Gustave Flaubert (Thibaudet)/Bouvard et Pécuchet

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Gallimard (p. 202-220).
9. « Bouvard et Pécuchet »


Bouvard et Pécuchet, que Flaubert laissa inachevé, parut après sa mort et provoqua toutes sortes de diatribes et d’exclamations. Il semblait que Flaubert, ayant gardé sur le cœur les clameurs de la critique au sujet de la dernière ligne de l’Éducation sentimentale, eût étendu cette ligne en un volume entier pour la faire manger à ses contemporains et se réjouir de leur grimace. Ce ne fut plus de la colère, ce fut de la commisération. Une certaine critique a épuisé sur Bouvard et Pécuchet, comme sur les Fleurs du mal, tous les termes du scandale et du mépris. D’autre part, il y eut un groupe de flaubertistes fanatiques pour qui Bouvard était non pas un livre, mais le Livre. Ce groupe qui tenait par Georges Pouchet, le biologiste, la tradition authentique de Flaubert, et dont M. Céard, qui en était, a donné la figure dans Terrains à vendre, aurait pour homme représentatif M. Thyébaut, auteur du Vin en bouteilles, et Rémy de Gourmont s’en fit parfois l’historiographe. Gourmont est de ceux qui tiennent Bouvard non seulement pour le chef-d’œuvre de Flaubert, mais presque pour le chef-d’œuvre de la littérature. Le seul ouvrage classique dont il ait parlé avec le même enthousiasme, et qu’il ait loué pour des mérites analogues, c’est la Chanson de Roland. Et, si le « dépouillé » est l’idéal de la littérature, je ne trouve pas cela si ridicule. Toujours est-il que les opinions sur Bouvard et Pécuchet restent très partagées.

Sans être bouvardier au point de le mettre au-dessus de toute littérature, je trouve que c’est un livre très fort dans l’ensemble, mais traité dans le détail avec de terribles partis pris et une étrange lourdeur, en tout cas très digne de Flaubert, achevant avec originalité sa carrière littéraire, marquant une heure au cadran artistique du XIXe siècle, et qu’il devait écrire.

C’est immédiatement après la guerre qu’il s’était mis à Bouvard. Il s’en occupa en même temps que de la dernière Tentation, et le rapport des deux œuvres est évident, Bouvard peut être considéré comme la parodie moderne de la Tentation. Mais, comme la Tentation, Bouvard réalisait une vieille pensée de jeunesse, ou plutôt une pensée qui avait tenu la vie de Flaubert, et d’œuvres qui aient ainsi tenu toute la dimension de cette vie, il n’y en a que trois, l’Éducation sentimentale, la Tentation, Bouvard et Pécuchet. Les trois sujets ont été imposés à Flaubert non du dehors, comme ceux de Madame Bovary et de Salammbô, mais du dedans. Tous trois, son roman autobiographique, sa grande revue théologico-diabolico-cosmique, son épopée de la bêtise humaine, ont été ébauchées dès ses manuscrits d’enfant et ont pris forme de bonne heure dans ses rêves. Les deux premières étant sorties, il fallait bien que la dernière les suivît, et, Flaubert en ayant écrit avant de mourir la plus grande partie, on peut dire qu’il a réalisé toute sa destinée littéraire.

L’origine la plus lointaine de Bouvard se trouve sans doute dans le personnage du Garçon ; Flaubert enfant savourait déjà la volupté de sentir la bêtise humaine l’envahir à la façon d’une horreur sacrée, se faire consubstantielle à lui, se dédoubler en réalité de la bêtise et conscience de la bêtise.

Le sujet de Saint Antoine lui avait été fourni vers sa vingtième année par un tableau de Breughel qu’il avait vu à Gênes. Il est probable que le sujet de Bouvard date de la même époque, ce qui ajoute encore à la concordance des deux œuvres. Le scénario de Bouvard et Pécuchet se trouve dans une nouvelle d’un journaliste nommé Maurice, publiée pour la première fois dans la Gazette des Tribunaux du 14 avril 1841, et reproduite en mai de la même année dans le Journal des Journaux où Flaubert l’avait sans doute lue[1]. Le schème lui est resté dans la tête comme celui du tableau de Gênes, s’y est peu à peu transformé et nourri.

