Gros (Lemonnier)/3

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Henri Laurens, éditeur (p. 19-52).


III

Les huit années passées en Italie sont capitales dans la formation du génie de Gros, et presque exceptionnelles dans une existence d’artiste. Ce n’est pas qu’il y ait beaucoup travaillé : ses amis lui reprochaient d’être paresseux (il le sera toute sa vie) ; mais sa nature, pourrait-on dire, s’était épanouie en liberté. Pendant huit ans, il avait échappé au doctrinarisme de l’École ; il avait vécu à Gênes, à Florence, à Milan, c’est-à-dire dans des villes de physionomie très variée, et qui offraient aux yeux les spectacles d’un art très spontané. Il n’avait fait que passer à Rome : grand avantage à une époque où l’on n’y séjournait point sans subir la mainmise de l’antiquité et, ce qui était plus grave, de l’esprit archéologique. À Gênes même, en même temps que les œuvres d’un art italien décadent, mais très vibrant, il avait rencontré des Rubens et reçu une impression artistique, qui ne s’effaça jamais : le « sublissime » Rubens, écrivait-il à un ami. Son admiration était assez connue pour que David à ce moment même s’en préoccupât et lui fit écrire d’ « oublier un peu Rubens et de regarder Raphaël ». D’autre part, il avait assisté aux splendeurs, aux misères, aux réalités de la guerre, et vu Bonaparte dans la jeunesse éclatante de sa gloire. Or, il avait plus que personne le tempérament sensitif, aussi bien que l’âme sensible : autant les idées et les abstractions laissaient froid et stérile son esprit, autant il était apte à dégager des choses concrètes ce qu’elles offrent à l’imagination et ce qu’elles contiennent de passion.

Les temps étaient plus favorables que jamais à l’éclosion et au développement d’un art réaliste inspiré des faits contemporains. Sans parler du rayonnement de la gloire nationale, de la grandeur des événements, de leur retentissement, du choc qu’ils produisaient dans les âmes en les élevant au-dessus des vulgarités de la vie, il y avait, même pour la partie technique de la peinture, des éléments précieux dans les choses du moment. Les hommes, exercés depuis des années au métier des armes, étaient robustes ; leur corps prenait instinctivement et facilement de belles attitudes, à la fois nobles et naturelles. Quels modèles pour un artiste qu’un Murat, un Esquisses peintes (Musée de Montpellier)Lassalle, un Marbot ! Ajoutons les uniformes de couleurs variées, chamarrés d’or et d’argent, les pelisses de fourrure dont les guerres d’hiver introduisirent la mode, la fantaisie et la richesse des armes pour les officiers supérieurs ; voilà une source féconde de pittoresque et de couleur. Enfin, les armées se portèrent des plaines de l’Italie aux sables du désert égyptien, du Rhin au Danube et à la Vistule, autant de motifs de paysages sans cesse renouvelés.

David, Girodet, Gérard et bien d’autres artistes secondaires ont été appelés comme Gros à représenter les grandes scènes de leur époque. Mais, ou bien leur imagination, comme il arriva pour Gérard, était sèche et froide, ou bien, comme David et Girodet, ils furent gênés par leur esthétique tournée tout entière vers l’antiquité. D’ailleurs, ils ne connaissaient que par ses côtés officiels cette histoire qu’ils interprétaient. Ils n’avaient jamais vécu la vie militaire, jamais été sur un champ de bataille, jamais eu la vision directe des choses ; ils ne les reconstituaient que dans un arrangement factice d’atelier. Gros, au contraire, était préparé par toute sa jeunesse à être le héraut vrai et dramatique des gloires impériales.

