Gustave/09

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 67-82).

CHAPITRE XI

la confession.


La distance par eau de Cincinnati à Saint-Louis est de six cent quatre-vingts milles, dont cinq cents par la rivière Ohio et cent quatre-vingts sur le Mississipi. Le trajet se fait ordinairement en trois ou quatre jours ; mais l’eau étant très basse au moment où s’accomplissait notre histoire, onze jours s’écoulèrent pour faire le voyage ; le vapeur ne pouvait continuer sa route pendant deux heures consécutives, sans s’échouer sur une des nombreuses battures que l’on rencontre sur l’une ou l’autre de ces rivières.

Un jour que le vapeur était échoué depuis plusieurs heures, les matelots, épuisés de fatigue, se permettaient de jurer et de blasphémer, parce que le vapeur n’avançait pas. M. Dumont, vexé de ces retards trop souvent répétés, crut devoir railler son fils et lui dit :

— Entends-tu ces catholiques jurer et blasphémer ? On dirait vraiment, à les entendre, qu’ils se sont confessés ce matin. Qu’en dis-tu ?

— Je ne puis partager votre opinion, mon père, répondit Gustave ; car si ces hommes s’étaient confessés ce matin, ils ne blasphémeraient pas ainsi. D’ailleurs, ce n’est pas la religion qu’ils professent qui leur enseigne ou leur permet ces choses.

— Je veux bien croire que la religion ne leur enseigne pas de jurer. Tu dois voir cependant que la confession auriculaire ou secrète, telle que pratiquée dans l’Église romaine, ne produit aucun effet salutaire.

— Comment cela, s’il vous plaît ?

— Parce que ces hommes qui doivent se confesser souvent n’en continuent pas moins de jurer et blasphémer, et cela à un tel point, qu’ils font dresser les cheveux sur la tête.

— Qui vous a dit, mon père, que ces hommes vont souvent se confesser ? d’après moi, je ne pense pas que le confessionnal les voit une fois par année ; mais, cet Américain qui, pourtant, doit être protestant, ajouta-t-il en désignant leur contre-maître, doit aller à confesse tous les jours suivant votre théorie, car il ne peut proférer une seule parole sans jurer et blasphémer.

— Je m’attends bien que tu vas dire que votre confession est bonne, reprit M. Dumont piqué de la réponse de son fils ; tout ce qui est romain et papiste est bon pour toi. Un bon remède que votre confession ; aussitôt sorti de votre confessionnal, vous vous remettez à pécher de nouveau, même plus qu’auparavant.

— Cela dépend beaucoup de la manière dont est appliqué ce remède, on peut en abuser en s’en servant trop rarement ou en s’en servant mal ; alors le meilleur remède ne peut produire aucun bon effet.

— Applique-le comme tu voudras dit M. Dumont avec dérision, tu n’en tireras rien de bon ; n’ayant aucune vertu, il restera toujours inefficace.

— J’espère, papa, que vous nierez pas que la confession a produit les effets les plus salutaires ; autrement expliquez-moi ce mystère : Comment se fait-il que parmi les catholiques, si l’on voit un caissier de banque qui est honnête, un commis qui ne dérobe point, un ouvrier remplissant consciencieusement sa journée de travail, un serviteur fidèle et dévoué aux intérêts de son maître, une servante respectueuse et respectable, un époux fidèle à son épouse, une mère vertueuse et élevant ses enfants dans la crainte de Dieu, un jeune homme servant de modèle à ses compagnons, une jeune fille remarquable par l’éclat de ses vertus et conservant toujours la fraîcheur et l’innocence de son âge ; comment se fait-il, dis-je, que nous trouvions cette classe de personnes parmi ceux qui fréquentent le plus souvent, les sacrements de Pénitence et d’Eucharistie ? Si votre objection était fondée, le contraire n’arriverait-il pas ? La confession est donc bonne, puisqu’elle produit de si bons résultats.

— Bravo ! Bravo ! s’écria un des passagers, vous avez dit la vérité jeune homme, et je vous félicite.

Gustave se tourne du côté d’où venait la voix, et aperçoit un monsieur remarquable par son extérieure noble et agréable, et par sa physionomie qui annonçait une haute intelligence et une grande conviction religieuse.

