Guide du bon sens/Sept péchés contre le bon sens

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Les Éditions des Portiques (p. 53-105).

IV

SEPT PÉCHÉS CONTRE LE BON SENS


On aura fait un grand pas dans la voie du bon sens le jour où l’on consentira à donner aux mots et aux actes leur véritable signification, comme, aux sentiments, leur valeur réelle, à ne point prendre systématiquement, par une affectation d’originalité intellectuelle qui n’est qu’une fausse élégance, le contre-pied, en tout et pour tout, des expressions les plus courantes et des idées généralement admises.

Que les hommes se soient mis d’accord sur les désastres qu’occasionnent à la société et à eux-mêmes certaines façons de penser et d’agir que les esprits religieux nomment des péchés capitaux, et tu verras immédiatement d’aucuns qui se dressent triomphalement pour en prononcer l’apologie, et prétendre que, sans l’exercice de ces péchés, la vie, médiocre et morne, ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Et même, sans s’arrêter à l’incroyant pour qui la notion de péché n’existe pas, puisqu’il écarte toute religion, que tu laïcises les péchés, que tu les nommes péchés ou vices, ou que tu t’abstiennes de les nommer, ces façons de penser et d’agir dont l’expérience des hommes avait discerné et dénoncé la dangereuse erreur, vouloir les réhabiliter une à une, est-ce une entreprise recommandable ?

Ce que l’on tient pour un péché, est-ce assez pour que tu coures après les mains tendues, fiévreuses et suppliantes, même si tu ne crois pas au péché ?

Si tu considères la liste établie et traditionnelle des sept péchés capitaux comme incomplète, faudra-t-il la déchirer comme inutile ? Et le prétexte qu’à ton avis, — cet avis que tu ne crains pas d’opposer à toute l’expérience ancienne, — il est d’autres fautes et plus lourdes, devrait-il suffire à innocenter, voire à exalter, celles-là ?

Par religion ou pour tout autre motif, commençons donc par nous garder des sept péchés capitaux, dont le moins que l’on devrait dire, fût-ce en dehors de toute question confessionnelle, c’est qu’ils constituent déjà une série d’indications précieuses, ce que l’on pourrait appeler un « programme minimum », une méthode, une discipline.

J’enrage de constater cependant que, même les gens vertueux n’oseront guère présenter l’éloge de la vertu, pour peu qu’ils aient à préserver une réputation de brillants causeurs, qui n’est sans doute pas incompatible avec la vertu, mais avec son éloge.

Et s’il est vrai que l’on pratique les péchés plus encore que l’on n’en parle, et qu’ainsi, pour s’en défendre, on n’aurait pas besoin d’en parler, s’il arrive que les péchés capitaux servent de thème à une conversation de boudoir ou de fumoir, ce sera toujours, bien plutôt que sous la forme d’un réquisitoire, qui paraîtrait banal et fade, pour présenter leur défense et illustration.

Ainsi agit-on, sans même que l’on s’en rende compte, par orgueil, qui est, nous le répéterons toujours, le pire ennemi du bon sens, et, précisément, le premier nommé des péchés capitaux.


I — L’ORGUEIL

POLYDOXE. — N’est-il pas le plus orgueilleux des hommes, cher Eudoxe, celui qui croit avoir toujours raison ?

EUDOXE. — Voilà, cher Polydoxe, une pierre dans le jardin du bon sens. Mais est-ce donc se montrer modeste que de prétendre avoir raison contre le plus grand nombre ?

POLYDOXE. — Et si le plus grand nombre se trompe ? Les grandes réformes et les grandes découvertes ont été faites par des orgueilleux.

EUDOXE. — Ne confondez pas le courage et l’orgueil. Le vrai courage est peut-être de savoir rester dans le rang.

POLYDOXE. — Alors, selon vous, hurler avec les loups, c’est le vrai courage ?

EUDOXE. — Non, cher Polydoxe. Hurler avec les loups, si l’on n’est pas un loup soi-même, c’est se signaler à l’attention des loups ; et si l’on est loup, c’est se signaler à l’attention du lieutenant de louveterie et de ses chasseurs. Dans tous les cas, ce n’est pas du courage, c’est de la sottise.

POLYDOXE. — D’autres, moins sévères, cher Eudoxe, appelleront cela de la témérité. Témérité et sottise, sont-ils, pour vous, synonymes ?

EUDOXE. — Celui qui présume trop de ses forces est téméraire, et celui qui méprise sans contrôle les forces des autres, celui-là est un sot. Comme on se croit d’autant plus fort qu’on estime les autres plus faibles, c’est ainsi que sottise et témérité vont si souvent de compagnie.

POLYDOXE. — Mais un homme ainsi dépourvu d’orgueil ne risque-t-il pas de manquer totalement d’initiative ? Sans un peu d’orgueil, pas de confiance en soi, et sans confiance qui osera entreprendre ?

EUDOXE. — La confiance en soi, cher Polydoxe, n’est pas méfiance et mépris de tout ce qui n’est pas soi. Si vous tenez votre partie dans un chœur et que vous détoniez, n’imaginez pas que ce soit parce que vous êtes le seul à avoir la voix juste parmi des voix fausses ! L’orgueil, souvent, précipite la mesure, et il ne préserve pas des fausses notes.

POLYDOXE. — Vaut-il mieux ne pas ouvrir la bouche ?

EUDOXE. — Il vaut mieux ne pas vouloir, à toute force, se distinguer.

POLYDOXE. — Le soliste se distingue…

EUDOXE. — Il est là pour ça. Celui qui détonne se distingue aussi, mais on ne s’y attendait pas et on ne l’en avait pas chargé.

POLYDOXE. — C’est bien ce que je disais, cher Eudoxe : vous condamnez l’initiative, et, du même coup, tout imprévu. S’il vous avait écouté, Christophe Colomb serait-il jamais parti ?

EUDOXE. — Mais Christophe Colomb, en partant, ne songeait pas du tout à découvrir un monde nouveau ; et c’est précisément une erreur et un excès de modestie, cher Polydoxe, qui lui ont fait rencontrer l’Amérique.

POLYDOXE. — L’excès de modestie, cher Eudoxe, n’est-il pas une autre forme de l’orgueil ? C’est vouloir aussi ne point être confondu avec le commun, que de s’en distinguer par l’humilité.

EUDOXE. — Il faut bien qu’il y ait toujours un dernier, cher Polydoxe ; et il est vrai que le dernier n’a pas à se vanter d’être dernier.

POLYDOXE. — Il faut bien qu’il y ait toujours un premier, cher Eudoxe ; et vous ne l’empêcherez pas de s’en montrer heureux et fier, et il n’en aura pas moins de mérite.

EUDOXE. — Le mérite se mesure au service rendu.

POLYDOXE. — Chassez-vous les artistes de votre république ?

EUDOXE. — Non, certes ; le divertissement qu’ils nous apportent nous est aussi un service évident ; je voudrais seulement qu’ils ne fussent pas plus orgueilleux d’être des artistes, que s’ils servaient de toute autre manière, et de la manière la plus prosaïque et pratique, la communauté.

POLYDOXE. — Le coq en haut du clocher est-il un artiste ?

EUDOXE. — Il nous indique d’où vient le vent.

POLYDOXE. — Il domine le village et le signale à tous les points de l’horizon.

EUDOXE. — Oui, mais cette place éminente lui vaut, en cas d’orage, d’attirer la foudre, et c’est sur lui qu’il y aura les plus grandes chances que le tonnerre tombe.

POLYDOXE. — Pour vivre heureux, vivons cachés ; le tonnerre ne tombe pas sur les violettes.

EUDOXE. — Oui, mais on les cueille, attiré par leur parfum.

POLYDOXE. — En sorte que, pour être vraiment modeste, l’emblème même de la modestie, les violettes ne devraient pas seulement se cacher dans l’herbe, mais ne rien sentir. Votre modestie est bien insipide…

EUDOXE. — Votre orgueil n’est-il pas le plus sot ? Rappelez-vous la mésaventure du corbeau…

POLYDOXE. — Le corbeau était un sot, parce qu’il chante mal…

EUDOXE. — Aurait-il chanté comme un rossignol, l’orgueil de sa voix l’eût perdu tout de même ; mettez un rossignol à la place du corbeau ; c’est du moment qu’il ouvre son bec, de rossignol ou de corbeau, qu’il lui en coûte son fromage.

POLYDOXE. — Un rossignol n’eût pas pu tenir, dans son bec, un bien gros fromage.