Jusqu’au moment où il entra délibérément dans la voie de l’histoire contemporaine, son talent fut indécis. L’exposition de 1801, la première à laquelle il prit part, montre précisément chez lui cette hésitation, qui devait se poursuivre jusqu’à la fin de sa vie, entre l’art archéologique et l’art vivant. Il y envoya le Bonaparte à Arcole, œuvre remarquable, qui ne fut pas remarquée autant qu’elle méritait de l’être, et une Sapho se précipitant du rocher de Leucade, qui suscita toutes sortes de plaisanteries ou de calembours satiriques chez les petits salonniers : « Tableau trop vert, qui fait penser que le peintre était gris » ; — « Le tableau appartient à l’auteur (disait le livret) ; je le crois bien ! » — « Pour détruire cette peinture, Le Temps devrait prendre sa faulx. » Tout cela d’un goût fort médiocre, mais bien significatif de l’opinion moyenne. On ajoutait d’ailleurs que l’auteur avait « un vrai talent ». Notons qu’à la dernière exposition où figurera Gros, en 1835, alors qu’il enverra le Diomède et l’Acis et Galatée, on dira de lui presque exactement ce qu’on en disait à son premier Salon. On proclamera son « vrai talent », mais on attaquera, avec quelle âpreté cette fois, parce qu’il est un artiste en vue, les sujets choisis, et la pauvreté, le ridicule même de leur conception. En fait, de la Sapho à l’Acis et Galatée ou au Diomède, comme de l’Eléazar au Saül, il n’y a qu’une différence d’exécution. Esthétiquement, les œuvres pourraient être interverties dans leurs dates.

Mais, en 1802, dans la pleine force de sa jeunesse — il avait trente et un ans — Gros allait prendre une revanche éclatante du demi-échec de 1801 et révéler, comme par un élan de sève naturelle, son vrai génie artistique.

Quelques hommes d’État, au cours de la Révolution, avaient déjà pensé que les événements contemporains offraient aux peintres ou aux sculpteurs une matière au moins aussi ample et aussi belle que l’antiquité. David Esquisse peinte (Musée de Montpellier)lui-même avait été entraîné inconsciemment, par sa passion républicaine, à peindre, après Brutus et les Horaces, le Serment du Jeu de Paume, le Marat, le Bara. Le ministre Benezech en 1796 disait aux artistes : « La liberté vous invite à retracer ses triomphes : transmettez à la postérité les actions qui doivent honorer votre pays. Quel artiste français ne sent pas le besoin de célébrer la grandeur et l’énergie que la nation a déployées, la puissance avec laquelle elle a commandé aux événements et créé ses destinées ? Les sujets que vous preniez dans l’histoire des peuples anciens se sont multipliés autour de vous. Ayez un orgueil, un caractère national, peignez notre héroïsme, et que les générations qui vous succéderont ne puissent vous reprocher de n’avoir pas paru français dans l’époque la plus remarquable de notre histoire. »

Ces déclarations s’accordaient avec un sentiment exalté des hommages dus aux héros illustres ou obscurs que la Révolution avait suscités.

C’est ainsi qu’en l’an VIII, un arrêté des consuls décida que dans chaque chef-lieu de département, sur la plus grande place, une colonne serait élevée « à la mémoire des braves du département morts pour la défense de la patrie et de la liberté ».

Napoléon devait reprendre quelques-unes de ces idées pour les appliquer au profit de sa gloire personnelle. On sait que, lorsqu’il établit en 1804 le concours pour les prix décennaux à distribuer en 1810, il divisa les sujets de peinture en « sujets d’histoire », c’est-à-dire classiques, et « sujets honorables pour le caractère national », c’est-à-dire tirés des événements contemporains. Cette conception apparaît dès l’origine de son pouvoir, car un arrêté pris au début de l'an IX mit au concours la représentation du combat de Nazareth, où Junot, le 8 avril 1799, avait, avec 500 hommes, résisté victorieusement à plus de 6 000 Turcs.