M. Dumont, croyant avoir beau jeu de ce nouvel adversaire, reprit avec ironie :

— La confession secrète, telle que pratiquée par l’Église romaine, n’est autre chose qu’une invention de prêtres, désireux de connaître le fond des cœurs, et de trouver un moyen plus facile de réussir dans leurs desseins perfides ; par ce moyen ils savent s’initier aux secrets des familles, connaître les différends entre le mari et sa femme, et en profitent habilement pour semer la haine et la discorde.

Pendant que M. Dumont parlait ainsi, plusieurs passagers, attirés par la curiosité et trouvant là une occasion de chasser l’ennui qu’ils éprouvaient, s’étaient groupés autour de lui.

— Me serait-il permis de demander qui vous êtes ? dit M. Fairman (c’était le nom du monsieur que nous avons vu parler plus haut), et sur quoi vous basez la bonne opinion que vous avez des prêtres catholiques ?

— Je suis ministre de l’Évangile, répondit M. Dumont ; et mon opinion est fondée sur les faits.

— Que vous ne pourrez jamais prouver, reprit vivement M. Fairman ; de plus, je vous dirai que de tels avancés ne devraient pas sortir de la bouche d’un ministre de l’Évangile, parce qu’ils sont faux. Je veux bien croire, cependant, que la haine ou le préjugé vous a fait prononcer plus de faussetés que vous n’auriez voulu, et je passerai outre ; mais, monsieur, vous croyez donc les prêtres de l’Église catholique tout à fait dépourvus de raison ou d’intelligence ?

— Au contraire, répondit M. Dumont, la plupart sont très intelligents, c’est ce qui augmente leur culpabilité.

— Votre propre théorie vous confond : si la plupart des prêtres ont l’esprit et l’intelligence que vous leur supposez, ne pourraient-ils pas trouver d’autres moyens que de s’enfermer dans une espèce de cachot, qu’on appelle confessionnal, et là, se priver de leur liberté pendant des heures entières de jour et de nuit : y souffrir des postures incommodes et fatigantes ; y respirer toutes sortes d’haleines qui parfois sont propres à faire bondir le cœur ; et tout cela pour le simple plaisir de connaître les faiblesses de celui-ci ou de celui-là : ne serait-ce pas le comble de la folie ou de l’ignorance ? Quoi ! la position qu’ils occupent et l’influence qu’ils exercent ne leur permettraient-elles pas de se glisser dans les meilleurs salons, ou ailleurs, et là, jouir des plaisirs criminels que vous leur imputez, au milieu du luxe et des richesses, comme font les libertins ? Ces moyens, ils les ont à leur disposition, et si la confession n’était pas à leurs yeux une institution divine et sacrée, ils ne s’imposeraient point de pareils sacrifices. Vous savez que la sensualité hait tout ce qui la gêne.

— Vous ne nierez pas, j’espère, qu’il y a eu de très grands abus dans la confession secrète ?

— J’avoue qu’il y a eu et qu’il peut encore y avoir de mauvais prêtres qui, comme de nouveaux Judas, ont trahi leur divin Maître et avili leur vocation ; mais, grâce à Dieu, ils ne sont pas en grand nombre, et sont promptement découverts, et les chefs de notre Église savent bientôt les punir, soit par l’interdiction, ou la pénitence si le cas n’est pas trop grave.

— Admettons pour un moment, dit M. Dumont avec embarras, que quelques hommes seuls fussent coupables en matière de confession, ne serait-ce pas assez pour la condamner et la faire rejeter avec horreur, afin d’empêcher la répétition des abus ?

— Vaut autant dire que si quelqu’un abuse du remède le plus excellent, l’on devra le rejeter entièrement. Vous admettez pourtant qu’il est nécessaire de se confesser.

— Oui, certainement, nous devons nous confesser à Dieu, lorsque nous l’avons offensé, à notre prochain, si nous lui avons fait du tort, et publiquement, c’est-à-dire aux membres de notre église, si nous leur avons porté scandale ; tel que cela se pratiquait au temps des Apôtres et des premiers siècles de l’Église, et comme nous, protestants, le faisons encore aujourd’hui.

— Nous aussi, catholiques, confessons nos péchés à Dieu, par l’entremise du prêtre, et nous devons réparer le tort que nous aurions pu causer à notre prochain, avant d’en obtenir le pardon ; mais nous n’aimons pas à ajouter de nouveaux scandales, en déclarant devant toute une assemblée de fidèles, des péchés qui ne devraient jamais être connus d’elle, surtout des jeunes gens qui en font partie.