EUDOXE. — Avez-vous jamais vu non plus de fromage dans le bec d’un corbeau ? Pas plus que vous ne verrez jamais un coq véritable se hisser en haut du clocher et y braver l’orage. L’orgueil est une spécialité des hommes : il y a des animaux vicieux, méchants ou goinfres ; il n’y a pas d’animaux orgueilleux.

POLYDOXE. — D’un homme orgueilleux, cependant, cher Eudoxe, n’avez-vous pas accoutumé de dire : — C’est un paon !

EUDOXE. — Nous croyons le paon orgueilleux de ses plumes, comme tous les Léons de la chrétienté veulent se persuader qu’il passe le temps à les appeler, à appeler : — Léon !… Quand ils les perdent, ces plumes, à travers le poulailler, les paons s’arrêtent-ils pour les ramasser et en déplorer la perte ? Et cette façon même de les étaler quand nous les en prions : — Vous aimez ça ? Prenez-les… — ce n’est pas de l’orgueil, c’est de l’inconscience.

POLYDOXE. — Les femmes, si fières d’étaler à leur tour, sur le rebord d’une loge d’opéra, leur large éventail de plumes, sont donc inconscientes, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — Ce sont des femmes, cher Polydoxe. L’orgueil est si peu un sentiment naturel, que le premier mouvement d’un animal, quel qu’il soit, n’est pas de se montrer, c’est de se cacher. Si elle les avait faits orgueilleux, la nature se fût-elle ingéniée à leur donner le plus souvent des pelages ou des plumages de telle couleur qu’on les confondît avec la couleur du sol ou des feuilles ? Eût-elle créé le caméléon ?

POLYDOXE. — Nierez-vous qu’un pur sang ne semble orgueilleux d’avoir gagné quelque épreuve sportive ?

EUDOXE. — Je reconnais aussi qu’il y a des chiens qui font le beau : mais c’est toujours à la demande des hommes ; c’est l’orgueil des hommes, l’orgueil du maître qui est flatté, d’abord, non l’orgueil du chien. Et la médaille que vous donnez à ce chien à l’Exposition Canine, ou, à ce cheval, le flot de rubans du Concours Hippique, sans doute vous dirait-il, s’il pouvait parler, que ça lui fait une belle jambe !…

POLYDOXE. — Êtes-vous décoré, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — N’attendez pas, cher Polydoxe, que je vous réponde : — Comme tout le monde !… Mais il est exact que je suis décoré comme beaucoup de monde.

POLYDOXE. — Ce ruban ou cette rosette, que vous accrochez à votre boutonnière pour vous signaler à l’attention des passants, estimez-vous vraiment qu’ils ajoutent à vos mérites ?

EUDOXE. — Convenez qu’ils ne les diminuent pas.

POLYDOXE. — Ainsi vous en êtes fier ?

EUDOXE. — Je n’en suis pas mécontent.

POLYDOXE. — Cependant vous ne pouvez pas ne pas en ressentir toute la vanité.

EUDOXE. — C’est, en effet, ma vanité qui s’en déclare satisfaite.

POLYDOXE. — Et c’est vous qui dénoncez les ravages de l’orgueil.

EUDOXE. — Je suis logique avec moi-même, cher Polydoxe : quand la vanité des hommes recherche avec tant d’empressement les décorations, ne faudrait-il pas un bien grand orgueil pour les refuser ?

POLYDOXE. — Donc, vous proscrivez l’orgueil, mais excusez la vanité ?

EUDOXE. — Je fais la part du feu.

POLYDOXE. — C’est de la lâcheté.

EUDOXE. — C’est de la sagesse, et ce sont surtout de bien grands mots pour un bout de ruban. Oui, tant d’histoires pour un bout de ruban, voilà qui n’est pas très malin…

POLYDOXE. — Enfin, je ne suis pas fâché de vous l’entendre dire.

EUDOXE. — Entendez, aussi que je ne veux pas me donner pour plus malin que les autres. Car l’important, cher Polydoxe, est de ne pas faire le malin. N’est-ce pas là, précisément, — le Malin ! — un des noms choisis pour désigner le Diable ?

POLYDOXE. — Et si, moi, je ne crois pas au Diable ?

EUDOXE. — Orgueilleux…
II.— L’ENVIE

POLYDOXE. — S’il faut en croire, cher Eudoxe, la Sagesse des Nations qui apparemment vous est chère, mieux vaut faire envie que pitié ; n’est-ce pas encourager l’envie ?

EUDOXE. — Mieux vaut ne faire ni pitié, ni envie, cher Polydoxe. En tout cas, les envieux sont rarement pitoyables ; et c’est plutôt d’eux que l’on devrait avoir pitié.

POLYDOXE. — On envie ce que l’on n’a pas.

EUDOXE. — On n’envie pas ce que n’ont pas les autres. L’envieux ne s’aperçoit qu’il manque de quelque chose que s’il en voit les autres pourvus.

POLYDOXE. — L’envie est un aiguillon.

EUDOXE. — Où nous pousse-t-il ? N’est-il pas absurde de mesurer nos besoins sur la balance du voisin ?

POLYDOXE. — N’est-il pas juste que ce ne soit pas toujours le voisin qui nous nargue ?

EUDOXE. — Mais c’est vous qui vous persuadez qu’on veut vous narguer. Les gens s’occupent beaucoup moins les uns des autres que certains n’imaginent. Et celui-là qui passe en automobile n’emploie pas nécessairement ce moyen de locomotion pour narguer, comme vous dites, le bicycliste ou le piéton qu’il dépassera sur la route.

POLYDOXE. — Nierez-vous, puisque vous parlez d’automobiles, que « gratter » une voiture ne soit, pour le propriétaire d’une voiture plus forte, un plaisir de roi ?

EUDOXE. — Je n’envie pas les rois, cher Polydoxe ; et l’homme raisonnable est celui qui n’envie ni les rois, ni personne.

POLYDOXE. — Oui, je connais aussi cet autre refrain, cher Eudoxe, et le conseil donné aux pauvres gens de se contenter de leur sort, qui est pour les gens riches une assurance commode pour les préserver de tout remords et de toute crainte.

EUDOXE. — Je vous répondrai, par un autre refrain, cher Polydoxe : la richesse ne fait pas le bonheur.

POLYDOXE. — La pauvreté ne fait pas le bonheur non plus.

EUDOXE. — Les envieux s’attaquent rarement au bonheur mais seulement à ses apparences. C’est bien pourquoi ils sont malheureux, et plus encore ils se rendent malheureux. Ils me font toujours penser à ce petit chien que j’ai connu…

POLYDOXE. — Autre refrain encore : le chien du jardinier…

EUDOXE. — Non, cher Polydoxe ; et certes, le chien du jardinier, qui n’aime pas les fraises mais aboie et mord pour peu qu’on y touche, est un bel exemple d’envie et d’absurdité…

POLYDOXE. — Un bel exemple aussi, cher Eudoxe, et que vous ne sauriez juger si déraisonnable, de fidélité à son maître, de respect de la consigne, et de défense de la propriété.

EUDOXE. — Heureux le propriétaire de ce chien, je vous l’accorde, heureux jardinier, plutôt qu’heureux chien ! Mon chien n’était pas le chien du jardinier, mais un petit chien sans mandat, sans consigne, à qui l’on ne demandait rien d’autre que de se laisser dorloter et choyer dans un appartement, où il n’avait rien à garder, rien qu’à vivre joyeusement et confortablement en compagnie d’un chat avec lequel il s’était accoutumé à partager sans dispute cette existence fortunée.

POLYDOXE. — Le bonheur pour les chiens est-il de vivre avec les chats ?

EUDOXE. — Du moment que rien ne s’oppose à ce que chiens et chats vivent ensemble, pourquoi n’établiraient-ils pas leur bonheur ensemble aussi bien que séparément ? Bref, notre petit chien était fort heureux et le chat avec lui…

POLYDOXE. — Dites, que du moins, ils le paraissaient…

EUDOXE. — Pour apprécier le bonheur de chacun, on n’est jamais dans la peau des gens, ni des bêtes. Et puis, un jour, il arriva que le chat, en jouant, sauta sur une table assez haute, où le petit chien, moins souple, ne pouvait le suivre, et autour de laquelle il se mit à tourner et japper, assez penaud et curieux surtout de ce que le chat pouvait bien faire sur cette table, où, tout en haussant le museau, il ne parvenait à rien entrevoir que le chat lui-même installé au milieu. Et il n’y avait rien, en effet, que le chat sur la table ; mais à voir les bonds du chien, impatients et maladroits, à entendre ses jappements inquiets, jaloux et misérables, le chat pensa sans doute : « Toi, je vais te rendre jaloux pour quelque chose !… » Et de feindre que la cuisinière avait oublié là, ou posé tout exprès, un mets délectable dont il affectait de se régaler, avec un grand bruit satisfait de langue et de babines, au nez du chien déjà gavé d’une pâtée excellente, mais qui ne pouvait supporter l’idée que son ami le chat se régalât sans lui.

