Grands névropathes (Cabanès)/Tome 3/4

La bibliothèque libre.
◄   HENRI HEINE THOMAS DE QUINCEY   ►

JONATHAN SWIFT

Chez nous, il est connu surtout comme l’auteur des Voyages de Gulliver, « cette inimitable et inépuisable satire », et non pas un ouvrage de pure imagination, comme des esprits superficiels en ont, d’un jugement sommaire et dédaigneux, trop vite décidé.

Le récit, étrange et merveilleux, qui a charmé notre enfance, et son affabulation ingénieuse, ont trop fait négliger le côté philosophique, et de vérité humaine, de cette œuvre si justement qualifiée de chef-d’œuvre, qui, sous des invraisemblances manifestes, laisse apercevoir tant de détails réels, atteste une acuité d’observation et une rigueur de logique[1], qu’on n’attendait pas d’un homme aussi pétri d’excentricité que le fut Jonathan Swift, « le Doyen » comme, de coutume, on le désignait.

Dans les Voyages de Gulliver, la misanthropie atteint, selon l’expression d’un critique[2], à la hauteur d’une vertu cardinale. Tout le talent et aussi tout le mépris du satirique pour « cet animal qu’on appelle l’homme » s’y trouvent concentrés : on pourrait presque dire que c’est de la bile recuite.

La société le rebute plus encore que l’homme ; il ne se lasse jamais de la bafouer.

À Lilliput, on choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde ; à Laputa, le prince oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre en léchant la poussière du parquet ; et lorsque ce doux tyran veut se débarrasser de qui le gêne, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune, empoisonnée, qui tue infailliblement en vingt-quatre heures celui qui s’en frotte seulement les lèvres.

Swift fait un tableau des moins séduisants d’animaux au « corps singulier et difforme », dont les têtes et les poitrines étaient « couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autre fois plat ; ils avaient des barbes comme les chèvres, une longue bande de poil tout le long de leur dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes ». Ces êtres répugnants, ce sont les yakows, qui ont tous les vices et toutes les laideurs, mais qui l’emportent néanmoins encore sur les hommes, « dont la misérable raison a empiré ces vices », et qui constitue bien « la plus pernicieuse race d’odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de la terre ».



SWIFT
(Collection de l’auteur)

Ce pessimisme foncier, cette misanthropie farouche, où Swift en avait-il puisé les germes ? On ne naît pas généralement avec cette âcreté d’humeur, cette rudesse réfléchie, qui trouve une amère jouissance à contrarier, à se plaire dans la contradiction : cette brutalité consciente, qui n’entend se plier à aucune concession, on ne la trouve pas dans son berceau : c’est la vie, la vie mauvaise, avec ses déceptions et ses humiliations, qui les fait naître. Ce cynisme hardi, qui sert, chez notre pamphlétaire, de voile à de secrètes amertumes, il ne l’a qu’à la longue acquis. Les souffrances, les rancœurs de sa jeunesse ont, à coup sûr, influé sur son caractère, l’ont façonné, l’ont modelé et ont amené à leur paroxysme les manifestations d’une prédisposition à l’amertume.

Sa première révolte date du temps où, pauvre écolier, bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, il était misérablement entretenu par la charité d’un oncle. Refusé à un examen pour son ignorance en logique, il se présentait une seconde fois, sans avoir daigné lire la logique. Il fut reçu, mais avec quelle pitié dédaigneuse ! Son orgueil en conçut un ressentiment qui ne se calmera plus. Cet orgueil, en toutes circonstances, se manifestera : c’est la pierre de touche de son caractère.

Quand, simple et obscur journaliste, il reçoit du premier ministre un billet de banque à la suite de ses premiers articles, il répond à cette offre qu’il juge insultante, en renvoyant le présent et en exigeant des excuses — qu’il obtint, d’ailleurs.

Plus tard il se donnera l’amer plaisir de se montrer implacable en toutes circonstances. Il ne tolérait de personne qu’on lui manquât, traitant avec arrogance les plus hauts dignitaires.

Le secrétaire d’État l’avisant que le duc de Buckingham désirait le connaître, il répond que « cela ne se peut, qu’il n’a pas fait assez d’avances ». Le duc de Shrewsbury lui faisant observer que lord Buckingham n’avait pas l’habitude de prendre les devants, Swift réplique qu’il attend toujours les avances « en proportion de la qualité des gens, et plus de la part d’un duc que de la part d’un autre homme ».