— L’Évangile nous ordonne de nous confesser les uns les autres et cela publiquement, dit M. Dumont impérativement ; ainsi vos objections n’ont pas leur raison d’être.

— Où trouvez-vous cet ordre dans l’Évangile ? Citez-moi un seul texte.

— Sans recourir aux textes, c’était la pratique des chrétiens du temps des Apôtres, et nous devons suivre leur exemple.

— Il est vrai que nous voyons les premiers chrétiens se confesser publiquement, mais ceci ne prouve pas que, dans certains cas, ces mêmes chrétiens ne se confessaient pas privément aux prêtres d’alors.

— S’il en avait été ainsi, l’Évangile en aurait parlé ; mais, non, il ne dit pas un mot qui nous laisse entrevoir que la confession secrète fût en usage, encore moins la confession aux prêtres ; elle est donc contraire aux desseins de Dieu.

— Et moi, j’affirme qu’elle est conforme aux desseins de Dieu ; j’ajouterai qu’elle est conforme à la raison. Pour le prouver, je me promettrai de vous adresser les questions suivantes : À quoi vous servirait de savoir si tel marchand ne conduit pas ses affaires aussi honnêtement qu’il le pourrait ; que tels jeunes gens, considérés extérieurement comme bons et vertueux, ne sont au fond que des scélérats ? Ces aveux vous rendront-ils meilleur ? Seront-ils propres à vous édifier ? Non, n’est-ce pas ? Ils seraient plutôt un sujet de scandale pour vous, et vous porteraient à détester ou à mépriser ceux qui s’avoueraient ainsi coupables. Non, je le répète, cette méthode ne saurait atteindre le but que Jésus-Christ s’est proposé en instituant le sacrement de Pénitence, car peu de chrétiens se seraient empressés de déclarer leurs péchés au public. Jésus-Christ a voulu que son Église agisse comme une bonne mère qui, tout en corrigeant ses enfants, ne divulgue pas au dehors leurs défauts. C’est en agissant de la sorte qu’elle conserve leur bonne réputation et les fait aimer des autres autant qu’elle les aime elle-même.

— Toute chose a son bon côté, et la confession secrète, quoique mauvaise, peut avoir le sien ; mais, je le répète, elle n’est pas celle que les Apôtres ont enseignée et ordonnée, pas plus celle que les premiers chrétiens ont pratiquée. Elle est donc tout simplement une innovation ou plutôt une invention papiste, un commandement des hommes et non de Dieu.

— Alors soyez assez bon de me dire qui, le premier, a fait ce commandement ; et si vous le connaissez, veuillez m’apprendre le moyen extraordinaire qu’il a employé pour décider tant de chrétiens à se soumettre à un joug aussi lourd et aussi pénible que celui de déclarer ses péchés à un prêtre, pécheur comme eux.

— Oh ! cette méthode a été introduite graduellement durant les âges obscurs, les siècles de barbarie autrement dits.

— Mais un pape, un évêque ou un prêtre doit avoir commencé ; veuillez donc, je vous prie, me donner son nom et me dire s’il n’a pas rencontré d’opposition ?

— Je ne pourrais vous le nommer, répondit M. Dumont avec embarras ; l’histoire, interrompue pendant ces siècles de barbarie, ne peut nous éclaircir parfaitement sur ce point. Ce dont je suis certain, c’est que la confession secrète n’existait pas avant cette époque. Quant aux moyens pris pour l’introduire, je vous dirai qu’il n’était pas difficile de tout faire croire alors aux masses superstitieuses et ignorantes.

— Je vois que vous ne pouvez pas répondre à mes questions ; cependant je crois devoir vous apprendre, puisque vous paraissez l’ignorer, que l’histoire n’a jamais été interrompue, grâce à cette Église que vous détestez ; c’est elle qui l’a conservée et continuée pour la transmettre à vous comme à moi. Ensuite, monsieur, une discussion, pour être loyale, doit être basée sur des faits et des preuves ; prouvez-moi, ou plutôt je vous défie de me prouver que la confession au prêtre n’existait pas avant ces siècles de barbarie, comme vous les désignez.

— Mais pourquoi vous confessez-vous aux prêtres ? repartit un monsieur à figure vénérable et qui paraissait appartenir à la haute société.

