Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 1/Chapitre 1

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (1p. 1-123).
Partie 1


PREMIÈRE PARTIE

AVANT TILSITT
1805 — 1807


CHAPITRE PREMIER

I

« Eh bien, prince, que vous disais-je ? Gênes et Lucques sont devenues les propriétés de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le déclare d’avance, vous cesserez d’être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous dites, si vous continuez à nier la guerre et si vous vous obstinez à défendre plus longtemps les horreurs et les atrocités commises par cet Antéchrist…, car c’est l’Antéchrist en personne, j’en suis sûre ! Allons, bonjour, cher prince ; je vois que je vous fais peur… asseyez-vous ici, et causons[1]… »

Ainsi s’exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Schérer, qui était demoiselle d’honneur de Sa Majesté l’impératrice Marie Féodorovna et qui faisait même partie de l’entourage intime de Sa Majesté. Ces paroles s’adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel, arrivé le premier à sa soirée.

Mlle Schérer toussait depuis quelques jours ; c’était une grippe, disait-elle (le mot « grippe » était alors une expression toute nouvelle et encore peu usitée).

Un laquais en livrée rouge — la livrée de la cour — avait colporté le matin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement : « Si vous n’avez rien de mieux à faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de passer la soirée chez une pauvre malade ne vous effraye pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept et huit. — Anna Schérer[2]. »

« Grand Dieu ! quelle virulente sortie ! » répondit le prince, sans se laisser émouvoir par cette réception.

Le prince portait un uniforme de cour brodé d’or, chamarré de décorations, des bas de soie et des souliers à boucles ; sa figure plate souriait aimablement ; il s’exprimait en français, ce français recherché dont nos grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce milieu.

Il s’approcha d’Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tête chauve et parfumée, et s’installa ensuite à son aise sur le sofa.

« Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur votre santé, continua-t-il d’un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerie et même l’indifférence à travers ses phrases d’une politesse banale.

— Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade ? Un cœur sensible n’a-t-il pas à souffrir de nos jours ? Vous voilà chez moi pour toute la soirée, j’espère ?

— Non, malheureusement : c’est aujourd’hui mercredi ; l’ambassadeur d’Angleterre donne une grande fête, et il faut que j’y paraisse ; ma fille viendra me chercher.

— Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous avouerai même que toutes ces réjouissances et tous ces feux d’artifice commencent à m’ennuyer terriblement.

— Si l’on avait pu soupçonner votre désir, on aurait certainement remis la réception, répondit le prince machinalement, comme une montre bien réglée, et sans le moindre désir d’être pris au sérieux.

— Ne me taquinez pas, voyons ; et vous, qui savez tout, dites-moi ce qu’on a décidé à propos de la dépêche de Novosiltzow ?

— Que vous dirai-je ? reprit le prince avec une expression de fatigue et d’ennui… Vous tenez à savoir ce qu’on a décidé ? Eh bien, on a décidé que Bonaparte a brûlé ses vaisseaux, et il paraîtrait que nous sommes sur le point d’en faire autant. »

Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance, comme un acteur qui répète un vieux rôle. Mlle Schérer affectait au contraire, malgré ses quarante ans, une vivacité pleine d’entrain. Sa position sociale était de passer pour une femme enthousiaste ; aussi lui arrivait-il parfois de s’exalter à froid, sans en avoir envie, rien que pour ne pas tromper l’attente de ses connaissances. Le sourire à moitié contenu qui se voyait toujours sur sa figure n’était guère en harmonie, il est vrai, avec ses traits fatigués, mais il exprimait la parfaite conscience de ce charmant défaut, dont, à l’imitation des enfants gâtés, elle ne pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui s’engagea acheva d’irriter Anna Pavlovna.

« Ah ! ne me parlez pas de l’Autriche ! Il est possible que je n’y comprenne rien ; mais, à mon avis, l’Autriche n’a jamais voulu et ne veut pas la guerre ! Elle nous trahit : c’est la Russie toute seule qui délivrera l’Europe ! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission, et il n’y faillira pas ! J’y crois, et j’y tiens de toute mon âme ! Un grand rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon, si généreux ! Dieu ne l’abandonnera pas ! Il accomplira sa tâche et écrasera l’hydre des révolutions, devenue encore plus hideuse, si c’est possible, sous les traits de ce monstre, de cet assassin ! C’est à nous de racheter le sang du juste ! À qui se fier, je vous le demande ? L’Angleterre a l’esprit trop mercantile pour comprendre l’élévation d’âme de l’empereur Alexandre ! Elle a refusé de céder Malte. Elle attend, elle cherche une arrière-pensée derrière nos actes. Qu’ont-ils dit à Novosiltzow ? Rien ! Non, non, ils ne comprennent pas l’abnégation de notre souverain, qui ne désire rien pour lui-même et ne veut que le bien général ! Qu’ont-ils promis ? Rien, et leurs promesses mêmes sont nulles ! La Prusse n’a-t-elle pas déclaré Bonaparte invincible et l’Europe impuissante à le combattre ? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz ! Cette fameuse neutralité prussienne n’est qu’un piège ! Mais j’ai foi en Dieu et dans la haute destinée de notre cher empereur, le sauveur de l’Europe ! »

Elle s’arrêta tout à coup, en souriant doucement à son propre entraînement.

« Que n’êtes-vous à la place de notre aimable Wintzingerode ! Grâce à votre éloquence, vous auriez emporté d’assaut le consentement du roi de Prusse ; mais… me donnerez-vous du thé ?

— À l’instant !… À propos, ajouta-t-elle en reprenant son calme, j’attends ce soir deux hommes fort intéressants, le vicomte de Mortemart, allié aux Montmorency par les Rohan, une des plus illustres familles de France, un des bons émigrés, un vrai ! L’autre, c’est l’abbé Morio, cet esprit si profond !… Vous savez qu’il a été reçu par l’empereur !

— Ah ! je serai charmé !… Mais dites-moi, je vous prie, continua le prince avec une nonchalance croissante, comme s’il venait seulement de songer à la question qu’il allait faire, tandis qu’elle était le but principal de sa visite, dites-moi s’il est vrai que Sa Majesté l’impératrice mère ait désiré la nomination du baron Founcke au poste de premier secrétaire à Vienne ? Le baron me paraît si nul ! Le prince Basile convoitait pour son fils ce même poste, qu’on tâchait de faire obtenir au baron Founcke par la protection de l’impératrice Marie Féodorovna. Anna Pavlovna couvrit presque entièrement ses yeux en abaissant ses paupières ; cela voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce qui pouvait convenir ou déplaire à l’impératrice.

« Le baron Founcke a été recommandé à l’impératrice mère par la sœur de Sa Majesté, » dit-elle d’un ton triste et sec.

En prononçant ces paroles, Anna Pavlovna donna à sa figure l’expression d’un profond et sincère dévouement avec une teinte de mélancolie ; elle prenait cette expression chaque fois qu’elle prononçait le nom de son auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau lorsqu’elle ajouta que Sa Majesté témoignait beaucoup d’estime au baron Founcke.

Le prince se taisait, avec un air de profonde indifférence, et pourtant Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme de cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s’être permis un jugement téméraire sur une personne recommandée aux bontés de l’impératrice ; mais elle s’empressa aussitôt de le consoler :

« Parlons un peu des vôtres ! Savez-vous que votre fille fait les délices de la société depuis son apparition dans le monde ? On la trouve belle comme le jour ! »

Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa reconnaissance.

« Que de fois n’ai-je pas été frappée de l’injuste répartition du bonheur dans cette vie, continua Anna Pavlovna, après un instant de silence. Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour lui faire comprendre qu’elle abandonnait le terrain de la politique et les causeries de salon pour commencer un entretien intime : « Pourquoi, par exemple, le sort vous a-t-il accordé de charmants enfants tels que les vôtres, à l’exception pourtant d’Anatole, votre cadet, que je n’aime pas ? ajouta-t-elle avec la décision d’un jugement sans appel et en levant les sourcils. Vous êtes le dernier à les apprécier, vous ne les méritez donc pas… »

Et elle sourit de son sourire enthousiaste.

« Que voulez-vous ? dit le prince. Lavater aurait certainement découvert que je n’ai pas la bosse de la paternité.

— Trêve de plaisanteries ! il faut que je vous parle sérieusement. Je suis très mécontente de votre cadet, entre nous soit dit. On a parlé de lui chez Sa Majesté (sa figure, à ces mots, prit une expression de tristesse), et on vous a plaint. »

Le prince ne répondit rien. Elle le regarda en silence et attendit.

« Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur. Comme père, j’ai fait ce que j’ai pu pour leur éducation, et tous les deux ont mal tourné. Hippolyte du moins est un imbécile paisible, tandis qu’Anatole est un imbécile turbulent ; c’est la seule différence qu’il y ait entre eux ! »

Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement, et quelque chose de grossier et de désagréable se dessina dans les replis de sa bouche ridée.

« Les hommes comme vous ne devraient pas avoir d’enfants ; si vous n’étiez pas père, je n’aurais aucun reproche à vous adresser, lui dit d’un air pensif Mlle Schérer.

— Je suis votre fidèle esclave, vous le savez ; aussi est-ce à vous seule que je puis me confesser ; mes enfants ne sont pour moi qu’un lourd fardeau et la croix de mon existence ; c’est ainsi que je les accepte. Que faire ?… » Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission à la destinée.

Anna Pavlovna parut réfléchir.

« N’avez-vous jamais songé à marier votre fils prodigue, Anatole ? Les vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens ; je ne crois pas avoir cette faiblesse, et pourtant j’ai une jeune fille en vue pour lui, une parente à nous, la princesse Bolkonsky, qui est très malheureuse auprès de son père. »

Le prince Basile ne dit rien, mais un léger mouvement de tête indiqua la rapidité de ses conclusions, rapidité familière à un homme du monde, et son empressement à enregistrer ces circonstances dans sa mémoire.

« Savez-vous bien que cet Anatole me coûte quarante mille roubles par an ? soupira-t-il en donnant un libre cours à ses tristes pensées. Que sera-ce dans cinq ans, s’il y va de ce train ? Voilà l’avantage d’être père !… Est-elle riche, votre princesse ?

— Son père est très riche et très avare ! Il vit chez lui, à la campagne. C’est ce fameux prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du vivant de feu l’empereur et qu’on avait surnommé « le roi de Prusse ». Il est fort intelligent, mais très original et assez difficile à vivre. La pauvre enfant est malheureuse comme les pierres. Elle n’a qu’un frère, qui a épousé depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de Koutouzow. Vous le verrez tout à l’heure.

— De grâce, chère Annette, dit le prince en saisissant tout à coup la main de Mlle Schérer, arrangez-moi cette affaire, et je serai à tout jamais le plus fidèle de vos esclafes, comme l’écrit mon starost[3] au bas de ses rapports. Elle est de bonne famille et riche, c’est juste ce qu’il me faut. »

Et là-dessus, avec la familiarité de geste élégante et aisée qui le distinguait, il baisa la main de la demoiselle d’honneur, puis, après l’avoir serrée légèrement, il s’enfonça dans son fauteuil en regardant d’un autre côté.

« Eh bien, écoutez, dit Anna Pavlovna, j’en causerai ce soir même avec Lise Bolkonsky. Qui sait ? cela s’arrangera peut-être ! Je vais faire, dans l’intérêt de votre famille, l’apprentissage de mon métier de vieille fille.

II

Le salon d’Anna Pavlovna s’emplissait peu à peu : la fine fleur de Pétersbourg y était réunie ; cette réunion se composait, il est vrai, de personnes dont le caractère et l’âge différaient beaucoup, mais qui étaient toutes du même bord. La fille du prince Basile, la belle Hélène, venait d’arriver pour emmener son père et se rendre avec lui à la fête de l’ambassadeur d’Angleterre. Elle était en toilette de bal, avec le chiffre de demoiselle d’honneur à son corsage. La plus séduisante femme de Pétersbourg, la toute jeune et toute mignonne princesse Bolkonsky, y était également. Mariée l’hiver précédent, sa situation intéressante, tout en lui interdisant les grandes réunions, lui permettait encore de prendre part aux soirées intimes. On y voyait aussi le prince Hippolyte, fils du prince Basile, suivi de Mortemart, qu’il présentait à ses connaissances, l’abbé Morio, et bien d’autres.

« Avez-vous vu ma tante ? » ou bien : « Ne connaissez-vous pas ma tante ? » répétait invariablement Anna Pavlovna à chacun de ses invités en les conduisant vers une petite vieille coiffée de nœuds gigantesques, qui venait de faire son apparition. Mlle Schérer portait lentement son regard du nouvel arrivé sur « sa tante » en le lui présentant, et la quittait aussitôt pour en amener d’autres. Tous accomplissaient la même cérémonie auprès de cette tante inconnue et inutile, qui n’intéressait personne. Anna Pavlovna écoutait et approuvait l’échange de leurs civilités, d’un air à la fois triste et solennel. La tante employait toujours les mêmes termes, en s’informant de la santé de chacun, en parlant de la sienne propre et de celle de Sa Majesté l’impératrice, « laquelle, Dieu merci, était devenue meilleure ». Par politesse, on tâchait de ne pas marquer trop de hâte en s’esquivant, et l’on se gardait bien de revenir auprès de la vieille dame une seconde fois dans la soirée. La jeune princesse Bolkonsky avait apporté son ouvrage dans un ridicule de velours brodé d’or. Sa lèvre supérieure, une ravissante petite lèvre, ombragée d’un fin duvet, ne parvenait jamais à rejoindre la lèvre inférieure ; mais, malgré l’effort visible qu’elle faisait pour s’abaisser ou se relever, elle n’en était que plus gracieuse, malgré ce léger défaut tout personnel et original, privilège des femmes véritablement attrayantes, car cette bouche à demi ouverte lui prêtait un charme de plus. Chacun admirait cette jeune femme, pleine de vie et de santé, qui, à la veille d’être mère, portait si légèrement son fardeau. Après avoir échangé quelques mots avec elle, tous, jeunes gens ennuyés ou vieillards moroses, se figuraient qu’ils étaient bien près de lui ressembler, ou qu’ils avaient été particulièrement aimables, grâce à son gai sourire, qui à chaque parole faisait briller ses petites dents blanches.

La petite princesse fit le tour de la table à petits pas et en se dandinant ; puis, après avoir arrangé les plis de sa robe, elle s’assit sur le canapé à côté du samovar, de l’air d’une personne qui n’avait eu dans tout cela qu’un seul but, son propre plaisir et celui des autres.

« J’ai apporté mon ouvrage, dit-elle en ouvrant son sac et en s’adressant à la société en général. — Prenez garde, Annette, n’allez pas me jouer quelque méchant tour ; vous m’avez écrit que votre soirée serait toute petite ; aussi voyez comme me voilà attifée… » Et elle étendit les bras pour mieux faire valoir son élégante robe grise, garnie de dentelles, et serrée un peu au-dessous de la gorge par une large ceinture.

« Soyez tranquille, Lise, vous serez malgré tout la plus jolie.

— Savez-vous que mon mari m’abandonne ? continua-t-elle, en s’adressant du même ton à un général : il va se faire tuer !

— À quoi bon cette horrible guerre ? » dit-elle au prince Basile.

Et, sans attendre sa réponse, elle se mit à causer avec la fille du prince, la belle Hélène.

« Quelle gentille personne que cette petite princesse, » dit tout bas le prince Basile à Anna Pavlovna !

Bientôt après, un jeune homme, gros et lourd, aux cheveux ras, fit son entrée dans le salon. Il portait des lunettes, un pantalon clair à la mode de l’époque, un immense jabot et un habit brun. C’était le fils naturel du comte Besoukhow, un grand seigneur très connu du temps de Catherine et qui se mourait en ce moment à Moscou. Le jeune homme n’avait encore fait choix d’aucune carrière ; il arrivait de l’étranger, où il avait été élevé, et se montrait pour la première fois dans le monde. Anna Pavlovna l’accueillit avec le salut dont elle gratifiait ses hôtes les plus obscurs. Pourtant, à la vue de Pierre, et malgré ce salut d’un ordre inférieur, sa figure exprima un mélange d’inquiétude et de crainte, sentiment que l’on éprouve à la vue d’un objet colossal qui ne serait pas à sa place. Pierre était effectivement d’une stature plus élevée que les autres invités ; mais l’inquiétude d’Anna Pavlovna provenait d’une autre cause : elle craignait ce regard bon et timide, observateur et sincère, qui le distinguait du reste de la compagnie.

« C’est on ne peut plus aimable à vous, monsieur Pierre, d’être venu voir une pauvre malade, » dit-elle en échangeant avec sa tante des regards troublés pendant qu’elle le lui présentait.

Pierre balbutia quelque chose d’inintelligible, en continuant à laisser errer ses yeux autour de lui. Tout à coup il sourit gaiement et salua la petite princesse comme une de ses bonnes connaissances, puis il s’inclina devant « la tante ». Anna Pavlovna avait bien raison de s’inquiéter, car Pierre quitta « la tante » brusquement, sans même attendre la fin de sa phrase sur la santé de Sa Majesté. Elle l’arrêta tout effrayée :

« Connaissez-vous l’abbé Morio ? lui dit-elle. C’est un homme fort intéressant.

— Oui, j’ai entendu parler de son projet d’une paix perpétuelle ; c’est très spirituel…, mais ce n’est guère praticable.

— Croyez-vous ? » dit Anna Pavlovna, pour dire quelque chose, en rentrant dans son rôle de maîtresse de maison.

Mais Pierre se rendit coupable d’une seconde incivilité : il venait d’abandonner une de ses interlocutrices, sans attendre la fin de sa phrase, et maintenant il retenait l’autre, qui voulait s’éloigner, en lui expliquant, la tête penchée et ses grands pieds solidement rivés au parquet, pourquoi le projet de l’abbé Morio n’était qu’une utopie.

« Nous en causerons plus tard, » dit en souriant Mlle Schérer.

S’étant débarrassée de ce jeune homme, qui ne savait pas vivre, elle retourna à ses occupations, écoutant, regardant, prête à intervenir sur les points faibles et à remettre à flot une conversation languissante. Elle imitait en cela la conduite d’un contremaître de filature, qui, en se promenant au milieu de ses ouvriers, remarque l’immobilité ou le son criard, inusité, bruyant, d’un fuseau, et s’empresse à l’instant de l’arrêter ou de le lancer. Telle Anna Pavlovna se promenait dans son salon, s’approchait tour à tour d’un groupe silencieux ou d’un cercle bavard ; un mot de sa bouche, un déplacement de personnes habilement opéré, remontait la machine à conversation, qui continuait à tourner d’un mouvement égal et convenable. La crainte que lui inspirait Pierre se trahissait au milieu de ses soucis ; en le suivant des yeux, elle le vit se rapprocher pour écouter ce qui se disait autour de Mortemart et gagner ensuite le cercle de l’abbé Morio. Quant à Pierre, élevé à l’étranger, c’était sa première soirée en Russie ; il savait qu’il avait autour de lui tout ce que Pétersbourg contenait d’intelligent, et ses yeux s’écarquillaient en passant rapidement de l’un à l’autre, comme ceux d’un enfant dans un magasin de joujoux, tant il craignait de manquer une conversation frappée au coin de l’esprit. En regardant ces personnages dont les figures étaient distinguées et pleines d’assurance, il en attendait toujours un mot fin et spirituel. La conversation de l’abbé Morio l’ayant attiré, il s’arrêta, cherchant une occasion de donner son avis : car c’est le faible de tous les jeunes gens.

III

La soirée d’Anna Pavlovna était lancée, les fuseaux travaillaient dans tous les coins, sans interruption. À l’exception de la tante, assise près d’une autre dame âgée dont le visage était creusé par les larmes et qui se trouvait un peu dépaysée dans cette brillante société, les invités s’étaient divisés en trois groupes. Au centre du premier, où dominait l’élément masculin, se tenait l’abbé ; le second, composé de jeunes gens, entourait Hélène, la beauté princière, et la princesse Bolkonsky, cette charmante petite femme, si jolie et si fraîche, quoiqu’un peu trop forte pour son âge ; le troisième s’était formé autour de Mortemart et de Mlle Schérer.

Le vicomte, dont le visage était doux et les manières agréables, posait pour l’homme célèbre ; mais, par bienséance, il laissait modestement à la société qui l’entourait le soin de faire les honneurs de sa personne. Anna Pavlovna en profitait visiblement à la façon d’un bon maître d’hôtel, qui vous recommande, comme un mets choisi et recherché, certain morceau qui, préparé par un autre, n’aurait pas été mangeable : elle avait ainsi servi à ses invités le vicomte d’abord, et l’abbé ensuite, deux bouchées d’une exquise délicatesse. Autour de Mortemart, on causait de l’assassinat du duc d’Enghien. Le vicomte soutenait que le duc était mort par grandeur d’âme, et que Bonaparte avait des raisons personnelles de lui en vouloir.

« Ah oui ! contez-nous cela, vicomte, » dit gaiement Anna Pavlovna, qui avait trouvé dans cette phrase : « contez-nous cela, vicomte, » un vague parfum Louis XV.

Le vicomte sourit et s’inclina en signe d’assentiment. Il se fit un cercle autour de lui, tandis qu’Anna Pavlovna invitait les gens à l’écouter.

« Le vicomte, dit-elle tout bas à son voisin, connaissait le duc intimement ; le vicomte, répéta-t-elle en se tournant vers un autre, est un conteur admirable ; le vicomte (ceci s’adressait à un troisième) appartient au meilleur monde, cela se voit tout de suite. »

Voilà comment le vicomte se trouvait offert au public comme un gibier rare, avec la manière d’offrir la plus distinguée et la plus alléchante ; il souriait avec finesse au moment de commencer son récit.

« Venez vous asseoir ici, ma chère Hélène, » dit Anna Pavlovna en s’adressant à la belle jeune fille qui était le centre d’un autre groupe.

La princesse Hélène garda en se levant cet inaltérable sourire qu’elle avait sur les lèvres depuis son entrée et qui était son apanage de beauté sans rivale. Frôlant à peine, de sa toilette blanche garnie de lierre et d’herbages, les hommes, qui se reculaient pour la laisser passer, elle avança toute scintillante du feu des pierreries, du lustre de ses cheveux, de l’éblouissante blancheur de ses épaules, symbole vivant de l’éclat d’une fête. Elle ne regardait personne ; mais, souriant à tous, elle accordait pour ainsi dire à chacun le droit d’admirer la beauté de sa taille, ses épaules si rondes, que son corsage échancré à la mode du jour laissait à découvert, ainsi qu’une partie de la gorge et du dos. Hélène était si merveilleusement belle qu’elle ne pouvait avoir l’ombre de coquetterie ; elle se sentait en entrant comme gênée d’une beauté si parfaite et si triomphante, et elle aurait désiré en affaiblir l’impression, qu’elle n’aurait pu y réussir.

« Qu’elle est belle ! » s’écriait-on en la regardant.

Le vicomte eut un mouvement d’épaules en baissant les yeux, comme frappé par une apparition surnaturelle, pendant qu’Hélène s’asseyait près de lui, en l’éclairant, lui aussi, de son éternel sourire.

« Je suis, dit-il, tout intimidé devant un pareil auditoire. »

Hélène, appuyant son beau bras sur une table, ne jugea pas nécessaire de répondre ; elle souriait et attendait. Tout le temps que dura le récit, elle se tint droite, abaissant parfois son regard sur sa belle main potelée, sur sa gorge encore plus belle, jouant avec le collier de diamants qui l’ornait, étalant sa robe, et se retournant aux endroits dramatiques vers Anna Pavlovna, pour imiter l’expression de sa physionomie et reprendre ensuite son calme et placide sourire.

La petite princesse avait également quitté la table de thé.

« Attendez, je vais prendre mon ouvrage. Eh bien ! que faites-vous ? À quoi pensez-vous ? dit-elle à Hippolyte. Apportez-moi donc mon ridicule. »

La princesse, riant et parlant à la fois, avait causé un déplacement général.

« Je suis très bien ici, » continua-t-elle en s’asseyant pour recevoir son ridicule des mains du prince Hippolyte, qui avança un fauteuil et se plaça à côté d’elle.

Le « charmant Hippolyte » ressemblait d’une manière frappante à sa sœur, « la belle des belles, » quoiqu’il fût remarquablement laid. Les traits étaient les mêmes, mais chez sa sœur ils étaient transfigurés par ce sourire invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par la perfection classique de toute sa personne ; sur le visage du frère se peignait au contraire l’idiotisme, joint à une humeur constamment boudeuse ; sa personne était faible et malingre ; ses yeux, son nez, sa bouche paraissaient se confondre en une grimace indéterminée et ennuyée, tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des poses impossibles.

« Est-ce une histoire de revenants ? demanda-t-il en portant son lorgnon à ses yeux comme si cet objet devait lui rendre l’élocution plus facile.

— Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.

— C’est que je ne puis les souffrir, » reprit Hippolyte, et l’on comprit à son air qu’il avait senti après coup la portée de ses paroles ; mais il avait tant d’aplomb qu’on se demandait, chaque fois qu’il parlait, s’il était bête ou spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des inexpressibles couleurs « chair de nymphe émue », selon sa propre expression, des bas et des souliers à boucles.

Le vicomte conta fort agréablement l’anecdote qui circulait sur le duc d’Enghien ; il s’était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l’éminente artiste favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il était sujet et qui l’avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n’en avait pas profité ; mais Bonaparte s’était vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d’intérêt, devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames s’en montrèrent émues.

« C’est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite princesse.

— Charmant ! » reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l’intérêt et le charme de l’histoire interrompaient son travail.

Le vicomte goûta fort cet éloge muet, et il s’apprêtait à continuer lorsqu’Anna Pavlovna, qui n’avait pas cessé de surveiller le terrible Pierre, le voyant aux prises avec l’abbé, se précipita vers eux pour prévenir le danger. Pierre avait en effet réussi à engager l’abbé dans une conversation sur l’équilibre politique, et l’abbé, visiblement enchanté de l’ardeur ingénue de son jeune interlocuteur, lui développait tout au long son projet tendrement caressé ; tous deux parlaient haut, avec vivacité et avec entrain, et c’était là ce qui avait déplu à la demoiselle d’honneur.

« Quel moyen ? Mais l’équilibre européen et le droit des gens, disait l’abbé… Un seul empire puissant comme la Russie, réputée barbare, se mettant honnêtement à la tête d’une alliance qui aurait pour but l’équilibre de l’Europe, et le monde serait sauvé !

— Mais comment parviendrez-vous à établir cet équilibre ? » disait Pierre, au moment où Anna Pavlovna, lui jetant un regard sévère, demandait à l’Italien comment il supportait le climat du Nord. La figure de ce dernier changea subitement d’expression ; et il prit cet air doucereusement affecté qui lui était habituel avec les femmes.

« Je subis trop vivement le charme de l’esprit et de la culture intellectuelle de la société féminine surtout, dans laquelle j’ai l’honneur d’être reçu, pour avoir eu le loisir de songer au climat, » répondit-il, tandis que Mlle Schérer s’empressait de les rapprocher, Pierre et lui, du cercle général, afin de ne les point perdre de vue.

Au même moment, un nouveau personnage fit son entrée dans le salon de Mlle Schérer : c’était le jeune prince Bolkonsky, le mari de la petite princesse, un joli garçon, de taille moyenne, avec des traits durs et accentués. Tout en lui, à commencer par son regard fatigué et à finir par sa démarche mesurée et tranquille, était l’opposé de sa petite femme, si vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans ce salon. Tous lui inspiraient un ennui profond, et il aurait payé cher pour ne plus les voir ni les entendre, sans en excepter même sa femme. Elle semblait lui inspirer plus d’antipathie que le reste, et il se détourna d’elle avec une grimace qui fit tort à sa jolie figure. Il baisa la main d’Anna Pavlovna et promena ses regards autour de lui en fronçant le sourcil.

« Vous vous préparez à faire la guerre, prince ? lui dit-elle.

— Le général Koutouzow a bien voulu de moi pour aide de camp, répondit Bolkonsky en accentuant la syllabe « zow ».

— Et votre femme ?

— Elle ira à la campagne.

— Comment n’avez-vous pas honte de nous priver de votre ravissante petite femme ?

— André, s’écria la petite princesse, aussi coquette avec son mari qu’avec les autres, si tu savais la jolie histoire que le vicomte vient de nous conter sur Mlle Georges et Bonaparte ! »

Le prince André fit de nouveau la grimace et s’éloigna.

Pierre, qui depuis son entrée l’avait suivi de ses yeux gais et bienveillants, s’approcha de lui et lui saisit la main. Le prince André ne se dérida pas pour le nouveau venu ; mais, quand il eut reconnu le visage souriant de Pierre, le sien s’illumina tout à coup d’un bon et cordial sourire :

« Ah ! bah ! te voilà aussi dans le grand monde !

— Je savais que vous y seriez. J’irai souper chez vous ; le puis-je ? ajouta-t-il tout bas pour ne pas gêner le vicomte, qui parlait encore.

— Non, tu ne le peux pas, » dit André en riant et en faisant comprendre à Pierre par un serrement de main l’inutilité de sa question.

Il allait lui dire quelque chose, lorsque le prince Basile et sa fille se levèrent, et l’on se rangea pour leur faire place.

« Excusez-nous, cher vicomte, dit le prince en forçant aimablement Mortemart à rester assis ; cette malencontreuse fête de l’ambassade d’Angleterre nous prive d’un plaisir et nous force à vous interrompre. Je regrette vivement, chère Anna Pavlovna, d’être obligé de quitter votre charmante soirée. »

Sa fille Hélène se fraya un chemin au milieu des chaises, en retenant sa robe d’une main, sans cesser de sourire. Pierre regarda cette beauté resplendissante avec un mélange d’extase et de terreur.

« Elle est bien belle ! dit le prince André.

— Oui, » répondit Pierre.

Le prince Basile lui serra la main en passant :

« Faites-moi l’éducation de cet ours-là, dit-il en s’adressant à Mlle Schérer, je vous en supplie. Voilà onze mois qu’il demeure chez moi, et c’est la première fois que je l’aperçois dans le monde. Rien ne forme mieux un jeune homme que la société des femmes d’esprit. »


IV

Anna Pavlovna promit en souriant de s’occuper de Pierre, qu’elle savait apparenté par son père au prince Basile. La vieille dame, qui était restée assise à côté de « la tante », se leva précipitamment et rattrapa le prince Basile dans l’antichambre. Sa figure bienveillante et creusée par les larmes n’exprimait plus l’intérêt attentif qu’elle s’était efforcée de lui donner, mais elle trahissait l’inquiétude et la crainte.

« Que me direz-vous, prince, à propos de mon Boris ? »

Elle prononçait le mot Boris en accentuant tout particulièrement l’o.

« Je ne puis rester plus longtemps à Pétersbourg. Dites-moi, de grâce, quelles nouvelles je puis rapporter à mon pauvre garçon ? »

Malgré le visible déplaisir et la flagrante impolitesse du prince Basile en l’écoutant, elle lui souriait et le retenait de la main pour l’empêcher de s’éloigner.

« Que vous en coûterait-il de dire un mot à l’empereur ? Il passerait tout droit dans la garde !

