Gros (Lemonnier)/2

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II

Jean-Antoine Gros[1] naquit, le 16 mars 1771, à Paris, où son père, un artiste émigré de Toulouse, était venu s’établir. Il manifesta d’assez bonne heure des dispositions

Antiochus et Eléazar (Concours de 1792 pour le prix de Rome)pour la peinture, puisqu’il fut très probablement admis à l’atelier de David, vers la fin de 1785, n’ayant pas encore quinze ans. David paraît avoir eu pour lui une véritable affection, et il lui inspira des sentiments de respect, on dirait presque de tendresse filiale, que ni l’âge ni les événements ne purent diminuer ; bien au contraire. Au commencement de 1787, Gros entra à l’école de l’Académie de peinture, y concourut à diverses reprises, sans obtenir de succès bien éclatants ; il est vrai qu’il était encore très jeune ; la même observation doit être faite à propos de son échec au Grand Prix en 1792. À ce moment, la Révolution triomphante bouleversait toutes les organisations ; l’Académie de peinture fut emportée comme presque toutes les institutions du passé.

Gros avait alors vingt-deux ans. Quelles influences avait-il subies ? Celle de David d’abord, mais pendant un temps relativement court ; celle de l’enseignement académique ensuite, mais alors aussi vacillant et incertain que les événements politiques. D’autre part, il avait connu par son père un certain nombre d’artistes, entre autres l’aimable Mme  Vigée-Le Brun, qui continuait quelque chose des traditions du XVIIIe siècle. Son mari, Le Brun, était marchand de tableaux et avait surtout des Flamands, des Hollandais, des Vénitiens, très à la mode à cette époque. Le père de Gros lui-même possédait une assez belle collection, où figuraient également des Flamands, des Hollandais, et où Boucher et Fragonard étaient représentés. Il l’avait, il est vrai, vendue en 1778 (on en a le catalogue imprimé), mais elle montre au milieu de quelle atmosphère artistique le jeune Gros fut élevé. Son éducation, en somme, avait été assez libre, la discipline scolaire pas très forte, et elle cessa à l’âge qui est pour la plupart des esprits celui de la formation décisive. D’autre part Gros, né en 1771, n’allait pas être comme quelques-uns de ses prédécesseurs, Vincent, Suvée, partagé entre l’art auquel Boucher a attaché son nom et la révolution artistique accomplie sous celui de David. Au moment où il sortait à peine de l’enfance, celle-ci triomphait déjà, puisque les Horaces datent de 1784, le Brutus de 1789.

Au début de 1793, Gros se trouvait dans une situation très critique. Outre qu’il était presque sans ressources (son père avait été ruiné comme tant d’autres, et Tripier-Le Franc dit qu’il mourut en 1793 même), il se sentait suspect en ce temps de Terreur. En effet, par sa famille, par ses relations, il avait plutôt des attaches avec le monde de l’ancienne cour. S’il se tenait en dehors de la politique, à un moment où il était aussi périlleux de s’abstenir que d’agir, il paraît certain qu’il ne donnait aucun gage aux idées révolutionnaires, que quelques-uns de ses camarades, Gérard par exemple, avaient affecté Saül et David (Salon de 1822)d’embrasser avec fanatisme. Il ne songeait qu’à s’éloigner de Paris pour échapper aux dangers que son imagination grossissait peut-être. David, alors tout-puissant, s’entendit avec un autre artiste républicain, Renou, pour lui faire délivrer un passeport, le 26 janvier 1793. Le prétexte était la nécessité de continuer ses études en Italie.

Gros resta quelque temps dans le Midi, à Nîmes, à Montpellier, à Marseille ; il n’arriva que le 19 mai 1793 à Gênes, qu’il quitta peu après pour Florence. Là on sait qu’il dessina aux Musées, connut Alfieri et la comtesse Albani, fit quelques portraits, dont celui du comte Malakowski, président de la Diète de Pologne. En même temps, il composait un Young auprès du cadavre de sa fille, s’essayant au romantisme naissant, comme il était retourné jusqu’à la tradition poussinesque, en esquissant en 1791 des Bergers d’Arcadie. Rien de son originalité ne se dégageait encore. Vivant péniblement à Florence, mal vu de la foule, comme l’étaient les Français en Italie, en 1793 et 1794, il revint à Gènes, où il devait rester jusqu’en 1796. Il trouvait là ses protecteurs du premier séjour, le banquier suisse Meuricoffre et sa femme ; il y connut le ministre plénipotentiaire et le consul de France, y fit quelques portraits.