Gros concourut et commença par rechercher sur le combat les renseignements les plus précis ; il consulta Junot lui-même, Denon, qui avait accompagné Bonaparte en Égypte. On conserve aux archives du Musée de Nantes, où est placée l’esquisse, des documents qui viennent de Gros : un extrait de la Correspondance d’Égypte, le plan du champ de bataille certifié conforme par Junot, un plan géométral et un plan perspectif de l’engagement. Cette préoccupation de l’exactitude, ce souci de se conformer, dans la représentation artistique d’une action militaire, aux réalités de la tactique et de la stratégie, c’est un fait en partie nouveau, si l’on ne tient pas compte de certaines œuvres du XVIIIe siècle, qui sont plutôt des procès-verbaux figurés que des tableaux, et si l’on ne remonte pas jusqu’au XVIIe siècle et à Van der Meulen. On le retrouve dans les tableaux où le général Lejeune a peint un grand nombre de combats des campagnes de la Révolution et de l’Empire, dans certaines toiles de Carle Vernet et dans toute la série d’œuvres médiocres, produites par des artistes aussi nombreux qu’ignorés LA PRINCESSE LUCIEN BONAPARTE. (Musée du Louvre.)aujourd’hui, qui essayèrent de se faire les historiographes des campagnes de Napoléon. Mais à cela s’ajoute dans ce Combat de Nazareth[1], où les libertés concédées à l’esquisse permirent à Gros de s’abandonner à lui-même, la force et la fougue du dessin, la puissance de la couleur, la grandeur épique, la poésie dans la vérité. Les masses de cavalerie et d’infanterie se meuvent tactiquement, bien que tout se subordonne aux lois de la composition artistique et aux harmonies nécessaires de la couleur. Le mérite admirable consiste à avoir su saisir dans le réel de la bataille le « moment esthétique ». Nous reviendrons sur ce point.

Son projet fut choisi à l’unanimité, le 8 décembre 1801, celui d’Hennequin seul fut mis un moment en balance, et il avait commencé la toile définitive, lorsqu’un avis reçu de Denon interrompit son travail. On a dit que Bonaparte, après réflexion, n’avait pas été très satisfait de voir glorifier avec cet éclat un exploit qui n’était point le sien. Toujours est-il qu’il commanda presque immédiatement le tableau qui devait être si célèbre, sous le nom de Pestiférés de Jaffa. On connaît l’épisode : dans l’expédition de Syrie, en 1799, la peste se déclare à Jaffa, où se trouve l’armée ; pour réconforter le moral des soldats, épouvantés par le caractère épidémique du mal, Bonaparte va visiter l’hôpital et touche de sa main la plaie d’un pestiféré. Gros fit sur ce sujet deux esquisses successives, la première très simple : une chambre nue, quelques malades, Bonaparte prenant dans ses bras le corps d’un soldat. C’était à la fois assez vide, et exagéré dans l’attitude de Bonaparte. La seconde est celle du tableau ; il n’est pas difficile de sentir à quel point elle est plus riche, plus pittoresque et plus vraisemblable.

Exposés au Salon de 1804, les Pestiférés[2] furent pour Gros l’occasion d’un triomphe éclatant. Le lendemain de l’ouverture de l’exposition, on trouva une palme attachée au cadre par les artistes, et ils se réunirent pour offrir à l’auteur du tableau un banquet confraternel, où leur admiration s’épancha en prose et en vers, à la façon toujours sentimentale et grandiloquente de l’époque. Denon, alors directeur des Beaux-Arts, écrivit spécialement à l’Empereur pour lui faire savoir le grand succès de l’œuvre.

La presse fut, presque sans exception, enthousiaste : « Observe ce style de Titien, et avoue qu’il remporte les suffrages de tout le monde avec raison. » C’était là la note générale, accompagnée cependant de quelques réserves, qui nous semblent aujourd’hui assez singulières, mais qui s’expliquent par l’esthétique du temps. On critiqua les « trivialités » qu’on croyait découvrir dans quelques détails ou dans quelques personnages, et le « manque d’unité et d’ensemble », traduisons le pittoresque, la variété des épisodes et l’instinct des réalités, qui font Les Pestiférés de Jaffa (Musée du Louvre)précisèment que cette page est vivante. Seul, le critique des Débats blâma la manifestation des artistes et fit des efforts pénibles pour trouver dans l’histoire des exemples de méprises sur la valeur des œuvres les plus admirées d’abord. Il fut solennel et aigre, et ne donna d’ailleurs que des raisons assez pauvres de son mécontentement.