— Soyez assurée, princesse, que je ferai tout mon possible, mais il m’est difficile de demander cela à Sa Majesté ; je vous conseillerais plutôt de vous adresser à Roumianzow par l’intermédiaire du prince Galitzine ; ce serait plus prudent. »

La vieille dame portait le nom de princesse Droubetzkoï, celui d’une des premières familles de Russie ; mais, pauvre et retirée du monde depuis de longues années, elle avait perdu toutes ses relations d’autrefois. Elle n’était venue à Pétersbourg que pour tâcher d’obtenir pour son fils unique l’autorisation d’entrer dans la garde. C’est dans l’espoir de rencontrer le prince Basile qu’elle était venue à la soirée de Mlle Schérer. Sa figure, belle jadis, exprima un vif mécontentement, mais pendant une seconde seulement ; elle sourit de nouveau et se saisit plus fortement du bras du prince Basile.

« Écoutez-moi, mon prince ; je ne vous ai jamais rien demandé, je ne vous demanderai plus jamais rien, et jamais je ne me suis prévalue de l’amitié qui vous unissait, mon père et vous. Mais à présent, au nom de Dieu, faites cela pour mon fils et vous serez notre bienfaiteur, ajouta-t-elle rapidement. Non, ne vous fâchez pas, et promettez. J’ai demandé à Galitzine, il m’a refusé ! Soyez le bon enfant que vous étiez jadis, continua-t-elle, en essayant de sourire, pendant que ses yeux se remplissaient de larmes.

— Papa ! nous serons en retard, » dit la princesse Hélène, qui attendait à la porte.

Et elle tourna vers son père sa charmante figure.

Le pouvoir en ce monde est un capital qu’il faut savoir ménager. Le prince Basile le savait mieux que personne : intercéder pour chacun de ceux qui s’adressaient à lui, c’était le plus sûr moyen de ne jamais rien obtenir pour lui-même ; il avait compris cela tout de suite. Aussi n’usait-il que fort rarement de son influence personnelle ; mais l’ardente supplication de la princesse Droubetzkoï fit naître un léger remords au fond de sa conscience. Ce qu’elle lui avait rappelé était la vérité. Il devait en effet à son père d’avoir fait les premiers pas dans la carrière. Il avait aussi remarqué qu’elle était du nombre de ces femmes, de ces mères surtout, qui n’ont ni cesse ni repos tant que le but de leur opiniâtre désir n’est pas atteint, et qui sont prêtes, le cas échéant, à renouveler à toute heure les récriminations et les scènes. Cette dernière considération le décida.

« Chère Anna Mikhaïlovna, lui dit-il de sa voix ennuyée et avec sa familiarité habituelle, il m’est à peu près impossible de faire ce que vous me demandez ; cependant j’essayerai pour vous prouver mon affection et le respect que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils passera dans la garde, je vous en donne ma parole ! Êtes-vous contente ?

— Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur ! Je n’attendais pas moins de vous, je connaissais votre bonté ! Un mot encore, dit-elle, le voyant prêt à la quitter. Une fois dans la garde… et elle s’arrêta confuse… Vous qui êtes dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien un peu Boris, n’est-ce pas, afin qu’il le prenne pour aide de camp ? Je serai alors tranquille, et jamais je ne… »

Le prince Basile sourit :

« Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a été nommé général en chef, il est accablé de demandes. Lui-même m’a assuré que toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils comme aides de camp.

— Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur, promettez-le-moi, ou je vous retiens encore !

— Papa ! répéta du même ton la belle Hélène, nous serons en retard.

— Eh bien ! au revoir, vous voyez, je ne puis…

— Ainsi, demain vous en parlerez à l’empereur ?

— Sans faute ; mais quant à Koutouzow, je ne promets rien !

— Mon Basile, » reprit Anna Mikhaïlovna en l’accompagnant avec un sourire de jeune coquette sur les lèvres, et en oubliant que ce sourire, son sourire d’autrefois, n’était plus guère en harmonie avec sa figure fatiguée. Elle ne pensait plus en effet à son âge et employait sans y songer toutes ses ressources de femme. Mais, à peine le prince eut-il disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue. Elle regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son récit, et fit de nouveau semblant de s’y intéresser, en attendant, puisque son affaire était faite, l’instant favorable pour s’éclipser.

« Mais que dites-vous de cette dernière comédie du sacre de Milan ? demanda Mlle Schérer, et des populations de Gênes et de Lucques qui viennent présenter leurs vœux à M. Buonaparte. M. Buonaparte assis sur un trône et exauçant les vœux des nations ? Adorable ! Non, c’est à en devenir folle ! On dirait que le monde a perdu la tête. »

Le prince André sourit en regardant Anna Pavlovna.

« Dieu me la donne, gare à qui la touche, » dit-il.

C’étaient les paroles que Bonaparte avaient prononcées en mettant la couronne sur sa tête.

« On dit qu’il était très beau en prononçant ces paroles, » ajouta-t-il, en les répétant en italien :« Dio mi la dona, guai a chi la toca ! »

« J’espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la goutte d’eau qui fera déborder le vase. En vérité, les souverains ne peuvent plus supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.

— Les souverains ! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment et avec tristesse, les souverains, madame ? Qu’ont-ils fait pour Louis XVI, pour la reine, pour Madame Élisabeth ? Rien, continua-t-il en s’animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des Bourbons. Les souverains ? Mais ils envoient des ambassadeurs complimenter l’Usurpateur[4]. » Et, après avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de pose.

Le prince Hippolyte, qui n’avait cessé d’examiner le vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout d’une pièce vers la petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l’écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité imperturbable, comme si elle l’en avait prié :

« Bâton de gueules engrelés de gueule et d’azur, maison des Condé. »

La princesse écoutait et souriait.

« Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter grande attention aux réflexions d’autrui dans une question qui lui est familière, les choses n’en iront que mieux : la société française, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par les intrigues, la violence, l’exil et les condamnations… et alors… »

Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devança.

« L’empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux Français eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière, une fois délivrée de l’Usurpateur, va se jeter dans les bras de son roi légitime. »

Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter l’émigré royaliste.

« C’est peu probable, dit le prince André. Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allées très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.

— J’ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d’eux, que la plus grande partie de la noblesse a été gagnée par Napoléon.

— Ce sont les bonapartistes qui l’assurent, s’écria le vicomte sans regarder Pierre.

— Il est impossible de savoir quelle est aujourd’hui l’opinion publique en France.

— Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient ses saillies. « Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils n’en ont pas voulu, — ce sont les paroles que l’on prête à Napoléon ; — je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont « précipités en foule… » Je ne sais pas à quel point il avait le droit de le dire.

— Il n’en avait aucun, répondit le vicomte ; après l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de moins sur la terre[5]. »

Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le temps de l’arrêter.

« L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité de cet acte.

— Dieu ! Dieu ! murmura Mlle Schérer avec horreur.

— Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de la grandeur d’âme dans un assassinat ? dit la petite princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.

— Ah ! ah ! firent plusieurs voix.

— Capital ! » s’écria le prince Hippolyte en anglais.

Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna à hausser les épaules.

Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.

« Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à l’anarchie ! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un individu.

— Ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? » dit Anna Pavlovna.

Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui répondre :

« Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-dessus de la Révolution, qu’il en a écrasé les abus en conservant tout ce qu’elle avait de bon, l’égalité des citoyens, la liberté de la presse et de la parole, et c’est par là qu’il a conquis le pouvoir.

— S’il avait rendu ce pouvoir au roi légitime, sans en profiter pour commettre un meurtre, je l’aurais appelé un grand homme, dit le vicomte.

— Cela lui était impossible. La nation ne lui avait donné la puissance que pour qu’il la débarrassât des Bourbons ; elle avait reconnu en lui un homme supérieur. La Révolution a été une grande œuvre, continua Pierre, qui témoignait de son extrême jeunesse, en essayant d’expliquer ses opinions et en émettant des idées avancées et irritantes.

— La Révolution et le régicide une grande œuvre ! Après cela,… Mais ne voulez-vous pas passer à l’autre table ? répéta Anna Pavlovna.

— Le Contrat social ! repartit le vicomte avec un sourire de résignation.

— Je ne parle pas du régicide, je parle de l’idée.

— Oui, l’idée du pillage, du meurtre et du régicide, dit en l’interrompant une voix ironique.

— Il est certain que ce sont là les extrêmes ; mais le fond véritable de l’idée, c’est l’émancipation des préjugés, l’égalité des citoyens, et tout cela a été conservé par Napoléon dans son intégrité.

— La liberté ! l’égalité ! dit avec mépris le vicomte, qui était décidé à démontrer au jeune homme toute l’absurdité de son raisonnement… Ces mots si ronflants ont déjà perdu leur valeur. Qui donc n’aimerait la liberté et l’égalité ? Le Sauveur nous les a prêchées ! Sommes-nous devenus plus heureux après la Révolution ? Au contraire ! Nous voulions la liberté, et Bonaparte l’a confisquée ! »

Le prince André regardait en souriant tantôt Pierre et le vicomte, tantôt la maîtresse de la maison, qui, malgré son grand usage du monde, avait été terrifiée par les sorties de Pierre ; mais, lorsqu’elle s’aperçut que ces paroles sacrilèges n’excitaient point la colère du vicomte et qu’il n’était plus possible de les étouffer, elle fit cause commune avec le noble émigré et, rassemblant toutes ses forces, tomba à son tour sur l’orateur.

« Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme qui met à mort un duc, disons même tout simplement un homme, lorsque cet homme n’a commis aucun crime, et cela sans jugement ?

— J’aurais également demandé à monsieur, dit le vicomte, de m’expliquer le 18 brumaire. N’était-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui ne ressemble en rien à la manière d’agir d’un grand homme ?

— Et les prisonniers d’Afrique massacrés par son ordre, s’écria la petite princesse, c’est épouvantable !

— C’est un roturier, vous avez beau dire, » ajouta le prince Hippolyte.

Pierre, ne sachant plus à qui répondre, les regarda tous en souriant, non pas d’un sourire insignifiant et à peine visible, mais de ce sourire franc et sincère qui donnait à sa figure, habituellement sévère et même un peu morose, une expression de bonté naïve, semblable à celle d’un enfant qui implore son pardon.

Le vicomte, qui ne l’avait jamais vu, comprit tout de suite que ce jacobin était moins terrible que ses paroles. On se taisait.

« Comment voulez-vous qu’il vous réponde à tous ? dit tout à coup le prince André. N’y a-t-il pas une différence entre les actions d’un homme privé et celles d’un homme d’État, d’un grand capitaine ou d’un souverain ? Il me semble du moins qu’il y en a une.

— Mais sans doute, s’écria Pierre, tout heureux de cet appui inespéré.

— Napoléon, sur le pont d’Arcole ou tendant la main aux pestiférés dans l’hôpital de Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne pas le reconnaître ; mais il y a, c’est vrai, d’autres faits difficiles à justifier, » continua le prince André, qui tenait visiblement à réparer la maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces derniers mots, en donnant ainsi à sa femme le signal du départ.

Le prince Hippolyte fit de même, mais tout en engageant d’un geste de la main tous ceux qui allaient suivre cet exemple à ne pas bouger.

« À propos, dit-il vivement, on m’a conté aujourd’hui une anecdote moscovite charmante ; il faut que je vous en régale. Vous m’excuserez, vicomte ; je dois la dire en russe ; on n’en comprendrait pas le sel autrement… »

Et il entama son histoire en russe, mais avec l’accent d’un Français qui aurait séjourné un an en Russie :

« Il y a à Moscou une dame, une grande dame, très avare, qui avait besoin de deux valets de pied de grande taille pour placer derrière sa voiture… Or cette dame avait aussi, c’était son goût, une femme de chambre de grande taille… »

Ici le prince Hippolyte se mit à réfléchir, comme s’il éprouvait une certaine difficulté à continuer son récit :

« Elle lui dit ; oui, elle lui dit : Fille une telle, mets la livrée et monte derrière la voiture ; je vais faire des visites… »

À cet endroit, le prince Hippolyte éclata de rire, mais par malheur il n’y eut pas d’écho dans son auditoire, et le conteur parut éprouver de cet insuccès une impression défavorable. Plusieurs se décidèrent pourtant à sourire, entre autres la vieille dame et Mlle Schérer.

… Elle partit ; tout à coup il s’éleva un ouragan ; la fille perdit son chapeau, et ses longs cheveux se dénouèrent. »

Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d’un accès de rire si bruyant qu’il en suffoquait.

« … Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se dénouèrent… et toute la ville l’a su ! »

Et l’anecdote finit là. Personne, à vrai dire, n’en avait compris le sens, ni pourquoi elle devait être nécessairement contée en russe. Mais Anna Pavlovna et quelques autres surent gré au narrateur d’avoir si adroitement mis fin à l’ennuyeuse et désagréable sortie de M. Pierre. La conversation s’éparpilla ensuite en menus propos, en remarques insignifiantes sur le bal à venir et sur le bal passé, sur les théâtres, le tout entremêlé de questions pour savoir où et quand on se retrouverait.


V

Après cet incident, les hôtes d’Anna Pavlovna la remercièrent de sa charmante soirée et se retirèrent un à un.

D’une taille peu ordinaire, carré des épaules, et maladroit à l’extrême, Pierre avait aussi, entre autres désavantages physiques, des mains énormes et rouges ; il ne savait pas entrer dans un salon, encore moins en sortir comme il convient et après avoir débité de jolies phrases. Grâce à sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au lieu de son chapeau, le tricorne à plumet d’un général, qu’il se mit à tirailler jusqu’au moment où le légitime propriétaire, effrayé, parvint à se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces défauts et toutes ces gaucheries étaient rachetés par sa bienveillance, sa candeur et sa modestie.

Mlle Schérer, se tournant vers lui, le salua comme pour lui octroyer son pardon, avec une mansuétude toute chrétienne.

« J’espère, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous voir ; mais j’espère également, mon cher monsieur Pierre, que d’ici là vous aurez changé d’opinions. »

Il ne lui répondit rien ; mais, quand il lui rendit son salut, tous les assistants purent voir sur ses lèvres ce franc sourire qui avait l’air de dire : « Après tout, les opinions sont des opinions, et vous voyez que je suis un bon et brave garçon. » C’était si vrai que tous, y compris Mlle Schérer, le sentirent instinctivement.

Le prince André avait suivi dans l’antichambre sa femme et le prince Hippolyte, qu’il écoutait avec indifférence, en se faisant donner son manteau par un laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l’œil, debout à côté de la gentille petite princesse, la regardait obstinément.

« Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en prenant congé d’elle ; vous aurez froid ! C’est convenu ! » ajouta-t-elle tout bas.

Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise du mariage projeté entre sa belle-sœur et Anatole :

« Je compte sur vous, ma chérie, répondit-elle également à voix basse. Vous lui en écrirez un mot, et vous me direz comment le père envisage la chose. Au revoir !… »

Et elle rentra au salon.

Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant au-dessus d’elle, lui parla de très près en chuchotant.

Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l’un tenant un surtout d’officier, l’autre un châle, attendaient qu’il eût fini ce bavardage en français, qu’ils semblaient écouter, tout inintelligible qu’il fût pour eux, et même comprendre, sans vouloir le laisser paraître.

La petite princesse parlait, souriait et riait tout à la fois.

« Je suis enchanté de n’être pas allé chez l’ambassadeur, disait le prince Hippolyte. Quel ennui ! Charmante soirée, n’est-il pas vrai ? Charmante !

— On assure que le bal de ce soir sera très beau, repartit la princesse en retroussant sa petite lèvre au fin duvet ; toutes les jolies femmes de la société y seront.

— Pas toutes, puisque vous n’y serez pas, » ajouta-t-il en riant. Et s’emparant du châle que présentait le valet de pied, il le poussa de côté pour envelopper la princesse. Ses mains s’attardèrent assez longtemps autour du cou de la jeune femme, qu’il avait l’air d’embrasser (était-ce intention ou gaucherie ? personne n’aurait pu le deviner). Elle recula gracieusement, en continuant à sourire, se détourna et regarda son mari, dont les yeux étaient fermés et qui avait l’air fatigué et endormi.

« Êtes-vous prête ? » dit-il à sa femme en lui glissant un regard.

Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout, qui, étant à la dernière mode, lui descendait plus bas que les talons, et, tout en s’embarrassant dans ses plis, il se précipita sur le perron pour aider la princesse à monter en voiture.

« Au revoir, princesse ! » cria-t-il, la langue aussi embarrassée que les pieds.

La princesse relevait sa robe et s’asseyait dans le fond obscur de la voiture ; son mari arrangeait son sabre.

Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider, ne faisait en réalité que les gêner.

« Pardon, monsieur, dit le prince André d’un ton sec et désagréable, en s’adressant en russe au jeune homme qui l’empêchait de passer. — Pierre, viens-tu, je t’attends, » reprit-il affectueusement.

Le postillon partit, et le carrosse s’ébranla avec un bruit de roues[6].

Le prince Hippolyte, resté sur le perron, riait d’un rire nerveux en attendant le vicomte, à qui il avait promis de le reconduire.

« Eh bien, mon cher, votre petite princesse est très bien, très bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, très bien, ma foi !… » Et il baisa le bout de ses doigts.

Hippolyte se rengorgea en riant.

« Savez-vous que vous êtes terrible avec votre petit air innocent ? Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de prince régnant. »

Hippolyte balbutia en riant aux éclats : « Et vous disiez que les dames russes ne valaient pas les Françaises : il ne s’agit que de savoir s’y prendre. »


VI

Pierre, arrivé le premier, entra tout droit dans le cabinet du prince André, en habitué de la maison ; après s’être étendu sur le canapé, comme il en avait l’habitude, il prit un livre au hasard, — c’était ce jour-là les Commentaires de César, — et, s’accoudant aussitôt, il l’ouvrit au beau milieu.

« Qu’as-tu fait chez Mlle Schérer ? Elle en tombera sérieusement malade, » dit le prince André, qui entra bientôt après en frottant l’une contre l’autre ses mains, qu’il avait petites et blanches.

Pierre se retourna tout d’une pièce ; le canapé en gémit, et, montrant sa figure animée et souriante, il fit un geste qui témoignait de son indifférence :

« Cet abbé est vraiment intéressant ; seulement il n’entend pas la question comme il faut l’entendre… Je suis sûr qu’une paix inviolable est possible, mais je ne puis dire comment, ce ne serait toujours pas au moyen de l’équilibre politique… »

Le prince André, qui n’avait pas l’air de s’intéresser aux questions abstraites, l’interrompit :

« Vois-tu, mon cher, ce qui est impossible, c’est de dire partout et toujours ce que l’on pense ! Eh bien, t’es-tu décidé à quelque chose ? Seras-tu garde à cheval ou diplomate ?

— Croiriez-vous que je n’en sais encore rien ! Ni l’une ni l’autre de ces perspectives ne me séduit, dit Pierre en s’asseyant à la turque sur le divan.

— Il faut pourtant te décider à quelque chose ; ton père attend ! »

Pierre avait été envoyé à l’étranger à l’âge de dix ans avec un abbé pour précepteur, et il y était resté jusqu’à vingt-cinq ans. À son retour à Moscou, son père avait congédié l’abbé et avait dit au jeune homme :

« Maintenant, va à Pétersbourg, examine et choisis ! Je consens à tout. Voici une lettre pour le prince Basile, et voilà de l’argent. Écris et compte sur moi pour t’aider. »

Or depuis trois mois Pierre cherchait une carrière et ne faisait rien. Il se passa la main sur le front :

« Ce doit être un franc-maçon ? dit-il en pensant à l’abbé qu’il avait vu à la soirée.

— Chimères que tout cela, lui dit en l’interrompant le prince André ; parlons plutôt de tes affaires. Es-tu allé voir la garde à cheval ?

— Non, je n’y suis pas allé ; mais j’ai réfléchi à une chose, que je voulais vous communiquer. Nous avons la guerre avec Napoléon ; si l’on se battait pour la liberté, je serais le premier à m’engager ; mais aider l’Angleterre et l’Autriche à lutter contre le plus grand homme qui soit au monde, ce n’est pas bien. »

Le prince André ne fit que hausser les épaules à cette sortie enfantine ; dédaignant d’y faire une réponse sérieuse, il se contenta de dire :

« Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y aurait pas de guerre.

— Et ce serait parfait, répliqua Pierre.

— C’est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit en souriant le prince André.

— Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?

— Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. — et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas ! »


VII

Le frôlement d’une robe se fit entendre dans la pièce voisine. À ce bruit, le prince André eut l’air de revenir à lui : il se redressa et donna à son visage l’expression qu’il avait eue pendant toute la soirée d’Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds à terre. La princesse entra ; elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir par un déshabillé de maison, non moins frais et non moins élégant ; son mari se leva et lui avança poliment un fauteuil.

« Je me demande souvent, dit-elle en français, selon son habitude, et en s’asseyant vivement, pourquoi Annette ne s’est pas mariée ? Comme vous êtes sots, messieurs, de ne pas l’avoir épousée ! Je vous en demande pardon, mais vous n’entendez rien aux femmes. Quel disputeur vous faites, monsieur Pierre !

— Je dispute aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi il va faire la guerre, » dit Pierre en s’adressant à la princesse, sans le moindre symptôme de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme et une jeune femme.

La princesse tressaillit ; la réflexion de Pierre l’avait touchée au vif.

« Eh bien, moi aussi, je lui dis la même chose. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre ? Pourquoi ne désirons-nous rien, n’avons-nous besoin de rien, nous autres femmes ? Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours à lui répéter que sa position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus brillantes : chacun le connaît, chacun l’apprécie ! Pas plus tard que ces jours-ci, chez les Apraxine, j’ai entendu une dame dire : « C’est là le fameux « prince André ! » ma parole d’honneur ! »

Et elle éclata de rire.

« Voilà comment il est reçu partout, et il peut, quand il le voudra, devenir aide de camp de l’empereur, car l’empereur, vous le savez, s’est entretenu très gracieusement avec lui ! Nous le disions justement, Annette et moi, Ce serait si facile à arranger ! Qu’en pensez-vous ? »

Pierre regarda le prince André et se tut en voyant que son ami paraissait contrarié.

« Quand partez-vous ? demanda-t-il.

— Ah ! ne me parlez pas de ce départ, je ne veux pas en entendre parler, reprit la princesse de cet air à la fois capricieux et enjoué qu’elle avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont Pierre faisait partie, détonnait singulièrement. Lorsque j’ai pensé aujourd’hui qu’il me faudra rompre avec toutes des chères relations… je…, et puis, sais-tu, André, et elle lui fit un imperceptible clignement d’yeux en frissonnant… j’ai peur ! »

Son mari la regarda stupéfait, comme s’il venait seulement de s’apercevoir de sa présence. Il lui répondit pourtant avec une froide politesse :

« Que craignez-vous, Lise ? Je ne vous comprends pas.

— Voilà bien les hommes ! Des égoïstes, tous des égoïstes ! Parce qu’il lui est venu une fantaisie, il m’abandonne, Dieu sait pourquoi, et m’enferme toute seule à la campagne.

— Avec mon père et ma sœur, vous l’oubliez.

— Cela revient au même ; j’y serai seule, loin de mes amis à moi, et il veut que je sois tranquille ? »

Elle parlait d’un ton boudeur ; sa lèvre relevée, loin de donner à sa physionomie une expression souriante, lui prêtait au contraire quelque chose qui faisait songer à un méchant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-être pas convenable de faire allusion à sa grossesse devant Pierre, car là était le nœud de la situation.

« Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez peur, » reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.

La princesse rougit et fit un geste de désespoir.

« André, André, pourquoi êtes-vous si changé ?

— Votre médecin vous défend de veiller ; vous devriez aller vous mettre au lit. »

La princesse ne répondit rien, mais ses lèvres tremblèrent, tout à coup. Quant à lui, il se leva, haussa les épaules et se mit à arpenter son cabinet.

Pierre, naïvement surpris, les observait tous deux ; enfin il fit un mouvement comme pour se lever, mais il s’arrêta.

« Ça m’est égal que monsieur Pierre soit présent, s’écria la princesse, dont la jolie figure fit la grimace de l’enfant qui va pleurer. Il y a longtemps, André, que je voulais te le demander : pourquoi es-tu devenu tout autre avec moi ? Que t’ai-je fait ? Tu vas rejoindre l’armée, tu n’as aucune pitié pour moi. Pourquoi ?

— Lise ! » dit le prince André.

Et ce seul mot contenait à la fois la prière, la menace et l’assurance qu’elle allait regretter ses paroles.

Elle continua pourtant avec précipitation :

« Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout… Tu n’étais pas ainsi il y a six mois !

— Lise, finissez, je vous en prie, » reprit son mari en élevant la voix.

Pierre, dont l’agitation n’avait fait que croître pendant cet entretien, se leva et s’approcha de la jeune femme. Il paraissait ne pouvoir supporter la vue de ses larmes, et l’on aurait dit qu’il était prêt à pleurer avec elle.

« Calmez-vous, princesse ; ce sont des idées… J’ai éprouvé cela aussi… je vous assure… enfin… non, excusez-moi ; je suis de trop comme étranger. Tranquillisez-vous. Adieu ! »

Le prince André le retint.

« Non, Pierre ; attends. La princesse est trop bonne pour me priver du plaisir de passer ma soirée avec toi.

— Oui, il ne pense qu’à lui, murmura-t-elle, sans pouvoir retenir des larmes de dépit.

— Lise ! » reprit sèchement le prince André, dont la voix était montée au diapason qui indiquait que sa patience était à bout.

Tout à coup sur son joli minois d’écureuil en colère se répandit cette expression craintive, timide et timorée que prend souvent un chien lorsque, de sa queue abaissée, il frappe la terre rapidement et sans bruit.

« Mon Dieu, mon Dieu, » murmura-t-elle en jetant à son mari un regard sournois, puis, relevant sa robe d’une main, elle s’approcha de lui et lui mit un baiser sur le front.

« Bonsoir, Lise, » dit-il en se levant à son tour et en lui baisant la main, comme à une étrangère.


VIII

Les deux amis se taisaient. Ni l’un ni l’autre ne se décidait à parler. Pierre regardait à la dérobée le prince André, qui se frottait le front de sa petite main.

« Allons souper, » dit-il en soupirant, et il se dirigea vers la porte. Ils entrèrent dans une magnifique salle à manger nouvellement décorée. Les cristaux, l’argenterie, la vaisselle, le linge damassé, tout portait l’empreinte de la nouveauté, cette marque distinctive des jeunes ménages. Au milieu du souper, le prince André s’accouda sur la table et se mit à parler avec une irritation nerveuse que Pierre n’avait jamais remarquée en lui, et comme un homme qui a quelque chose sur le cœur depuis longtemps et qui se décide enfin à entrer dans la voie des confidences.

« Mon cher ami, ne te marie que lorsque tu auras fait tout ce que tu veux faire, lorsque tu auras cessé d’aimer la femme de ton choix et que tu l’auras bien étudiée ; autrement, tu te tromperas cruellement et d’une façon irréparable ! Marie-toi plutôt vieux et bon à rien ! Alors tu ne risqueras pas de gaspiller tout ce qu’il y a en toi d’élevé et de bon. Oui, tout s’éparpille en menue monnaie ! Oui, c’est ainsi ; tu as beau me regarder de cet air étonné. Si tu comptais devenir quelque chose par toi-même, tu sentiras à chaque pas que tout est fini, que tout est fermé pour toi, sauf les salons où tu coudoieras un laquais de cour et un idiot… Mais à quoi sert de… ? »

Et sa main retomba avec force sur la table.

Pierre ôta ses lunettes. Ce mouvement, en changeant complètement sa figure, laissait mieux encore voir sa bonté et sa stupéfaction.

« Ma femme, continua le prince André, est une excellente femme, une de celles avec lesquelles l’honneur d’un mari n’a rien à craindre ; mais que ne donnerais-je pas en ce moment, grands dieux ! pour n’être pas marié ! Tu es le premier et le seul à qui je l’avoue, parce que je t’aime ! »

Le prince André, en parlant ainsi, ressemblait de moins en moins à ce prince Bolkonsky qui se carrait dans un des fauteuils de Mlle Schérer, fermant à demi les yeux et lançant à demi-voix des phrases en français. Chaque muscle de sa figure sèche et nerveuse avait un tressaillement de fièvre ; ses yeux, dont le feu paraissait toujours éteint, brillaient et rayonnaient avec éclat. On devinait qu’il était d’autant plus violent dans ces courts instants d’irritabilité maladive, qu’il semblait faible et sans vigueur dans son état habituel.

« Tu ne me comprends pas, et c’est pourtant l’histoire de toute une existence ! Tu parles de Bonaparte et de sa carrière, continua-t-il, bien que Pierre n’en eût pas soufflé mot… mais Bonaparte, lorsqu’il travaillait, marchait à son but, pas à pas, il était libre, il n’avait que cet objet en vue, et il l’a atteint. Mais que tu aies le malheur de te lier à une femme, et te voilà enchaîné comme un forçat ; tout ce que tu sentiras en toi de forces et d’aspirations ne fera que t’accabler et te remplir de regrets. Les commérages de salon, les bals, la vanité, la mesquinerie, voilà le cercle magique qui te retiendra. Je m’en vais à présent faire la guerre, une des plus formidables guerres qui aient jamais eu lieu, et je ne sais rien, je ne suis capable de rien ; mais en revanche je suis très aimable, très caustique, et l’on m’écoute chez Mlle Schérer ! Et puis cette société stupide dont ma femme ne peut se passer !… Si seulement tu savais ce qu’elles valent, toutes ces femmes distinguées et toutes les femmes en général. Mon père a raison ! L’égoïsme, la vanité, la sottise, la médiocrité en tout… voilà les femmes, lorsqu’elles se montrent comme elles sont. À les voir dans le monde, on pourrait croire qu’il y a en elles autre chose ; mais non, rien, rien ! Oui, mon ami, ne te marie pas… »

Ce furent les dernières paroles du prince André.

« Ce qui me paraît singulier, dit Pierre, c’est que vous, vous puissiez vous trouver incapable, et croire que vous avez manqué votre vie, quand l’avenir est devant vous et que… »

Son intonation faisait voir en quelle haute estime il tenait son ami et tout ce qu’il en attendait.

Quel droit a-t-il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui le prince André était le type de toutes les perfections, justement parce qu’il avait en lui la qualité qu’il sentait lui manquer à lui-même, c’est-à-dire la force de volonté. Il avait toujours admiré chez son ami la facilité et l’égalité de ses rapports avec des gens de toute espèce, sa mémoire merveilleuse, ses connaissances variées, car il lisait tout ou prenait un aperçu de toute chose, ainsi que son aptitude au travail et à l’étude. Si Pierre était frappé de ne point rencontrer chez André de dispositions à la philosophie spéculative, ce qui était son faible à lui, il n’y voyait point un défaut, mais une force de plus.

Dans les relations les plus intimes, les plus amicales et les plus simples, la flatterie et la louange sont aussi nécessaires que l’huile qui graisse le rouage et le fait marcher.

« Je suis un homme fini, aussi ne parlons plus de moi, mais de toi, » reprit le prince André, après un moment de silence, et en souriant à cette heureuse diversion.

Le visage de Pierre refléta aussitôt ce changement de physionomie.

