocha à la rampe : il avait les cheveux mêlés et les yeux fixes.

— Tu vas voir, lui dit Grandgoujon, passer des soldats… des soldats comme moi et le brave homme qui t’a amené… C’est ma maman à moi qui aurait été heureuse ce matin : elle les aimait tant ! Car ces soldats que tu vas voir se sont éreintés pour nous, pour toi, comprends-tu, pour que tu n’aies pas un petit casque à pointe sur la caboche !… Mais ris donc quand je te dis des choses drôles : tu es sérieux comme le Pape !

Le petit regardait, pétrifié. Et Grandgoujon ne sut jamais si ce spectacle de la rue le glaçait d’horreur ou l’emplissait d’une joie sacrée.

Sur le balcon de Madame des Sablons, au-dessus, on entendait parler. Grandgoujon n’osait pas renverser la tête pour voir. Elle avait des amis. Colomb ? Moquerard ? S’il montait, lui aussi ? Mais il se dit : « Je serai plus fort en restant. »

Brusquement il éternua, et, soulagé :

— Et puis… je ne veux plus m’occuper d’histoires de femmes ! Si je me décidais pour une, j’aurais tout de suite envie d’une autre. Quels yeux avait cette petite d’hier soir ! Et un cou de tourterelle ! C’est tout de même épatant, ce monde du théâtre !… Ah ! sans la guerre, la vie était riche : il n’y avait qu’à regarder pour aimer.

Il continua avec l’enfant :

— Tu t’amuses ?… Sacré petit bonhomme, dis-le donc !… Tu es là, hérissé comme des margottins… Nous n’allons pas vivre ensemble sans parler ? Je te fais peur ?… Je suis trop gros ? Mais j’ai maigri, mon vieux ! Et ton cochon d’Inde, qu’est-ce que tu en as fait ? Il faut l’amener : ça va l’amuser, lui aussi, de voir des soldats.

Dans la rue, des camelots parurent, vendant de petits drapeaux, que les hommes glissaient dans leurs boutonnières et que les femmes épinglaient à leurs corsages. Le Paris de la rive gauche, Vaugirard et Montrouge, d’un pas alerte, dans une rumeur de voix, descendait vers la Seine et le boulevard Saint-Germain. Des grands-pères entraînaient des moutards ; et les mains rapprochées avaient le même frémissement, car les vieux couraient voir des gars comme leurs fils, et les petits des soldats pareils à leurs pères.

Mais la rive gauche, qui se hâtait au-devant des armées, rencontra la rive droite, Belleville et Ménilmontant, qui s’empressait en un élan pareil. Alors, il y eut un remous et du tumulte. On eût dit deux marées qui s’affrontaient. Puis, en grondant, elles refluèrent ; on vit Montrouge remonter, se tasser, et cette foule aux mille pieds s’arrêter, immobile. Personne, soudain, n’osa plus bouger, par peur de perdre sa place ; seules, des mains remuaient, éventant les visages ; un vaste bourdonnement monta de ce peuple ainsi massé ; le ciel continuait d’être gris et modeste ; il y avait une immense attente dans l’air et dans les cœurs.

Et ce fut tout à coup, légère et surprenante, qu’éclata la fanfare des troupes qui s’en venaient de la bataille.

Pour dominer le murmure de mille bouches qui parlent à la fois, il faut que les clairons et les tambours soient proches : quand on les entendit, c’était qu’on les voyait. Les pieds se dressèrent, les cous se tendirent ; les hommes levèrent les mioches sur leurs épaules ; et l’on vit en effet, entre ces Parisiens, vieillards, femmes, enfants, qui s’écrasaient pour leur laisser le passage, on vit paraître les Soldats.

Il se fit un silence poignant. Grandgoujon souffla au petit : « Vois-tu bien ? » Et à cette minute solennelle, Mariette, dont il ne savait plus rien, Mariette, humble et les yeux baissés, se glissa sur le balcon, bredouillant : « Monsieur permet ?… »

Il répondit :

— Les voilà. Vous arrivez à temps !

Lentement, en tête, s’en venait la Légion étrangère, le corps des héros qui ne disent pas leurs noms, ceux qui se battent selon leur conscience, avec une étiquette d’emprunt ; mais ils ne peuvent changer ni leurs yeux ni leurs fronts, où se lisent d’héroïques misères. Comme ils étaient nombreux !… Ce fut une stupeur pour le peuple… Devant le mystère il se tint respectueux et muet ; et il salua, sans crier ni battre des mains.

Les chasseurs suivaient.