Il ne tenait pas plus compte du sexe que du rang, et se montrait avec les femmes d’une impertinence rare.

« Je suis bien aise, écrivait-il à la duchesse de Queensbury, que vous sachiez votre devoir ; car c’est une règle connue et établie depuis vingt ans en Angleterre que les premières avances m’ont constamment été faites par toutes les dames qui aspiraient à me connaître, et plus grande était leur qualité, plus grandes étaient leurs avances. »

Ce ne sont pas là simples propos humoristiques, c’était un parti-pris bien arrêté.

Un jour qu’il dînait chez le comte de Burlington, Swift (l’anecdote a été maintes fois rapportée) dit, en quittant la table, et s’adressant à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j’apprends que vous chantez : chantez-moi quelque chose. » Choquée de ce ton, lady fait un signe de refus ; Swift ne s’en obstine que davantage :

— Vous chanterez, sur ma foi ! Quand je commande, j’entends être obéi.

Le comte riait, mais sa femme avait les larmes aux yeux. Afin de ne pas se donner en spectacle à ses invités, elle se retira dans son appartement.

Quand Swift la revit :

— Eh bien ! sommes-nous toujours aussi fière et aussi peu complaisante ?

— Non, monsieur le Doyen, repartit cette fois lady Burlington ; je suis toute disposée à vous chanter une chanson.

Il n’en demandait pas plus, son amour-propre avait satisfaction.

En faisant la part du manque d’éducation première et aussi du mépris de ce qu’il considérait comme des futilités et hypocrisies mondaines, ces fantaisies, d’un goût douteux, ne sont pas seulement d’un humoriste effréné, il faut y voir les réflexes d’une susceptibilité et d’un orgueil maladifs ; « l’aigreur de la colère amassée et du dédain engorgé », a-t-on dit, en expliquant qu’il éprouvait comme une volupté à user de cette ironie — justicière à son avis, — à s’abandonner sans retenue à cette manie d’humilier, de déchirer, d’outrager.



POPE
(Collection de l’auteur)

C’était une revanche du temps où, déjà conscient de sa valeur, il était condamné à subsister des maigres aumônes de sa famille ; et aussi de ces années de servage qu’il avait vécues auprès de sir William Temple comme secrétaire, relégué à la table des domestiques, obligé de subir sans broncher les familiarités et les propos grossiers de la valetaille[3]. Vingt années durant il avait dû se plier à flatter un maître usé de goutte, irritable et dominateur ; à prodiguer des compliments à milady sa femme et milady sa sœur, sans se sentir jamais apprécié plus qu’un valet. Espoirs déçus, élans paralysés, humiliations constantes et pour couronner le tout, après avoir espéré une situation digne de son intelligence, n’aboutir qu’à recevoir une cure dans la misérable Irlande ! Pour une nature comme la sienne, rien n’était capable d’apaiser tant de rancœur amassée[4] !

Les bizarreries dont il était coutumier, les singularités de son caractère avaient de bonne heure fait douter de sa raison. Ceux qui l’approchaient de très près, habitués qu’ils étaient à son originalité, ne s’en offusquaient plus, mais aux yeux du plus grand nombre il passait pour un dément. Les habitués d’un café où il fréquentait, devant l’étrange spectacle de ses excentricités, l’avaient baptisé « le curé fou ».

Les mystifications auxquelles il se complaisait n’étaient pas toujours anodines ; s’il y en eut de plaisantes, on en cite de cruelles. Toutes portent la même marque de désenchantement amer[5].

Nous ne rééditerons pas ici l’anecdote trop connue du dîner remboursé à ses amis Pope[6] et Gay ; ni celle du malheureux tailleur qu’il condamna à passer une nuit entière sous ses fenêtres, dans son jardin aux clôtures dûment verrouillées, pour le punir d’un retard de vingt-quatre heures dans la livraison d’un habit…

Ses paroissiens eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de ses sarcasmes, malgré les conséquences qui eussent pu en résulter pour lui.

Un dimanche, il commença son sermon comme il suit :

« Il y a, mes frères, il y a quatre sortes d’orgueil : l’orgueil de la figure, l’orgueil de la naissance, l’orgueil de la richesse et l’orgueil de l’esprit. Je vous exhorte de toutes mes forces à vous abstenir des trois premiers ; quant au dernier, je ne vous en parlerai pas, car je vous crois tous fort éloignés d’un vice si condamnable. »

Pour se permettre de pareilles impertinences, il fallait bien connaître le public auquel on les destinait.