Cependant la Révolution, après avoir résisté victorieusement à la coalition européenne, reprenait l’offensive contre elle ; au commencement de 1796, Bonaparte était nommé commandant en chef de l’armée d’Italie. En avril et mai, il avait presque anéanti les deux armées autrichienne et piémontaise qui lui étaient opposées, il était entré triomphalement à Milan et s’était empressé d’y appeler sa femme Joséphine, qu’il avait dû quitter après quelques jours de mariage. Joséphine — qui se hâta lentement de le rejoindre — passa par Gênes. Gros lui fut présenté ; elle l’emmena avec elle et le présenta à son tour à son mari, en juillet 1796. Bonaparte, qui affectait déjà d’être autre chose qu’un soldat, prit Gros sous sa protection, l’adjoignit en 1797 à la commission chargée de rechercher les objets d’art en Italie et de rassembler ceux que les traités signés avec les princes de la péninsule mettaient à la disposition de la France ; plus tard Gros fut nommé inspecteur aux revues. À ces divers titres, il parcourut l’Italie du Nord, alla un moment à Rome, puis revint se fixer à Milan jusqu’en 1799. À cette époque appartiennent le premier portrait de Bonaparte, Bonaparte à Arcole[2], qui fut gravé par Longhi à Milan dès 1798, une esquisse : Malvina pleure, aux accords de la harpe d’Ossian qu’elle touche de ses doigts, la mort d’Oscar, son époux, étendu à ses pieds (encore du romantisme), et des sujets de plein classicisme : Alexandre et Bucéphale, Timoléon et Timophane.

Conquise par Bonaparte en 1796 et 1797, l’Italie allait être perdue par les Français en 1799. L’arrivée des Russes BONAPARTE À ARCOLE. (Musée du Louvre)de Souvarow et leur jonction avec les Autrichiens rejetèrent les armées du Directoire de Vérone sur Milan, et bientôt sur les Alpes et les Apennins ; Naples, Rome et Florence, un moment occupées, étaient du même coup perdues. Gros fut entraîné dans la déroute et se réfugia de nouveau à Gênes, en mai 1799 ; il s’y trouvait encore lorsque Masséna y fut bloqué par les Autrichiens, en avril 1800. On sait ce que furent les souffrances et les horreurs de ce siège. Après la capitulation, signée le 4 juin 1800, Gros quitta la place sur un navire anglais, qui le transporta à Antibes, où il tomba gravement malade. Il resta quelque temps à Marseille pour se rétablir et ne revint à Paris qu’en octobre 1800.

  1. Les limites et le caractère de ce livre ne nous permettent pas d’indiquer les nombreux ouvrages où il est question de Gros. Actuellement les deux livres à consulter sont celui de Delestre : Gros, sa vie et ses ouvrages, 1845 (une seconde édition — illustrée — a paru en 1867), et celui de Tripier-Le Franc : Histoire de la vie et de la mort du baron Gros, le grand peintre, 1880. Ils contiennent l’essentiel pour la bibliographie et pour les œuvres, sans cependant être toujours complets ou bien exacts sur chacun de ces deux points : mais surtout les deux auteurs manquent de méthode et d’esprit critique, et leurs ouvrages sont gâtés par des préoccupations vraiment trop apologétiques. Tout en reconnaissant ce que nous leurs devons, nous ne nous en sommes servi qu’en les contrôlant, et nous nous sommes attachés à ne garder que les faits vraiment certains et utiles à connaître, à écarter les anecdotes controuvées, les sentimentalités qui fausseraient le personnage que nous étudions. Et, puisqu’il s’agit d’un artiste, nous avons surtout essayé de le comprendre et de montrer, après d’autres, la signification de son œuvre, autant que le permet un résumé.
  2. Il en existe deux exemplaires, l’un au Louvre, l’autre à Versailles, le premier ne dépassant guère le buste, le second presque en pied. C’est celui-ci qui a été reproduit dans la gravure de Longhi.