POLYDOXE. — Charmante nature !

EUDOXE. — Le chien ?

POLYDOXE. — Non, le chat, cher Eudoxe. Pour ce qui est du chien, qui vous dit que ce qu’il enviait à son camarade narquois, c’était sa part de ce régal imaginaire, et non pas seulement sa souplesse, — c’était ce que le chat feignait d’avoir trouvé sur la table, et non pas seulement d’avoir pu sauter dessus ?

EUDOXE. — C’était de l’envie tout de même.

POLYDOXE. — Plutôt une espèce de regret nostalgique pour des qualités ou des aptitudes que l’on admire chez les autres sans espoir de les posséder jamais. Vous me permettez aussi de vous conter une anecdote ?

EUDOXE. — Cher Polydoxe, c’est bien votre tour.

POLYDOXE. — J’évoquerai le cas d’une vieille dame très convenable que, petite fille, ses bons parents conduisaient fréquemment au Cirque d’Été. Dois-je vous faire remarquer, en passant, que, de nos jours, il n’y a plus qu’un Cirque d’Hiver, comme si la belle saison avait disparu, chassée par la tristesse et la dureté des temps. Mais revenons à notre vieille dame…

EUDOXE. — J’allais vous en prier, cher Polydoxe.

POLYDOXE. — Cirque d’Hiver ou Cirque d’Été, tous les cirques présentent à leur public de belles écuyères, qui exécutent sur la croupe large d’un cheval habitué à en voir bien d’autres, des pas les plus gracieux du monde, entremêlés de bonds merveilleux à travers des cerceaux de papier.

EUDOXE. — Je l’ai constaté comme vous, cher Polydoxe.

POLYDOXE. — Eh bien ! chaque fois que la petite fille revenait du Cirque avec ses bons parents, à peine leur avait-elle dit au revoir et la croyaient-ils couchée et endormie dans sa chambre, qu’elle se levait de son lit, et, en longue chemise de nuit, devant son armoire à glace, elle s’appliquait à imiter de son mieux, et au cheval près, bien entendu, les bonds et les pas, tous les entrechats, les attitudes et les mines des belles écuyères.

EUDOXE. — A-t-elle cessé, maintenant qu’elle est devenue, comme vous dites, une vieille dame très convenable ?

POLYDOXE. — Je n’en jurerais pas. Mais le certain, c’est que, toute sa vie, elle a dû regretter de n’avoir pas été une belle écuyère dans un cirque.

EUDOXE. — Combien de vieux messieurs très convenables eux aussi, qui se sentaient une âme d’explorateur ou de chef de brigands, ou plus simplement de chanteur de café-concert ou de danseur mondain ! Ici encore le bon sens intervient pour recommander à celui qui ne peut avoir ce qu’il désire, de se contenter de ce qu’il a : celui qui ne peut être danseur ou chanteur se contentera d’entrer à l’École Polytechnique, comme celle qui ne peut être écuyère s’est probablement contentée d’épouser un chef de bureau.

POLYDOXE. — Mais si la femme du chef de bureau continue à être envieuse de l’écuyère, et si le chanteur de café-concert continue de rendre terriblement envieux le polytechnicien ?

EUDOXE. — Ce n’est pas parce que l’on a envie d’une chose que l’on est forcément envieux de qui la possède ; il faut distinguer ; sinon tous les hommes et toutes les femmes qui, en vieillissant, regrettent leur jeunesse, seraient envieux des jeunes gens, et la société entre eux serait impossible.

POLYDOXE. — Le plus heureux est donc celui qui n’a envie de rien et qui n’est envieux de personne.

EUDOXE. — Celui-là même, cher Polydoxe ; mais qui aura jamais cette sagesse, sût-il le bonheur à ce prix ? Qui peut se flatter de n’être envieux de personne, de n’avoir envie de rien ? Et si je vous disais que je suis cet homme…

POLYDOXE. — Je vous envierais !…

EUDOXE. — Vous voyez bien !


III.— L’AVARICE

POLYDOXE. — On méprise et l’on condamne les avares, mais les gens économes sont partout cités en exemple ; je voudrais savoir, cher Eudoxe, à quel moment, à quel taux, l’économie cesse d’être une vertu, et devient l’odieuse avarice.

EUDOXE. — C’est toujours le problème du plus et du moins que vous posez, cher Polydoxe, et le résoudre est toujours, précisément, affaire de bon sens. Ici encore le bon sens ne vous enseigne-t-il pas que l’excès en tout est un défaut ?

POLYDOXE. — N’espérez pas vous en tirer avec des proverbes.

EUDOXE. — Espérez-vous donc que je vous réponde avec des chiffres ? L’avarice n’est pas une question de tarif, mais d’intention, de caractère. Quand il économise, c’est-à-dire quand il restreint ses achats et ses dépenses, l’homme économe se prive ; pour l’avare, au contraire, ne rien acheter, ne rien dépenser, n’est pas une privation, c’est une jouissance.

POLYDOXE. — Chacun prend son plaisir où il le trouve.

EUDOXE. — À condition que vous recherchiez un plaisir raisonnable, et qui ne constitue pas pour les autres une gêne ou un danger.

POLYDOXE. — En quoi l’avare est-il un danger social, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — En ce qu’il immobilise la richesse, en ce qu’il arrête sa circulation normale. C’est le tronc d’arbre brusquement jeté en travers du ruisseau, et qui en interrompt la course riante et chantante. L’eau ainsi retenue stagne et s’accumule…

POLYDOXE. — Jusqu’au jour où le barrage finit par se rompre.

EUDOXE. — Et ce sera alors à l’inondation d’exercer ses ravages, comme à l’avarice succède la prodigalité.

POLYDOXE. — C’est quand ils ont eu des pères avares, justement, que les fils, mis en possession d’un héritage décuplé, peuvent être prodigues.

EUDOXE. — Joli résultat ! Un père doit économiser pour son fils ; mais s’il est avare il ne songe qu’à soi. L’avarice est une des formes les plus détestables, les plus honteuses de l’égoïsme. Les enfants qui voient leur père sacrifier à leur bien-être son propre bien-être, lui seront, espérons-le, reconnaissants de ce sacrifice, et plus tard, espérons-le aussi, ils se sacrifieront à leur tour pour leurs enfants. La vertu d’économie devrait être héréditaire ; il est naturel, il est juste qu’elle le soit.

POLYDOXE. — Qui peut le moins, peut le plus : l’avarice, c’est de l’économie à laquelle on se sacrifie cent pour cent.

EUDOXE. — L’avare ne sacrifie rien du tout puisque c’est donner, c’est dépenser la moindre parcelle de son bien qui lui serait un sacrifice insupportable. C’est pourquoi l’économie peut engendrer l’ingratitude, mais vis-à-vis de l’avarice, l’ingratitude aura toujours un aspect de revanche.

POLYDOXE. — Vous approuvez le fils d’Harpagon de voler son père ?

EUDOXE. — Je dis seulement qu’Harpagon ne l’a pas volé.

POLYDOXE. — Si Harpagon avait spontanément autorisé son fils à puiser dans sa précieuse cassette, qui sait si celui-ci n’en eût pas trouvé le contenu d’une valeur insuffisante et médiocre ? Ne prétend-on pas que les enfants du pélican, nourris par leur père de ses propres entrailles, se récrient et protestent contre la monotonie du menu ?

EUDOXE. — Il faudrait savoir si le pélican agit ainsi par économie ou par avarice, et s’il ne cherche pas dans ses propres flancs déchirés une nourriture qui, à la longue, doit sembler, en effet, un peu monotone et jusqu’à l’écœurement, uniquement pour ne pas aller à la pêche, ou plutôt au marché, échapper aux exigences des marchands de comestibles, — les moindres denrées sont hors de prix !… — et supprimer tous frais d’entretien dans son ménage…

POLYDOXE. — Il faut ce qu’il faut : encore un proverbe !

EUDOXE. — À quoi cet autre réplique : que faut-il pour être heureux ? Un peu d’or !