— Pour recevoir ou plutôt pour obtenir le pardon de nos péchés, répondit M. Fairman.

— Honte ! sacrilège ! s’écrièrent ensemble plusieurs passagers qui écoutaient cette discussion ; jamais nous n’aurions cru les catholiques aussi ignorants.

— Il n’y a que Dieu qui puisse pardonner le péché, disait un autre.

— Je ne vois pas comment les prêtres peuvent s’arroger ce droit, dit le monsieur que nous avons vu intervenir, et qui se nommait Lewis.

— Ils blasphèment en parlant ainsi, et commettent un sacrilège en faisant croire une telle doctrine, ajoute M. Dumont triomphant.

— Que Dieu seul puisse pardonner le péché, c’est là la vérité, dit M. Fairman, et c’est ce que croit et enseigne notre Église.

— Alors, pourquoi se confesser aux prêtres ? dit M. Dumont.

— Parce que Dieu l’a voulu ; de plus, s’il est vrai que Dieu seul a le pouvoir de pardonner le péché, il est également vrai que Dieu dans sa sagesse, sa miséricorde et sa justice, peut prescrire ce qu’il juge convenable pour obtenir ce pardon, et peut exercer ce pouvoir suprême par le moyen de ses ministres. Le représentant d’un roi peut être investi par son souverain du droit de pardonner, comme du droit de vie et de mort.

— Dieu n’a pas pu donner ce pouvoir suprême à l’homme pécheur comme nous, dit M. Dumont ; et il n’a jamais permis d’exercer un pouvoir qui n’appartient qu’à Lui ; je nie tout avancé contraire.

— Pourquoi le niez-vous ? N’appelez pas « un avancé » ce qui est réel ; Jésus-Christ a opéré un miracle pour prouver que ses ministres, quoiqu’ils soient hommes, ont le pouvoir de remettre les péchés.

— Comment cela ? je n’ai rien vu dans l’Évangile qui prouve ce que vous dites.

— Vous n’avez donc pas lu le 9e chapitre de l’Évangile selon saint Mathieu, du 2e au 9e verset ? reprit M. Fairman ; voici ce qu’il dit :

Et voilà que des hommes lui présentent (à Jésus) un paralytique couché sur un lit. Jésus voyant leur foi dit au paralytique : Mon fils, ayez confiance, nos péchés vous sont remis. Et quelques-uns d’entre les scribes dirent en eux-mêmes : celui-ci blasphème.

Jésus ayant vu leur pensée, dit : Pourquoi pensez-vous le mal dans vos cœurs. Quel est le plus facile de dire vos péchés vous sont remis, ou de dire, levez-vous et marchez ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre, levez-vous, dit-il alors au paralytique, prenez votre lit et allez dans votre maison. Et il se leva aussitôt et alla dans sa maison. À cette vue la multitude fut saisie de crainte et rendit gloire à Dieu, qui avait donné une telle jouissance aux hommes.

— J’ai cru remarquer, dit Gustave en souriant, que les scribes, en cette circonstance, ressemblaient beaucoup aux protestants de nos jours ; car, comme eux, ils disent : « c’est un blasphème. »

— Ne soyez pas si sévère, jeune homme, s’écrièrent plusieurs voix avec indignation.

— Ce jeune homme n’est pas trop sévère, reprit M. Fairman ; sa remarque est juste et bien appropriée ; ce sont les paroles mêmes que vous avez prononcées.

— Je sais, dit M. Dumont, que Jésus-Christ avait le pouvoir de pardonner le péché, et qu’il a même exercé ce pouvoir durant son séjour ici-bas ; il était Dieu et sa puissance est infinie, mais il n’a pas donné ce pouvoir à qui que ce soit, ni aux anges, ni aux hommes.

— Non seulement Jésus-Christ a exercé ce pouvoir ici-bas, mais il l’a donné d’abord à saint Pierre. Au 16e chapitre de saint Mathieu, verset 19e, remarquez bien ce qu’il dit :

Et je te donnerai les chefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié dans les cieux. Il donne ensuite ce pouvoir à tous les Apôtres, au 18e chapitre du même Évangile, verset 18e :

En vérité je vous le dis, tout ce que vous aurez lié sur la terre, sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre, sera délié dans le ciel.

— Je connais ces textes tout aussi bien que vous, dit M. Dumont : mais pour tout homme intelligent, ces paroles « lier et délier » signifient qu’on doit pardonner les injures, et non que les Apôtres ont reçu le pouvoir de remettre ou retenir les péchés.