En 1806, Gros exposa la Bataille d’Aboukir[3], dont le succès fut grand, sans égaler le retentissement des Pestiférés.

« Le tableau, disait un critique, est une belle page de l’histoire ou plutôt un chant de poème épique. » — « Ce tableau nous renvoie tous à l’école, sous le rapport du coloris, écrivait un artiste… C’est la couleur de la nature. » — « Le coloris rappelle Rubens, le dessin Jules Romain. » Mais, d’autre part, on reprochait à Gros un peu de confusion, et on le renvoyait à son tour à l’école de Le Brun, dans la bataille d’Arbelles. On l’engageait à s’attacher à « la science de la distribution des ombres et de la lumière, qui met en harmonie tous les objets ». Ou bien on lui reprochait « le manque absolu de perspective dans le groupe du Pacha », un « coloris çà et là trop rosé ». Ce n’était pas hostilité de critiques malveillants, car on reconnaissait dans l’œuvre « des beautés de premier ordre ». Girodet, qui avait été très attaqué à propos du Déluge exposé au même Salon, entreprit de se défendre et de défendre son ami Gros ; il publia la Critique des Critiques du Salon de 1806, qui contenait quelques idées fort justes et, en certaines parties, une esthétique plus indépendante qu’on ne l’attendrait de lui. Il s’élevait particulièrement contre la comparaison qu’on faisait entre Gros et Le Brun, à l’avantage du dernier, et déclarait que la Bataille d’Aboukir était autrement vraie, autrement poétique, autrement héroïque que l’Arbelles ou l’Issus si vantés.

Il n’en faut pas moins avouer que, si Girodet avait raison, car l’œuvre est belle, les critiques n’avaient pas tout à fait tort. C’est bien en effet le « coloris rosé », une tonalité générale à la fois brillante et froide, une touche raide et sèche, qui frappent désagréablement l’œil à la première vue du tableau. Il manque d’harmonie et de plans. Ces défauts peuvent-ils s’expliquer en partie par des restaurations exagérées ou maladroites ? La Bataille d’Aboukir eut des destinées fort agitées : emportée par Murat, lorsqu’il fut devenu roi de Naples, et placée dans un de ses palais, elle fut, à la chute de Murat, reléguée dans les combles. Lorsque quelques curieux étaient admis à la voir, le concierge la déroulait et les visiteurs marchaient dessus pour distinguer les différents épisodes. Stendhal raconte une visite de ce genre, en 1824, et la forte impression qu’il en ressentit. Gros racheta ensuite son tableau, puis le vendit, en 1833, à la direction des Musées royaux qui, en le destinant à Versailles, eut à le faire remettre en état. Dans ces vicissitudes, on ne sait pas quelles libertés les restaurateurs ont prises avec la toile.

Seulement la composition dans tout cela resta intacte or elle est incontestablement très enchevêtrée. Il y a tout particulièrement dans le groupe central une combinaison de jambes de cheval, de bras et de tête d’homme, qui fait penser à celles des jeux de patience. C’étaient des tours de force auxquels se complaisaient les artistes pour démontrer leur science et leur virtuosité. On voit quelque chose de tout semblable et de plus compliqué encore, s’il est possible, dans la Révolte du Caire, de Girodet.

Un ou deux détails signalés par Gros ou par les salonniers nous permettent de saisir une fois de plus son procédé de composition et de préparation. Des lettres de lui montrent combien il avait cherché à être exact dans le costume et le décor, mais on sait d’autre part que l’épisode du Pacha se précipitant au milieu de la mêlée pour ramener ses soldats — la figure du Pacha est d’ailleurs une des plus vivantes et une des plus vraiment dramatiques qu’il ait peintes — était de son invention propre.