POLYDOXE. — Un peu, par le temps qui court, ce n’est pas beaucoup.

EUDOXE. — Beaucoup et plus encore, c’est ce que répond l’avare, mais pas seulement par le temps qui court, et sans autrement se préoccuper de la vie chère. Il n’y a pas de vie chère pour l’avare : quel que soit le prix des choses, il restreint à ce point ses besoins qu’il n’achète jamais rien, à bas prix, pas plus qu’à haut prix.

POLYDOXE. — En sorte que le remède à la vie chère pourrait être l’avarice ? Les avares ne sont donc pas si déraisonnables…

EUDOXE. — ils sont déraisonnables d’attacher du prix à ce qui n’en a pas, à la monnaie d’échange, à l’or par exemple, représentant le prix des choses, et non à la chose en soi que ce prix représente. Comment le bon sens ne condamnerait-il pas l’avare qui meurt de privations sur son tas d’or et faute de soins ?

POLYDOXE. — Cet avare est cependant logique avec lui-même, puisque c’est l’or qu’il préfère, qu’il le préfère à la vie, et que, pour lui, vivre en dépensant l’or qu’il peut avoir, ce n’est pas vivre.

EUDOXE. — La logique n’est pas nécessairement d’accord avec le bon sens. Mais on parle toujours d’or à propos des avares ; c’est fausser l’idée que l’on doit se faire de l’avarice en lui prêtant un semblant de prétexte ou d’excuse : cet or brillant et chatoyant a de quoi plaire aux yeux comme un bijou, et bien que la mode des bijoux d’or soit un peu passée, on peut se rappeler qu’ils ont été recherchés par de jolies femmes et par des hommes élégants qui n’étaient pas des avares.

POLYDOXE. — Un avare, il est vrai, aussi bien que le précieux métal, entassera dans son coffre ou cachera dans sa paillasse des titres, des actions et obligations qui ne sont que papiers, mais papiers, au demeurant, pour la plupart, ornés de vignettes, non moins ingénieuses et délicates que celles des timbres-poste, chers aux collectionneurs.

EUDOXE. — Le collectionneur et l’avare ne sont pas, en effet, sans quelques traits communs, et le trésor de l’avare peut être comparé, sans invraisemblance, avec telle collection de pipes, je suppose, que leur propriétaire ne fume jamais (peut-être même a-t-il horreur du tabac ?) ou de livres rares qui ne seront jamais ouverts.

POLYDOXE. — Voulez-vous dire que le collectionneur commet un péché comparable à celui l’avare ?

EUDOXE. — Je veux dire seulement qu’ils n’ont pas plus de bon sens l’un que l’autre. Mais la lourde culpabilité de l’avare réside d’abord dans sa méchanceté ; on peut considérer qu’en général le collectionneur est inoffensif ; l’avare, lui, est un méchant homme, et, je l’ai indiqué, un homme dangereux. On a tort de présenter la prodigalité comme le contraire de l’avarice : c’est la générosité, dans son acception principale qui est la bonté.

POLYDOXE. — Ne sommes-nous pas tombés d’accord que l’avare enseignait à son fils à être prodigue ?

EUDOXE. — Il ne lui enseigne pas à être bon, qui est le plus grave. Et certes, l’avare est absurde et détestable quand il projette de passer aux mains de son fils, après sa mort, à la place du symbolique flambeau, les seuls bouts de chandelle qu’il employa le plus clair de son existence à économiser, ou pis, à rogner. Mais sa vie durant, son fils ne l’aura-t-il pas toujours entendu répondre sans douceur au voisin, que sa chandelle était morte, bien qu’il eût encore du feu ? Son fils ne l’aura-t-il pas toujours vu se montrer impitoyable aux autres comme à lui-même et à son fils, d’ailleurs, tout le premier ? Comment aurait-on pitié de lui ?

POLYDOXE. — Mais il ne demande rien.

EUDOXE. — Parce qu’il est persuadé que l’on n’a rien pour rien. C’est la crainte d’être obligé de donner, si peu que ce soit, qui l’empêche de rien demander.

POLYDOXE. — Pourtant, il faut une matière à l’avarice, qui est extérieure au cœur de l’homme et à sa disposition d’esprit. Un avare qui ne posséderait absolument rien, de quoi pourrait-il être avare ? Job sur son fumier, par exemple ? EUDOXE. — Il serait avare de chaque brin de fumier.

POLYDOXE. — N’empêche que donner à un avare, c’est ajouter à son avarice, s’en faire le complice inconscient, lui permettre de se développer davantage à la faveur et dans la mesure des dons recueillis. C’est bien votre avis, cher Eudoxe, qu’il est prudent et sage de ne rien donner à un avare ?

EUDOXE. — Si, la fièvre, cher Polydoxe, la gale et la peste.


IV. — LA GOURMANDISE.

POLYDOXE. — N’est-ce pas faire beaucoup d’honneur à la gourmandise, cher Eudoxe, que de l’avoir ainsi comptée parmi les péchés capitaux, c’est-à-dire les fautes et défauts où il est le plus douloureux de voir sombrer les hommes, parmi leurs vices éminents ? Le gourmand ne cause de tort qu’à lui-même et la gourmandise, contraire à l’hygiène et si nuisible à notre santé, ne semble-t-elle pas porter en elle son propre châtiment ?

EUDOXE. — Certains vices ou péchés sont d’autant plus dangereux, cher Polydoxe, et d’autant plus importe-t-il d’en dénoncer le danger, qu’ils se présentent à nous sous un visage aimable et bonhomme, qu’on est prêt à les accueillir sans méfiance, et qu’on leur donnerait, comme on dit, le Bon Dieu sans confession.

POLYDOXE. — La gourmandise n’en demanderait pas tant, cher Eudoxe ; aussi pourquoi cet empressement à l’envoyer au diable, et ses adeptes, autour d’une table trop abondamment servie, font-ils vraiment figure de suppôts de Satan ?

EUDOXE. — Ils font figure d’hommes indignes de la qualité d’hommes, et l’on ne dénonce leur gourmandise que pour punir leur indignité.

POLYDOXE. — La gourmandise paraît bien cependant une spécialité de la race humaine, si, pour ne vous point fâcher, nous renonçons à nommer cette spécialité un privilège : les bêtes ne sont pas gourmandes.

EUDOXE. — C’est jouer sur les mots ; on dit « gourmand », on dit : « gourmet », — et l’on croit avoir du même coup innocenté la voracité et la goinfrerie. Nierez-vous qu’il y ait des bêtes voraces, des animaux qui sont des goinfres ? Vos prétendus gourmets et gourmands ne font qu’adapter leur nature d’hommes qui se croient supérieurs à cette ruée vers la nourriture que l’on constate chez les animaux et qui les ravale au rang des animaux ; leur élégance et leurs goûts raffinés sont ici pareils aux plus bas instincts ; ils ont une voracité hypocrite, une espèce de goinfrerie honteuse, qui, sous couleur de gourmandise, sont tout de même honteuse goinfrerie, ignoble voracité.

POLYDOXE. — Encore faut-il pour se livrer à ce que vous leur reprochez si durement comme un vice, cher Eudoxe, encore faut-il d’abord que ces criminels aient un bon estomac. N’est gourmand que qui digère avec facilité. La gourmandise suppose avant toute disposition de l’esprit, un heureux état de santé. Doit-on être puni de n’être pas dyspeptique ?

EUDOXE. — Pardonne-t-on à l’envieux si l’envie, qui le rend si déplaisant, lui est venue d’un mouvement de bile ? Nous n’avons pas à tenir compte au gourmand de ce qu’il est bien portant, pas plus et moins encore qu’à l’envieux ou au coléreux de ce qu’ils sont peut-être malades.

POLYDOXE. — On considère cependant, et cela est juste, que la responsabilité de ceux-ci, dans certains cas et dans une certaine mesure, s’en trouve atténuée. Le gourmand, il est vrai, n’a d’autre responsabilité que vis-à-vis de son estomac à lui, de son tube digestif à lui ; ce ne sont pas ses voisins de table qui, s’il mange d’une façon déraisonnable, risquent d’attraper une dyspepsie ou une gastralgie.

EUDOXE. — Nous sommes responsables vis-à-vis de Celui qui nous a créés et mis au monde pour que nous songions à notre âme, et pas uniquement à notre ventre, Celui qui, en nous créant, n’a pas voulu mettre au monde un monstre qui aurait le ventre à la place du cerveau.

POLYDOXE. — Et si l’on ne croit pas à cette volonté d’un Créateur ?