« De moi ? dit-il, et sa bouche s’épanouit en un sourire joyeux et inconscient… ? Mais, de moi, il n’y a rien à dire. Que suis-je d’ailleurs ? Un bâtard !… — Et il rougit subitement, car il avait fait pour prononcer ce mot un visible effort, — Sans nom, sans fortune, et… en vérité… je suis libre et content, pour le moment, du moins. Seulement je ne sais, vous l’avouerai-je, ce que je dois entreprendre, et je tenais sérieusement à vous demander conseil là-dessus. »

Le prince André le regardait avec une affectueuse bienveillance ; mais cette bienveillance amicale laissait cependant deviner la conscience qu’il avait de sa supériorité.

« J’ai de l’affection pour toi, parce que tu es le seul homme vivant, dans tout notre cercle ; tu es satisfait ; eh bien ! choisis à ton goût, le choix importe peu. Tu seras bien partout ; mais cesse de voir, je t’en prie, ces Kouraguine ; cesse de mener cette existence ; cela te va si peu, toute cette débauche, cette vie à la hussarde, cette…

— Que voulez-vous, mon cher, dit Pierre en haussant les épaules ; les femmes, mon ami, les femmes !

— Je n’admets pas cela, répondit André : les femmes comme il faut, oui, mais pas celles de Kouraguine ; celles-là et le vin, je n’admets pas cela. »

Pierre demeurait chez le prince Basile et partageait la vie dissipée de son fils cadet Anatole, celui-là même qu’on voulait marier à la sœur du prince André pour tâcher de le corriger.

« Savez-vous, dit Pierre, comme s’il lui était venu tout à coup une heureuse inspiration, j’y ai sérieusement réfléchi depuis longtemps ! Grâce à ce genre de vie, je ne puis ni me décider, ni penser à rien. J’ai des maux de tête et pas d’argent. Il m’a encore invité pour ce soir, mais je n’irai pas !

— Donne-moi ta parole d’honneur que tu cesseras d’y aller.

— Je vous la donne ! »


IX

Il était une heure passée lorsque Pierre quitta son ami. C’était par une nuit de juin, une de ces nuits de Pétersbourg, presque sans crépuscule ; il monta dans une voiture de louage avec l’intention bien arrêtée de rentrer chez lui. Mais plus il avançait, plus il sentait qu’il lui serait impossible de dormir pendant cette nuit qui ressemblait au matin ou au soir d’un beau jour. Son regard plongeait au loin dans les rues désertes. Chemin faisant, il se rappela que la société habituelle des joueurs devait se trouver réunie chez Anatole Kouraguine ; après le jeu, on se mettait à boire, et le tout finissait par un des plaisirs favoris de Pierre.

« Si j’y allais ? » se dit-il, et il pensa à la parole qu’il venait de donner au prince André.

Mais en même temps, comme il arrive souvent aux gens sans caractère, il lui prit une si furieuse envie de jouir une fois encore de cette vie de libertinage, qu’il ne connaissait, hélas, que trop bien, qu’il se décida à aller chez Anatole, tout en se disant que son engagement n’avait aucune valeur, puisqu’il avait promis à Anatole avant de promettre au prince André ; qu’à tout prendre, ces engagements n’étaient que de pure convention, sans signification précise, et que d’ailleurs personne n’était sûr de son lendemain et ne pouvait savoir s’il n’arriverait pas quelque événement extraordinaire qui emporterait, avec la vie, l’honneur et le déshonneur. Cette façon habituelle de raisonner bouleversait souvent ses décisions en apparence les plus arrêtées. Pierre céda encore et alla chez Kouraguine. Arrivé devant le perron d’une grande maison située à côté des casernes de la garde à cheval, il en gravit les marches éclairées et entra par la porte qu’il trouva toute grande ouverte. Il n’y avait personne dans le vestibule. Ça sentait le vin : des bouteilles vides, des manteaux, des galoches étaient jetés çà et là, et l’on entendait à distance des bruits de voix et des cris.

Le jeu et le souper venaient de finir, mais on ne se séparait pas encore. Après s’être débarrassé de son manteau, Pierre entra dans la première pièce, où l’on voyait les restes du souper et où un laquais, sûr de l’impunité, avalait en cachette le vin oublié au fond des verres. Plus loin, dans le troisième salon, au milieu du tohu-bohu général des rires et des cris, le grognement d’un ours se faisait entendre. Huit jeunes gens se pressaient anxieusement autour d’une fenêtre ouverte ; trois d’entre eux jouaient avec un ourson, que l’un d’eux traînait à la chaîne en l’excitant contre son camarade pour lui faire peur.

« Je parie pour Stievens ! cria l’un.

— Ne l’aidez pas surtout ! cria un second.

— Va pour Dologhow ! cria un troisième.

— Kouraguine, sépare-les !

— Voyons, laissez-là Michka, il s’agit d’un pari !

— D’un coup, autrement il a perdu ! cria un quatrième.

— Jacques, une bouteille ! hurla le maître de la maison, un grand et beau garçon qui se tenait au milieu du groupe, sans habit, sa chemise ouverte sur la poitrine.

— Attendez, Messieurs, voici Pétrouchka, ce cher ami, » dit-il, s’adressant à Pierre.

Un homme de taille moyenne, aux yeux bleus et clairs, dont la voix calme et sobre contrastait singulièrement avec toutes les autres voix avinées, l’appela de la fenêtre :

« Viens ici que je t’explique le pari… »

C’était Dologhow, un officier du régiment de Séménovsky, bretteur et joueur connu, qui demeurait avec Anatole. Pierre souriait et regardait gaiement autour de lui :

« Je n’y comprends rien ! de quoi s’agit-il ?

— Un moment, il n’est pas gris ! Vite une bouteille, dit Anatole, et, saisissant un verre sur la table, il s’approcha de lui :

— Avant tout, il faut boire ! » Pierre se mit à avaler verre sur verre ; cela ne l’empêchait pas de suivre la conversation et d’examiner de côté tous les convives qui étaient ivres et qui s’étaient de nouveau groupés près de la croisée. Anatole lui versait du vin, et lui racontait le pari de Dologhow avec l’Anglais Stievens, un marin. Le premier s’était engagé à boire une bouteille de rhum, assis sur une fenêtre du troisième étage, les jambes pendantes en dehors.

« Voyons, achève-la, répondit Anatole, en offrant à Pierre le dernier verre : je ne te lâche pas auparavant !

— Non, je n’en veux plus, » dit Pierre, repoussant son ami et s’approchant de la fenêtre.

Dologhow tenait l’Anglais par le bras, et lui répétait d’une façon nette et précise les conditions du pari, tout en s’adressant de préférence à Pierre ou à Anatole.

Dologhow, de taille moyenne, avait les cheveux crépus, les yeux bleus et vingt-cinq ans environ. Comme tous les officiers d’infanterie de cette époque, il ne portait pas de moustaches, et sa bouche, qui était le trait saillant de sa figure, se montrait tout entière. Les lignes en étaient remarquablement fines et bien dessinées ; la lèvre supérieure s’avançait virilement au-dessus de la lèvre inférieure, qui était un peu forte ; aux deux coins de sa bouche se jouait constamment un sourire : on aurait même pu dire deux sourires, dont l’un faisait pendant à l’autre ; cet ensemble, joint à son regard ferme, assuré et intelligent, forçait l’attention. Sans fortune, il n’avait pas de relations, demeurait avec Anatole, dépensait des milliers de roubles, et s’était posé malgré cela de façon à inspirer à ceux qui le connaissaient plus de respect qu’ils n’en avaient pour Anatole. Il jouait à tous les jeux, gagnait toujours et buvait énormément, sans jamais perdre sa liberté d’esprit. Kouraguine et lui étaient alors des célébrités dans le monde des mauvais sujets et des viveurs de Pétersbourg.

On apporta une bouteille de rhum ; deux laquais, visiblement ahuris par les cris et les ordres qu’on ne cessait de leur donner, se dépêchaient à démolir le châssis qui empêchait de s’asseoir sur le rebord extérieur de la croisée.

Anatole s’en approcha avec son air conquérant. Il avait envie de casser quelque chose, et, repoussant les domestiques, il tira à lui le châssis, qui résista ; les carreaux se brisèrent.

« Voyons, à ton tour, Hercule, dit-il à Pierre. Pierre saisit l’encadrement, l’arracha et en détacha avec fracas le châssis en bois de chêne.

— Enlevez-le en entier, on pourrait croire que je m’y suis cramponné, dit Dologhow.

— L’Anglais se vante, je crois ? dit Anatole.

— C’est bien, répéta Pierre, en suivant des yeux Dologhow, qui, ayant pris une bouteille de rhum, s’approchait de la fenêtre ouverte sur le ciel, où la lumière du soir et celle du matin se confondaient. Il sauta sur la croisée, tenant la bouteille d’une main :

« Écoutez, s’écria-t-il, debout dans l’embrasure, le visage tourné vers l’intérieur de la chambre. Chacun se tut.

« Je parie (il parlait le français pour se bien faire comprendre de l’Anglais, et il le parlait même assez mal), je parie cinquante impériales, voulez-vous cent ?

— Non, cinquante !

— Bien, c’est dit : je parie cinquante impériales que je boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la fenêtre, — et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de la muraille, — là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce cela ?

— Parfaitement, » dit l’Anglais.

Anatole, saisissant ce dernier par un des boutons de son habit et le regardant de haut, car Stievens était petit, lui répéta en anglais les conditions du pari.

« Ce n’est pas tout, s’écria Dologhow, en frappant avec la bouteille sur l’entablement de la fenêtre, afin de se faire écouter… Ce n’est pas tout, Kouraguine, attention ! Si quelqu’un fait la même chose, je lui payerai cent impériales. Est-ce compris ? »

L’Anglais inclina la tête, sans laisser deviner s’il avait l’intention d’accepter ou de refuser ce nouveau pari. Anatole le tenait toujours, et lui traduisait les paroles de Dologhow, malgré ses gestes affirmatifs réitérés. Un jeune hussard de la garde, qui avait été en déveine toute la soirée, grimpa sur la fenêtre et se pencha pour regarder en bas :

« Oh ! oh ! murmura-t-il, en jetant les yeux jusque sur les dalles du trottoir.

— Silence ! » cria Dologhow, et il tira en arrière l’officier, qui, embarrassé par ses éperons, sauta gauchement dans la chambre.

La bouteille une fois placée à sa portée, Dologhow enjamba la fenêtre avec lenteur et précaution, en abaissant ses jambes ; alors, s’appuyant des deux mains aux deux côtés de la fenêtre il en mesura de l’œil la largeur. Puis il s’assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un peu à gauche, puis à droite, et saisit la bouteille.

Anatole apporta deux bougies et les plaça dans l’embrasure. Il faisait pourtant grand jour. Le dos et la tête crépue de Dologhow en chemise étaient éclairés des deux côtés. Tous se serrèrent autour de la fenêtre, l’Anglais en avant des autres. Pierre souriait en silence. Tout à coup un des assistants, terrifié et mécontent, se glissa au premier rang, avec l’intention de saisir Dologhow par sa chemise.

« Messieurs, ce sont des folies, il se blessera mortellement, » s’écria cet homme sage, plus sage assurément que ses camarades.

Anatole l’arrêta.

« Ne le touche pas, tu vas l’effrayer et il se tuera, et alors quoi ? hein ! »

Dologhow, s’appuyant sur ses mains et cherchant à se mettre d’aplomb, se retourna :

« Si quelqu’un essaye encore de s’en mêler, je le ferai descendre par là à la minute. Voilà ! » dit-il, laissant lentement tomber ces mots à travers ses lèvres minces et serrées… Puis ayant prononcé : Voilà ! il se retourna, porta la bouteille à sa bouche, rejeta sa tête en arrière et leva le bras qu’il avait encore de libre, afin de s’assurer un contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler les verres sur la table, s’arrêta immobile, à demi penché, et ne quitta plus des yeux la fenêtre et la tête de Dologhow.

L’Anglais, les lèvres fortement pincées, regardait de côté. Celui qui avait essayé, mais en vain, d’empêcher cette folie, s’était précipité dans un coin de la chambre sur un canapé, la figure tournée vers la muraille. Pierre se couvrit les yeux, et un faible sourire passa sur sa figure, qui exprimait l’épouvante et l’horreur. Il se fit un grand silence.

Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow assis dans la même position ; seulement sa tête penchait si fortement en arrière, que ses cheveux crépus touchaient le col de sa chemise, tandis que le bras qui tenait la bouteille s’élevait de plus en plus, vacillant un peu sous l’effort. La bouteille se vidait à vue d’œil. « Comme c’est long ! » pensait Pierre. Il lui semblait qu’il s’était écoulé plus d’une demi-heure… Dologhow fit tout à coup un mouvement de recul, et son bras trembla plus fort. Assis comme il l’était, sur un rebord incliné, ce mouvement nerveux pouvait le faire glisser dans le vide. Il se déplaça tout d’une pièce, et son bras et sa tête vacillèrent davantage ; instinctivement il leva une main comme pour se cramponner à l’entablement de la croisée, mais l’abaissa aussitôt. Pierre referma les yeux, en se promettant de ne plus les rouvrir ; mais au mouvement général qui se produisit une seconde après il regarda et vit Dologhow qui se tenait debout dans l’embrasure, pâle mais joyeux.

« Elle est vide ! »

Il lança sa bouteille à l’Anglais, qui l’attrapa à la volée. Dologhow sauta dans la chambre : il exhalait une forte odeur de rhum.

« Admirable ! bravo ! Voilà un pari ! Que le diable vous emporte tous ! » criait-on de tous côtés à la fois.

L’Anglais avait tiré sa bourse et faisait ses comptes avec Dologhow, devenu silencieux et maussade. Pierre s’élança sur la fenêtre.

« Messieurs ! qui veut parier avec moi que je ferai la même chose, et même sans pari ? Vite une bouteille, je le ferai ! Vite !…

— Va, va, dit Dologhow en souriant.

— Es-tu devenu fou, voyons ! Qu’est-ce qui te prend ? On te le défend, entends-tu bien, à toi dont la tête tourne sur un escalier, s’écrièrent plusieurs voix.

— Je boirai ; vite une bouteille ! cria Pierre en frappant avec force sur la table d’un geste d’ivrogne, et il enjamba l’appui de la fenêtre. Un des jeunes gens se jeta sur ses mains, mais il était si fort, qu’il le repoussa bien loin.

— Non, vous n’en viendrez pas à bout comme cela, dit Anatole ; attendez, je vais l’attraper.

— Écoute ! je tiens le pari, mais pas avant demain ; maintenant allons tous à…

— Allons ! s’écria Pierre, allons, et en avant Michka ! » Il saisit l’ourson, l’entoura de ses bras, le souleva de terre et se mit à valser avec lui tout autour de la chambre.

X

Le prince Basile n’avait point oublié la promesse qu’il avait faite à la princesse Droubetzkoï à la soirée de Mlle Schérer. La requête avait été présentée à l’Empereur, et le fils de la princesse passa, par exception, en qualité de sous-lieutenant dans la garde, au régiment Séménovsky ; mais cependant, malgré tous les efforts de sa mère, Boris ne fut pas nommé aide de camp de Koutouzow. Quelque temps après la soirée, la princesse retourna à Moscou auprès des Rostow, ses riches parents, chez qui elle s’arrêtait toujours ; c’est là que son petit Boris adoré avait passé la plus grande partie de son enfance. La garde avait quitté Pétersbourg le 10 du mois d’août, et le jeune homme, retenu à Moscou par la nécessité de s’occuper de son équipement, devait la rejoindre à Radzivilow.

C’était jour de fête chez les Rostow. La mère et la fille cadette s’appelaient Natalie, et on les fêtait toutes les deux. Une longue suite de voitures n’avaient cessé dès le matin de déposer à l’hôtel Rostow, rue Povarskaïa, une foule de visiteurs qui apportaient leurs félicitations. La comtesse et sa fille aînée, une belle personne, les recevaient au salon, où ils se succédaient sans relâche.

La mère était une femme de quarante-cinq ans, avec un type oriental, un visage amaigri, et visiblement épuisée par les douze enfants qu’elle avait donnés à son mari. La lenteur de ses mouvements et de son parler, qui provenait de sa faiblesse, lui donnait un air imposant qui inspirait le respect. La princesse Droubetzkoï était avec elle, et, comme elle faisait partie de la famille, elle aidait de son mieux à recevoir les visiteurs et à soutenir la conversation.

Les jeunes gens, qui ne se souciaient pas de prendre part à la réception, se tenaient dans des chambres intérieures. Le comte allait à la rencontre des arrivants, et en les reconduisant les engageait tous à dîner.

« Je vous suis bien sincèrement obligé, mon cher, ou ma chère, disait-il indifféremment à chacun, aux inférieurs aussi bien qu’aux supérieurs. Merci pour celle dont nous célébrons la fête. Vous viendrez dîner sans faute, n’est-ce pas ? Autrement, mon cher, vous m’offenseriez. Je vous supplie de venir avec toute votre famille, ma chère… » Il répétait exactement les mêmes paroles à tous les invités, et les accompagnait exactement de la même expression de figure, puis venait un serrement de main avec saluts réitérés. Après avoir reconduit les partants, il revenait auprès de ceux qui n’avaient pas encore fait leurs adieux, s’avançait à lui-même un fauteuil et, après avoir posé avec complaisance ses pieds à terre et ses mains sur ses genoux, il se balançait de droite et de gauche, émettant, en homme qui croit savoir vivre, des réflexions sur le temps, sur la santé, tantôt en russe, tantôt en français, bien qu’il parlât fort mal le français, mais toujours avec le même aplomb. Malgré sa fatigue, il se levait de nouveau pour reconduire les partants, comme un homme bien décidé à remplir ses devoirs jusqu’au bout, et renouvelait ses invitations, tout cela en ramenant sur son crâne chauve quelques cheveux gris et rares.

Parfois, en revenant, il traversait le vestibule et la serre et entrait dans une grande salle avec des murs de stuc, où l’on dressait les tables pour un dîner de quatre-vingts couverts. Après avoir regardé les domestiques qui portaient les porcelaines, l’argenterie, et déployaient les nappes damassées, il appelait un certain Dmitri Vassiliévitch, noble de naissance, qui dirigeait ses affaires, et lui disait :

« Écoute, Mitenka, tâche que tout soit bien ; oui, c’est bien, c’est bien !… »

Et en examinant avec satisfaction une énorme table qui venait de recevoir une rallonge, il ajoutait :

« Le principal, c’est le service, c’est le service, entends-tu bien, » et là-dessus il rentrait enchanté dans le salon.

« Marie Lvovna Karaguine ! » annonça d’une voix de basse le valet de pied de la comtesse en se montrant à la porte.

La comtesse réfléchit un instant, en savourant une prise de tabac qu’elle prenait dans une tabatière en or ornée du portrait de son mari.

« Dieu ! que ces visites m’ont exténuée ! Allons, encore cette dernière… elle est si bégueule !… Priez-la de monter, » répondit-elle tristement au laquais, comme si elle voulait dire : « Oh ! celle-là va m’achever ! »

Une dame, grande, forte, à l’air hautain, suivie d’une jeune fille au visage rond et souriant, entra au salon ; elles étaient précédées toutes deux du frou-frou de leurs robes traînantes.

« Chère comtesse… il y a si longtemps… elle a été alitée, la pauvre enfant… au bal des Razoumosky et de la comtesse Apraxine… J’ai été si heureuse ! »

Ces civilités à bâtons rompus se confondaient avec le frôlement des robes et le déplacement des chaises, Puis la conversation s’engageait tant bien que mal jusqu’au moment où, grâce à une première pause, on pouvait décemment se permettre de lever la séance, tout en faisant ses adieux, et, après avoir recommencé les : « Je suis bien charmée… la santé de maman… La comtesse Apraxine… » passer dans l’antichambre, mettre sa pelisse et son manteau et partir.

La maladie du vieux comte Besoukhow, l’un des plus beaux hommes du temps de Catherine, qui était en ce moment la nouvelle du jour, fit naturellement les frais de la conversation, et il fut même question de son fils naturel, Pierre, celui-là même qui avait été si peu convenable à la soirée de Mlle Schérer.

« Je plains bien sincèrement le pauvre comte, dit Mme Karaguine. Sa santé est si mauvaise, et avoir un fils qui lui cause un pareil chagrin !

— Mais quel est donc le chagrin qu’il a pu lui causer ? » demanda la comtesse en feignant d’ignorer l’histoire, tandis qu’elle l’avait déjà entendu conter au moins une quinzaine de fois.

« Voilà le fruit de l’éducation actuelle ! Ce jeune homme s’est trouvé livré à lui-même lorsqu’il était à l’étranger, et maintenant on raconte qu’il a fait à Pétersbourg des choses si épouvantables, qu’on a dû le faire partir, par ordre de la police.

— Vraiment ? dit la comtesse.

— Il a fait de mauvaises connaissances, ajouta la princesse Droubetzkoï, et avec le fils du prince Basile et un certain Dologhow ils ont commis des horreurs… Ce dernier a été fait soldat et on a renvoyé le fils de Besoukhow à Moscou ; quant à Anatole, son père a trouvé le moyen d’étouffer le scandale ; on lui a pourtant enjoint de quitter Pétersbourg.

— Mais qu’ont-ils donc fait ? demanda la comtesse.

— Ce sont de véritables brigands, Dologhow surtout, reprit Mme Karaguine : il est le fils de Marie Ivanovna Dologhow, une dame si respectable… Croiriez-vous qu’à eux trois ils se sont emparés, je ne sais où, d’un ourson, qu’ils l’ont fourré avec eux en voiture et mené chez des actrices. La police a voulu les arrêter. Alors… qu’ont-ils imaginé ?… Ils ont saisi l’officier de police ; et, après l’avoir attaché sur le dos de l’ourson, ils l’ont lâché dans la Moïka, l’ourson nageant avec l’homme de police sur son dos.

— Ah ! ma chère, la bonne figure que devait avoir cet homme ! s’écria le comte en se tordant de rire.

— Mais, c’est une horreur ! Il n’y a pas là, cher comte, de quoi rire, » s’écria Mme Karaguine.

Et, malgré elle, elle pouffait de rire, comme lui.

« On a eu toutes les peines du monde à sauver le malheureux… et quand on pense que c’est le fils du comte Besoukhow qui s’amuse d’une façon aussi insensée ! Il passait pourtant pour un garçon intelligent et bien élevé… Voilà le résultat d’une éducation faite à l’étranger. J’espère au moins que personne ne le recevra, malgré sa fortune. On a voulu me le présenter, mais j’ai immédiatement décliné cet honneur… ! J’ai des filles !

— Où avez-vous donc appris qu’il fût si riche, demanda la comtesse en se penchant vers Mme Karaguine et en tournant le dos aux demoiselles, qui feignirent aussitôt de ne rien entendre. Le vieux comte n’a que des enfants naturels, et Pierre est un de ces bâtards, je crois ! »

Mme Karaguine fit un geste de la main.

« Ils sont, je crois, une vingtaine. »

La princesse Droubetzkoï, qui brûlait du désir de faire parade de ses relations et de montrer qu’elle connaissait à fond l’existence de chacun dans le détail le plus intime, prit à son tour la parole et dit à voix basse et avec emphase :

« Voici ce que c’est… ! La réputation du comte Besoukhow est bien établie : il a tant d’enfants, qu’il en a perdu le compte, mais Pierre est son favori.

— Quel beau vieillard c’était, pas plus tard que l’année dernière, dit la comtesse, je n’ai jamais vu d’homme aussi beau que lui !

— Ah ! il a beaucoup changé depuis… À propos, j’allais vous dire que l’héritier direct de toute sa fortune est le prince Basile, du chef de sa femme ; mais le vieux, ayant de l’affection pour Pierre, s’est beaucoup occupé de son éducation, et a écrit à l’Empereur à son sujet. Personne ne peut donc savoir lequel des deux héritera de lui à sa mort, qu’on attend d’ailleurs d’un moment à l’autre. Lorrain est même arrivé de Pétersbourg. La fortune est colossale… quarante mille âmes et des millions en capitaux. Je le sais pour sûr, car je le tiens du prince Basile lui-même. Le vieux Besoukhow m’est aussi un peu cousin par sa mère, et il est le parrain de Boris, ajouta-t-elle, en faisant semblant de n’attacher à ce fait aucune importance. Le prince Basile est à Moscou depuis hier soir.

— N’est-il pas chargé de faire une inspection ?

— Oui ; mais, entre nous soit dit, reprit la princesse, l’inspection n’est qu’un prétexte : il n’est arrivé que pour voir le comte Cyrille Vladimirovitch, quand il a su qu’il était au plus mal.

— Cela n’empêche pas, ma chère, l’histoire d’être excellente, dit le comte, qui, en se voyant peu écouté par les dames, se tourna du côté des demoiselles. Oh ! la bonne figure qu’il devait faire l’homme de police !… »

Et il se mit à contrefaire les gestes du policier en éclatant de rire d’une voix de basse-taille. C’était ce rire bruyant et sonore particulier aux gens qui aiment à bien manger et surtout à bien boire ; tout son gros corps en trembla.

« Vous revenez dîner, n’est-ce pas, ma chère ? » ajouta-t-il.


XI

Il se fit un grand silence. La comtesse regardait Mme Karaguine et souriait agréablement, sans même chercher à déguiser la satisfaction qu’elle éprouverait à la voir partir. La fille de Mme Karaguine arrangeait machinalement sa robe en interrogeant sa mère du regard, lorsqu’on entendit tout à coup comme le bruit de plusieurs personnes qui auraient traversé en courant la pièce voisine, puis la chute d’une chaise, et une fillette de treize ans, retenant d’une main le jupon retroussé de sa petite robe de mousseline dans lequel elle semblait cacher quelque chose, bondit jusqu’au milieu du salon et s’y arrêta tout court. Il était évident qu’une course désordonnée l’avait entraînée plus loin qu’elle ne voulait.

Au même moment se montrèrent à sa suite un étudiant au collet amarante, un officier de la garde, une jeune fille de quinze ans et un petit garçon en jaquette, au teint vif et coloré.

Le comte se leva en se balançant et, entourant la petite fille de ses bras :

« Ah ! la voilà, s’écria-t-il, c’est sa fête aujourd’hui ; ma chère, c’est sa fête !

— Il y a temps pour tout, ma chérie, dit la comtesse avec une feinte sévérité… Tu la gâtes toujours, Élie !

— Bonjour, ma chère ; je vous souhaite une bonne fête !… La délicieuse enfant ! » dit Mme Karaguine en s’adressant à la mère.

La petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop grande, semblait plutôt laide que jolie, mais, en revanche, elle était d’une vivacité sans pareille ; le mouvement de ses épaules, qui s’agitaient encore dans son corsage décolleté, attestait qu’elle venait de courir ; ses cheveux noirs, bouclés, et tout ébouriffés, retombaient en arrière ; ses bras nus étaient minces et grêles ; elle portait encore des pantalons garnis de dentelle, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers. En un mot, elle était dans cet âge plein d’espérances où la petite fille n’est plus une enfant, mais où l’enfant n’est pas encore une jeune fille. Échappant à son père, elle se jeta sur sa mère, sans prêter la moindre attention à sa réprimande, et, cachant sa figure en feu dans le fouillis de dentelle qui couvrait le mantelet de la comtesse, elle éclata de rire et se mit à conter à bâtons rompus une histoire sur sa poupée, qu’elle tira aussitôt de son jupon.

« Vous voyez bien, c’est une poupée, c’est Mimi, vous voyez !… »

Et Natacha, pouvant à peine parler, glissa sur les genoux de sa mère en riant de si bon cœur, que Mme Karaguine ne put s’empêcher d’en faire autant.

« Voyons, laisse-moi, va-t’en avec ton monstre, disait la comtesse en jouant la colère et en la repoussant doucement… C’est ma cadette, » dit-elle en s’adressant à Mme Karaguine.

Natacha, relevant sa tête enfouie au milieu des dentelles de sa mère, regarda un moment la dame inconnue à travers les larmes du rire et se cacha de nouveau le visage. Obligée d’admirer ce tableau de famille, Mme Karaguine crut bien faire en y jouant son rôle :

« Dites-moi, ma petite, qui est donc Mimi ? C’est votre fille sans doute ? »

Natacha, mécontente du ton de condescendance de l’étrangère, ne répondit rien et se borna à la regarder d’un air sérieux.

Pendant ce temps, toute la jeunesse, c’est-à-dire Boris, l’officier, fils de la princesse Droubetzkoï, Nicolas, l’étudiant, fils aîné du comte Rostow, Sonia, sa nièce, âgée de quinze ans, et Pétroucha, son fils cadet, s’étaient groupés dans la chambre et faisaient des efforts visibles pour contenir, dans les limites de la bienséance, la vivacité et l’entrain qui perçaient dans chacun de leurs mouvements. Rien qu’à les voir, on comprenait bien vite que, dans les appartements intérieurs d’où ils s’étaient si impétueusement élancés, l’entretien avait été autrement gai qu’au salon, et qu’on y avait parlé d’autre chose que des bruits de la ville, du temps qu’il faisait et de la comtesse Apraxine. Ils échangeaient des regards furtifs et retenaient à grand’peine leur fou rire.

Les deux jeunes gens étaient des amis d’enfance, du même âge, tous deux jolis garçons, mais absolument différents l’un de l’autre. Boris était grand, blond, d’une beauté calme et régulière. Nicolas avait la tête bouclée, il était petit et son visage exprimait la franchise. Sur sa lèvre supérieure s’estompaient légèrement les premiers poils d’une moustache naissante. Tout en lui respirait l’ardeur et l’enthousiasme. Il avait fortement rougi en entrant et avait essayé en vain de dire quelque chose. Boris, au contraire, reprit tout de suite son aplomb, et raconta d’une façon plaisante qu’il avait eu l’honneur de connaître Mlle Mimi dans son adolescence, mais que depuis cinq ans elle avait terriblement vieilli et que sa tête était fendue !

Pendant ce récit il jeta un regard à Natacha, qui reporta aussitôt les yeux sur son petit frère : celui-ci, les paupières à moitié fermées, était comme secoué par un rire convulsif et silencieux ; ne pouvant à cette vue se contenir davantage, elle se leva d’un bond et s’enfuit aussi vite que ses petits pieds pouvaient la porter. Boris resta impassible :

« Maman, ne désirez-vous pas sortir et n’avez-vous pas besoin de la voiture ? demanda-t-il en souriant.

— Oui, certainement, va la commander, » répondit sa mère.

Boris quitta le salon sans se presser et suivit les traces de Natacha, tandis que le petit bonhomme joufflu s’élançait à leur suite, tout mécontent d’avoir été abandonné par eux.


XII

De toute cette jeunesse il ne restait plus que Nicolas et Sonia, la demoiselle étrangère et la fille aînée de la comtesse, de quatre ans plus âgée que Natacha et qui comptait déjà au nombre des grandes personnes.

Sonia était une petite brune mignonne, avec des yeux doux, ombragés de longs cils. Le ton olivâtre de son visage s’accusait encore plus sur la nuque et sur ses mains fines et gracieuses, et une épaisse natte de cheveux noirs s’enroulait deux fois autour de sa tête. L’harmonie de ses mouvements, la mollesse et la souplesse de ses membres grêles, ses manières un peu réservées la faisaient comparer à un joli petit minet prêt à se métamorphoser en une délicieuse jeune chatte. Elle essayait par un sourire de prendre part à la conversation générale, mais ses yeux, sous leurs cils longs et soyeux, se portaient involontairement sur le cousin qui allait partir pour l’armée : ils exprimaient si visiblement ce sentiment d’adoration particulier aux jeunes filles, que son sourire ne pouvait tromper personne ; il était évident que le petit minet ne s’était pelotonné que pour un instant, et qu’une fois hors du salon, à l’exemple de Boris et de Natacha, il sauterait et gambaderait de plus belle avec ce cher petit cousin.