En 1807, Napoléon, qui venait d’être vainqueur à Eylau, fit mettre au concours la représentation de la bataille ou plutôt de son épilogue, car le programme très formel était ainsi conçu : « Le lendemain de la bataille d’Eylau, l’Empereur, visitant le champ de bataille, est pénétré d’horreur et de compassion à la vue de ce spectacle. Sa Majesté fait porter des secours aux Russes blessés. Touché de l’humanité du vainqueur, un jeune Lithuanien lui témoigne sa reconnaissance avec l’accent de l’enthousiasme. Dans le lointain, on voit les troupes françaises qui bivouaquent sur le champ de bataille, au moment où Sa Majesté va passer les troupes en revue. »

Programme étrange, lorsqu’on y pense, où, en célébrant l’ « humanité » du vainqueur, on rappelait surtout les horreurs de la guerre, mais qui est d’accord avec le ton du Bulletin écrit par Napoléon, le soir de la victoire.

Lorsque le concours s’ouvrit, vingt-cinq concurrents se présentèrent, parmi lesquels Meynier et Thévenin, qui jouissaient alors d’une grande réputation, Debret, Hersent, Camus, etc. Gros fut classé le premier ; son tableau figura au Salon de 1808[4]. Il marque le point culminant de sa carrière, l’artiste était dans la pleine force de l’âge ; il avait trente-sept ans.

Le succès fut grand, moins incontesté qu’on ne serait disposé à le croire aujourd’hui. L’Empereur cependant, lorsqu’il vint visiter l’exposition, décora Gros de sa main. Mais certaines critiques sont une fois de plus caractéristiques de la théorie classique. Xavier Fabre, un élève de David, commençait bien par écrire : « Notre École, qui compte parmi ses maîtres de très grands dessinateurs, n’avait pas encore formé un coloriste qu’on pût opposer aux modèles vénitiens ou flamands », et il trouvait dans Gros le coloriste appelé « à se placer un jour non loin des Rubens et des Titien ». Mais aussi il lui reprochait de ne pas avoir donné aux morts et aux blessés du premier plan des formes assez nobles et assez élégantes ! Disons tout de suite qu’à propos de la Prise de Madrid, exposée en 1810, Guizot écrira : « Tout est là d’une vérité rare, mais on y chercherait en vain quelque beauté… Un moine… prouve encore mieux peut-être que cette trivialité est un défaut naturel de l’imagination du peintre… Il y a, si j’ose le dire, quelque chose de profondément ignoble dans cet embonpoint attribué à un suppliant. » Observation inexacte d’ailleurs, car nous avons en vain cherché dans le tableau ce moine si gras. Ne le fût-elle pas, elle semble en elle-même quelque peu saugrenue, mais elle fait toucher du doigt la profonde incompatibilité entre les exigences normales de la peinture d’histoire contemporaine et les doctrines classiques du temps. Ce que Guizot aurait dû dire, c’est que les figures des Espagnols sont déclamatoires jusqu’à l’outrance et que, en exagérant l’expression des sentiments de farouche et féroce patriotisme dont ils avaient donné tant de preuves, Gros en a fait des traîtres de mélodrame.

Dans la Bataille d’Eylau, le peintre n’avait pas dépassé les limites de l’art ni forcé par trop la note expressive. Si certains personnages du premier plan ont le double défaut de ne pas être à l’échelle (ils paraissent colossaux) et de manquer de simplicité ou de naturel, Napoléon, Murat, les généraux ou officiers de son entourage sont admirables de justesse et de réalité. L’artiste a rendu les différents caractères avec une discrétion et une finesse d’analyse qui sont presque d’un psychologue, mais d’un psychologue qui est peintre. Quant à l’horizon de brume et de neige, au ciel bas et nuageux, à la vaste plaine, avec les villages où fument encore les incendies, aux longues files de l’armée qui se déroulent, c’est certainement un des beaux paysages qui aient été conçus. Il contribue à la poésie épique du sujet, en même temps qu’il fond et atténue dans une harmonie grise les parties parfois trop vibrantes du premier plan.