— C’est cela, dirent plusieurs passagers.

— Vous voulez plaisanter, messieurs, n’est-ce pas ? dit M. Fairman.

— Non, non, répondirent-ils, nous sommes sérieux.

— Alors je vous demanderai si nous sommes toujours obligés de pardonner les injures.

— Sans doute, dirent-ils, il faut pardonner à celui ou ceux qui nous offensent ou nous causent du tort.

— Et même aimer nos ennemis, ajouta M. Dumont.

— Très bien ; cependant Jésus-Christ a-t-il pu se contredire ? Après avoir fait un commandement de toujours pardonner les injures, a-t-il pu, dis-je, nous donner la permission de pardonner ou de ne pas pardonner ?

— Vous savez bien que cela n’est pas possible, répondit M. Dumont ; pourquoi faire ces questions ?

— Je vous fais ces questions, afin de vous prouver que le sens que vous donnez à ces paroles de Notre-Seigneur, tout ce que vous lierez ou délierez sur la terre, sera lié ou délié dans le ciel, n’est pas acceptable.

— Comment ?

— Parce que Notre-Seigneur ne pouvait pas enseigner le pardon des injures seulement, lorsqu’il a dit : « Tout ce que vous lierez ou délierez sera lié ou délié dans le ciel, » sans se contredire. Vous conviendrez avec moi, n’est-ce pas ? que délier et lier donne deux pouvoirs bien différents et bien distincts, le premier de pardonner les injures, le second de ne pas les pardonner. Ceux que vous, moi ou toute autre personne auraient déliés, Dieu s’engageait à les délier, c’est-à-dire leur pardonner ; et ceux qu’on aurait liés, ou à qui nous aurions refusé un généreux pardon, il ne les aurait pas pardonnés. Voyons, est-il raisonnable de croire que Notre-Seigneur nous a ainsi mis tous, remarquez bien, tous sans exception, quelque soit l’âge ou la position, entièrement libres de lier ou de délier ceux qui nous auraient fait du mal, et tout cela, sans prendre la peine de nous indiquer les injures que nous devons pardonner et celles qu’il ne faut pas pardonner ? Est-ce logique ?

— Tout cela n’a rien à faire avec la confession secrète aux prêtres, dit M. Dumont. Saint Jacques ne donne-t-il pas le même sens que nous à ces paroles, « tout ce que vous lierez ou délierez, » lorsqu’il dit, au 5e chapitre de son épître, verset 16e : « Confessez-vous les uns aux autres, et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez sauvés ? » Vous voyez : bien qu’il ne dit pas un mot de se confesser à un prêtre ou autre ministre de la religion.

— Pardon, monsieur ; mais pourquoi ne lisez-vous pas plus loin ? Continuez donc, s’il vous plaît, jusqu’au 15e verset. Ah ! je comprends : vous n’aimeriez pas à voir que ce même Apôtre ordonne d’appeler les prêtres de l’Église ; cela ne vous conviendrait pas, durant cette discussion surtout. Comme je viens de le démontrer, Jésus-Christ a donné à saint Pierre d’abord, et à tous les Apôtres ensuite, le pouvoir de lier ou de délier ; cependant, pour mieux vous convaincre, je vous citerai le 20e chapitre, verset 21e de l’Évangile selon saint Jean, qui est encore plus explicité. Voici ce que dit Jésus-Christ :

Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie. Et après qu’il eut dit ces paroles, il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint-Esprit. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.

Eh bien ! messieurs, ces paroles sont-elles assez claires ? Jésus-Christ commence par leur dire : « Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie ; » ’0 vous savez ou devez savoir comment et pourquoi ce divin Sauveur a été envoyé ; n’est-ce pas pour prêcher, convertir et pardonner les péchés ? Les Apôtres sont donc envoyés pour prêcher, convertir et pardonner les péchés, comme leur divin Maître, puisque ce Dieu dit : « Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie. » Ensuite il le confirme dans la suite de ce verset : « Les péchés que vous remettrez seront remis, et ceux que vous retiendrez seront retenus. » Jésus-Christ, je le répète, leur donne donc le même pouvoir qu’il avait lui-même ; il les établit donc juges des consciences. Il me semble que rien n’est plus aisé à comprendre pour celui qui le veut ; rien n’est plus clair pour celui qui soumet sa volonté à celle du divin Maître.