EUDOXE. — Serait-ce une raison pour bouleverser et ruiner l’harmonie de la création ? Même un incroyant et un athée, parce qu’il est athée et incroyant, s’aviserait-il de transformer et ridiculiser une statue, de tout changer et barbouiller dans un tableau ? Voilà pourquoi nous sommes responsables de notre santé et c’est pécher contre Dieu, contre la Nature, ou, s’il vous plaît mieux, contre l’Homme, que de la compromettre, d’y attenter, de la ruiner volontairement.

POLYDOXE. — Eh ! que d’histoires pour une indigestion !

EUDOXE. — Que de drames au fond d’une bouteille d’alcool !

POLYDOXE. — La gourmandise n’est pas l’ivrognerie !

EUDOXE. — Toutes les deux se tiennent par la main. Les mets délicats réclament l’accompagnement des vins généreux. Il y a à boire et à manger dans la gourmandise ; on commence par manger pour boire, et l’on finit par boire sans manger.

POLYDOXE. — Il n’est pas d’exemple qu’un individu, après avoir mangé deux douzaines d’éclairs au chocolat, se soit précipité pour l’assassiner sur la pâtissière : et cependant c’est un gourmand.

EUDOXE. — Et sans doute sous-entendez-vous, cher Polydoxe, que la cabaretière court de plus grands risques avec celui qui aura bu deux douzaines, et même moins de deux douzaines de petits verres de tord-boyau…

POLYDOXE. — Je n’en disconviens pas, cher Eudoxe, et c’est pourquoi je continue de m’étonner quand le même verdict impitoyable frappe le buveur de tord-boyau et l’amateur d’éclairs au chocolat. Ou alors tiendrons-nous pour la plus affreuse mégère cette Dame Tartine qui attirait les gens dans son beau palais de beurre frais, ou pour des éducateurs bien légers et imprudents ceux qui ne craignent pas d’émerveiller les enfants avec la description de ce palais de Dame Tartine ?

EUDOXE. — On accorde volontiers que les chansons d’enfants, en général, et celle de Dame Tartine, en particulier, ne sont pas des modèles de sagesse qui favorisent le raisonnement et encouragent à la réflexion. Mais pour une chanson de Dame Tartine, combien de chansons bachiques, beaucoup plus dangereuses et sottes, si l’on prêtait la moindre attention à ce que l’on y chante.

POLYDOXE. — Il n’est pas rare qu’une chanson bachique soit ainsi chantée par un isolé, et même reconnaît-on que ce promeneur solitaire est ivre, à ce qu’il chante.

EUDOXE. — Avouez qu’un ivrogne n’aurait guère l’idée d’extérioriser son ivresse par la chanson de Dame Tartine… L’exaltation de la bonne nourriture, pâtisserie ou cuisine, en quoi spécifiquement consiste la gourmandise et qui la caractérise intégralement, s’accommode moins de la solitude que l’éloge du vin et de même est-il plus courant de voir des gens se cacher pour boire, seuls, dans leur coin, que pour manger seuls. L’excitation du repas pris en commun, l’émulation entre les convives, ajoutent à l’agrément des mets dont on aime à énoncer, vanter et discuter la composition et la saveur.

POLYDOXE. — Critiques, éloges, discussion, les plaisirs de la table ne sont donc pas aussi dépourvus que vous le leur reprochiez de toute préoccupation intellectuelle. L’esprit y réclame sa part. Et vous n’ignorez pas, fréquemment citée, la recommandation du véritable amateur de vieil armagnac, qui se garderait de boire aussitôt le verre qu’on vient de lui tendre, rempli de la liqueur fameuse, mais d’abord le porte à ses narines, puis le repose sur la table avec précaution, après quoi, recommande-t-il, « on en cause… ».

EUDOXE. — Qui donc, n’est-ce pas, sur un si beau trait, voudra prétendre encore que la conversation se meurt et que l’on ne sait plus causer ? Des caves que l’on qualifie pompeusement de bibliothèques, des dissertations et des controverses sur la préparation d’une sauce comme sur la composition d’un poème, voilà dont le bon sens s’irrite davantage, quand les gens ont si peu de temps et auraient si peu d’esprit à perdre !… Aimez-vous les fraises, cher Polydoxe ?

POLYDOXE. — Cher Eudoxe, j’adore les fraises.

EUDOXE. — Les adorer, c’est peut-être beaucoup ; mais il est vrai que peu de fruits les passent en parfum, en saveur, et c’est pourquoi je veux leur comparer les meilleurs fruits de notre cœur et de notre cerveau, notre sensibilité, notre intelligence. Or, n’avez-vous pas vu dans nos potagers comment parfois le plus magnifique plant de fraises est peu à peu envahi par cette végétation parasite dont les pousses hardies s’enroulent cyniquement autour des fraisiers qu’elles étouffent ? Et savez-vous le nom de ces parasites, cher Polydoxe ?

POLYDOXE. — Dites ce nom vous-même, cher Eudoxe !

EUDOXE. — On les appelle des gourmands.

V. — LA COLÈRE.

EUDOXE. — L’homme orgueilleux ne se croit pas orgueilleux ; l’homme envieux ou avare ne se rend pas compte de son envie ou de son avarice, et le gourmand lui-même ne sait pas toujours qu’il est gourmand. Chacun sait quand il est en colère, chacun s’en rend compte…

POLYDOXE. — Oui, cher Eudoxe, l’homme en colère s’aperçoit de sa colère, mais il ne s’en aperçoit qu’après, et, pourrait-on dire, lorsque le mal est déjà fait. Ce qu’il faudrait, c’est une sorte de vaccin, comme un traitement préventif de la colère…

EUDOXE. — Ce traitement existe, cher Polydoxe, et il suffirait, au moment où votre crise de colère menace d’éclater, il suffirait de quelques grains de bon sens administrés par précaution.

POLYDOXE. — Hélas ! le bon sens n’est pas contenu dans une petite boîte, à portée de la main, en pilules…

EUDOXE. — Le bon sens est dans votre tête, et, s’il vous plaît, toujours à votre disposition. Mais le propre de la colère, ce qu’elle a de dangereux et de détestable, c’est de vous faire oublier, précisément, non que vous avez du bon sens, mais d’en disposer à propos.

POLYDOXE. — N’est-il pas cependant de justes colères, et ne parle-t-on pas de la colère divine ?

EUDOXE. — Les hommes parlent de la colère divine comme les taupes, dans leur taupinière, pourraient parler de l’Himalaya. Il n’y a pas de commune mesure entre les sentiments et les mobiles de l’humanité et les sentiments et les mobiles que nous prêtons à la divinité. Prétendre que les Dieux ou que Dieu se mettent parfois en colère est une hypothèse toute gratuite, où nous imaginons une cause dont nous n’avons jamais vu que les effets.

POLYDOXE. — Ce sont ces effets qui nous atteignent, comme la gifle que reçoit l’enfant…

EUDOXE. — L’enfant désobéissant est puni. Cette gifle a pour cause la désobéissance de l’enfant, non la colère paternelle.

POLYDOXE. — On m’a cité le cas d’un petit garçon de trois ans qui, chaque fois qu’il était habillé et prêt à partir pour rendre visite à certaine vieille dame qu’il avait prise en grippe, se mettait à hurler, et dans un tel état, qu’il fallait, pour arrêter sa crise, lui jeter de l’eau à la figure. Cette eau le calmait, mais endommageait du même coup l’ordonnance de ses vêtements, et obligeait sa bonne mère à le rhabiller des pieds à la tête. Un jour que, l’ayant dû rhabiller ainsi par deux fois, une troisième crise allait entraîner une troisième douche et, consécutivement, une troisième toilette, sa bonne mère, excédée, ne put se tenir de gifler l’enfant, et du même coup et tout à coup, aussi bien que s’il avait reçu l’eau accoutumée, l’enfant cessa de hurler et de trépigner. N’est-ce point pour prouver qu’il est des colères salutaires, cher Eudoxe, car c’est sous l’empire de la colère que cette maman si patiente s’était enfin décidée à gifler son petit garçon ?

EUDOXE. — C’est-à-dire qu’elle a obéi à un réflexe que vous attribuez à la colère, ou du moins à une légitime irritation, et qui n’était peut-être que le résultat inconscient et brusqué d’un raisonnement judicieux touchant la réaction probable de la gifle, analogue à la réaction de l’eau. Celui qui se met en colère, au contraire, ne peut ignorer ou ne tardera guère à s’apercevoir que sa colère ne prouve rien, ne sert à rien.