Troupe unique, nerveuse, crâne, dont le pas martelé dit à l’oreille : « Nous sommes sans peur et sans reproche ! » D’alignement impeccable, ils avançaient serrant ce qui fut leur drapeau, dont la vue, brusquement, fit frémir les âmes. Car ce n’était qu’une hampe où pendait une terrible loque, mais dans ce lambeau d’étoffe informe survivaient les trois couleurs, avec une frange d’or déchiquetée. Le courage, la violence et l’horreur que représentait ce bout de soie trouée par le fer, brûlée par le feu, déchirée par des mains haineuses, — cent combats meurtriers, l’enfer de la bataille, le corps-à-corps hideux, la foule les vit, et elle exhala son émotion d’une voix haletante, coupée et suspendue au battement des cœurs secoués fougueusement.

Comme si le cri du peuple avait crevé les nuées, un rayon du soleil déjà haut vint éclairer cette gloire. Et les chasseurs passèrent.

Après eux, ce furent les fantassins du 152e, couverts de fleurs par les femmes des faubourgs ; tous, jusqu’aux plus humbles, avaient une Légion d’honneur en roses rouges sur le cœur. Ils escortaient aussi un étendard dépecé qu’ils parfumaient en l’entourant. Leur main droite soutenait une arme ; leur bras gauche portait une gerbe. Ils étaient à la fois comme la Guerre et la Paix. Grandgoujon, de son balcon, cria :

— Bravo les gars !

Mais derrière, déjà, les suivants arrivaient. On n’avait plus le temps d’admirer ; chacun aurait voulu voir mieux et plus loin ; chacun se dressait ; chaque tête remuait ; une fièvre agitait ce Paris assemblé, devant ces troupes plus étonnantes encore qu’il n’espérait. En face de chez Grandgoujon, une boutique de fleuriste fut vidée par vingt femmes qui payèrent sans compter ; elles avaient vu des fantassins couverts de roses ; elles voulaient que tous les autres en eûssent aussi ; la fleuriste donna ce qu’elles n’achetèrent point, et ce fut une pluie de fleurs sur les hommes qui défilaient.

Ils les méritaient bien. Ils étaient les plus grands et les plus courageux, choisis parmi tous pour montrer à Paris les drapeaux des armées, ils tenaient ces restes d’étendards-fantômes avec une raideur qui marquait leur pieuse émotion ; et le peuple, à la vue de ces drapeaux morts dans des mains vivantes, applaudissait, criait, secouait des cannes, des chapeaux, des éventails, et des mouchoirs.

— Bravo ! Bravo ! Ah ! quel pays que la France ! fit Grandgoujon qui, sur son balcon, s’agitait, et qui, le cœur emporté, commençait de transpirer à grosses gouttes.

Solennels, les officiers rendaient le salut à la foule, d’un large coup de sabre qu’ils pointaient vers le sol. Et on vit des tirailleurs sénégalais, des cavaliers, des artilleurs et de l’infanterie, encore et toujours, qui s’en venaient par masses, toutes les provinces ayant leur troupe héroïque à faire voir à la capitale. Derrière chacune, trottaient des blessés qui avaient retrouvé leur régiment et voulaient le suivre quelques minutes, tant bien que mal, d’une seule jambe, entre des béquilles, avec l’aide surtout de la musique qui rassemblait et ranimait cette misère éparse des anciens champs de bataille.

Mais le plus beau, sans doute, et le plus imprévu, fut un arrêt dans ce défilé triomphal. Les hommes firent halte et laissèrent voir leurs yeux, Alors, cette foule qui ne se contenait que pour qu’ils passâssent, se gonfla, déborda, et les vint embrasser.

Le soleil, cette fois, avait fondu les nuages. L’air était tiède et lumineux. Toutes ces âmes populaires se donnaient par les yeux ardents et les mains tendues. Puis l’admiration devint de la tendresse ; les cris se muèrent en paroles ; une buée flotta sur cette armée en sueur et sur ce peuple en joie, et une fraternité, plus forte que les cœurs mêmes, unit les civils avec leurs soldats.

Grandgoujon quitta son balcon. Il courut à la cuisine, suivi de Mariette éperdue :

— Donnez-moi deux bouteilles de vin… trois, quatre… Bon. Prenez-en autant… Passez-en au petit… Suivez-moi tous deux.

Et ils dégringolèrent l’escalier. Toute la maison, d’ailleurs, descendait. Toutes les maisons voisines se retrouvèrent dans la rue. Madame des Sablons était déjà sur le trottoir. Elle portait des gâteaux et des cigarettes ; elle n’avait jamais été si blonde, et elle criait : « Vive la France ! »

Grandgoujon perça la foule. Haletant, il disait : « Pardon… laissez-moi passer… c’est du pinard pour les gars… »

Il sortit un tire-bouchon de sa poche, et se mêla aux Alpins.