Ainsi, on était obligé de confesser ses péchés aux Apôtres afin qu’ils pussent connaître lesquels ils devaient ou ne devaient pas pardonner ; autrement, comment voulez-vous qu’ils les connussent ? Comment auraient-ils pu les lier ou les délier, s’ils ne les eussent pas connus ?

— Admettons pour un instant, répondit M. Dumont avec embarras, que les Apôtres aient reçu ce pouvoir, cela ne veut pas dire que les prêtres l’ont aujourd’hui.

— Je suis vraiment surpris de cette réflexion. Jésus-Christ ne dit-il pas : Et voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles ? (Saint Mathieu, chapitre 28e, verset 20e.) Ces paroles ne prouvent-elles pas que les Apôtres, qui mourraient bientôt, devaient transmettre ces mêmes pouvoirs à leurs successeurs, jusqu’à la consommation des siècles ? Pensez-vous donc que l’Église, établie par Jésus-Christ et continuée par les Apôtres, que les pouvoirs reçus par ces derniers, ainsi que les doctrines qu’ils ont enseignées et pratiquées, que tout cela, dis-je, est mort avec eux ? J’ose espérer que non.

— L’Église n’est pas morte avec eux, je le sais, mais si les Apôtres avaient enseigné cette doctrine, les premiers chrétiens se seraient certainement confessés aux prêtres d’alors ; c’est ce qu’ils n’ont pas fait, car la Bible et l’histoire n’en parlent pas ; elles démontrent, au contraire, qu’ils se confessaient publiquement, et toujours les uns aux autres.

— Il me fait peine de vous dire que vous faites preuve d’ignorance en parlant ainsi. Je vais tout de suite vous prouver le contraire : la Bible et l’histoire en font tellement mention, que l’Église d’Angleterre qui, au temps de la réforme, a conservé tout ce qui se pratiquait du temps des Apôtres et des cinq premiers siècles de l’Église, a retenu dans sa liturgie cette doctrine de la confession et de l’absolution des péchés par les prêtres. Je vous citerai un fait seulement, raconté par un dignitaire de cette Église, qui fut appelé au lit de mort de Leuthal. Voici ses paroles :

« Quand j’arrivai auprès de lui (Leuthal), il me dit qu’il avait une œuvre importante à remplir, et qu’il désirait que je l’aidasse à l’accomplir ; car il s’agissait de préparer son âme pour le ciel, et que ce qu’il désirait le plus, c’était les prières de l’Église et l’absolution. Je lui dis que j’étais prêt à prononcer l’absolution, mais qu’auparavant, il devait faire la confession de ses péchés et s’en repentir. Après qu’il se fut confessé et que j’eus prononcé l’absolution, il me dit : « J’éprouve bien maintenant la joie du plus grand bienfait que Dieu ait laissé à son Église. »

Eh bien ! messieurs, ajouta-t-il, cette preuve fournie par une église protestante, n’est-elle pas suffisante pour établir que les chrétiens des premiers siècles se confessaient privément aux prêtres d’alors ?

— Mais Leuthal et ce dignitaire ne connaissaient pas ce changement apporté à la liturgie de leur Église, répliqua M. Lewis : cette doctrine a été retranchée même avant la mort de cet homme.

— Quelle est la doctrine qui a été retranchée ? demanda M. Fairman.

— Celle qui nous occupe en ce moment, la confession aux ministres et l’absolution.

— Pardon, monsieur ; quoique les différentes sectes protestantes se soient permis de retrancher, tailler et abolir tout ce qui, dans l’Évangile, n’était pas de leur goût ; et bien qu’elles se permettront encore de retrancher, de tailler et d’abolir jusqu’à ce que le tout soit effacé, l’Église d’Angleterre, tout en ne mettant pas en pratique cette doctrine, n’a pas cru ou plutôt n’a pas osé l’effacer et la supprimer ; car, voyez-vous, il lui faudrait faire comme les autres, nier, effacer, afin de faire disparaître toute autorité spirituelle. De tels procédés, messieurs, loin d’être en votre faveur, devraient vous faire voir que vous êtes dans l’erreur. Dieu ne permet pas qu’on agisse ainsi, que l’on se permette de retrancher ou d’abolir ce qu’il a ordonné. Luther, le père du protestantisme, pensait ainsi, car il n’a pas aboli la confession. Voici comment il s’exprimait sur ce sacrement dans son catéchisme protestant :

Nous devons déclarer au confesseur les péchés que nous connaissons. Quels sont ces péchés ? Examinez votre conscience.