POLYDOXE. — Elle sert à soulager ses nerfs. Ainsi quand nous nous emportons en paroles véhémentes contre la téléphoniste qui tarde à nous donner la communication…

EUDOXE. — En obtenez-vous, cher Polydoxe, une communication plus rapide ?

POLYDOXE. — Non, certes, cher Eudoxe ; il n’en reste pas moins que beaucoup de bons esprits s’inquiètent de voir qu’on généralise l’emploi du téléphone automatique, pour ce qu’une semblable installation ne laisse personne au bout du fil qui puisse nous entendre exprimer, avec une énergie qui nous console et nous fait prendre patience, nos revendications et nos protestations…

EUDOXE. — Remarquez, au demeurant, que le plus souvent cette personne au bout du fil n’en peut mais, non plus que l’appareil auquel seul dorénavant, vous aurez affaire, et qu’elle est, ou semble, tout également insensible…

POLYDOXE. — Du moins, pour tromper l’attente insolente, nous invectivions ; avec cet appareil, nous n’aurons d’autres ressources que de le démolir.

EUDOXE. — La colère, il est vrai, est volontiers destructive. Combien de services de table furent dépareillés, combien de garnitures de toilette ou de cheminée, par l’effet de la colère et de ses accès furieux ! Aussi rêverais-je d’une sorte de petit musée dans chaque famille, où seraient conservés les objets brisés par ses membres connus pour les plus irascibles, de génération en génération, un vase, une assiette, une soupière, l’étui à lunettes de la tante Clara, le plat à barbe d’un arrière-grand-oncle, dont le climat d’Afrique, où il avait servi dans les zouaves, avait, comme on disait alors, brûlé le cerveau… Voilà, cher Polydoxe, une collection dont les pièces, une à une, n’auraient peut-être pas grande valeur d’art, mais dont l’ensemble présenterait une incontestable valeur éducative. Sur le point de céder à la colère, ne suffirait-il pas d’un coup d’œil au musée pour renoncer aussitôt à renouveler la déplorable expérience du vieux zouave ou de la tante Clara ?

POLYDOXE. — Votre musée, cher Eudoxe, si ingénieux et plaisamment anecdotique, ne réussirait pas, je le crains, à calmer les gens en colère, ni à prévenir leurs gestes de catastrophe. Pour cela, il leur faudrait mesurer à l’instant même la disproportion évidente entre le motif qui les agite et les résultats matériels que vous souhaitez de placer sous leurs yeux. Mais toute manifestation de la colère est irréfléchie et désordonnée.

EUDOXE. — Quand on dit : « S’emporter comme une soupe au lait », la responsabilité est bien à la cuisinière qui négligea d’éteindre le feu, et de retirer la casserole à l’instant opportun ; mais le lait qui s’était emporté, le lait une fois répandu, que pourra-t-il contre la cuisinière ?

POLYDOXE. — Et surtout, qui comptait se régaler de cette soupe au lait verra la soupière vide…

EUDOXE. — D’où il apparaît que la colère, nuisible à tout le monde, l’est peut-être le moins encore à celui qui l’avait provoquée, contre qui elle avait dressé sa fureur.

POLYDOXE. — Montez-vous à cheval, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — Comme tout le monde, cher Polydoxe.

POLYDOXE. — Alors, comme tout le monde, vous êtes quelquefois tombé de cheval, un cheval qu’aura irrité la piqûre d’un taon ou la rencontre du rouleau à vapeur qui lui semble une provocation, un cheval qui s’emballe tout à coup et qui, bref, vous désarçonne. Et cependant que, tout penaud, vous vous retrouvez assis sur la poussière de la route, tâtant vos membres non sans quelque inquiétude, pour voir si vous n’avez rien de cassé, le cheval, après avoir poursuivi ses bonds désordonnés sur une dizaine de mètres à peine, s’arrête brusquement à son tour, et tendant sa longue tête en arrière par-dessus l’épaule, vous regarde de loin et ne semble pas moins penaud que vous.

EUDOXE. — Je vous entends, cher Polydoxe, et c’est du même air, en effet, que l’homme en colère, après un éclat, regarde le précieux vase de Sèvres qu’il lança violemment à travers la chambre et dont les morceaux jonchent le sol. Mais le cheval a l’excuse d’être un animal qui ne réfléchit pas, qui ne raisonne pas, qui n’a pas de bon sens : car si l’on a pu discuter sur l’intelligence des bêtes, qu’elles aient du bon sens, voilà ce que l’on n’a jamais songé à leur accorder ; et le cheval emballé ne se connaît pas…

POLYDOXE. — L’homme en colère ne se connaît plus ; s’il lui arrivait d’apercevoir alors, dans une glace, ses traits convulsés et décomposés, ses veines gonflées, son nez pincé, sa bouche écumante, tout son visage écarlate et suant…

EUDOXE. — Ou même, sans se voir, s’il s’entendait, s’il entendait sa voix qui s’éraille, émettre des propos sans suite, insister sur des raisonnements dépourvus de toute logique et de toute raison, tantôt balbutier, et tantôt vociférer des mots d’une grossièreté incroyable, blasphémer, proférer des injures et des insultes de la plus basse qualité, et adopter un vocabulaire indigne de l’honnête homme qu’il ne voit pas, qu’il n’entend pas qu’il a cessé d’être… Lorsqu’il est ainsi poussé au paroxysme de sa colère, si on lui rappelait, s’il se rappelait quelle en fut l’origine, il demeurerait stupéfait, confondu de honte, devant une telle disproportion ; — se mettre pour si peu dans des états pareils !…

POLYDOXE. — À moins que, justement irrité contre lui-même, et pour si peu, en effet, de s’être mis en un pareil état, c’est contre sa propre colère que sa colère redoublerait, et, cette fois, pour quelque chose !…

EUDOXE. — Ne plaisantez pas, cher Polydoxe ! Il faut parler gravement de ce qui est grave, et la colère, mauvaise conseillère, peut entraîner les plus graves conséquences.

POLYDOXE. — Grave conséquence ou conséquence comique, cher Eudoxe, si, vous le premier, pour en avoir parlé vous vous mettiez en colère…

EUDOXE. — Cher Polydoxe, je vous le répète, ne plaisantez pas !

POLYDOXE. — Je vous le répète, je ne plaisante pas, cher Eudoxe !

EUDOXE. — Vous insistez, cher Polydoxe !

POLYDOXE. — Cher Eudoxe, c’est vous qui insistez !

EUDOXE. — Mais puisque je vous dis…

POLYDOXE. — Mais puisque je vous répète…

EUDOXE. — Enfin, Polydoxe !…

POLYDOXE. — Enfin, quoi, Eudoxe ?

EUDOXE. — Et puis, zut, zut et zut !…

POLYDOXE. — Cher Eudoxe, je ne vous le fais pas dire !…
VI. — LA PARESSE

POLYDOXE. — Si la paresse est un péché, beaucoup se plaisent à la considérer comme un péché délicieux.

EUDOXE. — Il y a aussi des crimes que certains appellent de beaux crimes.

POLYDOXE. — La paresse n’est tout de même pas un crime, cher Eudoxe !

EUDOXE. — Ne dit-on pas de l’oisiveté qu’elle est la mère de tous les vices ? Être paresseux, cher Polydoxe, c’est se forcer à l’oisiveté, c’est demander aux vices d’accourir, leur tendre les bras, s’offrir à eux, les inviter chez soi.

POLYDOXE. — Les vrais paresseux ne voient pas si loin et n’en cherchent pas si long ; leur paresse se satisfait elle-même ; et il faut bien croire que la paresse a ses mérites et son charme puisque l’on entend couramment des gens se vanter d’être paresseux ou se plaindre de ne pouvoir l’être.

EUDOXE. — Il est vrai que ne rien faire paraît plus élégant et flatteur que travailler beaucoup ; et l’on sait, en effet, des gens qui fournissent un labeur considérable et feignent de passer le meilleur de leur temps à flâner. On dit que les frelons se donnent des airs d’abeille ; on pourrait remarquer également nombre d’abeilles qui affectent d’être des frelons.

POLYDOXE. — N’est-ce pas qu’à l’origine, le travail apparaît comme une punition ? Si pour nous punir, on nous oblige à travailler, la paresse est une récompense.

EUDOXE. — N’avez-vous jamais entendu des travailleurs chanter en travaillant ?

POLYDOXE. — C’est peut-être pour oublier qu’ils travaillent.

EUDOXE. — Il y a la satisfaction de la tâche accomplie.