« Oui, ma chère, disait le vieux comte en montrant Nicolas, son ami Boris a été nommé officier et il veut le suivre par amitié pour lui, me quitter, laisser là l’université et se faire militaire… Et dire, ma chère, que sa place aux Archives était toute prête ! C’est ce que j’appelle de l’amitié !

— Mais la guerre est déclarée, dit-on ?

— On le dit depuis longtemps, on le redira encore, et puis on n’en parlera plus… Oui, ma chère, voilà de l’amitié, ou je ne m’y connais pas… Il entre aux hussards ! »

Mme Karaguine, ne sachant que répondre, hocha la tête.

« Ce n’est pas du tout par amitié ! » s’écria Nicolas, qui devint pourpre et eut l’air de s’en défendre comme d’une action honteuse.

Il jeta un coup d’œil sur sa cousine et sur Mlle Karaguine, qui semblaient toutes deux l’approuver.

« Nous avons aujourd’hui à dîner le colonel du régiment de Pavlograd ; il est ici en congé et il l’emmènera. Que faire ? dit le comte en haussant les épaules et en s’efforçant de parler gaiement d’un sujet qui lui avait causé beaucoup de chagrin.

— Je vous ai déjà déclaré, papa, que si vous me défendiez de partir, je resterais. Mais je ne puis être que militaire, je le sais très bien, car, pour devenir diplomate ou fonctionnaire civil, il faut savoir cacher ses sentiments, et je ne le sais pas, » continua-t-il en regardant ces demoiselles avec toute la coquetterie de son âge.

La petite chatte, les yeux attachés sur les siens, semblait guetter la minute favorable pour recommencer ses agaceries et donner un libre cours à sa nature féline.

« C’est bon, c’est bon, dit le comte ; il s’enflamme tout de suite. Bonaparte leur a tourné la cervelle à tous, et tous cherchent à savoir comment de simple lieutenant il est devenu Empereur. Après tout, je leur souhaite bonne chance, » ajouta-t-il sans remarquer le sourire moqueur de Mme Karaguine.

On se mit à parler de Napoléon, et Julie, c’était le nom de Mlle Karaguine, s’adressant au jeune Rostow :

« Je regrette, lui dit-elle, que vous n’ayez pas été jeudi chez les Argharow. Je me suis ennuyée sans vous, » murmura-t-elle tendrement.

Le jeune homme, très flatté, se rapprocha d’elle, et il s’ensuivit un aparté plein de coquetterie, qui lui fit oublier la jalousie de Sonia, tandis que la pauvre petite, toute rouge et toute frémissante, s’efforçait de sourire. Au milieu de l’entretien il se tourna vers elle, et Sonia, lui répondant par un regard à la fois passionné et irrité, quitta la chambre, ayant beaucoup de peine à retenir ses larmes.

Toute la vivacité de Nicolas disparut comme par enchantement, et, profitant du premier moment favorable, il s’éloigna à sa recherche, la figure bouleversée.

« Les secrets de cette jeunesse sont cousus de fil blanc, » dit la princesse Droubetzkoï en le suivant des yeux… « cousinage, dangereux voisinage[7]. »

« Oui, » reprit la comtesse, après l’éclipse de ce rayon de soleil et de vie apporté par toute cette jeunesse…

Et répondant elle-même à une question que personne ne lui avait adressée, mais qui la préoccupait constamment :

« Que de soucis, que de souffrances avant de pouvoir en jouir !… et maintenant je tremble plus que je ne me réjouis. J’ai peur, toujours peur ! C’est justement l’âge le plus dangereux pour les filles comme pour les garçons.

— Tout dépend de l’éducation !

— Vous avez parfaitement raison ; j’ai été, Dieu merci, l’amie de mes enfants, et ils me donnent jusqu’à présent toute leur confiance, — répondit la comtesse ; elle nourrissait à cet égard les illusions de beaucoup de parents qui s’imaginent connaître les secrets de leurs enfants. — Je sais que mes filles n’auront rien de caché pour moi, et que si Nicolas fait des folies, — un garçon y est toujours plus ou moins obligé, — il ne se conduira pas comme ces messieurs de Pétersbourg.

— Ce sont de bons enfants, — dit le comte, dont le grand moyen pour trancher les questions compliquées était de trouver tout parfait. — Que faire ? il a voulu être hussard… Que voulez-vous, ma chère ?

— Quelle charmante petite créature que votre cadette, un véritable vif-argent.

— Oui, elle me ressemble, reprit naïvement le père, et quelle voix ! Bien qu’elle soit ma fille, je suis forcé d’être juste ; ce sera une véritable cantatrice, une seconde Salomoni ! Nous avons pris un Italien pour lui donner des leçons.

— N’est-ce pas trop tôt ? À son âge, cela peut lui gâter la voix.

— Mais pourquoi donc serait-ce trop tôt ? Nos mères se mariaient bien à douze ou treize ans.

— Savez-vous qu’elle est déjà amoureuse de Boris ! Qu’en pensez-vous ? » dit la comtesse en souriant et en échangeant un regard avec son amie la princesse A. Mikhaïlovna.

Et comme si elle répondait ensuite à ses propres pensées, elle ajouta :

« Si je la tenais sévèrement, si je lui défendais de le voir, Dieu sait ce qu’il en adviendrait (elle voulait dire sans doute par là qu’ils s’embrasseraient en cachette) : tandis que maintenant je sais tout ce qu’ils se disent ; elle vient elle-même me le conter tous les soirs. Je la gâte, c’est possible, mais cela vaut mieux, croyez-moi… Quant à ma fille aînée, elle a été élevée très sévèrement.

— Ah ! c’est bien vrai, j’ai été élevée tout autrement, » dit la jeune comtesse Véra en souriant.

Mais par malheur son sourire ne l’embellissait pas, car, au contraire de ce qui a lieu d’habitude, il donnait à sa figure une expression désagréable et affectée. Cependant elle était plutôt belle, assez intelligente, instruite, elle avait la voix agréable, et ce qu’elle venait de dire était parfaitement juste ; pourtant, chose étrange, tous se regardèrent, étonnés et embarrassés.

« On tâche toujours de mieux réussir avec les aînés et d’en faire quelque chose d’extraordinaire, dit Mme Karaguine.

— Il faut avouer, reprit le comte, que la comtesse a voulu atteindre l’impossible avec Véra ; mais, après tout, elle a réussi, et parfaitement réussi, » ajouta-t-il, en lançant à sa fille un coup d’œil approbateur.

Mme Karaguine se décida enfin à faire ses adieux, en promettant de revenir dîner.

« Quelle sotte ! s’écria la comtesse après l’avoir reconduite, je croyais qu’elle ne s’en irait jamais ! »


XIII

Natacha s’était arrêtée, dans sa fuite, à l’entrée de la serre ; là elle attendit Boris, tout en prêtant l’oreille à la conversation du salon. À la fin, perdant patience et frappant du pied, elle était sur le point de pleurer, lorsqu’elle entendit le jeune homme, qui arrivait sans se presser le moins du monde. Elle n’eut que le temps de se jeter derrière les caisses d’arbustes. Une fois dans la serre, Boris regarda autour de lui et, secouant un léger grain de poussière de dessus sa manche, il s’approcha de la glace pour y mirer sa jolie figure. Natacha suivait avec curiosité tous ses mouvements : elle le vit sourire et se diriger vers la porte opposée ; alors elle eut la pensée de l’appeler :

« Non, se dit-elle, qu’il me cherche ! »

À peine avait-il disparu, que Sonia, tout en pleurs et les joues en feu, se précipita dans la serre. Natacha allait s’élancer vers elle, mais le plaisir de rester invisible et d’observer, ce qui se passait, comme dans les contes de fées, la retint immobile. Sonia se parlait à elle-même tout bas, les yeux fixés sur la porte du salon. Nicolas entra.

« Sonia, qu’as-tu ? Est-ce possible ? lui cria-t-il en courant à elle.

— Rien, je n’ai rien, laissez-moi !… »

Et elle fondit en larmes.

« Mais non, je sais ce que c’est !

— Eh bien ! si vous le savez, tant mieux pour vous, allez la rejoindre.

— Sonia, un mot ! Peut-on se tourmenter ainsi et me tourmenter moi, pour une chimère, » lui dit-il en lui prenant la main.

Sonia pleurait sans retirer sa main. Natacha, clouée à sa place, retenait sa respiration ; ses yeux brillaient.

« Qu’est-ce qui va se passer ? pensa-t-elle.

— Sonia, le monde entier n’est rien pour moi : toi seule tu es tout, et je te le prouverai !

— Je n’aime pas que tu parles à… dit Sonia.

— Eh bien ! je ne le ferai plus, pardonne-moi !… »

Et, l’attirant à lui, il l’embrassa.

« Ah ! voilà qui est bien ! » se dit Natacha.

Nicolas et Sonia quittèrent la serre ; elle les suivit à distance jusqu’à la porte et appela Boris.

« Boris, venez ici, dit-elle d’un air important et mystérieux. J’ai à vous dire quelque chose. Ici, ici !… »

Et elle l’amena jusqu’à sa cachette entre les fleurs. Boris obéissait en souriant :

« Qu’avez-vous à me dire ? »

Elle se troubla, regarda autour d’elle, et, ayant aperçu sa poupée qui gisait abandonnée sur une des caisses, elle s’en empara et la lui présenta :

« Embrassez ma poupée ! »

Boris ne bougeait pas et regardait sa petite figure animée et souriante.

« Vous ne le voulez pas ? Eh bien, venez, par ici… »

Et, l’entraînant tout au milieu des arbres, elle jeta sa poupée.

« Plus près, plus près ! » dit-elle en saisissant tout à coup le jeune homme par son uniforme.

Et, rougissante d’émotion et prête à pleurer, elle murmura :

« Et moi, m’embrasserez-vous ? »

Boris devint pourpre.

« Comme vous êtes étrange ! » lui dit-il.

Et il se penchait indécis au-dessus d’elle.

S’élançant d’un bond sur une des caisses, elle entoura de ses deux petits bras nus et grêles le cou de son compagnon, et, rejetant ses cheveux en arrière, elle lui appliqua un baiser sur les lèvres ; puis, s’échappant aussitôt et se glissant rapidement à travers les plantes, elle s’arrêta de l’autre côté, la tête penchée.

« Natacha, je vous aime, vous le savez bien, mais…

— Êtes-vous amoureux de moi ?

— Oui, je le suis. Mais, je vous en prie, ne recommençons plus…, ce que nous venons de faire… Encore quatre ans… alors je demanderai votre main… »

Natacha se mit à réfléchir.

« Treize, quatorze, quinze, seize, dit-elle en comptant sur ses doigts. Bien, c’est convenu !… »

Et un sourire de confiance et de satisfaction éclaira son petit visage.

« C’est convenu ! reprit Boris.

— Pour toujours, à la vie à la mort ! » s’écria la fillette en lui prenant le bras et en l’emmenant, heureuse et tranquille, dans le grand salon.


XIV

La comtesse, qui s’était sentie fatiguée, avait fait fermer sa porte et donné ordre au suisse d’inviter à dîner tous ceux qui viendraient apporter leurs félicitations. Elle désirait aussi causer en tête-à-tête avec son amie d’enfance, la princesse Droubetzkoï, qui était revenue depuis peu de Pétersbourg.

« Je serai franche avec toi, lui dit-elle en rapprochant son fauteuil de celui de la comtesse : il nous reste, hélas ! si peu de vieux amis, que ton amitié m’est doublement précieuse. »

Et, jetant un regard sur Véra, elle se tut.

La comtesse lui serra tendrement la main.

« Véra, vous ne comprenez donc rien ? »

Elle aimait peu sa fille, et c’était facile à voir.

« Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre tes sœurs.

— Si vous me l’aviez dit plus tôt, maman, — répondit la belle Véra avec un certain dédain, mais sans paraître toutefois offensée, — je serais déjà partie… »

Et elle passa dans la grande salle, où elle aperçut deux couples assis, chacun devant une fenêtre et qui semblaient se faire pendants l’un à l’autre.

Elle s’arrêta un moment pour les regarder d’un air moqueur. Nicolas, à côté de Sonia, lui copiait des vers, les premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient à voix basse ; ils se turent à l’approche de Véra. Les deux petites filles avaient un air joyeux et coupable qui trahissait leur amour ; c’était charmant et comique tout à la fois, mais Véra ne trouvait cela ni charmant ni comique.

« Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais toucher aux objets qui m’appartiennent ! Vous avez une chambre à vous. »

Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas.

« Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans l’encrier.

— Vous ne faites jamais rien à propos : tout à l’heure, vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalisés. » En dépit, ou peut-être à cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à s’éloigner.

« Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges ? C’est ridicule, et ce ne sont que des folies !

— Mais que t’importe, Véra ? dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux disposée pour les autres.

— C’est absurde ! J’ai honte pour vous ! Quels sont vos secrets, je vous prie ?

— Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s’échauffant.

— Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman comment tu te conduis avec Boris.

— Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai pas à m’en plaindre.

— Finissez, Boris ; vous êtes un vrai diplomate ! »

Ce mot« diplomate », très usité parmi ces enfants, avait dans leur argot une signification toute particulière.

« C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée. Pourquoi s’accroche-t-elle à moi ? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne ; tu n’as pas de cœur, tu es Mme de Genlis, et voilà tout (ce sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux) ; ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres : tu n’as qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.

— Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un jeune homme devant le monde, et…

— Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as dérangés pour nous dire à tous des sottises ; allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude !… »

Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent comme une nichée d’oiseaux effarouchés.

« C’est à moi au contraire que vous en avez dit, » s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient gaiement en chœur derrière la porte :

« Mme de Genlis ! Mme de Genlis ! »

Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilité habituelle.

Dans le salon, la conversation était des plus intimes entre les deux amies.

« Ah ! chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose dans ma vie ; je vois très bien, au train dont vont les choses, que nous n’en avons pas pour longtemps ; toute notre fortune y passera ! À qui la faute ? À sa bonté et au club ! À la campagne même, il n’a point de repos… toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin ? Mais à quoi sert d’en parler ? Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Vraiment, je t’admire : comment peux-tu courir ainsi la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y prendre avec chacun ? Voyons, comment y es-tu parvenue ? C’est merveilleux ; quant à moi, je n’y entends rien !

— Ah ! ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie ! On se soumet à tout pour lui ! Mon procès a été une dure école ! Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j’écrivais ceci : « La princesse une telle désire voir un tel, » et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement indifférent.

— À qui donc t’es-tu adressée pour Boris ? Car enfin le voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que « junker ». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc t’es-tu adressée ?

— Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait dû subir.

— A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile ? Je ne l’ai pas rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les Roumianzow ; il m’aura oubliée, et pourtant à cette époque-là il me faisait la cour !

— Il est toujours le même, aimable et galant ; les grandeurs ne lui ont pas tourné la tête ! « Je regrette, chère princesse, m’a-t-il dit, de ne pas avoir à me donner plus de peine ; vous n’avez qu’à ordonner. » C’est vraiment un brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l’amour que je porte à mon fils ; il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour son bonheur. Mais ma position est si difficile, si pénible, et elle a encore empiré, dit-elle tristement à voix basse. Mon malheureux procès n’avance guère et me ruine. Je n’ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-tu ? Et je ne sais comment équiper Boris. »

Et, tirant son mouchoir, elle se mit à pleurer :

« J’ai besoin de cinq cents roubles, et je n’ai qu’un seul billet de vingt-cinq roubles. Ma situation est épouvantable : je n’ai plus d’espoir que dans le comte Besoukhow. S’il ne consent pas à venir en aide à son filleul Boris et à lui faire une pension, toutes mes peines sont perdues. »

Les yeux de la comtesse étaient devenus humides, et elle paraissait absorbée dans ses réflexions.

« Il m’arrive souvent de penser à l’existence solitaire du comte Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune colossale, et de me demander — c’est peut-être un péché — pourquoi vit-il ? La vie lui est à charge, tandis que Boris est jeune…

— Il lui laissera assurément quelque chose, dit la comtesse.

— J’en doute, chère amie ; ces grands seigneurs millionnaires sont si égoïstes ! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez à quatre… j’aurai le temps. »

La princesse envoya chercher son fils :

« Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la reconduisit jusqu’à l’antichambre ; souhaite-moi bonne chance.

— Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chère, lui cria le comte en sortant de la grande salle ? S’il se sent mieux, vous inviterez Pierre à dîner ; il venait chez nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui promettre, je vous en prie. Nous verrons si Tarass se distinguera ; il assure que le comte Orlow n’a jamais donné un dîner pareil à celui qu’il nous prépare. »


XV

« Mon cher Boris, dit la princesse à son fils, pendant que la voiture mise à sa disposition par la comtesse Rostow quittait la rue jonchée de paille et entrait dans la grande cour de l’hôtel Besoukhow, mon cher Boris, répéta-t-elle en dégageant sa main de dessous son vieux manteau et en la posant sur celle de son fils avec un mouvement à la fois caressant et timide, sois aimable, sois prudent. Il est ton parrain, et ton avenir dépend de lui, ne l’oublie pas. Sois gentil, comme tu sais l’être quand tu veux.

— J’aurais voulu, je l’avoue, être sûr de retirer de tout cela autre chose qu’une humiliation, répondit-il froidement ; mais vous avez ma promesse, et je ferai cela pour vous. »

Après avoir refusé de se faire annoncer, la mère et le fils entrèrent dans le vestibule vitré, orné de deux rangées de statues dans des niches. Le suisse les examina des pieds à la tête, ses yeux s’arrêtèrent sur le manteau râpé de la mère ; alors il leur demanda s’ils étaient venus pour les jeunes princesses ou pour le comte. En apprenant que c’était pour ce dernier, il s’empressa de leur déclarer, en dépit des voitures qui stationnaient devant la porte et dont la présence lui donnait un démenti, que Son Excellence ne recevait personne, vu l’extrême gravité de son état.

« Dans ce cas, partons, dit Boris en français.

— Mon ami, » reprit sa mère d’un ton suppliant, en lui touchant le bras, comme si cet attouchement avait le don de le calmer ou de l’exciter à volonté.

Boris se tut ; sa mère en profita pour s’adresser au suisse d’un ton larmoyant : « Je sais que le comte est très mal, c’est pour cela que je suis venue ; je suis sa parente, je ne le dérangerai pas… je veux seulement voir le prince Basile ; je sais qu’il est ici ; va, je te prie, nous annoncer. »

Le suisse tira avec humeur le cordon de la sonnette.

« La princesse Droubetzkoï se fait annoncer chez le prince Basile, » cria-t-il à un valet de chambre qui avançait sa tête sous la voûte de l’escalier.

La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas teint, en se regardant dans une grande glace de Venise encadrée dans le mur, et posa hardiment sa chaussure usée sur les marches tendues d’un riche tapis.

« Vous me l’avez promis, mon cher, » répéta-t-elle à son fils, en l’effleurant de la main pour l’encourager.

Boris la suivit tranquillement, les yeux baissés, et tous deux entrèrent dans la salle que l’on devait traverser pour arriver chez le prince Basile.

Au moment où ils allaient demander leur chemin à un vieux valet de chambre qui s’était levé à leur approche, une des nombreuses portes qui donnaient dans cette pièce s’ouvrit et laissa passer le prince Basile en douillette de velours fourrée et ornée d’une seule décoration, ce qui était ordinairement chez lui l’indice d’une toilette négligée. Le prince reconduisait un beau garçon à cheveux noirs. C’était le docteur Lorrain.

« Est-ce bien certain ?

Errare humanum est, mon prince, répondit le docteur en grasseyant et en prononçant le latin à la française.

— C’est bien, c’est bien, » dit le prince Basile, qui, ayant remarqué la princesse Droubetzkoï et son fils, congédia le médecin en le saluant de la tête.

Alors il s’approcha d’eux en silence et les interrogea du regard. Boris vit l’expression d’une profonde douleur passer aussitôt dans les yeux de sa mère, et il en sourit à la dérobée.

« Nous nous retrouvons dans de bien tristes circonstances, mon prince… Comment va le cher malade ? » dit-elle, en faisant semblant de ne point remarquer le regard, froid et blessant dirigé sur elle.

Le prince Basile continua à les regarder en silence, elle et son fils Boris, sans chercher même à déguiser son étonnement ; sans rendre à ce dernier son salut, il répondit à la princesse par un mouvement de tête et de lèvres qui indiquait que la situation du malade était désespérée.

« C’est donc vrai ! s’écria-t-elle. Ah ! c’est épouvantable, c’est terrible à penser… C’est mon fils, ajouta-t-elle ; il tenait à vous remercier en personne. » Nouveau salut de Boris. « Soyez persuadé, mon prince, que jamais le cœur d’une mère n’oubliera ce que vous avez fait pour son fils.

— Je suis heureux, chère Anna Mikhaïlovna, d’avoir pu vous être agréable, » dit le prince en chiffonnant son jabot.

Et sa voix et son geste prirent des airs de protection tout autres qu’à Pétersbourg à la soirée de Mlle Schérer.

« Faites votre possible pour servir avec zèle et vous rendre digne de… Je suis charmé, charmé de… Êtes-vous en congé ? »

Tout cela avait été débité avec la plus parfaite indifférence.

« J’attends l’ordre du jour, Excellence, pour me rendre à ma nouvelle destination, » répondit Boris sans se montrer blessé de ce ton sec et sans témoigner le désir de continuer la conversation.

Frappé de son air tranquille et discret, le prince le regarda avec attention :

« Demeurez-vous avec votre mère ?

— Je demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.

— Chez Élie Rostow, marié à Nathalie Schinchine, dit Anna Mikhaïlovna.

— Je sais, je sais, reprit le prince de sa voix monotone. Je n’ai jamais pu comprendre Nathalie ! S’être décidée à épouser cet ours mal léché… Un personnage stupide, ridicule et, qui plus est, joueur, à ce qu’on dit.

— Oui, mais un très brave homme, mon prince, reprit la princesse en souriant, de manière à faire croire qu’elle partageait son opinion, tout en défendant le pauvre comte.

— Que disent les médecins ? demanda-t-elle de nouveau en redonnant à sa figure fatiguée l’expression d’un profond chagrin.

— Il y a peu d’espoir.

— J’aurais tant désiré pouvoir encore une fois remercier mon oncle de toutes ses bontés pour moi et pour Boris. C’est son filleul ! » ajouta-t-elle avec importance, comme si cette nouvelle devait produire une impression favorable sur le prince Basile.

Ce dernier se tut et fronça le sourcil.

Comprenant aussitôt qu’il craignait de trouver en elle un compétiteur dangereux à la succession du comte Besoukhow, elle s’empressa de le rassurer :

« Si ce n’était ma sincère affection et mon dévouement à mon oncle… »

Ces deux mots « mon oncle » glissaient de ses lèvres avec un mélange d’assurance et de laisser-aller.

« Je connais son caractère franc et noble !… mais ici il n’a que ses nièces auprès de lui ; elles sont jeunes… »

Et elle continua à demi-voix en baissant la tête :

« A-t-il rempli ses derniers devoirs ? Ses instants sont précieux ! Il ne saurait être plus mal, il serait donc indispensable de le préparer. Nous autres femmes, prince, ajouta-t-elle en souriant avec douceur, nous savons toujours faire accepter ces choses-là. Il faut absolument que je le voie, malgré tout ce qu’une telle entrevue peut avoir de pénible pour moi ; mais je suis si habituée à souffrir ! »

Le prince avait compris, comme l’autre fois à la soirée de Mlle Schérer, qu’il serait impossible de se débarrasser d’Anna Mikhaïlovna.

« Je craindrais que cette entrevue ne lui fît du mal, chère princesse ! Attendons jusqu’au soir : les médecins comptent sur une crise !

— Attendre, mon prince, mais ce sont ses derniers instants, pensez qu’il y va du salut de son âme ! Ah ! ils sont terribles les devoirs d’un chrétien ! »

La porte qui communiquait avec les chambres intérieures s’ouvrit à ce moment, et une des princesses en sortit ; sa figure était froide et revêche, et sa taille, d’une longueur démesurée, jurait par sa disproportion avec l’ensemble de sa personne.

« Eh bien, comment est-il ? demanda le prince Basile.

— Toujours de même, et cela ne peut être autrement avec ce bruit, répondit la demoiselle, en toisant Anna Mikhaïlovna comme une étrangère.

— Ah ! chère, je ne vous reconnaissais pas, s’écria celle-ci avec joie en s’approchant d’elle. Je viens d’arriver, et je suis accourue pour vous aider à soigner mon oncle ! Combien vous avez dû souffrir ! » ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.

La jeune princesse tourna sur ses talons et sortit sans dire un mot.

Anna Mikhaïlovna ôta ses gants, et, s’établissant dans un fauteuil comme dans un retranchement conquis, elle engagea le prince à s’asseoir à ses côtés.

« Boris, je vais aller chez le comte, chez mon oncle ; toi, mon ami, en attendant, va chez Pierre, et fais-lui part de l’invitation des Rostow. Ils l’invitent à dîner, tu sais ?… Mais il n’ira pas, je crois, dit-elle en se tournant vers le prince Basile.

— Pourquoi pas ? reprit celui-ci avec une mauvaise humeur bien visible ; je serai très content que vous me débarrassiez de ce jeune homme. Il s’est installé ici, et le comte n’a pas demandé une seule fois à le voir. »

Il haussa les épaules et sonna. Un valet de chambre parut et fut chargé de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch en prenant par un autre escalier.


XVI

C’était la vérité. Pierre n’avait pas eu le loisir de se choisir encore une carrière, par suite de son renvoi de Pétersbourg à Moscou pour ses folies tapageuses. L’histoire racontée chez les Rostow était authentique. Il avait, de concert avec ses camarades, attaché l’officier de police sur le dos de l’ourson !

De retour depuis peu de jours, il s’était arrêté chez son père, comme d’habitude. Il supposait avec raison que son aventure devait être connue et que l’entourage féminin du comte, toujours hostile à son égard, ne manquerait pas de le monter contre lui. Malgré tout, il se rendit le jour même de son arrivée dans l’appartement de son père et s’arrêta, chemin faisant, dans le salon où se tenaient habituellement les princesses, pour leur dire bonjour. Deux d’entre elles faisaient de la tapisserie à un grand métier, tandis que la troisième, l’aînée, leur faisait une lecture à haute voix.

Son maintien était sévère, sa personne soignée, mais la longueur de son buste sautait aux yeux : c’était celle qui avait feint d’ignorer la présence d’Anna Mikhaïlovna. Les cadettes, toutes deux fort jolies, ne se distinguaient l’une de l’autre que par un grain de beauté, qui était placé chez l’une juste au-dessus de la lèvre et qui la rendait fort séduisante. Pierre fut reçu comme un pestiféré. L’aînée interrompit sa lecture et fixa sur lui en silence des regards effrayés ; la seconde, celle qui était privée du grain de beauté, suivit son exemple ; la troisième, moqueuse et gaie, se pencha sur son ouvrage pour cacher de son mieux le sourire provoqué par la scène qui allait se jouer et qu’elle prévoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et fit semblant d’examiner le dessin, en étouffant un éclat de rire.

« Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me reconnaissez pas ?

— Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien !

— Comment va le comte ? Puis-je le voir ? demanda Pierre avec sa gaucherie habituelle, mais sans témoigner d’embarras.

— Le comte souffre moralement et physiquement, et vous avez pris soin d’augmenter chez lui les souffrances de l’âme.

— Puis-je voir le comte ? répéta Pierre.

— Oh ! si vous voulez le tuer, le tuer définitivement, oui, vous le pouvez. Olga, va voir si le bouillon est prêt pour l’oncle ; c’est le moment, » ajouta-t-elle, pour faire comprendre à Pierre qu’elles étaient uniquement occupées à soigner leur oncle, tandis que lui, il ne pensait évidemment qu’à lui être désagréable.

Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, après avoir examiné les deux sœurs :

« Si c’est ainsi, dit-il en les saluant, je retourne chez moi, et vous me ferez savoir quand ce sera possible. »

Il s’en alla, et la petite princesse au grain de beauté accompagna sa retraite d’un long éclat de rire.

Le prince Basile arriva le lendemain et s’installa dans la maison du comte. Il fit venir Pierre :

« Mon cher, lui dit-il, si vous vous conduisez ici comme à Pétersbourg, vous finirez très mal : c’est tout ce que je puis vous dire. Le comte est dangereusement malade ; il est inutile que vous le voyiez. »

À partir de ce moment, on ne s’inquiéta plus de Pierre, qui passait ses journées tout seul dans sa chambre du second étage.

Lorsque Boris entra chez lui, Pierre marchait à grands pas, s’arrêtait dans les coins de l’appartement, menaçant la muraille de son poing fermé, comme s’il voulait percer d’un coup d’épée un ennemi invisible, lançant des regards furieux par-dessus ses lunettes et recommençant sa promenade en haussant les épaules avec force gestes et paroles entrecoupées.

« L’Angleterre a vécu ! disait-il en fronçant les sourcils et en dirigeant son index vers un personnage imaginaire. M. Pitt, traître à la nation et au droit des gens, est condamné à… »

Il n’eut pas le temps de prononcer l’arrêt dicté par Napoléon, représenté en ce moment par Pierre. Il avait déjà traversé la Manche et pris Londres d’assaut, lorsqu’il vit entrer un jeune et charmant officier, à la tournure élégante. Il s’arrêta court. Pierre avait laissé Boris âgé de quatorze ans et ne se le rappelait plus ; malgré cela, il lui tendit la main en lui souriant amicalement, par suite de sa bienveillance naturelle.

« Vous ne m’avez pas oublié ? dit Boris, répondant à ce sourire. Je suis venu avec ma mère voir le comte, mais on dit qu’il est malade.

— Oui, on le dit ; on ne lui laisse pas une minute de repos, » reprit Pierre, qui se demandait à part lui quel était ce jeune homme.

Boris voyait bien qu’il ne le reconnaissait pas ; mais, trouvant qu’il était inutile de se nommer et n’éprouvant d’ailleurs aucun embarras, il le regardait dans le blanc des yeux.

« Le comte Rostow vous invite à venir dîner chez lui aujourd’hui, dit-il après un silence prolongé, qui commençait à devenir pénible pour Pierre.

— Ah ! le comte Rostow, s’écria Pierre joyeusement ; alors vous êtes son fils Élie. Figurez-vous que je ne vous reconnaissais pas. Vous rappelez-vous nos promenades aux montagnes des Oiseaux en compagnie de Mme Jacquot, il y a de cela longtemps ?

— Vous vous trompez, reprit Boris sans se presser et en souriant d’un air assuré et moqueur. Je suis Boris, le fils de la princesse Droubetzkoï. Le comte Rostow s’appelle Élie et son fils Nicolas, et je n’ai jamais connu de Mme Jacquot. »

Pierre secoua la tête et promena ses mains autour de lui, comme s’il voulait chasser des cousins ou des abeilles.