— Je suis le père Grandgoujon, les poteaux !… J’ai quarante ans et je reviens de chez vous : je sais à qui je parle !… Vous êtes prodigieux !… La France a toujours été le pays des soldats formidables !… Voilà déjà trois bouteilles… des bouteilles qui sont des litres… On va vous en redescendre… Mariette, approchez donc, nom d’une pipe en terre !… Ah ! le père Grandgoujon vous admire !… Tendez vos quarts, les gars… Vive la France ! Et à la victoire !… Quelle journée, mes enfants !… Connaissiez-vous Paris, Paris qui vous aime et vous acclame ?… Et vous rendez-vous compte de ce que vous êtes, vus de là-haut ?

Il désignait son balcon. Les Alpins riaient. Des femmes et des jeunes filles, mêlées aux troupiers, bourraient leurs musettes. Et des fenêtres de toutes les maisons, des vieux ou des enfants, qui n’avaient pu descendre, jetaient des paquets que les soldats attrapaient au vol. Tout le cœur de cette capitale se donnait dans un élan. Il y eut là des minutes lyriques. Cette foule improvisa un poème de génie. La Poésie, d’un grand coup d’aile, vivifia tous les gestes, et les visages sentirent l’air qu’elle fit en passant.

Ces hommes, vus de près, semblèrent au peuple des géants. Ils sortaient des combats, de la terre des tranchées, de la vie âpre et cruelle. Ils avaient la main calleuse et le front tanné, et sous le ciel doux de Paris, dans ces avenues aux arbres minces, parmi cette foule civile, près de ces corsages de femmes, eux, ils apportaient dans leurs capotes déteintes, dans ce qui restait de leurs étendards sauvages, sur leurs traits mâles et dans leur lourde allure de soldats miséreux, tout ce qui fait la grandeur et l’horreur de la Guerre. À cet instant Paris, malgré ses millions d’âmes, Paris avec toute son histoire et son passé sublime, Paris, le grand Paris, ne fut qu’une ville intacte et petite à côté d’eux.

Et pourtant, ces hommes, que tant de bouches de femmes et d’enfants acclamaient à perdre le souffle, les remerciant d’avoir la vie, — ces hommes, après avoir tout enduré pour sauver cette ville et cette foule, avaient encore l’air, eux, d’être reconnaissants ; il devenaient timides parmi cet enthousiasme ; et ils souriaient, surpris d’avoir tant mérité… On les touchait, on les serrait, on buvait dans leurs quarts, on criait avec eux : « Vive la France !… Vive… Vive la France ! » Ce cri, au lieu de jaillir une fois du cœur, se répétait à l’infini comme un écho dont l’enthousiasme ne se lassait plus. Des femmes, les yeux brillants, demandaient : « Connaissez-vous mon mari ?… Il est aussi dans les chasseurs ». Et Grandgoujon, versant du vin toujours, répétait encore :

— Vive l’armée ! Qu’ils sont beaux, les gars !

Puis, il buvait avec eux ; il avait sa capote ouverte ; il frappait sa poitrine. Soudain, il aperçut sur la chaussée Madame des Sablons qui le regardait. Elle était dans son uniforme bleu-horizon de femme de bien mobilisée. L’aimait-il moins dans cette tenue ? Il cria de nouveau simplement : « Vive la France ! »

Et elle répondit :

— Oh ! oui, mille fois vive la France !

Des soldats levèrent leur béret. L’un fit :

— Hé ! c’t’une bath poule !

Et Grandgoujon reprit :

— Une femme admirable, qui comprend les poilus !

Il leva le nez : il vit Moquerard à côté de Colomb qui, sur le balcon, se trémoussait. De là-haut, Moquerard laissait pendre un paquet au bout d’une ficelle, mais il lâcha tout, lorsqu’il aperçut Grandgoujon, et il cria aux soldats :

— Tapez-le !… Videz-le !… C’est un ancien cantinier : il a des sous plein ses poches !

Grandgoujon éclata de rire. Il le montra aux Alpins :

— Quel numéro ! J’aurais voulu être au front avec lui !

Ainsi, tout le monde était là : tous ceux qu’il connaissait… et qu’il aimait en somme, car tous étaient solidaires et avaient été sauvés comme lui par ces braves… qu’il adorait ! Ce matin-là, il se sentait fondre de reconnaissance ; il avait des larmes plein les yeux. Dans la foule, une voix cria :

— Eh ! Vieux Grandgoujon ! On r’connaît pus les amis !