Plus tard, il répond à ceux qui lui demandaient d’abolir ce sacrement :

J’aimerais mieux me remettre sous le joug tyrannique du Pape, que d’abolir l’institution divine de la confession au ministre du Seigneur.

Voici ce que dit le grand historien Gibbon, dans son histoire de la décadence de l’empire romain :

L’homme instruit ne peut pas résister au point de l’évidence historique, qui établit que la confession a été un des principaux points de la croyance de l’Église, dans toute la période des quatre premiers siècles.

L’illustre Leibnitz, dans son ouvrage sur la théologie, parle en ces termes de la confession :

La rémission accordée dans le baptême ou la confession est également gratuite, également fondée sur la foi dans le Christ. Quoique les chrétiens, lorsque la ferveur dans la piété était plus grande, fissent usage autrefois de la Confession et de la pénitence publiques, cependant, pour s’accommoder à notre faiblesse, il a plu à Dieu de faire connaître aux fidèles, par son Église, que la confession particulière faite à un prêtre suffisait, y ajoutant le sceau du secret, afin que la confession fût plus à l’abri de tout respect humain. La confession n’en est pas moins pour cela de droit divin.

À présent, messieurs, qu’avez-vous a répondre ? Êtes-vous satisfaits des témoignages de ces trois grands protestants ? Vous voyez qu’ils affirment que la confession secrète aux prêtres de l’Église, a été pratiquée dès les premiers siècles.

— Ces hommes pouvaient se tromper, monsieur, l’histoire qu’ils étudiaient aurait pu les induire en erreur.

— Et vous, messieurs, qui avez pris part à cette discussion, vous ne vous trompez pas, je suppose ; ces hommes étaient pourtant de grands génies.

Alors M. Fairman, se tournant du côté des passagers, résuma la discussion en ces termes : Au commencement de cette discussion, nous vous avons prouvé que la raison seule pouvait justifier la confession secrète aux prêtres de l’Église, sans pour cela recourir à l’Évangile, qui démontre que Jésus-Christ veut que l’on confesse ses péchés. Vous n’étiez pas satisfaits de cela, et pour répondre à vos désirs, nous avons ouvert ce même Évangile, et nous avons prouvé que les Apôtres ont reçu le pouvoir de remettre les péchés, non seulement de les remettre, mais aussi de les retenir ; il s’est alors présenté une question : Comment peuvent-ils les pardonner ou les retenir sans les connaître ? Vous n’avez pu répondre à cette question et il m’a fallu y répondre, non pas, remarquez bien, par moi même, mais par les témoignages des Apôtres, de l’Église d’Angleterre, et enfin, de nos plus grands génies protestants. Je parle de ceux qui furent assez honnêtes pour écrire l’histoire avec exactitude, et qui démontrent que l’on doit se confesser à ceux qui ont reçu ce pouvoir. De plus, je pourrais vous citer beaucoup de Pères de la primitive Église, les grands théologiens catholiques ; mais il me semble que vous devez être satisfaits, je dirai même convaincus que la confession secrète existait et a été mise en pratique depuis les Apôtres, qui l’ont enseignée et pratiquée eux-mêmes.

— Oui, et c’est une vieille invention que celle-là, ajouta Gustave en souriant.

Un « hourrah » poussé par les matelots, qui venaient de dégager le vapeur, tira M. Dumont et les autres passagers de leur embarras, et tous profitèrent de cette excuse pour s’éloigner.

Seul, M. Lewis s’était approché de Gustave et lui dit avec bonté :

— Je suis vraiment surpris, jeune homme, de voir les catholiques aussi instruits sur la Bible et l’histoire ; j’ai toujours été porté à croire qu’ils étaient ignorants et superstitieux, d’après les rapports qu’on m’en a faits.

— Permettez-moi de vous dire, monsieur, dit Gustave, qu’on vous a grandement trompé.

— Je m’en aperçois, reprit M. Lewis, car tout ce qui vient d’être dit mérite considération ; j’y penserai.

— Que Dieu le veuille, dit Gustave en s’éloignant pour rejoindre sa sœur qui l’attendait.