« Ah ! Dieu ! est-ce possible ? J’aurai tout confondu ; j’ai tant de parents à Moscou… Vous êtes Boris,… oui, c’est bien cela… enfin c’est débrouillé ! Voyons, que pensez-vous de l’expédition de Boulogne ? Les Anglais auront du fil à retordre, si Napoléon parvient seulement à traverser le détroit. Je crois l’entreprise possible,… pourvu que Villeneuve se conduise bien. »

Boris, qui ne lisait pas les journaux, ne savait rien de l’expédition et entendait prononcer le nom de Villeneuve pour la première fois.

« Ici, à Moscou, les dîners et les commérages nous occupent bien autrement que la politique, répondit-il d’un air toujours moqueur : je n’en sais absolument rien et je n’y pense jamais ! Il n’est question en ville que de vous et du comte. »

Pierre sourit de son bon sourire, tout en ayant l’air de craindre que son interlocuteur ne laissât échapper quelque parole indiscrète ; mais Boris s’exprimait d’un ton sec et précis sans le quitter des yeux.

« Moscou n’a pas autre chose à faire ; chacun veut savoir à qui le comte léguera sa fortune, et qui sait s’il ne nous enterrera pas tous ? Pour ma part, je le lui souhaite de tout cœur !

— Oui, c’est très pénible, très pénible, balbutia Pierre, qui continuait à redouter une question délicate pour lui.

— Et vous devez croire, reprit Boris en rougissant légèrement, mais en conservant son maintien réservé, que chacun cherche également à obtenir une obole du millionnaire…

— Nous y voilà ! pensa Pierre.

— Et je tiens justement à vous dire, pour éviter tout malentendu, que vous vous tromperiez singulièrement en nous mettant, ma mère et moi, au nombre de ces gens-là. Votre père est très riche, tandis que nous sommes très pauvres ; c’est pourquoi je ne l’ai jamais considéré comme un parent. Ni ma mère, ni moi, ne lui demanderons rien et n’accepterons jamais rien de lui ! »

Pierre fut quelque temps avant de comprendre ; tout à coup il saisit vivement, et gauchement comme toujours, la main de Boris, et rougissant de confusion et de honte :

« Est-ce possible ? s’écria-t-il, peut-on croire que je… ou que d’autres… ?

— Je suis bien aise de vous l’avoir dit ; excusez-moi. Si cela vous a été désagréable, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, continua Boris en rassurant Pierre, car les rôles étaient intervertis. J’ai pour principe d’être franc… Mais que dois-je répondre ? Viendrez-vous dîner chez les Rostow ?… »

Et Boris, s’étant ainsi délivré d’un lourd fardeau et tiré d’une fausse situation en les passant à un autre, était redevenu charmant comme d’habitude.

« Écoutez-moi, dit Pierre tranquillisé, vous êtes un homme étonnant. Ce que vous venez de faire est bien, très bien ! Vous ne me connaissez pas, c’est naturel… il y a si longtemps que nous ne nous étions vus… encore enfants… Donc, vous auriez pu supposer… je vous comprends très bien ; je ne l’aurais pas fait, je n’en aurais pas eu le courage, mais tout de même c’est parfait. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. C’est vraiment étrange, ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, vous avez pu supposer que je… et il se mit à rire. — Enfin nous nous connaîtrons mieux, n’est-ce pas ? je vous en prie… » et il lui serra la main. Savez-vous que je n’ai pas vu le comte ? Il ne m’a pas fait demander… il me fait de la peine comme homme, mais que faire ?… Ainsi, vous croyez sérieusement que Napoléon aura le temps de faire passer la mer à son armée ? »

Et Pierre se mit à développer les avantages et les désavantages de l’expédition de Boulogne.

Il en était là lorsqu’un domestique vint prévenir Boris que sa mère montait en voiture ; il prit congé de Pierre, qui lui promit, en lui serrant amicalement la main, d’aller dîner chez les Rostow. Il se promena longtemps encore dans sa chambre, mais cette fois sans s’escrimer contre des ennemis imaginaires ; il souriait et se sentait pris, sans doute à cause de sa grande jeunesse et de son complet isolement, d’une tendresse sans cause pour ce jeune homme intelligent et sympathique, et bien décidé à faire plus ample connaissance avec lui.

Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait dans son mouchoir son visage baigné de larmes.

« C’est affreux, c’est affreux, murmurait-elle, mais malgré tout je remplirai mon devoir jusqu’au bout. Je reviendrai pour le veiller ; on ne peut pas le laisser ainsi…, chaque seconde est précieuse. Je ne comprends pas ce que ses nièces attendent. Dieu aidant, je trouverai peut-être moyen de le préparer… Adieu, mon prince, que le bon Dieu vous soutienne !

— Adieu, ma chère, » répondit négligemment le prince Basile.

« Ah ! son état est terrible, dit la mère à son fils, à peine assise dans sa voiture ; il ne reconnaît personne.

— Je ne puis, ma mère, me rendre compte de la nature de ses rapports avec Pierre.

— Le testament dévoilera tout, mon ami, et notre sort en dépendra également.

— Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il nous laissera quelque chose ?

— Ah ! mon enfant, il est si riche, et nous sommes si pauvres !

— Cette raison ne me paraît pas suffisante, je vous l’avoue, maman…

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est malade ! » répétait la princesse.


XVII

Lorsque Anna Mikhaïlovna et son fils avaient quitté la comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l’avaient laissée seule, plongée dans ses réflexions et essuyant de temps en temps ses yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna.

« Il me semble, ma bonne, dit-elle en s’adressant d’un ton sévère à la fille de chambre qui avait tardé à répondre à l’appel, que vous ne voulez pas faire votre service ; c’est bien ! je vous chercherai une autre place ! »

La comtesse avait les nerfs agacés ; le chagrin et la pauvreté honteuse de son amie l’avaient mise de fort mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son langage par le « vous » et« ma bonne ».

« Pardon, madame, murmura la coupable.

— Priez le comte de passer chez moi. »

Le comte arriva bientôt en se dandinant et s’approcha timidement de sa femme :

« Oh ! ah ! ma petite comtesse, quel sauté de gelinottes au madère nous aurons ! Je l’ai goûté, ma chère. Aussi ai-je payé Taraska mille roubles, et il les vaut. »

Il s’assit à côté de sa femme, passa une main dans ses cheveux et posa l’autre sur ses genoux d’un air vainqueur.

« Que désirez-vous, petite comtesse ?

— Voilà ce que c’est, mon ami ; mais quelle est cette tache ? lui dit-elle en posant le doigt sur son gilet. C’est sans doute le sauté de gelinottes ? ajouta-t-elle en souriant. Voyez-vous, cher comte, il me faut de l’argent. »

La figure du comte s’allongea.

« Ah ! dit-il, chère petite comtesse ! »

Et il chercha son portefeuille avec agitation.

« Il m’en faut beaucoup… cinq cents roubles, reprit-elle, en frottant la tache avec son mouchoir de batiste.

— À l’instant, à l’instant ! hé, qui est là ? cria-t-il, avec l’assurance de l’homme qui sait qu’il sera obéi et qu’on s’élancera tête baissée à sa voix. Qu’on m’envoie Mitenka ! »

Mitenka était le fils d’un noble et avait été élevé par le comte, qui lui avait confié le soin de toutes ses affaires ; il fit son entrée à pas lents et mesurés, et s’arrêta respectueusement devant lui.

« Écoute, mon cher, apporte-moi, — et il hésita, — apporte-moi sept cents roubles, oui, sept cents roubles ; mais fais attention de ne pas me donner des papiers sales et déchirés comme l’autre fois. J’en veux de neufs ; c’est pour la comtesse.

— Oui, je t’en prie, Mitenka, qu’ils soient propres, dit la comtesse avec un soupir.

— Quand Votre Excellence désire-t-elle les avoir ? car vous savez que… du reste soyez sans inquiétude, se hâta de dire Mitenka, qui voyait poindre dans la respiration fréquente et pénible du comte le signe précurseur d’une colère inévitable… J’avais oublié… vous allez les recevoir.

— Très bien, très bien, donne-les à la comtesse. Quel trésor que ce garçon ! dit le comte en le suivant des yeux ; rien ne lui est impossible et c’est là ce qui me plaît, car après tout c’est ainsi que cela doit être.

— Ah ! l’argent, l’argent, que de maux l’argent cause dans ce monde, et celui-là me sera bien utile, cher comte.

— Chacun sait, petite comtesse, que vous êtes terriblement dépensière, » reprit le comte. Et, après avoir baisé la main de sa femme, il rentra chez lui.

La comtesse reçut ses assignats tout neufs, et elle venait de les recouvrir soigneusement de son mouchoir de poche, lorsque la princesse Droubetzkoï entra dans sa chambre.

« Eh bien, mon amie ? demanda la comtesse légèrement émue.

— Ah ! quelle terrible situation ! Il est méconnaissable et si mal, si mal ! Je ne suis restée qu’un instant, et je n’ai pas dit deux mots.

— Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas, » dit tout à coup la comtesse en rougissant et avec un air de confusion qui contrastait singulièrement avec l’expression sévère de sa figure fatiguée.

Elle retira vivement son mouchoir et présenta le petit paquet à Anna Mikhaïlovna. Celle-ci devina tout de suite la vérité, et elle se pencha aussitôt, toute prête à serrer son amie dans ses bras.

« Voilà pour l’uniforme de Boris ! »

Le moment était venu, et la princesse embrassa son amie en pleurant. Pourquoi pleuraient-elles toutes deux ? Était-ce parce qu’elles se trouvaient forcées de penser à l’argent, cette question si secondaire quand on s’aime ! ou peut-être songeaient-elles au passé, à leur enfance, qui avait vu naître leur affection, et à leur jeunesse évanouie ? Quoi qu’il en soit, leurs larmes coulaient, mais c’étaient de douces larmes.


XVIII

La comtesse Rostow était au salon avec ses filles et un grand nombre d’invités : Le comte avait emmené les hommes dans son cabinet et leur faisait les honneurs de sa collection de pipes turques ; de temps en temps il revenait demander à sa femme si Marie Dmitrievna Afrossimow était arrivée.

Marie Dmitrievna, surnommée « le terrible dragon », n’avait ni titre ni fortune, mais son caractère était franc et ouvert, ses manières simples et naturelles. Elle était connue de la famille impériale ; la meilleure société des deux capitales allait chez elle. On avait beau se moquer tout bas de son sans-façon et faire circuler les anecdotes les plus étranges sur son compte, elle inspirait la crainte et le respect.

On fumait dans le cabinet du comte et l’on causait de la guerre qui venait d’être officiellement déclarée dans le manifeste au sujet du recrutement. Personne ne l’avait encore lu, mais chacun savait qu’il était publié. Le comte, assis sur une ottomane entre deux convives qui parlaient tout en fumant, ne disait mot, mais inclinait la tête à gauche et à droite, en les regardant et en les écoutant tour à tour avec un visible plaisir.

L’un d’eux portait le costume civil : sa figure ridée, bilieuse, maigre et rasée de près, accusait un âge voisin de la vieillesse, quoiqu’il fût mis à la dernière mode ; il avait ramené ses pieds sur le divan, avec le sans-gêne d’un habitué de la maison, et aspirait bruyamment à longs traits et avec force contorsions, la fumée qui s’échappait d’une chibouque, dont le bout d’ambre relevait le coin de sa bouche. Schinchine était un vieux garçon, cousin germain de la comtesse. On le tenait, dans les salons de Moscou, pour une mauvaise langue. Lorsqu’il causait, il avait toujours l’air de faire un grand honneur à son interlocuteur. L’autre convive, jeune officier de la garde, frais et rose, bien frisé, bien coquet, et tiré à quatre épingles, tenait le bout de sa chibouque entre les deux lèvres vermeilles de sa jolie bouche, et laissait doucement échapper la fumée en légères spirales. C’était le lieutenant Berg, officier au régiment de Séménovsky, qu’il était sur le point de rejoindre avec Boris : c’était lui que Natacha avait appelé « le fiancé » de la comtesse Véra. Le comte continuait à prêter une oreille attentive, car jouer au boston et suivre la conversation de deux bavards, quand il avait l’heureuse fortune d’en avoir deux sous la main, étaient ses occupations favorites.

« Comment arrangez-vous tout cela, mon cher, mon très honorable Alphonse Karlovitch ? » disait Schinchine avec ironie ; il mêlait, ce qui donnait un certain piquant à sa conversation, les expressions russes les plus familières aux phrases françaises les plus choisies.

« Vous comptez donc vous faire des rentes sur l’État avec votre compagnie, et en tirer un petit revenu ?

— Non, Pierre Nicolaïévitch, je tiens seulement à prouver que les avantages sont bien moins considérables dans la cavalerie que dans l’infanterie. Mais vous allez du reste juger de ma position… »

Berg parlait toujours d’une façon précise, tranquille et polie ; sa conversation n’avait jamais d’autre objet que lui-même, et tant qu’un entretien ne lui offrait pas d’intérêt personnel, son silence pouvait se prolonger indéfiniment sans lui faire éprouver et sans faire éprouver aux autres le moindre embarras ; mais, à la première occasion favorable, il se mettait en avant avec une satisfaction visible.

« Voici ma situation, Pierre Nicolaïévitch… Si je servais dans la cavalerie, même comme lieutenant, je n’aurais pas plus de 200 roubles par trimestre ; à présent j’en ai 230… »

Et Berg sourit agréablement en regardant Schinchine et le comte avec une tranquille assurance, comme si sa carrière et ses succès devaient être le but suprême des désirs de chacun.

« Et puis, dans la garde je suis en vue, et les vacances y sont plus fréquentes que dans l’infanterie. Vous devez comprendre que 230 roubles ne pouvaient me suffire, car je fais des économies, et j’envoie de l’argent à mon père, continua Berg en lançant une bouffée de fumée.

— Le calcul est juste : « l’Allemand moud son blé sur le dos de sa hache, » comme dit le proverbe… »

Et Schinchine fit passer le tuyau de sa chibouque dans le coin opposé de sa bouche en jetant un coup d’œil au comte, qui éclata de rire. Le reste de la société, voyant Schinchine en train de parler, fit cercle autour d’eux. Berg, qui ne remarquait jamais la moquerie dont il pouvait être l’objet, continua à énumérer les avantages qu’il s’était assurés en passant dans la garde : premièrement un rang de plus que ses camarades ; puis, en temps de guerre, le chef d’escadron pouvait fort bien être tué, et alors lui, comme le plus ancien, le remplacerait d’autant plus facilement qu’on l’aimait beaucoup au régiment, et que son papa était très fier de lui. Il contait avec délices ses petites histoires, sans paraître se douter qu’il pût y avoir des intérêts plus graves que les siens, et il y avait dans l’expression naïve de son jeune égoïsme une telle ingénuité, que l’auditoire en était désarmé.

« Enfin, mon cher, que vous soyez dans l’infanterie ou dans la cavalerie, vous ferez votre chemin, je vous en réponds, » dit Schinchine en lui tapant sur l’épaule et en posant ses pieds, par terre.

Berg sourit avec satisfaction et suivit le comte, qui passa au salon avec toute la société.

C’était le moment qui précède l’annonce du dîner, ce moment où personne ne tient à engager une conversation, dans l’attente de la zakouska[8]. Cependant la politesse vous y oblige, ne fût-ce que pour déguiser votre impatience. Les maîtres de la maison regardent la porte de la salle à manger et échangent entre eux des coups d’œil désespérés. De leur côté, les invités, qui surprennent au passage ces signes non équivoques d’impatience, se creusent la tête pour deviner quelle peut être la personne ou la chose attendue : est-ce un parent en retard, ou est-ce le potage ?

Pierre venait seulement d’arriver, et s’était gauchement assis dans le premier fauteuil venu qui lui avait barré le chemin du milieu du salon. La comtesse se donnait toute la peine imaginable pour le faire parler, mais n’en obtenait que des monosyllabes, pendant qu’à travers ses lunettes il regardait autour de lui, en ayant l’air de chercher quelqu’un. On le trouvait sans doute fort gênant, mais il était le seul à ne pas s’en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins son histoire de l’ours, et cet homme gros, grand et robuste excitait la curiosité générale ; on se demandait avec étonnement comment un être aussi lourd, aussi indolent, avait pu faire une pareille plaisanterie à l’officier de police.

« Vous êtes arrivé depuis peu ? lui demanda la comtesse.

— Oui, madame, répondit-il en regardant à gauche.

— Vous n’avez pas vu mon mari ?

— Non, madame, dit-il en souriant mal à propos.

— Vous avez été à Paris il n’y a pas bien longtemps ; ce doit être très intéressant à visiter ?

— Très intéressant. »

La comtesse jeta un regard à Anna Mikhaïlovna, qui, saisissant au vol cette prière muette, s’approcha du jeune homme pour animer, s’il était possible, la conversation ; elle lui parla de son père, mais sans plus de succès, et il continua à ne répondre que par monosyllabes.

De leur côté, les autres invités échangeaient entre eux des phrases comme celles-ci : « Les Razoumovsky… cela a été charmant !… Vous êtes bien bonne… la comtesse Apraxine… » lorsque la comtesse se dirigea tout à coup vers l’autre salon, et on l’entendit s’écrier :

« Marie Dmitrievna !

— Elle-même !… » répondit une voix assez dure.

Et Marie Dmitrievna parut au même instant.

À l’exception des vieilles femmes, les dames comme les demoiselles se levèrent aussitôt.

Marie Dmitrievna s’était arrêtée sur le seuil de la porte. D’une taille élevée, forte et hommasse, elle portait haut sa tête à boucles grises, qui accusait la cinquantaine, et, tout en affectant de rabattre sans se hâter les larges manches de sa robe, elle enveloppa du regard toute la société qui l’entourait.

Marie Dmitrievna parlait toujours russe.

« Salut cordial à celle que nous fêtons, à elle et à ses enfants ! dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les autres. — Que deviens-tu, vieux pécheur ? dit-elle en s’adressant au comte, qui lui baisait la main. — Avoue-le, tu t’ennuies à Moscou, il n’y a où lancer les chiens… Que faire, mon bon ? Voilà ! Quand ces petits oiseaux-là auront grandi, — et elle désignait les jeunes filles, — bon gré mal gré il faudra leur chercher des fiancés. — Eh bien ! mon cosaque, dit Marie Dmitrievna à Natacha, qu’elle appelait toujours ainsi, en la caressant de la main pendant que la petite baisait gaiement la sienne, — sans avoir peur… Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je l’aime ! »

Retirant d’un énorme « ridicule » des boucles d’oreilles en pierres fines, taillées en poires, elle les donna à la petite fille, toute rayonnante de joie et de plaisir, et, se retournant ensuite vers Pierre :

« Hé ! hé ! mon très cher, viens, viens ici, lui dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre douce et engageante ; viens ici, mon cher. »

Et elle relevait ses larges manches d’un air menaçant… :

« Approche, approche ! J’ai été la seule à dire la vérité à ton père, quand l’occasion s’en présentait ; je ne vais pas te la ménager non plus, c’est Dieu qui l’ordonne. »

Elle se tut, et chacun attendit ce qui allait se passer après cet exorde gros d’orage :

« C’est bien, il n’y a rien à dire, tu es un gentil garçon !… Pendant que ton père est étendu sur son lit de douleur, tu t’amuses à attacher un homme de police sur le dos d’un ourson ! C’est indécent, mon bonhomme, c’est indécent ! Tu aurais mieux fait d’aller faire la guerre… »

Puis, lui tournant le dos et présentant sa main au comte, qui retenait à grand’peine un éclat de rire étouffé :

« Eh bien, à table, s’écria-t-elle, il en est temps, je crois ! »

Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna. Venaient ensuite la comtesse au bras d’un colonel de hussards, personnage à ménager, car il devait servir de guide à Nicolas et l’emmener au régiment, Anna Mikhaïlovna avec Schinchine, Berg avec Véra, la souriante Julie Karaguine avec Nicolas ; d’autres couples suivaient à la file tout le long de la salle, et enfin derrière toute la compagnie, marchant un à un avec les enfants, les gouverneurs et les gouvernantes. Les domestiques se précipitèrent sur les chaises, qui furent avancées avec bruit ; la musique éclata dans les galeries du haut, et tout le monde s’assit. Les sons de l’orchestre ne tardèrent pas à être étouffés par le cliquetis des couteaux et des fourchettes, par la voix des convives et les allées et venues des valets de chambre. La comtesse occupait un des bouts de la longue table avec Marie Dmitrievna à sa droite, et Anna Mikhaïlovna à sa gauche. Le comte, placé à l’autre bout, avait Schinchine à sa droite et à sa gauche le colonel ; les autres invités du sexe fort s’assirent à leur fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Véra, Berg, Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux gouverneurs et aux gouvernantes.

Le comte jetait par intervalles un regard à sa femme et à son gigantesque bonnet à nœuds bleus, qu’il apercevait entre les carafes, les bouteilles et les vases garnis de fruits qui l’en séparaient, et s’occupait activement, sans s’oublier lui-même, à verser du vin à ses voisins. À travers les tiges d’ananas qui la cachaient un peu, la comtesse répondait aux coups d’œil de son mari, dont le front enluminé se détachait ostensiblement au milieu des cheveux gris qui l’entouraient. Le côté des dames gazouillait à l’unisson ; du côté des hommes, les voix s’élevaient de plus en plus, et entre autres celle du colonel de hussards, qui mangeait et buvait tant et si bien, que sa figure en était devenue pourpre, et que le comte l’offrait comme exemple, aux autres dîneurs. Berg expliquait à Véra, avec un tendre sourire, que l’amour venait du ciel et n’appartenait point à la terre. Boris nommait une à une, à son nouvel ami Pierre, toutes les personnes présentes, en échangeant des regards avec Natacha, qui lui faisait vis-à-vis. Pierre parlait peu, examinait les figures qui lui étaient inconnues et mangeait à belles dents. Des deux potages qu’on lui avait présentés, il avait choisi le potage à la tortue, et depuis la koulibiaka jusqu’au rôti de gelinottes, il n’avait pas laissé passer un seul plat, ni refusé un seul des vins offerts par le maître d’hôtel, qui tenait majestueusement la bouteille enveloppée d’une serviette, et qui lui glissait mystérieusement à l’oreille :

« Madère sec, vin de Hongrie, vin du Rhin ! »

Il buvait indifféremment dans l’un ou l’autre des quatre verres, aux armes du comte, placés devant, chaque convive, et il se sentait pris pour ses voisins d’une bienveillance qui ne faisait qu’augmenter à chaque rasade. Natacha regardait fixement Boris, comme les fillettes savent seules le faire quand elles ont une amourette, et surtout lorsqu’elles viennent d’embrasser pour la première fois le héros de leurs rêves. Pierre ne faisait nulle attention à elle, et cependant, à la vue de cette singulière petite fille qui avait des yeux passionnés, il se sentait pris d’une folle envie de rire.

Nicolas, qui se trouvait loin de Sonia, et à côté de Julie Karaguine, causait avec elle en souriant. Sonia souriait aussi, mais la jalousie la dévorait : elle pâlissait, rougissait tour à tour, et faisait tout son possible pour deviner ce qu’ils pouvaient se dire. La gouvernante, à l’air agressif, se tenait sur le qui-vive, toute prête à fondre sur celui qui oserait attaquer les enfants. Le gouverneur allemand tâchait de noter dans sa cervelle les mets et les vins qui défilaient devant lui, pour en faire une description détaillée dans sa première lettre à sa famille, et il était profondément blessé de ce que le maître d’hôtel ne faisait nulle attention à lui et ne lui offrait jamais de vin. Il dissimulait de son mieux, en faisant semblant de ne pas en désirer, et il aurait bien voulu faire croire que, s’il en avait accepté, ç’aurait été uniquement pour satisfaire une curiosité de savant.


XIX

La conversation s’animait de plus en plus du côté des hommes. Le colonel racontait que le manifeste de la déclaration de guerre était déjà répandu à Pétersbourg, et que l’exemplaire qu’il en avait eu venait d’être apporté au général en chef par un courrier.

« Quelle est la mauvaise étoile qui nous pousse à guerroyer contre Napoléon ? s’écria Schinchine. Il a déjà rabattu le caquet à l’Autriche ; je crains cette fois que ce ne soit notre tour. »

Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat d’ailleurs et bon patriote, malgré son origine, s’offensa de ces paroles :

« Mauvaise étoile ! s’écria-t-il en prononçant les mots à sa façon et tout de travers. Quand c’est l’Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous la faisons ! Il dit dans son manifeste qu’il ne saurait rester indifférent au danger qui menace la Russie, et que la sécurité de l’empire, la dignité et la sainteté des alliances !… » ajouta-t-il en appuyant particulièrement sur ce dernier mot, comme si toute l’importance de la question y était contenue.

Puis, grâce à une mémoire infaillible et exercée depuis longtemps à retenir les édits officiels, il se mit à répéter mot à mot les premières lignes du manifeste :

« Le seul désir, l’unique et constant but de l’Empereur étant d’établir en Europe une paix durable, il se décide, afin d’en atteindre la réalisation, à faire passer dès à présent une partie de l’armée à l’étranger. Voilà, monsieur, la raison ! dit-il, en vidant son verre avec lenteur et en sollicitant du regard l’approbation du comte.

— Connaissez-vous le proverbe : « Jérémie, Jérémie, reste chez toi, et veille à tes fuseaux ! » repartit ironiquement Schinchine. Cela nous va comme un gant. Quand on pense que même Souvorow a été battu à plate couture…, et où sont aujourd’hui, je vous le demande, les Souvorow ? dit-il en passant du russe au français.

— Nous devons nous battre jusqu’à la dernière goutte de notre sang, reprit le colonel en frappant du poing sur la table, et mourir pour notre Empereur ! Voilà ce qu’il faut, et surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en accentuant le mot « moins » et en se tournant vers le comte. C’est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux hussards ; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et jeune hussard ? continua-t-il en s’adressant à Nicolas, qui négligeait sa voisine pour écouter de toutes ses oreilles.

— Je suis complètement de votre avis, répondit-il en devenant rouge comme une pivoine, en tournant les assiettes dans tous les sens et en déplaçant et replaçant son verre d’un mouvement si brusque et si désespéré, qu’il faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons, nous autres Russes, vaincre ou mourir !… »

La phrase n’était pas achevée, qu’il en avait déjà senti tout le ridicule : c’était pompeux, emphatique et complètement hors de propos.

« C’est bien beau, ce que vous venez de dire, » lui souffla à l’oreille Julie en soupirant. Sonia, saisie d’un tremblement nerveux, l’avait écouté toute rougissante, tandis que Pierre approuvait le discours du colonel :

« Voilà qui s’appelle parler, dit-il.

— Vous êtes, jeune homme, un vrai hussard, reprit le colonel, en recommençant à frapper sur la table.

— Hé, là-bas, pourquoi tout ce bruit ?… »

C’était Marie Dmitrievna qui élevait la voix.

« Pourquoi ces coups de poing ? À qui en as-tu ? En vérité, tu t’emportes comme si tu chargeais des Français !

— Je dis la vérité, lui répondit le hussard.

— Nous parlons de la guerre, s’écria le comte, car savez-vous, Marie Dmitrievna, que j’ai un fils qui part pour l’armée ?

— Et moi, j’en ai quatre à l’armée et je ne m’en plains pas ; tout se fait par la volonté de Dieu. On meurt couché « sur son poêle[9] », et l’on se tire sain et sauf d’une mêlée, continua Marie Dmitrievna, en élevant sa forte voix qui résonnait à travers la table…

Et la conversation se localisa de nouveau entre les femmes d’un côté, et les hommes de l’autre.

« Je te dis que tu ne le demanderas pas, murmurait à Natacha son petit frère, tu ne le demanderas pas ?

— Et moi, je te dis que je le demanderai, » répondit Natacha…

Et la figure tout en feu et avec une audace mutine et résolue, elle se leva à demi, et invitant Pierre du regard à lui prêter attention :

« Maman ! s’écria-t-elle de sa voix d’enfant, fraîche et sonore.

— Que veux-tu ? » demanda la comtesse effrayée.

Elle avait deviné une gaminerie, à l’expression de la figure de la petite fille, et elle la menaça sévèrement du doigt, en hochant la tête d’un air fâché et mécontent.

Les conversations cessèrent.

« Maman, quel plat sucré aurons-nous ? » reprit sans hésitation Natacha…

Sa mère faisait de vains efforts pour l’arrêter.

« Cosaque ! » cria Marie Dmitrievna, en la menaçant à son tour de l’index.

Les convives s’entre-regardèrent. Les vieux ne savaient comment prendre cet incident.

« Maman, quel plat sucré aurons-nous ? » répéta Natacha gaiement, et parfaitement rassurée sur les suites de son espièglerie.

Sonia et le gros Pierre étouffaient leurs rires tant bien que mal.

« Eh bien, tu vois, je l’ai demandé, chuchota Natacha au petit frère et à Pierre, qu’elle regarda de nouveau.

— On servira une glace, mais tu n’en auras pas, » dit Marie Dmitrievna.

Natacha, voyant qu’elle n’avait plus rien à craindre même de la part de cette dernière, s’adressa à elle encore plus résolument : « Quelle glace ? Je n’aime pas la glace à la crème.

— Aux carottes, alors ?

— Non, non, quelle glace, Marie Dmitrievna, quelle glace ? Je veux le savoir, » criait-elle toujours plus haut.

La comtesse et tous les convives éclatèrent de rire. On ne riait pas autant de la repartie de Marie Dmitrievna que de la hardiesse et de l’habileté déployées par cette fillette, qui osait ainsi lui tenir tête.

Natacha se calma lorsqu’on lui eut annoncé une glace à l’ananas. Un instant après, on versa le champagne ; la musique se remit à jouer ; le comte et la petite comtesse s’embrassèrent, les convives se levèrent pour la féliciter et trinquer avec leurs hôtes, leurs vis-à-vis, leurs voisins et les enfants. Enfin les domestiques retirèrent vivement les chaises, et tous les convives, dont le vin et le dîner avaient légèrement coloré les visages, se remirent en file comme en entrant, et passèrent dans le même ordre de la salle à manger au salon.


XX

Les tables de jeu étaient préparées ; les parties de boston s’organisèrent, et les invités se répandirent dans les salons et dans la bibliothèque. Le comte contemplait un jeu de cartes qu’il avait disposées en éventail devant lui. C’était l’heure habituelle de sa sieste : aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui le gagnait, et il riait à tout propos. La jeunesse, entraînée par la maîtresse de la maison, s’était groupée autour du piano et de la harpe. Julie, cédant aux instances générales, exécuta sur ce dernier instrument un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la société, pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de chanter quelque chose. Natacha, toute fière d’être traitée en grande personne, était cependant fort intimidée.

« Que chanterons-nous ? demanda-t-elle.

La Source, répondit Nicolas.