Pour mieux sentir la beauté et l’originalité de cette grande page, où les quelques défauts mêmes sont comme la marque de la personnalité de l’auteur, il suffirait de la comparer aux autres tableaux de la bataille d’Eylau, qui furent très nombreux, qu’ils aient été ou non composés à l’occasion du concours.

La Bataille des Pyramides[5], exposée en 1810 avec la Capitulation de Madrid[6], fut assez froidement accueillie. Mais Gros restait très à la mode dans la société impériale et surtout dans le monde militaire. L’Empereur et Joséphine le protégeaient, les membres de la famille Bonaparte étaient avec lui en rapports presque affectueux : il connaissait intimement les Berthier, Denon, qui saisissait toutes les occasions de le faire valoir. Aussi recevait-il de toutes parts des commandes : en 1804-1806, portraits de Lucien Bonaparte et de sa famille, de Duroc, de Masséna ; Bataille d'Aboukir (Musée de Versailles)en 1807-1809, du géneral Lassalle, du pianiste Zimmermann, du général Lamarque, de l’impératrice Joséphine, du comte Youssoupoff, un grand seigneur lithuanien ; en 1812-1813, de Murat, de la comtesse de Lassalle, du maréchal Victor, de l’intendant général Daru, du général Fournier-Sarlovèze[7]. Il représenta à plusieurs reprises le roi Jérôme de Westphalie et la reine sa femme. Berthier lui demanda de peindre en 1808 la bataille de Marengo ; en 1809, celle de Friedland ; en 1810, celle de Wagram. Il semble que seule cette dernière ait été exécutée[8]. En même temps, il exposait en 1812 l’Entrevue de Napoléon et de l’empereur François Ier en Moravie après la bataille d’Austerlitz en 1805[9], et s’essayait dans la peinture historique rétrospective avec Charles-Quint venant visiter l’église de Saint-Denis, où il est reçu par François Ier[10].

Les salonniers restaient pour la plupart très élogieux. À propos du François Ier et Charles-Quint : « La palme de l’exposition appartient à cette production intéressante. » — « Tableau charmant et au-dessus de tout ce que l’artiste a produit. » — « Jamais il (Gros) n’avait réuni à un tel point l’éclat à l’harmonie, la vigueur et la solidité du ton à la transparence. »

Cependant les théoriciens du classicisme se réservaient. Ils reprochaient à Gros d’abandonner les grandes traditions et les sujets d’un caractère élevé. En 1809, à la mort de Vien, ayant posé sa candidature à l’Institut, il échoua de très loin contre l’obscur Ménageot. Pourtant la section de peinture, jugeant mieux que la classe des Beaux-Arts réunie, l’avait proposé en seconde ligne, mettant en première Prudhon et Girodet, en troisième seulement Ménageot, et Gérard en quatrième. En 1812, après la mort de l’acteur Monvel, la section de peinture, appelée à désigner un candidat, présenta Gérard, Girodet, Gros, Guérin et Prudhon, dans l’ordre alphabétique. La classe élut Gérard avec 25 voix, contre 2 à Girodet et 1 à Gros !

Dans son rapport à l’Empereur, en 1808, Le Breton écrivait : « De l’abondance, une sorte de fougue, un grand éclat caractérisent le talent de M. Gros. Son dessin est animé, sa couleur est riche, ses effets sont puissants. Mais à côté de la facilité, gît pour l’ordinaire un écueil dangereux, et il sera certainement utile à ce jeune peintre doué de si beaux dons d’en modérer l’emploi. Il impose au premier aspect l’admiration, comme tout ce qui porte le type du grandiose ; mais par sa nature BONAPARTE AUX PYRAMIDES. (État primitif.) (Musée de Versailles.)l’admiration s’épuise bientôt, et la raison, qui étend son empire sur les actes eux-mêmes, vient ensuite examiner la conception du sujet, l’ordonnance et jusqu’aux détails d’exécution… Les grands tableaux que ce peintre a exposés, depuis celui de l’Hôpital de Jaffa, ont essuyé des reproches sous ce rapport et ont même donné des craintes. » Le Breton ajoute, il est vrai, que Gros a le droit de prétendre au plus haut rang, qu’il a un avantage presque unique aujourd’hui, la puissance des moyens nécessaires pour exécuter les plus grandes compositions ; il ne le discute pas moins, dans des termes d’ailleurs singuliers. Et il n’a, par contre, que des éloges pour la Psyché ou les Trois âges de Gérard[11].