POLYDOXE. — Lorsqu’elle est accomplie précisément, et que l’on n’a plus rien à faire.

EUDOXE. — Cela seul peut nous procurer une satisfaction réelle, qui aura produit un résultat réel ; le propre de la paresse est qu’elle ne produit rien, qu’elle est sans résultat.

POLYDOXE. — Vous avez parlé de frelons et d’abeilles ; vous avez oublié la mouche du coche ; c’est une laborieuse ; nierez-vous qu’elle ne se donne beaucoup de mal et ne besogne dur ? Pour quel résultat ?

EUDOXE. — Je vous accorde qu’il y a des travailleurs maladroits, inutiles ; mais la paresse, elle, est toujours inutile ; il y a de bons et de mauvais travailleurs ; les paresseux ne sont pas bons ou mauvais, ils sont les paresseux.

POLYDOXE. — Plutôt que de faire mal ce que l’on fait, ne vaut-il pas mieux ne rien faire du tout ?

EUDOXE. — On n’a pas à décider par avance que la tâche sera mal faite, et si l’on n’essayait jamais rien, on ne ferait jamais rien.

POLYDOXE. — Celui qui ne sait pas nager se noie quand il tombe à l’eau.

EUDOXE. — Mais il faut bien commencer par se mettre à l’eau pour apprendre à nager.

POLYDOXE. — Ce n’est pas la mouche qui tire le coche, ni qui saura jamais le tirer.

EUDOXE. — Il fallait bien pourtant qu’il fût tiré… Et si les chevaux, pour éviter le ridicule de la mouche, avaient préféré s’abandonner à cette charmante et commode paresse et renoncé à continuer leur effort ?

POLYDOXE. — Les voyageurs auraient achevé la route à pied.

EUDOXE. — À moins qu’ils n’eussent été gagnés par la paresse des chevaux.

POLYDOXE. — Alors, ils n’avaient qu’à s’asseoir sur le rebord du fossé, et à attendre le passage d’un autre coche ; et rien ne dit qu’il n’eût été, celui-là, plus confortable et plus rapide, ce qui eût été tout bénéfice…

EUDOXE. — Rien ne dit non plus qu’un autre coche eût passé et pu les prendre.

POLYDOXE. — Fable pour fable, ignorez-vous la fable de l’homme qui courait après la fortune et de celui qui l’attendait dans son lit ?

EUDOXE. — Celle-ci ne signifie nullement que l’on doive rester au lit, mais que l’on ne devrait jamais courir après la fortune… D’ailleurs, ce sont les paresseux qui courent pour rattraper le temps perdu. Ces gens que tu vois se précipiter tout le long de l’avenue de la Gare, haletants et chargés de valises, ne paient-ils pas ainsi la paresse qui les retenait au lit ou dans leur fauteuil, et qui risque maintenant de leur faire manquer le train ?

POLYDOXE. — On ne paie sa paresse que si l’on cesse d’être paresseux ; le vrai paresseux ne se précipite, ni ne halète, ni ne ploie sous le poids des valises, mais sa paresse se contente de monter dans le train suivant.

EUDOXE. — La paresse est donc une école de découragement.

POLYDOXE. — Ou un encouragement à la philosophie…

EUDOXE. — Elle est surtout, en ce cas, un encouragement à l’égoïsme. Les choses ne se font pas toutes seules, et nous ne vivons pas parmi des lutins et des fadets, qui, pendant notre sommeil, expédieront notre besogne, mais parmi des hommes qui ont leur besogne comme nous, et que nous allons obliger à une besogne supplémentaire, la part de besogne que notre paresse avait négligée par système. C’est pourquoi je m’étonne que l’on témoigne à l’égard des paresseux de tant d’indulgente complaisance : le paresseux est un fléau social, de même qu’un organe qui ne fonctionne plus ou qui fonctionne mal, et dont on dira précisément alors qu’il est paresseux, un organe paresseux est une menace pour tout l’organisme.

POLYDOXE. — On n’est pas paresseux tout le temps, ni tout le monde en même temps.

EUDOXE. — Si tous les hommes étaient condamnés ensemble à la paresse forcée à perpétuité, c’est une perpétuité qui ne se perpétuerait guère, pour l’excellente raison que la vie humaine dépend d’un certain nombre de nécessités auxquelles on ne saurait parer en dormant et paressant à perpétuité, ni rien qu’en se tournant les pouces… On n’imagine guère un Robinson paresseux, même quand il peut compter sur le travail de Vendredi.

POLYDOXE. — On peut être paresseux et manifester une grande activité : la paresse n’est pas toujours une règle de conduite, mais une simple disposition de l’esprit.

EUDOXE. — On ne se dirige que par l’esprit.

POLYDOXE. — Nierez-vous l’impulsion donnée, la vitesse acquise ? On ne monte pas sa montre toutes les secondes, et cependant elle continue de marcher, et de marquer chaque seconde. Et de même, une fois le moulin mis en branle, sa roue continue de tourner…

EUDOXE. — Si c’est un moulin à eau, qui ait une roue, et que la rivière coule… Si c’est un moulin à vent, et qui ait des ailes, les ailes s’arrêteront avec le vent.

POLYDOXE. — Si le vent soufflait tout le temps, savez-vous que ce serait bien fatigant, sinon pour lui, pour nous que sa paresse repose, et le calme qui en résultera ?

EUDOXE. — On aurait tort de confondre le repos et la paresse ; leurs fins sont sensiblement différentes, et même diamétralement opposées : l’homme paresseux se repose pour se reposer ; la cessation du travail a ici pour objet cette cessation même ; au lieu que tout autre que le paresseux envisage la cessation du travail, et le repos qui l’accompagne, comme un moyen de récupérer des forces pour mieux travailler à nouveau. La différence est de qui veut s’anéantir dans la mort, ou de qui rêve d’une vie nouvelle.

POLYDOXE. — Tout rêveur n’est-il pas d’abord un grand paresseux ?

EUDOXE. — Oui, quand il se proclame, par avance, impuissant à réaliser son rêve, et qui, par avance, abdique toute volonté, renonce à toute tentative de le réaliser. Mais il s’en faut aussi que nos rêves ne se taillent que dans l’étoffe de la paresse, que tous les paresseux soient des rêveurs. Ils ont, il est vrai, bénéficié de la confusion, d’où vient la faveur dont ils jouissent, incompréhensible et singulière, quand ils ne devraient inspirer au contraire que dégoût et mépris.

POLYDOXE. — Où finit le rêve et où commence la paresse qui, seule, vous trouve si sévère ?

EUDOXE. — Mais encore une fois le paresseux ne rêve pas et emprunte seulement l’attitude du rêve. C’est la raison de ma sévérité, car ce qu’il commet là c’est un véritable abus de confiance.

POLYDOXE. — Ne dites plus rien, cher Eudoxe ; appuyez votre tête sur ce coussin, allongez vos jambes, allumez une cigarette ; j’allume une cigarette, j’allonge mes jambes, j’appuie ma tête sur cet autre coussin…

EUDOXE. — Que voulez-vous faire, cher Polydoxe ?

POLYDOXE. — Je ne fais rien, et, vous, ne dites rien : fumons en silence, rêvons, réfléchissons, et cherchons des arguments nouveaux, vous contre les paresseux, moi pour eux.

EUDOXE. — Et si nous ne trouvons plus aucun argument, nous contentant à présent de fumer et de nous taire…

POLYDOXE. — Alors ce sera paresse pure.
VII. — LA LUXURE.

POLYDOXE. — Et alors, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — Alors quoi, cher Polydoxe ?

POLYDOXE. — Ce septième péché qui, par son nom seul, nous emplit d’un trouble singulier, la luxure ?…

EUDOXE. — Ce n’est d’ailleurs pas le septième péché.

POLYDOXE. — Mais vous l’avez gardé pour la bonne bouche…

EUDOXE. — La vérité est qu’il n’y a pas, qu’il ne saurait y avoir de hiérarchie des péchés capitaux, puisqu’ils sont tous capitaux, et, par conséquent, pour qui les énumère et les dénonce, également dommageables et également haïssables, ils doivent être également poursuivis et punis.

POLYDOXE. — C’est entendu. Avouez cependant que la luxure est celui des sept dont nous serions tentés de parler avec le plus d’indulgence s’il était permis qu’aucun d’eux nous trouvât indulgent, celui que nous abordons en tout cas avec le plus de curiosité.