— Eh ! bien, commençons ! Boris, venez ici ! Où donc est Sonia ? »

S’apercevant de l’absence de son amie, Natacha s’élança hors de la salle à sa recherche et courut à la chambre de Sonia. Elle était vide : dans le salon d’étude, personne ! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver sur le banc du corridor. Ce banc était le lieu consacré aux douloureux épanchements de la jeune génération féminine de la famille Rostow. Il n’y avait pas à en douter. Sonia s’était effectivement jetée sur le banc, où elle pleurait à chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu’elle froissait sans y prendre garde ; ses petites épaules décolletées étaient convulsivement secouées par des sanglots, et elle pressait contre un coussin rayé et sale, propriété de la vieille bonne, son visage caché dans ses mains. La figure de Natacha, jusque-là si animée et si joyeuse, perdit son air de fête : ses yeux devinrent fixes, les veines de son cou se gonflèrent et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

« Sonia, qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Oh ! oh ! » s’écria-t-elle.

Et à la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son côté, à fondre en larmes.

Sonia essaya, mais en vain, de relever la tête pour lui répondre. Elle enfonça davantage sa figure dans le coussin. Natacha s’assit près d’elle en l’entourant de ses bras, et, parvenant enfin à maîtriser son émotion, elle se leva à demi en s’essuyant les yeux.

« Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle : l’ordre du jour a paru, il est imprimé ; il me l’a dit lui-même. Mais je n’aurais pas pleuré malgré cela, ajouta-t-elle en montrant un papier qu’elle tenait à la main et sur lequel Nicolas lui avait écrit des vers. Mais c’est que tu ne peux pas me comprendre, et personne ne peut comprendre cette belle âme. Tu es heureuse, toi, je ne t’en veux pas, je t’aime et j’aime Boris : il est charmant, il n’y aura pas d’obstacles, entre vous ; mais Nicolas est mon cousin et il faudra le métropolitain lui-même pour… autrement c’est impossible ! Et puis si maman (Sonia regardait la comtesse comme sa mère) trouvait que je suis un empêchement à l’avenir de Nicolas ? Elle dirait que je n’ai pas de cœur, que je suis une ingrate ; et vraiment, Dieu m’est témoin, je l’aime tant, et elle, et vous tous… excepté pourtant Véra… Que lui ai-je fait à celle-là pour que… ? Oui, je vous suis si reconnaissante, que j’aurais été heureuse de vous sacrifier quelque chose, mais je n’ai rien… »

Et Sonia, ne pouvant se contenir, cacha de nouveau son visage dans le coussin. On voyait, aux efforts de Natacha pour la calmer, que celle-ci comprenait toute la gravité du chagrin de son amie.

« Sonia, » dit-elle.

Elle avait tout à coup deviné la vérité.

« Je parie, que Véra t’a parlé après le dîner ? Oui, n’est-ce pas ?

— Mais c’est Nicolas qui les a écrits, ces vers, et c’est moi qui ai copié les autres qu’elle a trouvés sur ma table et qu’elle menace de montrer à maman… Elle m’a dit que j’étais une ingrate, et que maman ne me permettrait jamais de l’épouser…, qu’il épouserait Julie Karaguine, et tu as bien vu comme il s’est occupé d’elle toute la journée ; Natacha, pourquoi tout cela ?… »

Et ses larmes recommencèrent de plus belle. Natacha l’attira à elle, l’embrassa, et la tranquillisa en lui souriant à travers ses pleurs.

« Sonia, il ne faut pas la croire. Souviens-toi de ce que nous disions à nous trois avec Nicolas, l’autre soir après le souper. Nous avons décidé d’avance comment tout se passerait ; je ne me rappelle plus comment, mais je sais que cela devait être très bien et très possible. Le frère de l’oncle Schinchine a bien épousé sa cousine germaine, et nous ne sommes cousins qu’au troisième degré. Boris aussi disait que ce ne serait pas difficile, car je lui ai raconté tout cela, tu sais, et il est si intelligent, si bon ! Ne pleure pas, Sonia, ma petite colombe, ma petite amie… »

Et elle la couvrait de baisers en riant.

« Véra est méchante, laissons-la tranquille, mais tout ira bien, et elle ne dira rien à maman. Nicolas l’annoncera lui-même et il ne pense pas à Julie… »

Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva d’un bond, les yeux tout brillants de nouveau, de joie et d’espérance. C’était bien véritablement un charmant petit chat, qui semblait guetter le moment favorable pour retomber doucement sur ses pattes et s’élancer à la poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa race, il savait si bien jouer.

« Tu le crois ? bien vrai, tu le jures ? dit-elle vivement, en réparant le désordre de sa robe et de sa coiffure.

— Je te le jure, » répliqua Natacha, en lui rattachant une boucle de cheveux échappée de ses longues nattes. « Eh bien, allons chanter la Source, s’écrièrent-elles en riant, allons !

— Sais-tu que ce gros Pierre, qui était en face de moi, est très drôle, dit tout à coup Natacha en s’arrêtant. Oh ! que je m’amuse !… »

Et elle s’élança dans le corridor. Sonia secoua le duvet attaché à sa jupe, glissa les vers dans son corsage et la suivit à pas précipités, les joues tout en feu.

Comme on le pense, le quatuor de la Source eut un grand succès. Nicolas chanta ensuite une nouvelle romance :

Phœbé rayonne dans la nuit,
Je rêve à toi, mon cœur s’enfuit
Vers ton cœur, ô mon adorée ;
Je rêve que tes doigts charmants
Font vibrer la harpe dorée…
Mais que m’importent ces doux chants,
Et ces appels de mon amante,
Si ses baisers ne viennent pas
Devancer sur ma lèvre ardente
Le baiser glacé du trépas ?

Il n’avait pas fini, que l’orchestre placé dans la galerie donna le signal de la danse, et la jeunesse s’élança au milieu d’un pêle-mêle général.

Schinchine venait d’accaparer Pierre, qui était pour lui un morceau friand tout fraîchement débarqué, et il se lançait dans une ennuyeuse dissertation politique, lorsque Natacha entra dans le salon, et marchant droit vers Pierre :

« Maman, lui dit-elle en riant et en rougissant, maman m’a ordonné de vous inviter à danser.

— Je crains de brouiller toutes les figures, répondit Pierre, mais si vous voulez me guider… »

Et il présenta sa main à la fillette.

Pendant que les couples se mettaient en place et que les instruments s’accordaient, Pierre s’était assis à côté de sa petite dame, qui ne se possédait pas de joie, à la seule idée de danser avec un grand monsieur arrivé de l’étranger, et de causer avec lui comme une grande personne. Tout en jouant avec un éventail qu’on lui avait donné à garder et en prenant une pose dégagée, étudiée Dieu sait où et Dieu sait quand, elle bavardait et riait avec son cavalier.

« Eh bien, eh bien, regardez-la donc ! » dit la comtesse en traversant la salle.

Natacha rougit sans cesser de rire :

« Mais, maman, quel plaisir avez-vous à… Qu’y a-t-il donc là de si extraordinaire ? »

On dansait la troisième « anglaise », lorsque le comte et Marie Dmitrievna, qui jouaient au salon, repoussèrent leurs chaises et passèrent dans la salle de bal, suivis de quelques vieux dignitaires qui étiraient leurs membres endoloris à la suite de ce long repos, tout en remettant dans leur poche leur bourse et leur portefeuille.

Marie Dmitrievna et son cavalier étaient de fort belle humeur ; ce dernier lui avait offert, comme un véritable danseur de ballet et avec une politesse comique et théâtrale, son poing arrondi, sur lequel elle avait gracieusement posé la main. Se redressant alors plein de gaieté et de verve, le comte attendit que la figure de « l’anglaise » fût terminée :

« Semione ! s’écria-t-il aussitôt, en battant des mains et en s’adressant au premier violon, joue le Daniel Cooper, tu sais ? »

C’était la danse favorite du comte, la danse de sa jeunesse, une des figures de « l’anglaise ».

« Regardez donc papa, » s’écria Natacha de toutes ses forces, et, oubliant qu’elle dansait avec un grand monsieur, elle pencha sa tête sur ses genoux en riant de tout son cœur. Toute la salle s’amusait effectivement à suivre les mouvements et les poses du joyeux petit vieillard et de son imposante partenaire, dont la taille dépassait la sienne. Les bras arrondis, les épaules effacées, les pieds en dehors, il battait légèrement la mesure sur le parquet ; le sourire qui s’épanouissait sur son visage préparait le public à ce qui allait suivre. Aux premières notes de cet entraînant Daniel Cooper, qui lui rappelait le gai trépak (danse nationale russe), toutes les portes qui donnaient dans la salle se garnirent d’hommes d’un côté et de femmes de l’autre : c’étaient les gens de la maison accourus pour contempler le spectacle que leur offrait la joyeuse incartade de leur maître :

« Ah ! Seigneur notre Père, quel aigle ! » s’écria la vieille bonne.

Le comte dansait avec art et il en était fier ! Quant à sa dame, elle n’avait jamais su, ni jamais essayé de bien danser.

Ayant confié son « ridicule » à la comtesse, elle se tenait immobile et droite comme une véritable géante. Ses puissantes mains pendaient le long de sa puissante personne, et grâce à un sourire étudié et au frémissement de ses narines, son visage, dont les lignes étaient correctes, mais d’une beauté sévère, témoignait seul de son animation. Si le cavalier charmait les spectateurs qui l’entouraient par l’imprévu et les grâces de ses pas et de ses entrechats, le moindre geste de la dame excitait une admiration égale. On savait gré à Marie Dmitrievna de ses balancements, de ses demi-tours, de ses mouvements d’épaules, empreints d’une dignité surprenante malgré sa corpulence, et que sa retenue habituelle rendait encore plus extraordinaires. La danse s’animait de plus en plus, on négligeait les autres couples, et toute l’attention se concentrait sur les deux vieilles gens. Natacha tirait les gens au hasard par leur robe ou par leur habit en exigeant qu’on regardât son père, et Dieu sait si l’on s’en faisait faute.

Dans les intervalles de la danse, le comte reprenait haleine, s’éventait avec son mouchoir et criait aux musiciens d’aller plus vite. Puis il se lançait de nouveau, tournant autour de sa dame, tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur les talons. Enfin, emporté par son ardeur juvénile, après avoir ramené sa danseuse à sa place et s’être galamment incliné devant elle, il leva une jambe en l’air, et termina ses évolutions chorégraphiques par une pirouette splendide, aux applaudissements et aux rires de toute la salle et surtout de Natacha.

Les deux danseurs s’arrêtèrent, épuisés, hors d’haleine front ruisselant.

« Oui, ma chère ? c’est bien ainsi que l’on dansait de notre temps, s’écria le comte.

— Hourra pour Daniel Cooper ! » reprit Marie Dmitrievna, en respirant avec peine et en retroussant ses manches.


XXI


Pendant que l’on dansait ainsi la septième « anglaise », que les musiciens détonnaient de fatigue, et que les domestiques et les cuisiniers, à bout de forces, préparaient le souper, un sixième coup d’apoplexie frappait le comte Besoukhow. Les médecins ayant déclaré que tout espoir de guérison était perdu, on lut au moribond les prières de la confession, on le fit communier et l’on se prépara à lui donner l’extrême-onction. L’agitation et l’inquiétude inséparables de ces derniers moments régnaient autour de ce lit de mort. De nombreux agents des pompes funèbres, alléchés par l’appât de riches funérailles, se pressaient devant la grande porte d’entrée, ayant soin pourtant de se dérober entre les voitures qui s’arrêtaient devant le perron. Le général-gouverneur de Moscou, qui avait envoyé ses aides de camp plusieurs fois par jour pour avoir des nouvelles du malade, était venu ce soir-là en personne prendre un dernier congé de l’illustre contemporain de Catherine. Le magnifique salon de réception était plein de monde. Tous se levèrent avec respect à l’entrée du général en chef, qui venait de passer une demi-heure seul avec le mourant, et qui, en saluant à droite et à gauche, se hâta de traverser le salon sous le feu de tous les regards.

Le prince Basile, singulièrement pâli et amaigri, le reconduisait, en lui disant quelques mots à voix basse. Après avoir accompli ce devoir, il s’arrêta dans la grande salle, et se laissa tomber sur une chaise, en se couvrant les yeux de la main.

Bientôt après, il se leva et se dirigea vivement et d’un air anxieux vers un long couloir qui aboutissait à l’appartement de l’aînée des princesses, et il y disparut.

Les personnes qui étaient restées dans le salon à demi éclairé chuchotaient entre elles ou se taisaient subitement, et jetaient des regards curieux et inquiets du côté de la porte, chaque fois qu’elle s’ouvrait pour livrer passage à ceux qui entraient chez le malade ou qui en sortaient.

« Le terme est arrivé ! disait un vieux prêtre assis à côté d’une dame qui l’écoutait avec vénération… Le terme est arrivé ! Aller plus loin est impossible !

— N’est-ce pas trop tard pour l’extrême-onction ? demanda sa voisine, feignant de ne point savoir à quoi s’en tenir là-dessus.

— C’est un bien grand sacrement, » répondit le serviteur de l’Église, et, passant doucement la main sur son front chauve, il ramena en avant quelques rares mèches de cheveux gris.

« Qui était-ce donc ? Le général en chef ? demandait-on à l’autre bout de la chambre… Comme il est encore jeune !

— Et il est à la veille de ses soixante-dix ans !… On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…

— J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois. »

La seconde des nièces du comte Besoukhow venait de quitter son oncle. Elle avait les yeux rouges ; elle alla s’asseoir à côté du docteur Lorrain, qui était gracieusement accoudé sous le portrait de l’impératrice Catherine.

« Il fait véritablement beau, princesse, très beau, lui dit le médecin… on pourrait en vérité se croire à la campagne, bien qu’on soit à Moscou !

— N’est-ce pas ? répondit la demoiselle avec un soupir… Me permettez-vous de lui donner à boire ? »

Le médecin parut réfléchir :

« A-t-il pris la potion ?

— Oui. »

Il regarda son « Bréguet » :

« Prenez un verre d’eau cuite et mettez-y une pincée (faisant le geste de ses doigts fluets) de… de crème de tartre.

« Che ne gonnais bas de gas où l’on reste en fie abrès le droisième goup, disait un médecin allemand à un aide de camp.

— Quel homme robuste c’était ! répondit son interlocuteur… À qui reviennent toutes ses richesses ? ajouta-t-il tout bas.

— Il se drouvera pien un amadeur, » reprit l’Allemand avec un gros sourire.

La porte s’ouvrit de nouveau. Tout le monde regarda : c’était la seconde princesse qui, après avoir préparé la tisane, entrait chez le malade.

Le médecin allemand s’approcha de Lorrain.

« Il bourra pien drainer engore jusqu’au madin. »

Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste négatif avec son index :

« Cette nuit au plus tard ! » dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de si bien préciser la situation de l’agonisant.

Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse aînée. Il y faisait presque nuit : deux petites lampes brûlaient devant les images, et il s’en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes formes l’encombraient, et l’on entrevoyait à demi cachées par un paravent les blanches couvertures d’un lit très élevé.

Un petit chien aboya.

« Ah ! c’est vous, mon cousin ! »

Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si correctement lisses, qu’on aurait pu les croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.

« Qu’y a-t-il ? dit-elle, vous m’avez effrayée !

— Il n’y a rien. C’est toujours la même chose, mais je suis venu causer affaires avec toi, Catiche, » lui dit le prince.

Et il s’assit avec lassitude dans le fauteuil qu’elle avait occupé.

« Comme tu as chauffé ta chambre ! Voyons, assieds-toi là, et causons.

— Je croyais qu’il était arrivé quelque chose… »

Et elle se mit en face de lui, toute prête à l’écouter avec son air impassible et dur.

« J’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.

— Eh bien, ma chère ? » dit le prince Basile qui lui prit la main et qui ensuite l’abaissa graduellement, selon son habitude…

Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des choses, car le cousin et la cousine s’étaient entendus sans rien se dire.

La princesse, dont la taille était longue, sèche et disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête et sans expression, et les fixa sur lui ; puis elle secoua la tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce mouvement pouvait s’interpréter de deux manières : c’était de la douleur et de la résignation, ou bien de la fatigue et l’espoir d’un prochain repos.

Le prince Basile le comprit ainsi.

« Crois-tu donc que je ne m’en ressente pas aussi ? Je suis éreinté comme un cheval de poste. Causons pourtant, et sérieusement, si tu veux bien… »

Il se tut et la contraction de ses joues donna à sa physionomie une expression désagréable, qui ne ressemblait en rien à celle qu’il prenait devant témoins. Son regard était aussi tout autre, et on y lisait à la fois l’impudence et la crainte.

La princesse, retenant son petit chien sur ses genoux, de ses mains osseuses et maigres, le regardait attentivement dans le plus profond silence, bien décidée à ne pas le rompre la première, dût-il se prolonger toute la nuit.

« Voyez-vous, chère princesse et chère cousine Catherine Sémenovna, reprit le prince Basile avec un effort visible, il faut penser à tout dans de pareils moments ; il faut penser à l’avenir, au vôtre… je vous aime toutes trois comme mes propres filles, tu le sais… ? »

Comme la princesse restait impassible et impénétrable, il continua sans la regarder, en repoussant avec humeur un guéridon :

« Tu sais bien, Catiche, que vous trois et ma femme vous êtes les seules héritières directes. Je comprends tout ce que le sujet a de pénible pour toi et pour moi aussi, je te le jure ; mais, ma chère amie, j’ai dépassé la cinquantaine, il faut tout prévoir !… Sais-tu que j’ai envoyé chercher Pierre ? Le comte l’a exigé en indiquant son portrait… »

Le prince Basile releva les yeux sur elle : rien n’indiquait sur sa figure si elle l’avait écouté, ou si elle le regardait sans songer à rien.

« Je ne cesse d’adresser de ferventes prières à Dieu, mon cousin, pour qu’il soit sauvé et pour que sa belle âme se détache sans souffrance de ce monde.

— Oui, oui, certainement, répliqua le vieux prince, en attirant cette fois à lui avec un mouvement de colère l’innocent guéridon…

— Mais enfin, voici l’affaire… tu la connais… le comte a fait l’hiver dernier un testament par lequel il laisse toute sa fortune à Pierre, en mettant de côté ses héritiers légitimes.

— Oh ! il en a tant fait de testaments ! repartit la nièce avec une tranquillité parfaite… En tout cas, il ne saurait rien léguer à Pierre, car Pierre est un fils naturel !

— Et que ferions-nous ? s’écria vivement le prince Basile en serrant contre lui le guéridon à le briser… — Que ferions-nous si le comte demandait à l’Empereur, dans une lettre, de légitimer ce fils ? Eu égard aux services du comte, on le lui accorderait peut-être ! »

La princesse sourit, et ce sourire disait qu’elle en savait là-dessus plus long que son interlocuteur.

« Je te dirai plus : la lettre est écrite, mais elle n’a pas été envoyée, et pourtant l’Empereur en a connaissance. Il s’agirait de découvrir si elle a été détruite ; si, au contraire, elle existe… alors… quand tout sera fini ! — et il soupira pour faire entendre ce que voulait dire le mot « tout », — on cherchera dans les papiers du comte…, le testament sera remis à l’Empereur avec la lettre, sa prière sera accueillie et Pierre héritera légitimement de tout !

— Et notre part ? demanda la princesse avec une ironie marquée, bien convaincue qu’il n’y avait rien à craindre.

— Mais, ma pauvre Catiche, c’est clair comme le jour : il sera le seul héritier, et vous ne recevrez pas une obole — Tu dois le savoir, ma chère ! Le testament et la lettre ont-ils été détruits ? S’il les a oubliés, où se trouvent-ils ? Dans ce cas il faudrait s’en emparer, car…

— Il ne manquerait plus que cela, lui dit-elle en l’interrompant du même ton et avec la même expression dans le regard… Je ne suis qu’une femme et, selon vous, nous sommes toutes des sottes ? Mais je suis sûre qu’un bâtard ne peut hériter de rien, un bâtard ! ajouta-t-elle en français, comme si ce mot dans cette langue devait répondre victorieusement à tous les arguments de son adversaire.

— Tu ne veux pas me comprendre, Catiche, car tu es intelligente. Si le comte obtient la légitimation, Pierre deviendra comte Besoukhow, et toute la fortune ira à lui de droit. Si le testament et la lettre existent, il ne te reviendra à toi, que la consolation d’avoir été bonne, dévouée… etc… etc… c’est certain !

— Je sais que le testament existe, mais je sais aussi qu’il n’est pas légal, et vous me prenez, je crois, pour une idiote, mon cousin, répondit la princesse, convaincue qu’elle avait été mordante et spirituelle.

— Ma chère princesse Catherine, reprit le vieux prince avec une impatience marquée, je ne suis pas venu pour te blesser, mais pour causer avec toi de tes propres intérêts. Tu es une bonne et aimable parente, et je te répète pour la dixième fois que, si le testament et la lettre se trouvent parmi les papiers du comte, tes sœurs et toi vous cessez d’être les héritières. Si tu manques de confiance en moi, adresse-toi à des gens compétents. Je viens d’en causer avec Dmitri Onoufrievitch, l’homme d’affaires de la maison, et il m’a répété la même chose. »

La lumière se fit tout à coup dans les idées de la princesse. Ses lèvres minces pâlirent, mais ses yeux gardèrent leur immobilité, tandis que sa voix, qu’elle ne pouvait plus maîtriser, avait des éclats inattendus.

« Ce serait charmant, je n’ai jamais rien demandé, et je ne veux rien accepter ! s’écria-t-elle en jetant à terre son carlin, et en arrangeant les plis de sa robe… Voilà la reconnaissance, voilà l’affection pour celles qui lui ont tout sacrifié ! Bravo ! c’est parfait. Je n’ai heureusement besoin de rien, prince !

— Mais tu n’es pas seule, tu as des sœurs…

— Oui, continua-t-elle sans l’écouter, je le savais depuis longtemps, mais je n’y pensais plus : l’envie, la duplicité, l’intrigue, la plus noire des ingratitudes, voilà à quoi je devais m’attendre dans cette maison. J’ai tout compris, et je sais à qui je dois m’en prendre de ces intrigues.

— Mais il ne s’agit pas de cela, ma chère amie.

— C’est votre protégée, cette charmante princesse Droubetzkoï, que je n’aurais pas voulu avoir pour femme de chambre, cette vilaine et atroce créature !

— Voyons, ne perdons pas notre temps.

— Ah ! laissez-moi : elle s’est faufilée ici pendant l’hiver et a raconté au comte des horreurs, des choses épouvantables sur nous toutes, sur Sophie surtout. Impossible de vous les répéter !… Le comte en est tombé malade et n’a pas voulu nous laisser entrer chez lui pendant quinze jours. C’est alors qu’il a écrit ce sale papier, qui, à ce que je croyais, ne pouvait avoir aucune valeur.

— Nous y voilà…, mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Où est-il ?

— Il est enfermé dans le portefeuille à mosaïque qu’il garde toujours sous son oreiller… Oui, c’est elle, et si j’ai un gros péché sur la conscience, c’est la haine que m’inspire cette vilaine femme ! Pourquoi se glisse-t-elle parmi nous ? Oh ! un jour viendra où je lui dirai son fait, » s’écria la princesse complètement hors d’elle-même.

XXII

Pendant que toutes ces conversations avaient lieu au salon et chez la princesse, la voiture du prince Basile ramenait Pierre et avec lui la princesse Droubetzkoï, qui avait jugé nécessaire de l’accompagner. Lorsque les roues glissèrent doucement sur la paille étendue devant la façade de l’hôtel Besoukhow, elle se tourna vers son compagnon avec des phrases de consolation toutes prêtes ; mais, à sa grande surprise, Pierre dormait, tranquillement bercé par le mouvement de la voiture ; elle le réveilla, et il la suivit en songeant pour la première fois qu’il allait avoir une entrevue avec son père mourant ! La voiture s’était arrêtée à une des entrées latérales. Au moment où il mettait pied à terre, deux hommes vêtus de noir se retirèrent vivement dans l’ombre projetée par le mur ; d’autres avaient également l’air de se cacher. Personne n’y faisait la moindre attention. « Cela doit être ainsi, » se dit Pierre, et il continua à suivre la princesse, qui montait rapidement l’étroit escalier de service. Il se demandait pourquoi elle avait justement choisi cette entrée inusitée, pourquoi cette visite au comte et quelle en serait l’utilité, mais l’assurance et la hâte de son guide le forçaient à croire encore une fois que cela devait être ainsi. À mi-chemin, ils furent heurtés par des gens qui descendaient l’escalier en courant, avec des seaux d’eau, et qui se serrèrent contre la muraille pour leur livrer passage, sans témoigner le moindre étonnement à leur vue.

« C’est bien de ce côté, l’appartement des princesses ? demanda Anna Mikhaïlovna à l’un d’eux.

— Oui, c’est ici, répondit à haute voix l’homme à qui elle s’était adressée, comme si le moment était venu où l’on pouvait tout se permettre. C’est la porte à gauche.

— Le comte ne m’a peut-être pas appelé, dit Pierre en arrivant sur le palier… Je préférerais aller tout droit chez moi. »

Anna Mikhaïlovna s’arrêta pour l’attendre :

« Ah ! mon ami ! lui dit-elle en lui effleurant la main comme elle avait effleuré celle de son fils peu d’heures auparavant. Croyez que je souffre autant que vous, mais soyez homme !

— Vraiment, je ferais mieux de me retirer… »

Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-dessus ses lunettes.

« Ah ! mon ami, oubliez les torts qu’on a pu avoir envers vous ; pensez qu’il est votre père et qu’il est à l’agonie. » Elle soupira : « Je vous aime comme mon fils, fiez-vous à moi, je veillerai à vos intérêts. »

Pierre n’avait rien compris, mais encore une fois il se dit : « Cela doit être ainsi, » et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une porte et entra dans une petite pièce qui servait d’antichambre. Un vieux serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas. Pierre n’avait jamais visité cette partie de la maison. Anna Mikhaïlovna s’informa de la santé de ces dames auprès d’une fille de chambre, à laquelle elle prodigua les « ma bonne » et les « mon enfant ».

Celle-ci, qui portait une carafe d’eau sur un plateau, enfila un long couloir dallé et fut suivie par la princesse. La première chambre à gauche était celle de l’aînée des nièces. Dans son empressement à y entrer, la servante laissa la porte entrebâillée, si bien que Pierre et sa conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent la nièce aînée causant avec le prince Basile. À la vue des deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arrière avec un geste marqué de contrariété, tandis que la princesse, se précipitant sur la porte, la referma avec violence. Cet accès de colère, si opposé au calme habituel de son maintien, et l’inquiétude extrême qui se peignait sur le visage du prince Basile étaient si étranges, que Pierre s’arrêta court, interrogeant son guide du regard ; la bonne dame, qui ne partageait pas sa surprise, répondit par un soupir et un sourire :

« Soyez homme, mon ami ; c’est moi qui veillerai à vos intérêts. »

Et Anna Mikhaïlovna doubla le pas.

C’est moi qui veillerai à vos intérêts ! Que voulait-elle dire ? Pierre n’y comprenait rien, « mais cela doit sans doute être ainsi, » se disait-il. Le corridor aboutissait à une grande salle mal éclairée attenante au salon de réception du comte. Quoique richement décoré, ce salon était d’un aspect sévère ; Pierre le traversait habituellement lorsqu’il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu’on y avait oubliée, s’y étalait au beau milieu ; l’eau en dégouttait tout doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant un encensoir s’approchaient doucement des nouveaux venus, qu’ils n’avaient pas aperçus. Le salon d’à côté s’ouvrait sur un jardin d’hiver ; deux énormes fenêtres à l’italienne y laissaient entrer le jour ; un buste en marbre et un portrait en pied de l’impératrice Catherine en étaient les principaux ornements. Les mêmes personnes y étaient encore assises et chuchotaient entre elles, en gardant les mêmes poses.

Tous se turent à l’entrée d’Anna Mikhaïlovna, pour examiner sa figure pâle et éplorée, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement, la tête basse. Elle savait, et son visage l’exprimait clairement, que l’instant décisif était enfin arrivé, et ce fut avec l’assurance d’une Pétersbourgeoise rompue aux affaires qu’elle soutint la fixité curieuse de leurs regards. Elle sentait qu’elle était protégée par celui qu’elle avait amené, car le mourant l’avait demandé. Se dirigeant sans hésiter vers le confesseur du comte, et se courbant de façon à se rapetisser, sans toutefois s’incliner outre mesure, elle lui demanda respectueusement sa bénédiction, et s’adressa avec la même humilité à l’autre dignitaire de l’Église.

« Dieu soit loué, nous voilà à temps, dit-elle, nous avions si grand’peur !… C’est le fils du comte ! Quel épouvantable moment ! »

Ayant murmuré ces quelques mots, elle se tourna vers le docteur :

« Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte ; y a-t-il de l’espoir ? »

Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les épaules.

Anna Mikhaïlovna l’imita en tout point, et, se couvrant la figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher de Pierre, avec une physionomie où il y avait du respect, de la tendresse et une tristesse significative.

« Ayez confiance en sa miséricorde ! » Alors elle lui indiqua du doigt un petit canapé qu’elle l’engagea à occuper ; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte mystérieuse qui attirait toute l’attention, l’ouvrit imperceptiblement et disparut.

Pierre, qui s’était décidé à lui obéir aveuglément, s’assit sur le petit canapé et remarqua, non sans surprise, qu’on l’observait avec plus de curiosité que d’intérêt. On chuchotait en le désignant, et il paraissait inspirer une certaine crainte et une certaine servilité. On lui témoignait un respect auquel on ne l’avait point habitué, et la dame inconnue qui causait avec les deux prêtres se leva pour lui offrir sa place ; un aide de camp ramassa le gant qu’il avait laissé tomber et le lui présenta ; les médecins se turent et se rangèrent pour le laisser passer. Le premier mouvement de Pierre avait été de refuser la place offerte, pour ne point déranger la dame, de ramasser lui-même son gant et d’éviter les médecins, qui d’ailleurs ne se trouvaient pas sur son chemin ; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu’il était devenu un personnage, qu’on attendait beaucoup de lui pendant cette mystérieuse et triste nuit, et que par conséquent il était tenu d’accepter les services de chacun.

Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l’aide de camp, il s’assit à la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses genoux, bien parallèles l’une à l’autre, dans la pose naïve d’une statue égyptienne, très décidé, pour ne point se compromettre, à s’abandonner à la volonté d’autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées, que le prince Basile, la tête haute, vêtu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient trois étoiles, fit majestueusement son entrée. Il semblait avoir subitement maigri ; ses yeux s’agrandirent à la vue de Pierre. Il lui prit la main, ce qu’il n’avait encore jamais fait, et l’abaissa lentement comme pour en éprouver la force de résistance.

« Courage, courage, mon ami ; … il a demandé à vous voir, c’est bien ! »

Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de lui demander :

« Est-ce que la santé de… ? »

Il s’arrêta confus, ne sachant comment nommer le comte son père !

« Il a eu encore « un coup » il y a une demi-heure. Courage, mon ami ! »

Le trouble de ses idées était si grand, que Pierre s’imagina à l’entendre que le mourant avait été frappé par quelqu’un, et il fixa sur le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant échangé quelques mots avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte entr’ouverte. L’aînée des princesses le suivit, ainsi que le clergé et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre du malade, et Anna Mikhaïlovna, pâle mais ferme dans l’accomplissement de son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.

« La bonté divine est inépuisable, lui dit-elle. La cérémonie de l’extrême-onction va commencer… venez… ! »

Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui étaient là, la dame inconnue et l’aide de camp compris, entrèrent avec lui dans la pièce voisine. Il n’y avait plus de consigne à observer.