La commission chargée en 1809-1810 de décerner les Prix décennaux ne fut favorable à Gros qu’avec des restrictions. Nous avons dit que les sujets à présenter étaient divisés en « sujets d’histoire » (classiques) et « sujets honorables pour le caractère national ». Dans cette seconde catégorie figuraient l’Empereur saluant des blessés ennemis, par Debret, l’Allocution de l’Empereur à ses troupes, par Gautherot, le Maréchal Ney et les soldats du 76e de ligne retrouvant leurs drapeaux dans l’arsenal d’Insprück, par Meynier, l’Empereur recevant les clefs de la ville de Vienne, par Girodet, le Tableau du Sacre, par David, la Peste de Jaffa, la Bataille d’Aboukir, et la Bataille d’Eylau, par Gros.

On ne pouvait hésiter qu’entre David et Gros, et une lettre de Bertin au peintre Fabre nous apprend que tous deux s’agitaient beaucoup pour faire attribuer aux Sabines le prix de peinture historique, à Jaffa le prix de peinture nationale. Mais la commission, assez hostile à David, avait décerné le premier prix à Girodet pour les « sujets d’histoire », et n’avait classé les Sabines qu’au second rang. Il n’était pas possible d’écarter entièrement des plus hautes récompenses celui qu’on appelait le Réformateur de la peinture, et de le classer après son élève Gros, alors qu’on l’avait déjà classé après son élève Girodet. On attribua donc le Prix au Sacre, et de là viennent peut-être les termes assez embarrassés du jugement à propos des Pestiférés de Jaffa et de la Bataille d’Eylau.

Gros cependant rencontra l’occasion de donner des gages au classicisme et de revenir à ce qu’on appelait autour de lui le grand art. L’Empereur, qui s’attachait à restaurer certains monuments célèbres de l’ancien régime — encore une manière d’en prendre possession, — avait décidé de rendre Sainte-Geneviève au culte et de restaurer ou plutôt de terminer l’édifice. En 1813, l’Exposé de la situation de l’Empire dira : « L’église de Sainte-Geneviève, celle de Saint-Denis, le palais de l’archevêché et la métropole sont restaurés. Des 7 500 000 francs affectés à ces édifices, 6 700 000 sont dépensés ; 800 000 francs termineront cette année tous les travaux. »

En 1811, la direction des arts confia à Gros la décoration de la calotte supérieure de la coupole de Sainte FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT À SAINT-DENIS. (Musée du Louvre, dessins.)Geneviève. Le programme comportait la représentation à demi allégorique, à demi historique, des grandes époques du passé de la France, avec Clovis, Charlemagne, Saint Louis, et naturellement Napoléon. Sainte Geneviève, patronne de l’église et de Paris, présidait à ces fastes. Gros traça les grandes lignes de la composition et en esquissa les quatre épisodes, entre 1811 et 1812. Mais la guerre de Russie en 1812, la campagne d’Allemagne en 1813, l’invasion de la France en 1814 suspendirent ces travaux, en même temps qu’elles ralentissaient l’activité artistique. Il ne reste de Gros, pour ces trois années, que des portraits ou des projets de grandes compositions simplement jetés sur le papier : un Incendie de Moscou, fort mélodramatique et agité, Napoléon confiant Marie-Louise et le roi de Rome aux officiers de la Garde nationale.