Avec les sots il était sans pitié.

Un jour, à Dublin, invité à la table du lord-maire, on l’avait placé à côté d’un jeune homme qui, ayant bu plus qu’il ne convenait, se mit à bavarder intarissablement. À la fin, agacé, Swift s’adressant à l’amphitryon : « Milord, lui dit-il, j’ai près de moi un fou qui m’ennuie et me fatigue depuis une heure ; obligez-moi en le congédiant. »

Dans quelque milieu qu’il se trouvât, son esprit sarcastique cherchait une victime aux dépens de qui s’exercer. Nous permettra-t-on de rappeler, à ce propos, l’histoire de la Méditation sur le balai ?

Pendant qu’il était à Londres, Swift passait une partie de son temps chez le comte Barkeley ; il faisait tous les jours à lady Barkeley une lecture morale et religieuse.

La comtesse s’était prise d’une belle passion pour les méditations de Boyle ; elle demanda au doyen de les lui lire. Pour se débarrasser de cette tâche importune, qu’imagina celui-ci ? Il rédigea, de sa propre main, une méditation sur ce thème : « Certainement, l’homme est un balai » ; il plaça cet étrange sermon dans le livre de Boyle et quand, le lendemain, il fut prié de commencer sa lecture accoutumée, Swift se mit à lire sa fantaisiste élucubration.

Sa tâche quotidienne terminée, Swift se retirait gravement, laissant lady Barkeley dans le ravissement. Aux premiers visiteurs qui se présentèrent chez elle, elle ne se tint pas de poser cette question : « Avez-vous lu les méditations de Boyle ? » La plupart des personnes présentes lui répondirent affirmativement. « Il en est une entre toutes, reprend lady, qui est véritablement délicieuse. — Laquelle ? s’empresse-t-on de demander. — La “Méditation sur le balai”. »

Tout le monde confessa son ignorance ; nul ne connaissait l’œuvre de Boyle portant ce titre. Alors la comtesse tendant ingénument, non sans un secret orgueil, le livre dans lequel le doyen venait de lui faire la lecture, qu’y trouve-t-on ? La méditation en question, mais tout entière de la main de notre humoriste ! De ce jour-là, Swift fut dispensé de faire la lecture à lady Barkeley.

Si nous avouons trouver plutôt amusante la leçon ainsi donnée à une « snobinette » avant la lettre, nous pardonnerons moins volontiers à Swift son attitude envers Daniel Defoë. Ce n’est pas ici la place de nous étendre sur les événements qui amenèrent l’auteur de Robinson Crusoë, à la suite de la publication d’une brochure de polémique religieuse[7], à subir la peine infamante du pilori ; nous voulons seulement noter qu’à l’encontre d’un sentiment général de protestation « contre l’injustice d’une peine odieuse infligée à un honnête homme qui n’avait fait que défendre sa foi », Swift affectait toujours, en parlant de Defoë, d’avoir oublié son nom et ne le désignait, avec une cruauté dédaigneuse, qu’en l’appelant « l’individu qui a été au pilori ». Menu fait, mais significatif : le malheur ne le désarmait pas.

Swift, on en a fait la remarque, ne fut jamais très tendre pour la plus belle moitié du genre humain ; les flèches qu’il a décochées au sexe prétendu faible ne sont pas plus mouchetées que celles dont il a gratifié le sexe fort.



DEFOË AU PILORI (1703)
(D’après un dessin d’Émile Bayard extrait du Magasin pittoresque)

La femme, Swift en avait la peur et plus encore la haine ; et quand on connaît sa force de haine, on présume jusqu’où elle put atteindre. Il n’épargna même pas celles dont le dévouement éprouvé eût dû le désarmer.

Deux admirables cœurs, Stella et Vanessa, « dont les noms, selon les termes du principal historiographe de Swift, entourent encore le sien d’une poésie secrète », lui prodiguèrent leur tendresse, et il les fit mourir de douleur.

On a voulu expliquer cette attitude de féroce misogynie, par une infirmité de nature spéciale qui, sans avoir la même origine que celle de Boileau, cet autre satirique, aboutissait aux mêmes résultats. À défaut de témoignages plus précis, et qui seraient, d’ailleurs, de contrôle malaisé, nous ne saurions scientifiquement en décider.