XXIII

Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre, divisée par des colonnes formant alcôve et toute tapissée d’étoffes à l’orientale. Derrière les colonnes, on voyait un grand lit en bois d’acajou, très élevé, garni de lourds rideaux, et, de l’autre, la niche vitrée contenant les saintes images, qui était éclairée comme une église pendant l’office divin. Dans un large fauteuil à la Voltaire placé devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse figure, et enveloppé jusqu’à la ceinture d’une couverture de soie, était à demi couché sur des oreillers d’une blancheur immaculée. Une crinière de cheveux gris, semblable à celle d’un lion, et des rides fortement accusées faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimées sur la couverture. Entre l’index et le pouce de la main droite, on avait placé un cierge, que retenait un vieux serviteur penché au-dessus du fauteuil. Les prêtres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les épaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de lui avec une lenteur solennelle, tenant à la main des cierges allumés. Au second plan, les deux nièces cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux, s’effaçaient derrière le visage impassible de Catiche, leur sœur aînée, qui paraissait craindre, si elle avait porté ailleurs son regard rivé aux saintes images, de ne plus rester maîtresse de ses sentiments. Une tristesse calme et une expression de pardon sans réserve se lisaient sur les traits de la princesse Droubetzkoï, qui était restée appuyée à la porte, à côté de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d’elle, à deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait accoudé sur le dossier sculpté d’une chaise recouverte de velours, et levait les yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le front en se signant. Son visage était empreint d’une piété résignée et d’un abandon complet à la volonté du Très-Haut.

« Malheur à vous qui n’êtes pas à la hauteur de mes sentiments ! » avait-il l’air de dire.

Derrière lui étaient groupés les médecins et les serviteurs de la maison, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, comme à l’église. Tous se taisaient et se signaient. On n’entendait que la voix des officiants et le chant plein et continu du chœur. Parfois, un des assistants soupirait ou changeait de pose.

Tout à coup, la princesse Droubetzkoï traversa la chambre de l’air assuré d’une personne qui a la conscience de ce qu’elle fait, et offrit un cierge à Pierre.

Il l’alluma, et, distrait par ses propres réflexions, il se signa de la main qui le tenait.

Sophie, la cadette des princesses, celle-là même qui avait un grain de beauté sur la joue, le regarda en souriant, replongea sa figure dans son mouchoir et resta quelques instants la figure cachée. Puis, après avoir jeté un second coup d’œil sur Pierre, elle se sentit incapable de garder plus longtemps son sérieux et se retira derrière une des colonnes. Au milieu de la cérémonie, les voix se turent soudain : les prêtres se dirent quelques mots à l’oreille ; le vieux serviteur qui soutenait la main du comte se redressa et se tourna vers les dames. Anna Mikhaïlovna s’avança aussitôt, et, se penchant au-dessus du moribond, elle appela à elle, d’un geste et sans le regarder, le docteur Lorrain, qui, adossé à une colonne, témoignait, par sa tenue respectueuse, qu’il comprenait et approuvait, malgré sa qualité d’étranger et la différence de religion, toute l’importance du sacrement administré. Il s’approcha doucement et souleva de ses doigts fluets la main étendue sur la couverture ; il en chercha le pouls en se détournant, et s’absorba dans ses calculs. On s’agita autour de lui, on mouilla les lèvres du mourant avec un cordial, chacun reprit sa place, et la cérémonie continua. Pendant cette interruption, Pierre, qui avait suivi les mouvements du prince Basile, l’avait vu quitter sa chaise, rejoindre l’aînée des nièces et se diriger avec elle vers le fond de l’alcôve, puis passer près du grand lit à rideaux et disparaître par une petite porte dérobée.

L’office n’était pas terminé, qu’ils avaient déjà repris leurs places. Cette circonstance n’éveilla pas la curiosité de Pierre, car il était convaincu ce soir-là que tout ce qu’il voyait faire était indispensable et naturel. Les chants cessèrent et la voix du prêtre, qui présentait au mourant ses respectueuses félicitations, se fit entendre ; mais le mourant gisait toujours inanimé ! Les allées et venues recommencèrent à ses côtés ; on marchait, on chuchotait, et le chuchotement de la princesse Droubetzkoï dominait les autres. Pierre l’entendit qui disait :

« Il faut absolument le reporter dans son lit, autrement il sera impossible de… »

Les médecins, les princesses et les domestiques entourèrent le comte, qui se trouva ainsi caché aux yeux de Pierre, et cependant cette tête jaunie, avec sa forêt de cheveux, était toujours présente à ses yeux depuis son entrée. Il devina, aux précautions qu’on prenait, qu’on le soulevait pour le transporter.

« Empoigne donc mon bras, tu vas le laisser tomber, dit un domestique effrayé…

— Par en bas !… vite !… encore un ! » disait un autre.

Et, à entendre les respirations oppressées et les pas précipités des porteurs, on devinait le poids qui les accablait. Ils frôlèrent le jeune homme, et il put apercevoir pendant une seconde, au milieu d’un fouillis de têtes inclinées, la poitrine élevée et puissante du mourant, ses épaules à découvert et sa tête de lion à crinière bouclée. Cette tête, avec son front extraordinairement large, ses pommettes saillantes, sa bouche bien découpée, son regard froid et imposant, n’était pas encore défigurée par les approches de la mort ; c’était bien la même que Pierre avait vue trois mois auparavant, lorsque son père l’avait envoyé à Pétersbourg. Mais aujourd’hui elle se balançait inerte, selon la marche inégale des porteurs, et son regard atone ne s’arrêtait sur rien.

Après quelques minutes de confusion autour du lit, les serviteurs se retirèrent. Anna Mikhaïlovna toucha légèrement Pierre du bout du doigt et lui dit :

« Venez ! »

Il obéit. On avait donné au malade, à demi soulevé et soutenu par une pile de coussins, une pose apprêtée, en rapport avec le sacrement qu’il venait de recevoir. Ses mains étaient étalées sur le taffetas vert de la couverture, et il regardait droit devant lui, de ce regard vague et perdu dans l’espace, qu’aucun homme ne saurait ni définir ni comprendre ; n’avait-il rien à dire ou avait-il à dire beaucoup ? Pierre s’arrêta près du lit, ne sachant que faire ; il interrogea des yeux son guide, qui, d’un mouvement imperceptible, lui indiqua la main du mourant, en lui faisant signe d’y appliquer un baiser. Pierre se pencha avec précaution pour ne pas toucher à la couverture, et ses lèvres effleurèrent la main large et charnue du comte.

Pas un muscle ne tressaillit sur cette main, pas une contraction ne parut sur ce visage, et rien, rien ne répondit à cet attouchement. Pierre, indécis, reporta ses yeux sur la princesse, qui lui fit signe de s’asseoir dans le fauteuil, au pied du lit. Il s’assit sans la quitter du regard ; elle baissa la tête affirmativement. Plus sûr de son fait, il reprit sa pose de statue égyptienne, et, visiblement embarrassé de sa gaucherie habituelle, il faisait de sérieux efforts pour occuper le moins de place possible, les regards fixés sur les traits de l’agonisant. Anna Mikhaïlovna ne le perdait pas de vue non plus, convaincue de l’importance de cette dernière et touchante entrevue du fils et du père.

Deux minutes, qui parurent un siècle à Pierre, s’étaient à peine écoulées, lorsque la figure du comte fut subitement et violemment agitée par une convulsion, et sa bouche, rejetée de côté, laissa passer un râle rauque et sourd. Ce fut pour Pierre le premier avertissement d’une fin prochaine ; la princesse Droubetzkoï épiait les yeux du mourant pour en deviner les désirs : elle porta son doigt tour à tour sur Pierre, sur la tisane, sur le prince Basile, sur la couverture… tout fut inutile, et un éclair d’impatience sembla briller dans ce regard éteint, qui essayait d’attirer l’attention du valet de chambre immobile au chevet de sa couche.

« Il demande à être retourné, » murmura ce dernier, qui se mit en devoir de le changer de position.

Pierre voulut l’aider, et ils venaient d’y réussir, quand une des mains du comte retomba lourdement en arrière, malgré les vains efforts du malade pour la ramener à lui.

S’aperçut-il de l’expression d’effroi qui se peignit sur la figure bouleversée de Pierre à la vue de ce membre frappé de paralysie, ou quelque autre pensée traversa-t-elle son cerveau ? Qui peut le dire ? Car il regarda à son tour ce bras désobéissant, le visage terrifié de son fils, et un sourire terne, décoloré, étrange à cette heure, voltigea sur ses lèvres. On aurait dit qu’il répondait, par une compassion ironique, à cette destruction envahissante et graduelle de ses forces.

Ce sourire inattendu fit mal à Pierre : il fut saisi d’une crampe à la poitrine, il lui vint un chatouillement dans le gosier, et les larmes lui montèrent aux yeux.

Le malade, qu’on avait recouché du côté de la muraille, poussa un profond soupir.

« Il s’est assoupi, dit Anna Mikhaïlovna à une des nièces qui revenait à son poste. Allons !… »

Et Pierre la suivit.

XXIV

Il n’y avait plus personne au salon que le prince Basile et la princesse Catiche, assis tous les deux sous le portrait de l’impératrice et causant avec vivacité ; ils s’interrompirent soudain à l’entrée de Pierre ; il ne put s’empêcher de remarquer que la princesse Catiche faisait un mouvement comme pour cacher quelque chose.

« Je ne puis voir cette femme, murmura-t-elle en apercevant la princesse Droubetzkoï.

— Catiche a fait servir le thé dans le petit salon, dit le prince Basile à la princesse Droubetzkoï ; allez, allez, ma pauvre amie, mangez un morceau, autrement vous n’y résisterez pas… »

Et il serra silencieusement et affectueusement le bras de Pierre.

« Rien ne restaure comme une tasse de cet excellent thé russe après une nuit blanche, » disait le docteur Lorrain, en savourant à petites gorgées le chaud breuvage dans une tasse en vieille porcelaine de Chine. Il se tenait debout dans le petit salon, devant une table sur laquelle on avait préparé le thé et une collation froide.

Tous ceux qui avaient passé la nuit dans la maison s’étaient réunis dans cette petite pièce, presque entièrement tapissée de glaces, et meublée de consoles dorées. C’était là que Pierre aimait à se retirer pendant les grands bals, car il ne savait pas danser ; il préférait s’y isoler pour observer et s’amuser des dames qui y venaient, toutes pimpantes et ruisselantes de diamants et de perles, voir se refléter dans ces glaces leurs brillantes images. À cette heure, l’éclairage ne se composait que de deux bougies ; sur une table, placée au hasard, des plats et des tasses se confondaient en désordre ; il n’y avait plus de toilettes de fête ; mais des groupes étranges, formés de personnes de toute condition, s’entretenaient à voix basse, laissant paraître, à chaque mot, à chaque geste, une incessante préoccupation sur le mystérieux événement qui allait se passer dans l’alcôve de la grande chambre. Pierre avait faim, mais il s’abstint de manger. Il chercha autour de lui sa compagne et la vit se glisser furtivement dans le salon à côté, où étaient restés le prince Basile et la princesse Catiche. Se croyant obligée de la suivre, il se leva et la trouva aux prises avec l’aînée des nièces.

« Permettez-moi, madame, de savoir ce qui est et ce qui n’est pas nécessaire, disait Catiche de ce ton irrité qui rappelait le moment où elle avait fermé la porte avec colère.

— Chère princesse, reprenait Anna Mikhaïlovna avec douceur et en lui barrant le chemin… ce sera, je le crains, trop pénible pour votre pauvre oncle ; en ce moment il a si fort besoin de repos ; … lui parler des intérêts de ce monde, lorsque son âme est prête à… »

Le prince Basile, enfoncé dans un fauteuil, les jambes croisées selon son habitude, paraissait ne prêter qu’une médiocre attention au colloque des deux dames ; mais ses joues agitées en tous sens tressaillaient d’une émotion contenue.

« Voyons, ma bonne princesse, laissez faire Catiche ; le comte l’aime tant, vous savez ?

— Je ne sais pas même ce qu’il contient, reprit Catiche en se tournant vers lui et en désignant le portefeuille à mosaïque qu’elle tenait entre ses doigts crispés. Je sais seulement que le véritable testament est dans son bureau ; il n’y a là dedans que des papiers oubliés… »

Et elle fit un pas pour échapper à la princesse Droubetzkoï qui, d’un bond se retrouva sur son passage.

« Je le sais, chère et bonne princesse, répliqua-t-elle en saisissant le portefeuille avec une force qui prouvait sa ferme intention de ne point le lâcher ; chère princesse, je vous en conjure, ménagez-le ! »

Une lutte s’engagea entre elles. Catiche se défendait encore sans rien dire, mais on sentait qu’un torrent d’injures était prêt à couler de ses lèvres serrées, tandis que la voix doucereuse de son ennemie avait conservé tout son calme, malgré les violents efforts de la lutte.

« Pierre, mon ami, approchez, lui cria Anna Mikhaïlovna… Il ne sera pas de trop dans ce conseil de famille, n’est-ce pas, prince ?

— Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas ? Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant !… Intrigante ! » murmura-t-elle avec fureur, en tirant à elle le portefeuille.

La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.

« Oh ! » fit le prince Basile avec un accent de reproche.

Et il se leva.

« C’est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je ! »

Catiche obéit ; mais comme son adversaire s’obstinait à garder le portefeuille :

« Et vous aussi, laissez-le ; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander… cela vous satisfait-il ?

— Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui un instant de répit ! Quel est votre avis ? dit-elle à Pierre, qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche et les joues tremblotantes du prince Basile.

— Rappelez-vous que vous êtes responsable des conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.

— Horrible femme ! » s’écria tout à coup Catiche, en se jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.

Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent le long de son corps.

Au même moment, la porte mystérieuse qui s’était si souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette longue nuit s’ouvrit avec fracas, et livra passage à la seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de terreur, se précipita au milieu d’eux :

« Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir ; il se meurt, et vous m’abandonnez toute seule ! »

Catiche laissa échapper le portefeuille ; la princesse Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s’enfuit.

Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à coucher. Catiche reparut bientôt ; sa figure était pâle, sa physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance éclatèrent :

« Oui, jouez votre comédie, jouez-la… Vous vous y attendiez !… »

Ses sanglots l’arrêtèrent, et elle s’éloigna en se cachant la figure.

Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint le canapé occupé par Pierre, qu’il s’y laissa tomber comme s’il allait se trouver mal ; il était livide, sa mâchoire tremblait, ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre.

« Ah ! mon ami, » dit-il en saisissant les bras de Pierre.

Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la faiblesse de sa voix : c’était chose nouvelle pour lui !

« Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi ? J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur !… »

Et il se mit à pleurer.

Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour ; elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.

« Pierre ! » murmura-t-elle.

Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes :

« Il n’est plus !… »

Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.

« Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes ! »

Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.

Le lendemain, elle lui dit :

« Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête ; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme ! »

Pierre ne disait mot.

« Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai ! Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer. J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père. »

Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se taisait et rougissait d’un air embarrassé.

Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d’incidents. « Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir !… Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au point qu’elle ne pouvait y songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s’était montré le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un mot pour chacun et qui s’était montré d’une tendresse si profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé par la douleur, s’efforçait encore de prendre sur lui en face de son père à l’agonie… « De pareilles scènes sont navrantes, mais elles font du bien… Elles élèvent l’âme lorsqu’on a devant soi des hommes comme ceux-là ! » ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de l’oreille, et sous le sceau du plus grand secret.


XXV

On attendait de jour en jour à Lissy-Gory, domaine du prince Nicolas Andréévitch Bolkonsky, l’arrivée du jeune prince André et de sa femme ; mais cette attente ne troublait en rien le mode d’existence établi par le vieux prince, qu’on avait surnommé, dans un certain cercle, « le roi de Prusse ». Général en chef de l’empereur Paul, il avait été exilé par lui dans sa propriété de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors dans la retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie, Mlle Bourrienne. Le nouveau règne lui avait ouvert les portes de sa prison et lui avait rendu le droit de séjourner dans les deux capitales ; mais il s’obstinait à ne pas quitter sa terre, ayant déclaré à qui voulait l’entendre que les cent cinquante verstes qui le séparaient de Moscou pouvaient bien être franchies par ceux qui désiraient le voir, et que, quant à lui, il n’avait besoin de rien, ni de personne.

Les vices de l’humanité provenaient, disait-il, exclusivement de deux causes : l’oisiveté et la superstition. De même, il ne reconnaissait que deux vertus : l’activité et l’intelligence ; et il s’occupait personnellement de l’éducation de sa fille, afin de développer en elle, autant que possible, ces deux qualités. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle avait étudié, sous sa direction, la géométrie et l’algèbre, et sa journée avait été méthodiquement employée à des occupations déterminées et suivies.

Quant à lui, il écrivait ses mémoires, résolvait des problèmes de mathématiques, tournait des tabatières, travaillait au jardin et surveillait la construction de ses différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le bien était grand et l’on bâtissait toujours.

Jusqu’au moment de son entrée dans la salle à manger, qui avait lieu invariablement à la même heure, ou, pour mieux dire, à la même minute, sa vie entière était réglée dans ses moindres détails avec une exactitude scrupuleuse. Il était cassant et exigeant à l’extrême à l’égard de son entourage, y compris sa fille ; aussi, sans être cruel, il avait su inspirer une crainte et un respect qu’un homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir. Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait n’eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de pousser la déférence jusqu’à attendre son apparition dans le grand vestibule, à l’exemple de la princesse Marie, de l’architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s’ouvrait lentement pour laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants, dont l’ombre adoucissait parfois l’éclat des yeux brillants et presque jeunes encore.

Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père, et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se défendre d’une certaine émotion, elle se signait et priait pour se donner du courage, afin que cette première entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas :

« Veuillez entrer. »

Le bruit régulier d’un tour se faisait entendre dans la pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses gonds, et s’arrêta sur le seuil ; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt son ouvrage.

Ce cabinet était plein d’objets d’un usage journalier. Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour écrire débout, et sur lequel s’étalait un cahier ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet, témoignaient d’une activité variée, constante et réglée. Au mouvement cadencé de son pied chaussé d’une botte molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la pédale, essuya le repoussoir, qu’il jeta dans un sac de cuir cloué au tour, et s’approcha de la table. Il n’avait pas l’habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n’était pas exempte d’affection :

« Tu vas bien, tu vas bien ? Assieds-toi là… »

Et, s’emparant d’un cahier de géométrie écrit de sa main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.

« C’est pour demain, » dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l’ongle le paragraphe qu’il avait choisi.

La princesse Marie se pencha sur la table.

« Tiens, voici une lettre pour toi, » ajouta-t-il tout à coup, en retirant d’un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l’adresse avait été écrite par une main féminine, et il la lui jeta.

À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges ; elle la saisit aussitôt et la regarda.

« Est-ce de ton « Héloïse » ? demanda le prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien conservées.

— Oui, c’est de Julie, répondit-elle timidement.

— Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisième ; vous vous écrivez des folies, je parie,… je lirai la troisième.

— Mais lisez celle-ci, mon père… »

Et sa fille la lui tendit en rougissant.

« J’ai dit la troisième, ce sera la troisième, s’écria le vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de géométrie.

— Eh bien, mademoiselle… »

Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une main sur le dossier du fauteuil où elle était assise et où elle se sentait comme enveloppée de cette atmosphère âcre, imprégnée d’une odeur de tabac, particulière à la vieillesse et qui lui était si familière… « Eh bien, ces triangles sont égaux ; tu vois l’angle ABC. »

La princesse regardait avec effroi les yeux brillants de son père, ses joues se couvraient de taches de feu, la peur lui ôtait la faculté de penser et la rendait incapable de suivre les déductions de son professeur, si claires qu’elles fussent… Cette scène se répétait tous les jours ; mais à qui en était la faute, au maître ou à l’élève, qui finissait par voir trouble et par ne plus rien entendre ? La figure de son père touchait la sienne, elle sentait l’odeur pénétrante de son haleine et ne pensait plus qu’à fuir au plus vite et à se retirer dans sa chambre pour y étudier et résoudre en toute liberté le problème proposé. Lui, de son côté, s’échauffait, repoussait et ramenait son fauteuil avec fracas, tout en faisant maints efforts pour se maîtriser ; puis de nouveau il se fâchait, tempêtait et envoyait le cahier à tous les diables.

Le malheur voulut que, cette fois encore, la princesse répondît de travers :

« Quelle sotte ! » s’écria-t-il, en rejetant le manuscrit.

Puis, se détournant, il se leva, fit quelques pas, passa la main sur les cheveux de sa fille, se rassit et reprit son explication de plus belle.

« Cela ne va pas, princesse, cela ne va pas ! lui dit-il, voyant qu’elle était prête à le quitter en emportant son cahier… Les mathématiques sont une noble science, et je ne veux pas que tu ressembles à nos sottes demoiselles. Persévère, tu finiras par les aimer, et la bêtise délogera de ta cervelle. »

Et il conclut en lui donnant une petite tape sur la joue.

Elle fit un pas, il l’arrêta du geste, et, saisissant sur son bureau un livre nouvellement reçu, il le lui tendit :

« Ton « Héloïse » t’envoie aussi je ne sais quelle Clef du mystère ; c’est religieux, à ce qu’il paraît. Je ne m’inquiète en rien des croyances de personne, mais je l’ai parcouru. Tiens, prends-le, et va-t’en. » Et, lui tapant cette fois sur l’épaule, il ferma la porte derrière elle.

La princesse Marie rentra dans sa chambre. L’expression craintive, qui lui était habituelle, rendait encore moins attrayant son visage maladif et sans charme. Elle s’assit devant la table à écrire, garnie de miniatures encadrées, et encombrée de livres et de cahiers jetés au hasard, car elle avait autant de désordre que son père avait d’ordre, et rompit avec impatience le cachet de la lettre de sa plus chère amie d’enfance, Julie Karaguine, que nous avons déjà rencontrée chez les Rostow.

Voici le contenu de cette lettre :

« Chère et excellente amie, quelle chose terrible et effrayante que l’absence ! J’ai beau me dire que la moitié de mon existence et de mon bonheur est en vous, que, malgré la distance qui nous sépare, nos cœurs sont unis par des liens indissolubles, le mien se révolte contre la destinée, et je ne puis, malgré les plaisirs et les distractions qui m’entourent, vaincre une certaine tristesse cachée que je ressens au fond du cœur depuis notre séparation. Pourquoi ne sommes-nous pas réunies, comme cet été, dans votre grand cabinet, sur le canapé bleu, le canapé aux confidences ?

« Pourquoi ne puis-je, comme il y a trois mois, puiser de nouvelles forces morales dans votre regard si doux, si calme, si pénétrant, regard que j’aimais tant et que je crois voir devant moi quand je vous écris[10]. »


Arrivée à cet endroit de la lettre, la princesse Marie poussa un soupir, se retourna et se regarda dans une psyché, qui lui renvoya l’image de sa personne disgracieuse et de son visage amaigri, dont les yeux toujours tristes semblaient avoir pris, en se voyant reflétés dans la glace, une expression encore plus accentuée de mélancolie. « Elle me flatte, » se dit-elle en reprenant sa lecture. Et cependant Julie était dans le vrai : les yeux de Marie étaient grands, profonds, et avaient parfois des éclairs qui leur donnaient une beauté surnaturelle, en transformant complètement sa figure, qu’ils éclairaient de leur douce et tendre lumière. Mais la princesse ne se rendait pas compte à elle-même de l’expression que ses yeux prenaient chaque fois qu’elle s’oubliait en pensant aux autres, et l’impitoyable psyché continuait à refléter une physionomie gauche et guindée. Elle reprit sa lecture :


« Tout Moscou ne parle que de guerre ! L’un de mes deux frères est déjà à l’étranger ; l’autre est avec la garde, qui se met en marche vers la frontière. Notre cher Empereur a quitté Pétersbourg et, à ce qu’on prétend, compte lui-même exposer sa précieuse existence aux chances de la guerre. Dieu veuille que le monstre corse qui détruit le repos de l’Europe soit terrassé par l’ange que le Tout-Puissant, dans sa miséricorde, nous a donné pour souverain. Sans parler de mes frères, cette guerre m’a privée d’une relation des plus chères à mon cœur. Je parle du jeune Nicolas Rostow, qui, avec son enthousiasme, n’a pu supporter l’inaction et a quitté l’université pour aller s’enrôler dans l’armée. Eh bien, chère Marie, je vous avouerai que, malgré son extrême jeunesse, son départ pour l’armée a été un grand chagrin pour moi ! Ce jeune homme, dont je vous parlais cet été, a tant de noblesse, tant de cette véritable jeunesse qu’on rencontre si rarement dans ce siècle où nous ne vivons qu’au milieu de vieillards de vingt ans, il a surtout tant de franchise et de cœur, il est tellement pur et poétique, que mes relations avec lui, quelque passagères qu’elles aient été, ont été une des plus douces jouissances de mon pauvre cœur, qui a déjà tant souffert. Je vous raconterai un jour nos adieux et tout ce qui s’est dit au départ. Tout cela est encore trop récent.

« Ah ! chère amie, vous êtes heureuse de ne pas connaître ces jouissances et ces peines si poignantes ; vous êtes heureuse, puisque ces dernières sont ordinairement les plus fortes. Je sais très bien que le comte Nicolas est trop jeune pour pouvoir jamais devenir pour moi quelque chose de plus qu’un ami ; mais cette douce amitié, ces relations si poétiques sont pour mon cœur un vrai besoin ; mais n’en parlons plus. La grande nouvelle du jour, qui occupe tout Moscou, est la mort du comte Besoukhow et l’ouverture de sa succession. Figurez-vous que les princesses n’ont reçu que très peu de chose, le prince Basile rien, et que c’est M. Pierre qui a hérité de tout et qui, par-dessus le marché, a été reconnu pour fils légitime, par conséquent comte Besoukhow et possesseur de la plus grande fortune de Russie. On prétend que le prince Basile a joué un très vilain rôle dans toute cette histoire et qu’il est reparti tout penaud pour Pétersbourg. Je vous avoue que je comprends très peu toutes ces affaires de legs et de testament. Ce que je sais, c’est que ce jeune homme, que nous connaissions tous sous le nom de M. Pierre tout court, est devenu comte Besoukhow et possesseur de l’une des plus grandes fortunes de Russie. Je m’amuse fort à observer les changements de ton et de manières des mamans accablées de filles à marier, et des demoiselles elles-mêmes, à l’égard de cet individu, qui, par parenthèse, m’a toujours paru être un pauvre sire. Comme on s’amuse depuis deux ans à me donner des promis que je ne connais pas le plus souvent, la chronique matrimoniale de Moscou me fait comtesse Besoukhow. Mais vous sentez bien que je ne me soucie nullement de le devenir. À propos de mariage, savez-vous que, tout dernièrement,« la tante en général », Anna Mikhaïlovna, m’a confié, sous le sceau du plus grand secret, un projet de mariage pour vous. Ce n’est ni plus ni moins que le fils du prince Basile, Anatole, qu’on voudrait ranger, en le mariant à une personne riche et distinguée, et c’est sur vous qu’est tombé le choix des parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose. Mais j’ai cru de mon devoir de vous en prévenir. On le dit très beau et très mauvais sujet : c’est tout ce que j’ai pu savoir sur son compte. Mais assez de bavardage comme cela ; je finis mon second feuillet, et maman m’envoie chercher pour aller dîner chez les Apraxine. Lisez le livre mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous. Quoiqu’il y ait dans ce livre des choses difficiles à atteindre avec la faible conception humaine, c’est un livre admirable, dont la lecture calme et élève l’âme. Adieu. Mes respects à monsieur votre père, et mes compliments à Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous aime.

« Julie. »

« P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frère et de sa charmante petite femme[11]. »


Cette lecture avait plongé la princesse Marie dans une douce rêverie ; elle réfléchissait et souriait, et son visage, éclairé par ses beaux yeux, semblait transfiguré. Se levant tout à coup, elle traversa résolument la chambre, et, s’asseyant à sa table, elle laissa courir sa plume sur une feuille de papier ; voici sa réponse :


« Chère et excellente amie, votre lettre du 13 m’a causé une grande joie. Vous m’aimez donc toujours, ma poétique Julie ! L’absence, dont vous dites tant de mal, n’a donc pas eu sur vous son influence habituelle. Vous vous plaignez de l’absence ? Que devrais-je dire, moi, si j’osais me plaindre, privée de tous ceux qui me sont chers ? Ah ! si nous n’avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste ! Pourquoi me supposez-vous un regard sévère, quand vous me parlez de votre affection pour ce jeune homme ? Sous ce rapport, je ne suis rigide que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je ne puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis je ne les condamne pas. Il me paraît seulement que l’amour chrétien, l’amour du prochain, l’amour pour ses ennemis est plus méritoire, plus doux que ne le sont les sentiments que peuvent inspirer les beaux yeux d’un jeune homme à une jeune fille poétique et aimante comme vous. La nouvelle de la mort du comte Besoukhow nous est parvenue avant votre lettre, et mon père en a été très affecté. Il dit que c’est l’avant-dernier représentant du grand siècle, et qu’à présent c’est son tour mais qu’il fera son possible pour que son tour vienne le plus tard possible. Que Dieu nous garde de ce terrible malheur ! Je ne puis partager votre opinion sur Pierre, que j’ai connu enfant. Il m’a toujours paru avoir un cœur excellent, et c’est là la qualité que j’estime le plus. Quant à son héritage et au rôle qu’y a joué le prince Basile, c’est bien triste pour tous les deux ! Ah ! chère amie, la parole de notre divin Sauveur, « qu’il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, » cette parole est terriblement vraie ! Je plains le prince Basile et je plains encore davantage le sort de M. Pierre. Si jeune et accablé de ses richesses, que de tentations n’aura-t-il pas à subir ! Si l’on me demandait ce que je désirerais le plus au monde, ce serait d’être plus pauvre que le plus pauvre des mendiants. Mille grâces, chère amie, pour l’ouvrage que vous m’avez envoyé et qui fait si grande fureur chez vous !