C’était Quinze-Grammes dans un arbre, qui reprit, les mains en porte-voix :

— Pas moyen d’arriver chez toi… Fumiste, t’avais fait mettre des flics…

— Ah ! ce brave copain ! fit Grandgoujon, fougueusement. Je t’aime aussi, va, toi, et ma mère t’aimait… N’est-ce pas qu’ils sont épiques ?

Il montrait les soldats.

— C’est des lapins ! cria Quinze-Grammes.

Et les chasseurs riaient encore, buvant toujours.

L’air était chaud : il montait de cet échange d’amitié une énorme rumeur ; des gosses sautaient et dansaient ; sur tous les visages il y avait un rayonnement ; et les arbres, qu’animait une brise douce, balançaient leurs éventails de feuilles au-dessus de ces héros.

Grandgoujon, généreux, se laissait emporter comme un ballon dans le vent. Et à tous ses soucis d’homme mobilisé, à toutes ses questions de la nuit, il répondait carrément, avec force, en pleine rue, au milieu de l’armée, par l’éternel « Vive la France ! »

Et dès qu’il l’avait dit, c’était pour le répéter. Et il ajoutait : « Je deviens chauvin, moi, à voir tout ça ! La France, quel pays ! »

Jamais il n’avait vécu pareil jour. Il allait de l’un à l’autre :

— Embrasse-moi, quoi ?… Tu as peur du papa Grandgoujon ?

De près, il les trouvait tous jeunes :

— Des galopins ! faisait-il.

Mais il expliquait aux femmes avec attendrissement :

— Il n’y a que des hommes jeunes qui puissent continuer cette guerre-là.

Soudain, il recourut chercher d’autres bouteilles. Le temps qu’il revînt, il y avait eu faux départ. Les soldats avaient avancé. Il en retrouva d’autres. Qu’importe ! Il recommença, avec une aussi chaude exubérance :

— Je suis le père Grandgoujon, un vieux de la vieille… J’ai été enterré par une marmite, en portant une girouette à un de vos colos… Ah ! la rosse !

Il riait, se tamponnait le visage. Et il était aimé tout de suite ; les soldats lui tâtaient le râble et les bras :

— Ben, mon poteau, t’as rien comme lard !… Les jours qu’on a pus d’singe…

Pour eux, il vida ses poches :

— Voulez-vous mon briquet ?… Quoi, tu n’as pas de couteau ?… Attends, j’ai une pipe neuve…

Rouge, soufflant, il leur disait :

— C’est si beau de faire ce que vous faites, de défendre un pays comme le nôtre !

Il n’avait plus de scepticisme, plus de rancœur, rien que de l’amour et de l’exaltation, toute sa grosse bonne nature.

— Buvons, les enfants ! Si ma pauvre maman vous voyait !… Vivent les Alpins !…

— Eh ! On t’emmène, hein ? dit l’un d’eux tout à coup. Tu nous f’ras rigoler !

Grandgoujon mit la main sur son cœur :

— Si je pouvais !

Il montra les pans de sa capote :

— Elle en a vu de dures aussi !

Puis il eut un frémissement, car il songeait qu’eux ils allaient repartir, que pour eux ce n’était qu’un répit, cette fête, et pour beaucoup qu’une griserie avant la mort. Les pauvres ! Quelle époque !…

Il y eut un ébranlement dans la colonne : elle se remettait en marche. Arme sur l’épaule. Coup de sifflet.

— Vivent… Vivent les gars ! cria Grandgoujon. Ah ! les braves gars !… Il y a un bon Dieu, allez, les enfants ! Les Boches m’ont tué ma mère, mais on aura la victoire… et la paix ! Et ça sera pour toujours !… Une dernière fois donnez vos quarts !

— Bravo, Grandgoujon ! lança Madame des Sablons.

— Vivent les femmes de France ! répondit-il.

Il vida encore des bouteilles, moitié dans les gobelets, moitié sur la chaussée.

— Emportez-le !… postillonnait Moquerard, trépignant sur le balcon.

Grandgoujon avait pris le pas des fantassins ; il marcha cinquante mètres avec eux.

— À r’voir ! cria Quinze-Grammes, du haut de son arbre. Bonne chance !

— On l’emmène à la campagne ! répondirent les Alpins.

— Hélas ! Je ne marcherais pas longtemps ! reprit Grandgoujon.

Il serrait des mains, envoya des baisers, se dégagea.

D’autres troupes venaient derrière, qui le bousculèrent un peu. En hâte il regagna le trottoir et la foule, et comme on l’appelait de loin :

— Viens donc, quoi ! Tu vas pas nous plaquer ?

Il cria de tout son cœur et de toutes les forces de sa santé :

— Je ne peux pas !… Je suis soldat !

FIN