Swift, nous assure-t-on[8], recherchait la société des femmes, mais il évitait comme le feu le tête à tête. Pendant seize ans il confia l’administration de sa maison à la fille de l’intendant de son protecteur, sans qu’elle fût pour lui autre chose qu’une amie, quelque sentiment qu’elle lui pût témoigner et quelque désir qu’elle eût de changer de rôle.

À l’imitation de certains eunuques, qui croient pouvoir s’accorder le luxe d’un sérail, Swift eut la fantaisie de contracter mariage ; mais un mariage blanc, car il stipula qu’il y aurait perpétuellement séparation de corps.

Une autre femme, belle et riche, qui ignorait ce pacte, s’éprit de lui ; tantôt jalouse, tantôt soumise, si passionnée, si malheureuse que ses lettres auraient attendri le cœur le plus glacé, elle usa contre ce roc un sentiment qui frisait la démence et la conduisit au tombeau. Le même sort fut réservé à l’épouse secrète. Swift refoula le dévouement comme il avait répudié l’amour, après avoir laissé croître l’un et l’autre.

L’émotion qu’il éprouva à la mort de sa femme, assure-t-on, eut un contre-coup fatal sur sa santé depuis longtemps affaiblie. Peut-être eut-il à ce moment une lueur de pitié pour ses deux victimes.

Quoi qu’il en soit, nous constatons des troubles maladifs dès la jeunesse même, chez notre personnage.

Des vertiges, tout d’abord, qui ne lui laissaient guère de répit. Il en parle souvent dans sa correspondance, ainsi que des étourdissements auxquels il était sujet. Il lui arrivait parfois de quitter sa table et de se faire servir dans sa chambre, tant que duraient ce qu’il appelait ses humeurs noires.

Sa susceptibilité nerveuse était telle qu’une fois, étant aux rochers de Carberry, bien qu’il eût pris la précaution de se coucher pour affronter le précipice qu’il avait sous ses pas, il fut étreint d’une sensation vertigineuse telle que deux domestiques ne furent pas trop pour le tirer par les pieds à distance suffisante de l’abîme[9].

Il eut de graves troubles de l’audition ; la surdité s’installa assez rapidement : l’humoriste devenait de plus en plus amer, irascible et morose. Le pasteur Young rapporte qu’au cours d’une promenade qu’il fit avec Swift aux environs de Dublin, celui-ci s’arrêta soudain devant un orme dont les branches supérieures étaient desséchées : « Je serai comme cet arbre, dit-il, je périrai par le haut. » I shall be like that tree ; I shall die at the top.

Une lettre qui paraît avoir été écrite en 1740, et qu’il adressait à une parente, atteste une mélancolie profonde et comme le pressentiment de la catastrophe finale, que devait précéder le naufrage de sa raison.

« J’ai beaucoup souffert toute la nuit, mandait Swift à sa correspondante ; je suis très sourd aujourd’hui et j’éprouve de vives douleurs. Je me trouve si lourd, mes idées sont si confuses, que j’en ressens une tristesse profonde… Je sais à peine ce que j’écris. Je suis sûr que je n’ai pas longtemps à vivre ; le temps sera court mais cruel… »

Avant de sombrer dans la démence, Swift s’est plu à la railler, à la narguer ! La théorie du génie névrose, du génie confinant à la folie, s’il ne l’a pas inventée — n’est-ce pas Aristote le premier (jusqu’à ce qu’on lui découvre un précurseur), qui a écrit cette phrase, traduite en latin du texte original : Nullum genius sine mixtura dementiæ ? — cette théorie, qui s’applique trop bien à son cas particulier, il l’a développée avec ce dogmatisme acerbe qui prend souvent forme d’humour.

Avec une gravité médicale — Taine en a fait avant nous la remarque — Swift expose que, de tout le corps, s’exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain, si elles sont abondantes, mais l’exaltent si elles regorgent ; que dans le premier cas elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c’est-à-dire des fous ; en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l’Univers.

Que de talents enfouis dans les lunatics asylums, et qui seraient capables de remplir les postes les plus élevés dans l’armée, dans l’État ou dans l’Église !

« Y a-t-il, continue-t-il, un pensionnaire qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs ? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l’envoient en Flandre avec les autres !