Même dans le fac-similé fait par Delestre, cette dernière apparaît comme une des œuvres puissantes de Gros, et si vivante qu’on peut se demander s’il n’avait pas assisté à la scène. Dans une vaste salle, l’Empereur, au centre et en pleine lumière, présente l’Impératrice et son fils aux assistants rangés en demi-cercle autour de lui. Le bras nerveusement tendu indique avec force le sens de l’épisode et les paroles dites se devinent. Les maréchaux, les dignitaires, les officiers sont vibrants d’enthousiasme, les épées sortent à moitié du fourreau, les mains s’agitent vers le couple impérial. S’il y a dans l’ensemble, dans les attitudes, une certaine tension, le moment était vraiment si tragique et les esprits alors si emportés par la passion que la réalité avait toujours quelque chose de déclamatoire. Le génie de Gros convenait admirablement à exprimer l’éloquence théâtrale des hommes et des choses de ce temps. Et il est intéressant de comparer son esquisse à la Distribution des Aigles, où David a rendu avec emphase l’enthousiasme débordant des maréchaux et des grenadiers de l’Empire, au moment des triomphes les plus glorieux.

En somme, pendant les quinze années qu’avait duré la puissance de Napoléon, Gros avait produit trois œuvres de premier ordre : Jaffa, Aboukir, Eylau, et quelques très beaux portraits, qui peuvent être considérés comme des pages d’histoire, parce qu’ils contiennent une part de vérité générale en même temps qu’individuelle. Il avait complètement abandonné les sujets classiques et, plongeant dans les réalités vivantes, il avait, à leur contact, développé des qualités supérieures de coloriste et de dessinateur épris du vrai. Avec David, Girodet, Gérard et Prudhon, il était considéré comme le grand peintre de l’époque. La critique n’avait pas cessé de lui être douce et l’on remarquera combien elle insistait sur les qualités de sa technique.

  1. Musée de Nantes (Voir plus loin, p. 117).
  2. Le titre exact était : Bonaparte, général en chef de l’année d’Orient, au moment où il touche une tumeur pestilentielle, en visitant l’hôpital de jaffa (Musée du Louvre).
  3. Titre exact : Charge de cavalerie exécutée par le général Murat à la bataille d’Aboukir, en Égypte (Musée de Versailles).
  4. L’Empereur Napoléon visite le champ de bataille d’Eylau (9 février 1807) avant de passer la revue des troupes (Voir plus loin, p. 97).
  5. Le tableau appartient au Musée de Versailles, où il a été exposé jusqu’en 1870 et où il va être réexposé. Mais, la direction des Musées, en le désignant pour Versailles sous Louis-Philippe, exigea de Gros deux agrandissements à droite et à gauche. Ils furent dessinés et peut-être commencés par lui peu avant sa mort. Debay les termina. Ce fut l’occasion de longues difficultés avec la liste civile.
  6. Musée de Versailles.
  7. Duroc, Daru (tous deux au-dessous du médiocre), le maréchal Victor, Jérôme et la reine sa femme sont au Musée de Versailles, Fournier-Sarlovèze, au Louvre. Les portraits de Gros furent extrêmement nombreux et sont aujourd’hui disséminés dans les Musées de province avec quelques-unes de ses œuvres (Grenoble, Besançon, Marseille, Montpellier, Angers, Nantes, etc.), ou dans des collections particulières. Nous devons nous borner à indiquer qu’il y aurait sur ce point une étude à faire, mais qui ne modifierait pas le jugement sur Gros, la proportion du très bon et du très mauvais étant celle qu’on observe dans ses œuvres connues. Ce qui serait plus instructif, ce serait de retrouver les esquisses et dessins de l’artiste.
  8. Nous n’avons pu sur ce point obtenir aucun renseignement.
  9. Musée de Versailles. Il est intéressant de comparer l’œuvre de Gros à celle de Prudhon (Musée du Louvre) sur le même sujet. Les deux ne valent pas grand’chose.
  10. Musée du Louvre (et aussi deux dessins à la plume sur le même sujet, dont un représente Charles-Quint et François Ier à cheval se dirigeant vers l’église qu’on aperçoit dans le fond).
  11. Le Breton, Rapport sur les Beaux-Arts, 1808.