EUDOXE. — Que voilà donc de l’indulgence et de la curiosité mal placées, et, vraiment, une étrange aberration de notre jugement ! Pour honteux et misérables que soient tous les autres, celui-ci n’est-il pas, au contraire, le plus misérable et le plus honteux ? Et lorsque nous nous efforçons d’établir que péchés ou vices sont surtout des vices de l’intelligence et d’abord des péchés contre le bon sens, comment ne pas s’apercevoir que c’est ici où le bon sens est le plus révolté, l’intelligence la plus saccagée ?

POLYDOXE. — Chaque chose en son temps, cher Eudoxe ; nous ne sommes pas de purs esprits.

EUDOXE. — Ce que la luxure a de vil, n’est-ce pas qu’elle prenne sa source, et, à l’origine, son excuse, dans ce que l’esprit nous offre précisément de plus délicat ? Elle se donne, non pour une parodie, mais pour un paroxysme de l’amour, elle ne craint pas d’en prendre le masque…

POLYDOXE. — Oui, oui, on vous connaît, beaux masques !…

EUDOXE. — Cher Polydoxe, comment avez-vous le cœur à badiner ici ? Vous savez bien que la luxure, est le contraire d’un badinage ; et à la différence de l’amour qui est tout allégresse, n’avez-vous pas remarqué comment les artistes qui ont représenté la luxure prêtent à ses adeptes un visage douloureux et torturé ?

POLYDOXE. — Vous faites allusion, je suppose à certaines figures taillées dans la pierre des cathédrales, hantise ou regret…

EUXODE. — On ne regrette que ce que l’on connaît.

POLYDOXE. — On regrette aussi ce que l’on imagine.

EUDOXE. — La luxure est une maladie de l’imagination.

POLYDOXE. — Elle s’attache cependant à des réalités qui n’ont rien d’imaginaire.

EUDOXE. — L’imagination peut avoir un point fixe, et c’est le propre de l’obsession. Qui dit luxure, dit obsédés.

POLYDOXE. — Mais n’accuse-t-on pas ces prétendus obsédés de bestialité ? Pas de bêtes obsédées cependant ; et les bêtes non plus n’ont pas d’imagination.

EUDOXE. — La bestialité n’a jamais été le fait des bêtes, qui ne sont pas si bêtes, et la nature répugne à forcer la nature, comme à ce qui est hors nature ou contre nature.

POLYDOXE. — C’est donc que vous considérez les obsédés de la luxure comme des malades et des fous ; on les plaint, on les soigne, on ne les condamne pas.

EUDOXE. — À moins qu’ils ne se condamnent eux-mêmes. C’est se condamner que de vouloir obstinément retourner à son vice, comme le chien à son vomissement ; et il y a de l’obstination dans cette obsession.

POLYDOXE. — L’esclavage des sens n’a pas été compris dans l’abolition de l’esclavage.

EUDOXE. — Le bon sens ne demanderait qu’à nous libérer de l’esclavage de nos sens ; mais encore faudrait-il qu’on le lui demandât.

POLYDOXE. — Ce qui satisfait nos sens ne se satisfait pas avec du bon sens. S’il est exact que la luxure, et c’est vous-même qui l’affirmez, détermine un état aigu, une sorte de crise, analogue à la colère dont, toutes choses égales d’ailleurs, vous avez pu discerner les semblables effets, est-ce au moment où l’on perd tout contrôle qu’il faut recommander les bienfaits du raisonnement ?

EUDOXE. — L’homme qui s’abandonne à la colère ne se rend compte qu’après l’accès passé qu’il était en colère ; l’homme qui s’abandonne à la luxure, s’y abandonne sciemment ; même est-il impropre de dire qu’il s’y abandonne, il ne s’y abandonne pas, il s’y précipite ; c’est un fou, oui, mais un fou qui raisonne.

POLYDOXE. — Tous les fous raisonnent et n’en sont pas moins fous.

EUDOXE. — Mais, pour celui-ci, c’est son raisonnement qui le conduit à sa folie, puisqu’il s’ingénie et s’exténue à se persuader qu’il n’est d’autre but que son plaisir ignoble, qu’il y ramène tout et s’y vautre. Les lumières de l’esprit ne lui manquent pas ; il ne les a pas éteintes, et ne pense pas les éteindre ; mais il a tiré les volets, soigneusement clos toutes les issues, et créé cette obscurité artificielle et propice où son ignominie se complaît.

POLYDOXE. — Qu’on brise les volets et les portes !…

EUDOXE. — Prisonnier de son vice, aveuglé par lui, il refuserait de s’évader, il s’en déclarerait incapable et, peut-être, en effet, le serait-il…

POLYDOXE. — Et ce malheureux vous trouve impitoyable ?

EUDOXE. — Il refuserait aussi ma pitié. Nous apitoyer, fi donc ! Il prétend à nous étonner, à nous inspirer, sinon une obscure envie, un mélange de stupeur, d’épouvante, et, malgré tout, — mais oui, tout au fond de nous, — une admiration secrète…

POLYDOXE. — Vous lui tenez rigueur et le punissez de vous prêter des sentiments conformes à ses propres aspirations.

EUDOXE. — Je lui en veux pour son aplomb et pour son manque de vergogne ; je lui en veux, car cela est humiliant pour les autres hommes, de croire qu’il peut toujours compter sur leur sympathie complice, et leur tacite encouragement.

POLYDOXE. — Que la luxure, au cœur de tout homme, ne dorme jamais que d’un œil, toujours prête à se réveiller, cher Eudoxe ami des proverbes, un proverbe ne l’affirme-t-il pas sous une forme encore plus imagée ?

EUDOXE. — Je ne crois nullement que tout homme, de gaîté de cœur, soit candidat à la luxure pas plus qu’à la paralysie générale. Mais j’enrage, en effet, de constater que tant de gens, comme s’il n’y avait que ça au monde, ne pensent qu’à ça, ne parlent que de ça…

POLYDOXE. — Et nous-mêmes, en ce moment, que faisons-nous d’autre, cher Eudoxe ?

EUDOXE. — Nous, du moins, si nous en parlons aujourd’hui et si nous y pensons à l’instant même, ce n’est pas le sujet habituel et unique de nos préoccupations, méditations et conversations, et ce n’est ni pour rien regretter là-dessus, ni pour nous vanter de quoi que ce soit ; nous n’en parlons pas pour y penser, ou parce que nous y pensons, et nous n’y pensons pas faute de mieux. Il n’y a pas à nier qu’un tel sujet existe, et il n’est pas question de le supprimer…

POLYDOXE. — À la bonne heure !

EUDOXE. — Certes ! Mais où le danger commence, c’est quand nous lui consacrons la totalité de nos forces vives, forces intellectuelles, morales et physiques.

POLYDOXE. — Est-il donc si exigeant ?

EUDOXE. — Nous ne nous rendons pas compte, justement, de ses exigences, nous croyons qu’il nous sera toujours loisible de nous reprendre, de nous arrêter à temps ; la luxure a ceci de terrible qu’elle se présente à nous sous l’aspect aimable et inoffensif des Jeux et des Ris et comme si les Jeux et les Ris voulaient seuls nous entraîner dans leur ronde ; quand nous nous apercevrons de quelle ronde macabre il s’agit, quand nous en reconnaîtrons le rythme implacable, il sera trop tard…

POLYDOXE. — Que vous êtes sombre, cher Eudoxe, et n’est-il pas dit : « À tout péché, miséricorde », qui signifie qu’il n’est entraînement auquel on ne résiste, péchés ou vices dont on ne finira par se corriger ?

EUDOXE. — Oui, à condition que persiste en nous quelque chose de sain, comme l’arbre mutilé sur lequel on verra surgir et verdir des pousses nouvelles, pour peu que le Printemps, divin médecin, y découvre encore et puisse y réveiller la moindre sève. Ici, toute sève est bien tarie, comme est abolie toute santé. Un être sain physiquement, on peut toujours espérer qu’il réagira contre sa déchéance morale, qu’il récupérera un jour ou l’autre l’équilibre nécessaire. Par la luxure, le physique est atteint autant que le moral, et en même temps ; c’est pourquoi plus que toute autre, elle est, je le répète, l’ennemie du bon sens à qui elle supprime tout moyen et toute chance d’opérer sa cure reconstituante.

POLYDOXE. — En sorte que vous estimez, cher Eudoxe, que le bon sens n’intervient utilement, et sans doute n’existe-t-il, que là où il y avait, où il y a encore du bon sang ?

EUDOXE. — C’est cela même, cher Polydoxe : bon sang et bon sens ne peuvent mentir.