« En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. À quelle valeur ne monteraient pas toutes ces perfections si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité !… Moi-même, l’auteur de ces admirables vérités, j’en suis une preuve, étant une personne dont les imaginations prennent aisément le mors aux dents et sont merveilleusement disposées à s’enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l’ai observé dans une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu’on désarçonne aisément ; d’où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul, sans que je leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu’on vient de voir, ou d’une autre semblable pour l’avantage de l’humanité. »

Tout en tenant compte de la part de l’ironie voulue, on peut déjà voir poindre dans ces lignes les prodromes du mal qui guette celui qui les a écrites, la fêlure, qui ira s’agrandissant, d’un cerveau déjà obnubilé.

Après les vertiges, après la surdité, après des accès d’agitation maniaque et des phénomènes congestifs, ressemblant assez à des crises de morbus comitialis, Swift perdit entièrement l’usage de ses facultés, et son état de déchéance cérébrale devint si manifeste qu’on dut confier à des curateurs l’administration de ses biens.

Il eut, vraisemblablement, au moins une attaque d’apoplexie, car le masque de l’illustre doyen, moulé immédiatement après sa mort et conservé au Museum de l’Université de Dublin, laisse voir une bouche tournée et convulsée.

Prévoyait-il sa fin lamentable quand il formula ses dispositions dernières ? Voici deux clauses, entre autres, qui donneront le ton de ce testament singulier :


Item. Je lègue au révérend Robert Grattan, prébendier de Saint-Andoen, le tire-bouchon en or qu’il m’a donné, ainsi que mon coffre-fort, à la condition toutefois de ne permettre qu’à son frère, le docteur Grattan, de se servir de ce dernier objet, celui-ci en ayant plus souvent l’occasion. Je lui lègue, en même temps, un de mes chapeaux de castor.

Item. Je lègue à M. John Grattan, prébendier de Cloumethan, la boîte d’argent dans laquelle le diplôme, qui me conférait le droit de bourgeoisie de la cité de Cork, m’a été offert. Je désire que le susdit Grattan mette dans cette boîte le tabac en corde qu’il mâche continuellement.


Dans ce même testament, Swift spécifiait que la plus grande partie de sa fortune — dix mille livres sterling — devrait servir à fonder un hôpital de fous !

Suprême pitié, ou dérision amère ? Ne nous hâtons pas de porter un jugement absolu ; au dire de ceux qui l’ont le mieux étudié, la personnalité de Swift fut toute en contrastes. Son caractère tyrannique, sa brusquerie concertée, semblent n’avoir été que le masque d’une sensibilité extrême, trop souvent blessée à vif.

S’il a fait souffrir, il a beaucoup souffert lui-même, et s’il abusa de la domination de l’esprit, du despotisme, de l’épigramme, il en fut si cruellement puni que le spectacle de sa décadence intellectuelle comme, d’ailleurs, l’histoire de toute sa vie, nous inspireraient une infinie compassion, si, accordée à cet homme implacable aux autres et à lui-même, la compassion n’était la suprême injure qu’on lui pût infliger.