« Cependant, puisque vous me dites qu’au milieu de plusieurs bonnes choses il y en a d’autres que la faible conception humaine ne peut atteindre, il me paraît assez inutile de s’occuper d’une lecture inintelligible, qui par là même ne pourrait être d’aucun fruit. Je n’ai jamais pu comprendre la rage qu’ont certaines personnes de s’embrouiller l’entendement en s’attachant à des livres mystiques qui n’élèvent que des doutes dans leurs esprits, en exaltant leur imagination et en leur donnant un caractère d’exagération tout à fait contraire à la simplicité chrétienne. Lisons les Apôtres et les Évangiles. Ne cherchons pas à pénétrer ce que ceux-là renferment de mystérieux, car comment oserions-nous, misérables pécheurs que nous sommes, prétendre à nous initier dans les secrets terribles et sacrés de la Providence, tant que nous portons cette dépouille charnelle, qui élève entre nous et l’Éternel un voile impénétrable ? Bornons-nous donc à étudier les principes sublimes que notre divin Sauveur nous a laissés pour notre conduite ici-bas ; cherchons à nous y conformer et à les suivre ; persuadons-nous que moins nous donnons d’essor à notre faible esprit humain, plus il est agréable à Dieu, qui rejette toute science ne venant pas de lui ; que moins nous cherchons à approfondir ce qu’il lui a plu de dérober à notre connaissance, plus tôt il nous en accordera la découverte par son divin esprit. Mon père ne m’a pas parlé du prétendant, mais il m’a dit seulement qu’il a reçu une lettre et attend une visite du prince Basile. Quant au projet de mariage qui me regarde, je vous dirai, chère et excellente amie, que le mariage, selon moi, est une institution divine à laquelle il faut se conformer. Quelque pénible que cela soit pour moi, si le Tout-Puissant m’impose jamais les devoirs d’épouse et de mère, je tâcherai de les remplir aussi fidèlement que je le pourrai, sans m’inquiéter de l’examen de mes sentiments à l’égard de celui qu’il me donnera pour époux. J’ai reçu une lettre de mon frère qui m’annonce son arrivée à Lissy-Gory avec sa femme. Ce sera une joie de courte durée, puisqu’il nous quitte pour prendre part à cette malheureuse guerre, à laquelle nous sommes entraînés, Dieu sait comment et pourquoi. Non seulement chez vous, au centre des affaires et du monde, on ne parle que de guerre, mais ici au milieu des travaux champêtres et de ce calme de la nature que les citadins se représentent à la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et sentir péniblement. Mon père ne parle que de marches et de contremarches, choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose qui me déchira le cœur : c’était un convoi de recrues enrôlées chez nous et expédiées pour l’armée ! Il fallait voir l’état où se trouvaient les mères, les femmes et les enfants des hommes qui partaient ! il fallait entendre les sanglots des uns et des autres ! On dirait que l’humanité a oublié les lois de son divin Sauveur, qui prêchait l’amour et le pardon des offenses, et qu’elle fait consister son plus grand mérite dans l’art de s’entre-tuer.

« Adieu, chère et bonne amie. Que notre divin Sauveur et sa très sainte Mère vous aient en leur sainte et puissante garde !

« Marie[12]. »


« Ah ! princesse, vous expédiez votre courrier ; j’ai déjà écrit à ma pauvre mère, » s’écria en grasseyant Mlle Bourrienne d’une voix pleine et sympathique.

Sa personne vive et légère contrastait singulièrement avec l’atmosphère sombre, solitaire et mélancolique qui entourait la princesse Marie.

« Il faut que je vous prévienne, princesse, ajouta-t-elle plus bas : le prince a eu une altercation avec Michel Ivanow ; il est de très mauvaise humeur, — et s’écoutant grasseyer avec plaisir, — très morose… Tenez-vous donc sur vos gardes… vous savez…

— Ah ! chère amie, je vous ai priée de ne jamais me parler de la mauvaise humeur de mon père ; je ne me permets pas de le juger, et je tiens à ce que les autres fassent comme moi, » répondit la princesse Marie en regardant à sa montre.

Et, remarquant avec effroi qu’elle était en retard de cinq minutes sur l’heure qu’elle était obligée de consacrer à son piano, elle se dirigea vers la grande salle. Pendant que le prince se reposait, de midi à deux heures, sa fille devait exercer ses doigts : ainsi le voulait la règle immuable de la maison.


XXVI

Le valet de chambre à cheveux gris s’assoupissait aussi de son côté sur sa chaise, au bruit du ronflement égal de son maître, qui dormait dans son grand cabinet, et aux sons lointains du piano, sur lequel se succédaient jusqu’à vingt fois de suite les passages difficiles d’une sonate de Dreyschock.

Une voiture et une britchka s’arrêtèrent devant l’entrée principale. Le prince André descendit le premier de la voiture et aida sa jeune femme à le suivre.

Le vieux Tikhone, qui s’était doucement glissé hors de l’antichambre en refermant la porte derrière lui, leur annonça tout bas que le prince dormait. Ni l’arrivée du fils de la maison, ni aucun autre événement, quelque extraordinaire qu’il pût être, ne devait intervertir l’ordre de la journée. Le prince André le savait comme lui, et peut-être encore mieux, car il regarda à sa montre, pour se convaincre que rien n’était changé dans les habitudes de son père.

« Il ne s’éveillera que dans vingt minutes, dit-il à sa femme ; allons chez la princesse Marie. »

La petite princesse avait pris de l’embonpoint, mais ses yeux et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet avaient toujours le même sourire gai et gracieux.

« Mais c’est un palais ! » dit-elle à son mari. Elle exprimait son admiration comme si elle eût félicité un maître de maison sur la beauté de son bal. « Allons, vite, vite ! »

Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.

« C’est Marie qui s’exerce ; allons doucement, il faut la surprendre. »

Le prince André la suivait avec tristesse.

« Tu as vieilli, mon vieux Tikhone, » dit-il au serviteur qui lui baisait la main.

Au moment où ils allaient entrer dans la salle d’où partaient les accords du piano, une porte de côté s’ouvrit et livra passage à une jeune et jolie Française : c’était la blonde Mlle Bourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s’écria : « Ah ! quel bonheur pour la princesse !… Il faut que je la prévienne !…

— Non, non, de grâce ! Vous êtes Mlle Bourrienne : je vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous attend guère, n’est-ce pas ?… »

Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver une impression pénible.

Sa femme entra la première ; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre, pendant que Mlle Bourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.

Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. Mlle Bourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.

« Ah ! chère. — Ah ! Marie, dirent-elles à la fois en riant.

— Savez-vous bien que j’ai rêvé de vous cette nuit ?

— Vous ne nous attendiez pas ?… Mais, Marie, vous avez maigri !

— Et vous, vous avez repris…

— J’ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s’écria Mlle Bourrienne.

— Et moi qui ne me doutais de rien… Ah ! André, je ne vous voyais pas ! »

Le prince André et sa sœur s’embrassèrent.

« Quelle pleurnicheuse ! » lui dit-il, pendant qu’elle fixait sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s’arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de s’abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever aussitôt et s’épanouir dans un gai sourire, qui faisait ressortir l’éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.

« Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d’une haleine, à la Spasskaïa-Gora… et cet accident aurait pu être grave… et puis elle avait laissé toutes ses robes à Pétersbourg ; elle n’avait plus rien à mettre… et André était si changé… et Kitty Odintzow avait épousé un vieux bonhomme… et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un mari sérieux… mais nous en causerons plus tard, » ajouta-t-elle.

La princesse Marie continuait à examiner son frère : on lisait l’affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle interrompit même la description d’une des dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à son frère s’il était tout à fait décidé à rejoindre l’armée.

« Oui, et pas plus tard que demain. »

Lise soupira.

« Il m’abandonne ici, s’écria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu’il aurait pu obtenir de l’avancement… »

La princesse Marie, sans l’écouter davantage, la regarda affectueusement, et désignant au prince André l’embonpoint exagéré de sa femme :

« Est-ce bien sûr ? » dit-elle.

La jeune femme changea de couleur.

« Oui, répondit-elle en soupirant. Et c’est si effrayant ! »

Ses lèvres se serrèrent, et, effleurant de sa joue le visage de sa belle-sœur, elle fondit en larmes.

« Il lui faut du repos, dit le prince André avec un air de mécontentement… N’est-ce pas, Lise ? Emmène-la chez toi, Marie, pendant que j’irai chez mon père… Dis-moi, est-il toujours le même ?

— Oui, toujours, au moins pour moi, reprit sa sœur.

— Et toujours les mêmes heures, les mêmes promenades dans les mêmes allées, et puis après cela vient le tour… »

Et l’imperceptible sourire du prince André disait assez que, malgré son respect filial, il était au courant des manies de son père.

« Oui, les mêmes heures, le même tour et les mêmes leçons de mathématiques et de géométrie, » reprit-elle en riant, comme si ces heures d’étude étaient les plus belles de son existence.

Lorsque les vingt dernières minutes consacrées au sommeil du vieux prince se furent écoulées, le vieux Tikhone vint chercher le prince André ; son père lui faisait l’honneur de changer, à cause de lui, la règle de la journée en le recevant pendant sa toilette. Le vieux prince se faisait toujours poudrer pour le dîner et endossait alors une longue redingote à l’ancienne mode. Au moment où son fils entra dans son cabinet de toilette, il était enfoncé dans un fauteuil de cuir, et couvert d’un large peignoir blanc, la tête livrée aux mains du fidèle Tikhone. Le prince André s’avança vivement ; l’expression chagrine qui était devenue son expression habituelle avait disparu ; il y avait dans sa physionomie la même vivacité qui s’y montrait dans ses causeries avec Pierre.

« Ah ! te voilà, mon guerrier ! Tu veux vaincre Bonaparte, » s’écria le vieux prince, en secouant sa tête poudrée, autant que le lui permettaient les mains de Tikhone qui tressait le catogan.

« Oui, oui, vas-y… ferme ! de l’avant ! Sans cela, il pourrait se faire qu’il nous comptât bientôt au nombre de ses sujets… Tu vas bien ?… »

Et il lui tendit sa joue. La sieste l’avait mis de belle humeur, aussi avait-il l’habitude de dire : « avant dîner sommeil d’or, après dîner sommeil d’argent ». Il lançait à son fils de joyeux regards de côté à travers ses épais sourcils, pendant que son fils l’embrassait à l’endroit indiqué, sans répondre à ses éternelles plaisanteries sur les militaires de l’époque actuelle et surtout sur Bonaparte.

« Oui, me voici, mon père, et je vous ai aussi amené ma femme dans un état intéressant… Et vous, vous portez-vous bien ?

— Mon cher ami, il n’y a que les imbéciles et les débauchés pour être malades, et tu me connais… Je travaille du matin au soir, je suis sobre, donc je me porte bien !

— Dieu merci ! reprit son fils.

— Dieu n’y est pour rien ! Voyons… et revenant à son dada, voyons, conte-moi un peu comment les Allemands vous ont enseigné le moyen de battre Bonaparte, selon les règles de cette nouvelle science appelée stratégie ?

— Laissez-moi un peu respirer, mon père, lui répondit en souriant le prince André, qui l’aimait et le respectait malgré ses manies. Je ne sais même pas encore où je loge.

— Sottises, sottises que tout cela, » s’écria le vieux en tortillant sa tresse pour s’assurer qu’elle était bien nattée.

Et saisissant la main de son fils :

« La maison destinée à ta femme est prête : la princesse Marie l’y conduira, la lui montrera, et elles bavarderont à remplir trois paniers… Affaires de femmes que tout cela… Je suis content de la recevoir. Voyons, mets-toi là et parle. J’admets l’armée de Michelson, de Tolstoy, car elles opéreront ensemble ; mais l’armée du Midi, que fera-t-elle ? La Prusse reste neutre, je le sais ; mais l’Autriche, mais la Suède ? ajouta-t-il en se levant et en marchant dans la chambre, pendant que le vieux Tikhone le suivait, lui présentant les différentes pièces de son ajustement… Comment traversera-t-on la Poméranie ? »

L’insistance de son père était si grande, que le prince André commença, à contrecœur d’abord et en s’animant ensuite, à développer, moitié en russe, moitié en français, le plan des opérations pour la nouvelle campagne qui était à la veille de s’ouvrir. Il expliqua comment une armée de 90 000 hommes devait menacer la Prusse pour la faire sortir de sa neutralité et la forcer à l’action ; comment une partie de ces troupes se joindrait aux Suédois à Stralsund ; comment 220 000 Autrichiens et 100 000 Russes agiraient pendant ce temps en Italie et sur le Rhin ; comment 50 000 Russes et 50 000 Anglais débarqueraient à Naples, et comment enfin ce total de 500 000 hommes attaquerait les Français sur plusieurs points à la fois. Le vieux prince ne témoigna pas le moindre intérêt à ce long récit. On aurait dit qu’il ne l’avait même pas écouté, car il l’avait interrompu à trois reprises, sans cesser de marcher en s’habillant ; la première fois il s’écria :

« Le blanc, le blanc ! … »

Ce qui voulait dire que le vieux Tikhone se trompait de gilet. La seconde, il demanda si sa belle-fille accoucherait bientôt, et hocha la tête d’un air de reproche en ajoutant :

« C’est mal ! C’est mal ! Continue ! »

Et la troisième, pendant que son fils terminait son exposition, il entonna de sa voix fausse et cassée :

« Marlbrough s’en va-t-en guerre, ne sait quand reviendra. »

« Je ne vous dis pas que j’approuve ce plan, lui dit son fils en souriant légèrement. Je vous l’ai exposé tel qu’il est : Napoléon en aura bien certainement fait un qui vaudra le nôtre.

— Rien de neuf, rien de neuf là dedans, voilà ce que je te dirai. »

Et le vieux répéta entre ses dents, d’un air pensif :

« Ne sait quand reviendra »… Maintenant va-t’en dans la salle à manger ! »


XXVII

Deux heures sonnaient lorsque le prince, rasé et poudré, fit son entrée dans la salle à manger, où l’attendaient sa belle-fille, sa fille, Mlle Bourrienne et l’architecte de la maison, qui était admis à sa table, quoique sa position inférieure ne lui donnât aucun droit à un pareil honneur. Le vieux prince, à cheval sur l’étiquette et sur la différence des rangs, n’invitait que rarement les gros bonnets de la province, mais il lui plaisait de montrer dans la personne de son architecte, qui se mouchait timidement dans un mouchoir à carreaux, que tous les hommes sont égaux. Il lui arrivait souvent de rappeler à sa fille que Michel Ivanovitch ne valait pas moins qu’eux, et c’était à lui qu’il s’adressait presque toujours pendant ses repas.

Dans la haute et spacieuse salle à manger, derrière chaque chaise se tenait un domestique, et le maître d’hôtel, une serviette sur le bras, promenait une dernière fois son regard inquiet de la table aux laquais, et du cartel à la porte qui allait s’ouvrir devant son maître. Le prince André examinait attentivement l’arbre généalogique de sa famille, encadré d’une baguette d’or. Cet objet, tout nouveau pour lui, était suspendu en face d’un autre immense tableau du même genre, indignement barbouillé par un artiste amateur. Ce barbouillage représentait le chef de la lignée des Bolkonsky, un descendant de Rurik, en prince souverain avec une couronne sur la tête. André ne put s’empêcher de sourire à la vue de ce portrait de haute fantaisie qui frisait la caricature.

« Ah ! je le reconnais bien là tout entier ! »

La princesse Marie, qui venait d’entrer, le regardait avec étonnement, et ne comprenait pas ce qu’il pouvait y avoir là de risible ; tout ce qui touchait à son père lui inspirait un respect religieux, qu’aucune critique ne pouvait affaiblir.

« Chacun a son talon d’Achille, continua le prince André… Avoir l’esprit qu’il a et se donner ce ridicule !… »

La princesse Marie, à laquelle déplaisait la hardiesse de ces propos, allait y répondre, lorsque les pas si impatiemment attendus se firent entendre. La démarche agile et légère du vieux prince, ses allures brusques et vives contrastaient si singulièrement avec la tenue sévère et correcte de sa maison, qu’on aurait pu y soupçonner une arrière-pensée de sa part.

Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le prince parut ; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la nuque.

« Je suis bien aise, bien aise, » dit-il.

Et, l’ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt pour s’asseoir à table :

« Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch. »

Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le valet de chambre la lui avança.

« Oh ! oh ! fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie ; trop de hâte, c’est mal ! Il faut marcher, beaucoup marcher, beaucoup !… »

Et sa bouche riait d’un rire sec et désagréable, tandis que ses yeux ne disaient rien.

La petite princesse ne l’entendit pas ou fit semblant de ne pas l’avoir entendu ; elle garda un silence embarrassé jusqu’au moment où il lui demanda des nouvelles de son père et de différentes autres connaissances ; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits commérages de la capitale.

« La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleuré toutes les larmes de son corps !… »

Plus elle s’animait, plus le vieux prince l’étudiait d’un air sévère ; tout à coup il se détourna brusquement : on aurait dit qu’il n’avait plus rien à apprendre :

« Eh bien, Michel Ivanovitch, s’écria-t-il, il va arriver malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait jamais de son fils qu’à la troisième personne) me l’a expliqué ; de terribles forces s’amassent contre lui… Et dire qu’à nous deux, vous et moi, nous l’avons toujours tenu pour un imbécile ! »

Michel Ivanovitch savait parfaitement n’avoir jamais eu pareille opinion en si flatteuse compagnie : aussi comprit-il que sa personne servait d’entrée en matière ; il regarda le jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.

« C’est un grand tacticien, » dit le prince à son fils, en désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori, c’est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d’État du moment. Il n’y avait, selon lui, à la tête des affaires que des écoliers ignorant les premières notions de la science militaire et administrative ; Bonaparte n’était qu’un petit Français sans importance, dont les succès devaient être attribués au manque des Potemkin et des Souvorow. L’état de l’Europe n’offrait aucune complication, et il n’y avait point de guerre sérieuse, mais une comédie de marionnettes, jouée par les grands faiseurs pour tromper le public.

Le prince André répondait gaiement à ces plaisanteries, et les provoquait même pour engager son père à continuer.

« Le passé l’emporte toujours sur le présent, et pourtant Souvorow s’est laissé prendre au piège tendu par Moreau ; il n’a pas su s’en tirer.

— Qui te l’a dit ? Qui te l’a dit ? s’écria le prince. Souvorow… »

Et il jeta en l’air son assiette, que le vieux Tikhone eut l’adresse de saisir au vol.

« Frédéric et Souvorow, en voilà deux ; mais Moreau ! Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d’agir ; mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez ; vous verrez ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath ! Si Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas : il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier d’entrer au service de la Russie. C’est inouï ! Les Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des Allemands ? Crois-moi, ou bien ils n’ont plus de cervelle, ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand capitaine ? Oh ! oh !

— Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j’avoue que je ne partage pas votre manière de voir ; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît : il n’en sera pas moins un grand capitaine.

— Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-vous ? »

L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.

« L’entendez-vous ? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien : eh bien, c’est aussi son avis à lui.

— Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.

— Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus : il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre ; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l’ont jamais rendu à personne !… Si ! pourtant, ils se sont rossés entre eux… mais cela ne compte pas ! Eh bien, c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire !… »

Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père ; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.

« Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis vieux ? Eh bien, voilà :… cela me travaille… je n’en dors pas la nuit… Où est-il donc, ton grand capitaine ? Où a-t-il fait ses preuves ?

— Ce serait trop long à démontrer.

— Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte ! Voilà encore un admirateur de votre goujat d’empereur ! s’écria-t-il en excellent français.

— Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.

— « Ne sait quand reviendra, » fredonna le vieillard d’une voix fausse, et c’est en riant tout jaune qu’il se leva de table.

Tant qu’avait duré la discussion, la petite princesse était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l’entraînant dans la pièce voisine :

« Quel homme d’esprit que votre père ! C’est à cause de cela, je crois, qu’il me fait peur !

— Il est si bon ! » répondit la princesse Marie.


XXVIII

On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre d’atteler. Il ne restait plus dans sa chambre que les menus objets qui le suivaient partout : une cassette, une cantine en argent, deux pistolets et un sabre turc, que son père avait rapportés de l’assaut d’Otchakow et dont il lui avait fait cadeau ; tout était rangé dans le plus grand ordre, nettoyé, remis à neuf, et placé dans des fourreaux de drap solidement attachés.

Pour peu qu’on soit enclin à la réflexion, on est presque toujours dans une disposition d’esprit sérieuse au moment d’un départ ou d’un changement d’existence : on jette un coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le prince André était soucieux et attendri : il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme ? L’un et l’autre peut-être ; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine : « On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue ?… Tu es bien changé, Andrioucha, » ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

« Où est Lise ? dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

— Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé ! Ah ! André, quel trésor de femme vous avez là !… Une véritable enfant, gaie, vive : aussi je l’aime bien. »

Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence ; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit :

« Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas ? Elle a été élevée dans le monde : sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun : tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées. »

Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

« Mais toi, tu vis bien à la campagne ?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter ?

— Oh ! moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence ; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi ? Quelle ressource puis-je être pour elle ?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que Mlle Bourrienne…

— Elle me déplaît, votre Bourrienne !

— Oh ! je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse !… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile ; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule !… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne : « On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font »… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne !… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

— Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père ? »

La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort :

« Moi, souffrir ?

— Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

— Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal ! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération ? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde. »

Son frère secoua la tête avec incrédulité.

« Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète et me tourmente : ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin ! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès : ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

— Oh ! oh ! je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.

— Ah ! mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement, j’ai une prière à t’adresser !

— Que puis-je faire pour toi ?

— Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine : ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu une bonne et formelle réponse.

— Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…

— Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m’importe ; promets-le-moi, je t’en prie ; notre grand-père l’a déjà portée pendant les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce pas ?

— Mais de quoi s’agit-il donc ?

— André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.

— Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas d’un poids à me le rompre », répliqua le prince André ; mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton : « Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.

— Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix, » dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui présenta : « Fais-le pour moi, je t’en prie ! »

Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d’un air à la fois attendri et railleur.

« Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.

— Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations ? »

Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

« Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que d’autres ont parlé, et cela m’afflige. »

Sa figure et son cou se marbraient de taches rouges, et elle faisait d’inutiles efforts pour lui répondre, car son frère avait deviné juste.

La petite princesse avait en effet beaucoup pleuré en lui confiant ses craintes : elle était sûre de mourir en couches, disait-elle, et se trouvait bien à plaindre… elle en voulait au sort, à son beau-père, à son mari. Puis, cette crise de larmes l’ayant épuisée, elle s’était endormie de fatigue.

Le prince André eut pitié de sa sœur.

« Écoute, Marie : je n’ai jamais rien reproché à ma femme, je ne l’ai jamais fait et ne le ferai jamais. Je n’ai également aucun tort envers elle, et je tâcherai de n’en jamais avoir… Mais si tu tiens à savoir la vérité, à savoir si je suis heureux… Eh bien ! non, je ne le suis pas. Elle, non plus, n’est pas heureuse !… Pourquoi cela ? je l’ignore. »

En achevant ces mots, il se pencha et embrassa sa sœur, mais sans voir le doux rayonnement de son regard, car ses yeux s’étaient arrêtés sur la porte entre-bâillée.

« Allons la retrouver, Marie, il faut lui dire adieu ; ou plutôt vas-y d’abord et réveille-la, je vais venir… Pétroucha ! dit-il, en appelant son valet de chambre : viens ici, emporte-moi tous ces objets : tu mettras ceci à ma droite, et cela sous le siège. »

La princesse Marie se leva et s’arrêta à mi-chemin :

« André, si vous aviez la foi, vous vous seriez adressé à Dieu, pour lui demander l’amour que vous ne ressentez pas, et votre vœu aurait été exaucé !

— Ah oui ! comme cela, peut-être bien !… Va, Marie, je te rejoins. »

Peu d’instants après, le prince André traversait la galerie qui réunissait l’aile du château au corps de logis, et il y rencontra la jolie et sémillante Mlle Bourrienne ; c’était la troisième fois de la journée qu’elle se trouvait sur son chemin.

« Ah ! je vous croyais chez vous ? » dit-elle en rougissant et en baissant les yeux.

Le visage du prince André prit une expression de vive irritation et pour toute réponse il lui lança un regard empreint d’un tel mépris, qu’elle s’arrêta interdite et disparut aussitôt. En approchant de la chambre de sa sœur, il entendit la voix enjouée de sa femme qui s’était réveillée, et bavardait comme si elle avait à rattraper le temps perdu.

« Vous figurez-vous, Marie, disait-elle en riant aux éclats, la vieille comtesse Zoubow avec ses fausses boucles et la bouche pleine de fausses dents, comme si elle voulait défier les années… ah ! ah ! ah ! »

C’était bien la cinquième fois que le prince André lui entendait répéter les mêmes plaisanteries. Il entra doucement et la trouva toute reposée, les joues fraîches, travaillant à l’aiguille et commodément assise dans une grande bergère, racontant à bâtons rompus ses petites anecdotes sur Pétersbourg. Il lui passa affectueusement la main sur les cheveux, en lui demandant si elle se sentait mieux.

« Oui, oui, » dit-elle, en se hâtant de reprendre l’inépuisable thème de ses souvenirs.

La calèche de voyage, attelée de six chevaux, attendait devant le perron. L’obscurité impénétrable d’une nuit d’automne dérobait aux regards les objets les plus proches, et le cocher distinguait à peine le timon de la voiture, autour de laquelle les domestiques agitaient leurs lanternes ; l’intérieur de la maison était éclairé, et les immenses fenêtres de la vaste façade envoyaient au dehors des flots de lumière. La domesticité se pressait en foule dans le vestibule pour prendre congé du jeune maître, tandis que les personnes de l’entourage intime de la famille étaient réunies dans le grand salon. On attendait la sortie du prince André, que son père, désirant le voir seul, avait fait appeler dans son cabinet. André, en y entrant, avait trouvé le vieux prince assis à sa table, écrivant avec ses lunettes sur le nez, et vêtu d’une robe de chambre blanche ; c’est un costume dans lequel il ne se laissait jamais surprendre, d’habitude.

Le vieux prince se retourna.

« Tu vas partir ? lui dit-il, en se remettant à écrire.

— Oui, je viens vous faire mes adieux.

— Embrasse-moi là… »

Et il lui indiqua sa joue…

« Merci ! merci !

— De quoi me remerciez-vous ?

— De ce que tu ne restes pas en arrière, attaché aux jupons d’une femme. Le service avant tout !… merci ! »

Et il recommença à écrire d’une façon si nerveuse, que sa plume criait et crachait dans tous les sens.

« Si tu as quelque chose à me dire, dis-le, j’écoute !

— Ma femme… je suis confus de vous la laisser ainsi sur les bras.

— Que viens-tu me chanter ? dis ce qu’il faut dire !

— Quand le terme sera proche, envoyez à Moscou chercher un accoucheur, pour qu’il soit là… »

Le vieux prince leva sur son fils un regard surpris et sévère.

« Je sais bien que rien n’y fera, si la nature ne vient pas elle-même en aide à la science, reprit le prince André légèrement ému ; je sais que, sur des milliers de cas pareils, il ne s’en trouverait qu’un peut-être de malheureux, mais c’est son caprice à elle, et le mien aussi. On lui a fait accroire toutes sortes de choses à la suite d’un rêve.

— Hem ! hem ! murmura le vieux entre ses dents… Bien, bien, je le ferai ; puis signant son nom avec un paragraphe vigoureux : Mauvaise affaire, hein ? ajouta-t-il en souriant.

— De quelle mauvaise affaire parlez-vous, mon père ?

— Ta femme ! répliqua carrément le vieux, en appuyant sur ce mot.

— Je ne vous comprends pas.

— Vois-tu, mon ami, on n’y peut rien, elles sont toutes les mêmes ; on ne peut pas se démarier ; ne crains rien, je ne le dirai à personne, mais tu le sais aussi bien que moi… c’est la vérité. »

De sa main maigre et osseuse il saisit brusquement la main d’André et la serra, tandis que son regard perçant pénétrait jusqu’au fond de son être. Son fils répondit par un aveu muet, un soupir !

Le vieux prince plia et cacheta ses lettres en un tour de main :

« Qu’y faire ? elle est jolie ! Sois tranquille, ce sera fait, » dit-il brièvement.

André se taisait, à la fois triste et content d’avoir été deviné.

« Écoute, ne t’en inquiète pas, on fera le possible ; et maintenant voici une lettre pour Michel Illarionovitch : je lui demande de t’employer aux bons endroits et de ne pas te garder trop longtemps auprès de lui. Tu lui diras que ma vieille affection se souvient toujours de lui et tu m’informeras de son accueil. Si tu en es content, fais ton devoir ; autrement, va-t’en ; le fils de Nicolas Bolkonsky ne saurait être gardé auprès de son chef par tolérance… Approche ! »

Il parlait très vite et avalait la moitié de ses mots, mais son fils le comprenait. Il le suivit au bureau, que son père ouvrit pour en retirer un gros cahier tout couvert d’une écriture serrée, mais parfaitement lisible. « Il est probable que je mourrai avant toi, ceci est un mémoire à remettre à l’Empereur après ma mort ; voici également un billet du Lombard et une lettre ; c’est le prix que je destine à celui qui écrira les campagnes de Souvorow ; tu l’enverras à l’Académie, j’y ai fait des annotations ; lis-les après moi, elles te seront utiles. »

André, sentant qu’il ne pouvait pas, sans une sorte d’indélicatesse, promettre à son père une longue vie, répondit simplement :

« Tout sera fait selon votre désir.

— Et maintenant, adieu, s’écria le vieillard en l’embrassant et en lui donnant sa main à baiser. Rappelle-toi, prince André, que si la mort te frappait, mon vieux cœur en saignerait ; et si j’apprenais, ajouta-t-il gravement en le regardant en face, que le fils de Nicolas Bolkonsky ne fait point son devoir, j’en aurais honte, sache-le bien. »

Ces dernières paroles s’échappèrent en sifflant de sa bouche.

« Vous auriez pu vous épargner la peine de me le dire, mon père, répliqua le prince André en souriant. J’ai aussi une prière à vous adresser : si je suis tué et qu’il me soit né un fils, gardez-le auprès de vous, élevez-le ici, je vous en supplie !

— Il ne faudra donc pas le rendre à ta femme ?… »

Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son menton.

« Va-t’en, s’écria-t-il en haussant la voix, et il poussa son fils hors du cabinet.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? » demandèrent anxieusement les deux princesses, en voyant le vieillard apparaître dans sa robe de chambre, ses lunettes sur le nez, et sans perruque.

Il se retira aussitôt.

Le prince André soupira sans répondre :

« Eh bien ? dit-il à sa femme d’un ton froidement railleur, comme s’il l’invitait à jouer ses petites comédies.

— André, déjà ! » et la petite princesse pâlit de crainte et d’émotion ; il l’embrassa, elle poussa un cri et s’évanouit. Soulevant sa tête penchée sur son épaule, il lui jeta un long regard et la déposa doucement dans un fauteuil.

« Adieu, Marie, » dit-il tout bas à sa sœur ; leurs mains s’enlacèrent, et, la baisant au front, il sortit à pas précipités. Mlle Bourrienne frottait les tempes de la petite princesse ; la princesse Marie la soutenait et envoyait, de ses yeux voilés de pleurs, encore un dernier regard et une dernière bénédiction à son frère, tandis que le vieux prince se mouchait fréquemment et avec un tel bruit, dans son cabinet, qu’on aurait cru entendre des coups de pistolet tirés avec colère. Elle le vit tout à coup paraître sur le seuil du salon.

« Il est parti !… Allons, c’est bien !… »

Et, apercevant la jeune femme évanouie, il secoua la tête d’un air fâché, et rentra brusquement chez lui, en refermant la porte avec violence.

  1. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  2. En français dans le texte. (Note du traducteur.)
  3. Bailli du village. (Note du traducteur.)
  4. En français dans le texte.
  5. En français.
  6. À cette époque, les grands seigneurs avaient toujours à leur équipage quatre chevaux et un petit postillon sur l’un des deux chevaux de devant.
  7. En français dans le texte.
  8. Hors-d’œuvre et eau-de-vie servis avant le dîner. (Note du traducteur.)
  9. En hiver, les paysans russes couchent sur leur poêle, construit de façon à leur permettre de s’y étendre plusieurs à la fois. (Note du traducteur.)
  10. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  11. En français dans le texte (Note du traducteur.)
  12. En français dans le texte (Note du traducteur.)