◄   HENRI HEINE THOMAS DE QUINCEY   ►


  1. « Son art, écrit Taine dans la pénétrante étude qu’il a consacrée à Swift (in Histoire de la littérature anglaise, t. IV), consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets qu’elle amène. C’est l’esprit, logique et technique, d’un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement…, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l’écurie, la politique : là-dessus, sauf De Foë, il n’a pas d’égal. »
  2. Edmond Gosse.
  3. Ne serait-ce pas en souvenir de ces années de servitude qu’il composa ce satirique Traité sur les domestiques, où sa verve caustique se donne libre cours ; en voici un aperçu :
    « … Quand vous achetez pour votre maître, prône-t-il entre autres conseils, ne marchandez jamais ; c’est lui faire honneur ; d’ailleurs il peut plutôt supporter une perte que ne le ferait un pauvre marchand.
    « Si vous êtes au service d’un maître à plusieurs domestiques, ne faites jamais rien au-delà de votre tâche particulière ; pour tout le reste, dites : « Ce n’est pas mon ouvrage. »
    « Si vous êtes en faveur auprès de votre maître, faites-lui entendre que vous avez une autre place en vue, et, sur le regret qu’il montrera de vous perdre, dites-lui que certainement vous aimeriez mieux vivre avec lui qu’avec qui que ce fût au monde, mais qu’on ne peut pas blâmer un pauvre domestique de chercher une meilleure condition… que votre ouvrage est dur et vos gages minimes… Sur cela votre maître, s’il a quelque générosité, vous augmentera plutôt que de vous laisser partir ; s’il n’en fait rien, et si en définitive vous tenez à ne point perdre votre place, dites qu’un de vos camarades vous a décidé à rester.
    « Ne venez jamais qu’on ne vous ait sonné ou appelé trois ou quatre fois : il n’y a que les chiens qui arrivent au premier coup de sifflet.
    « Querellez-vous, battez-vous entre domestiques ; mais souvenez-vous toujours que vous avez tous un ennemi commun.
    « Quand vous avez fait une faute, soyez impertinent, et emportez-vous comme si vous étiez l’offensé : c’est souvent le moyen de faire tomber à l’instant même la colère de votre maître.
    « Voulez-vous quitter votre maître sans être obligé de rompre vous-même avec lui, devenez tout à coup maussade et insolent plus qu’à l’ordinaire ; il vous chassera, et, pour vous venger, vous direz tant de mal de lui à vos camarades, qu’il ne pourra plus trouver aucun bon domestique pour le servir. »
    Nous devons à la vérité de reconnaître que nombre de gens de maison appliquent encore à la lettre les préceptes de Swift, sans avoir eu besoin de s’inspirer de son Traité
  4. Cf. Taine, op. cit.
  5. Comme il se promenait un jour aux côtés d’une dame qui s’extasiait sur la douceur et la pureté de l’air, notre humoriste se jetant subitement à ses genoux, s’écrie : « Chut ! Milady, parlez plus bas ; si par hasard on vous entendait, dès demain on mettrait un impôt sur l’air. »
  6. Pope, qui collabora souvent avec Swift, était bossu et avait moralement quelques points de ressemblance avec son ami. Afterburg disait de lui : mens curva in corpore curvo. Reynolds nous le décrit « très bossu et contrefait »… « le visage ridé et fatigué… la peau tirée et contractée au-dessus des sourcils par des maux de tête continuels ».
    Vieux avant quarante ans, il ne pouvait se lever ni s’habiller sans aide. Le corps serré dans un corset de toile raide, les jambes emprisonnées dans plusieurs paires de bas, il grelottait, même avec un pourpoint de fourrure sur la peau.
    Si l’on songe qu’il avait de l’asthme, qu’il était hydropique, menacé de la cataracte, torturé de rhumatismes, affligé de constants maux de tête, contre lesquels il employait vainement le café ; qu’il passait plusieurs nuits consécutives sans dormir, ne sommeillant que le jour au coin du feu, on s’étonne qu’il n’ait point eu l’humeur plus chagrine encore.
    La vanité morbide et l’irritabilité de Pope le rendaient incapable de supporter la moindre critique, et prompt à découvrir une injure, soit réelle, soit imaginaire. Très malheureux de sa difformité, il ressentait vivement les railleries qui s’y rapportaient. Aucun coup, d’aussi bas qu’il partît, ne lui était indifférent. Entassées dans son âme, toutes ces insultes y prenaient à la longue de gigantesques proportions.
    Son cerveau travaillait sans cesse. L’excès de travail ayant gravement compromis une santé si précaire déjà, les médecins ne lui laissant bientôt plus aucun espoir, il se prépara à la mort et fit ses adieux à ses amis. Au nombre de ceux-ci se trouvait l’abbé Southcote, qui résolut de le sauver, si c’était possible. Il alla trouver le docteur Radcliffe, lui exposa l’état du malade et rapporta à celui-ci les prescriptions du célèbre médecin : travailler moins et faire plus d’exercice. Une amélioration réelle s’en suivit. Mais bientôt la santé de l’écrivain déclinait de nouveau, et rapidement. Les désordres de toute sorte s’accumulèrent. Pope consulta en vain le docteur Thompson, un célèbre empirique. Ni la science de Cheselden, ni les soins de Martha Blount ne purent prolonger ses jours : il mourut le 30 mai 1744, âgé de cinquante-six ans.
  7. The shortest way with the Dissenters, or Proposals for the establishment of the Church. Londres, 1702.
  8. Cf. Confessions de Sainte-Beuve, par Nicolardot, 216 et suiv.
  9. Pour toute cette partie pathologique, nous avons eu pour guide l’excellent opuscule du Dr P. Max-Simon, qui a établi l’observation clinique de ce « fou de génie » avec un soin et une conscience auxquels nous sommes heureux de rendre hommage.