Enfin, c’est aussi dans sa jeunesse, à son retour d’Orient, qu’il conçoit l’idée de ce Dictionnaire des idées reçues, qui devait être tel et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent[2] ». Il travaille dès cette époque à ce Dictionnaire, qui n’a été publié qu’après sa mort, et qui aurait peut-être figuré dans le second volume de Bouvard. On peut même considérer comme une esquisse du Dictionnaire ou un supplément au Dictionnaire les passages en italiques de Madame Bovary, une centaine environ (j’en ai compté quatre-vingt-treize). Les italiques indiquent qu’ils ne font pas partie du langage de l’auteur, mais donnent des exemples du langage par clichés qui appartient naturellement aux habitants d’Yonville. Ainsi sa demoiselle, – c’était bien assez bon pour la campagne, – sur les dessins d’un architecte de Paris, Homais lui apportait le journalau moins quinze mille de rentes. – Il la pria de lui jouer encore quelque chose, – ce qui acheva de le décider, c’est que ça ne lui coûterait rien. À la limite de Madame Bovary, il y a un livre où il n’y aurait plus besoin de rien mettre en italiques, parce que tout devrait y être. C’est Bouvard et Pécuchet.

À l’origine de Bouvard, on trouve donc un état d’esprit et un sujet qui sont à peu près aussi anciens l’un que l’autre, mais qui ne se raccordent, comme une âme et un corps, qu’assez tard. Flaubert écrivait, au temps de Madame Bovary : « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. (Je coupe la citation, qui reprend sur une autre image.)… J’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXe siècle, comme on dore de bouse de vache les pagodes indiennes, et qui sait ? Cela durera peut-être. Il ne faut qu’un rayon de soleil, l’inspiration d’un moment[3]. » Ainsi Bouilhet, après quelque échec dramatique, avait pensé à donner publiquement sa démission motivée (et terriblement motivée !) de Français et à aller vivre aux antipodes. Edmond de Goncourt, après le double insuccès dramatique de Germinie Lacerteux et de Patrie en danger, en 1889, écrivait : « Je voudrais faire un livre – pas un roman – où je pourrais cracher de haut sur mon siècle, un livre ayant pour titre : Les Mensonges de mon temps[4]. » Ces ronds dans le puits font sans doute une bonne partie du Journal des Goncourt encore inédit. Et Maxime Du Camp trouvant, lui aussi, que son temps ne l’appréciait pas à son mérite, a confié aux mêmes armoires secrètes de la Bibliothèque nationale, comme le barbier de Midas aux roseaux, les Mœurs de mon temps, d’un temps aux oreilles d’âne. Voilà une génération qui paraît en avoir eu fort gros sur le cœur. « Ô France ! s’écrie Flaubert, bien que ce soit notre pays, c’est un triste pays, avouons-le. Je me sens submergé par le flot de bêtise qui le couvre, par l’inondation de crétinisme sous lequel il disparaît. Et j’éprouve la terreur qu’avaient les contemporains de Noé, quand ils voyaient la mer monter toujours[5]. » Devant ce déluge, Flaubert, comme le père du vin, songe à fabriquer une arche, une arche qui, au contraire de celle de Noé, soit le conservatoire non de la vie soustraite au flot qui monte, mais des formes grotesques, absurdes et mortes qui collaborent avec ce flot pour amener le règne du nihilisme intégral.

Et il faut que ce soit, conformément à l’esthétique de Flaubert, une œuvre impersonnelle. Il ne s’agira pas de déclamer contre la bêtise, mais de se soumettre à elle pour l’inventorier et la cataloguer, de se faire petit enfant à son école comme Bacon voulait que le savant se fît petit enfant à l’école de la nature. Les italiques de Madame Bovary présentaient déjà des morceaux de ce catalogue. Certaines pages le condensaient même de façon moins fragmentaire. Dans le passage où Homais, après le départ de Léon, parle de la vie à Paris, Flaubert se flatte d’avoir « réuni toutes les bêtises que l’on dit en province sur Paris, la vie d’étudiant, les actrices, les filous qui nous abordent dans les jardins publics, et la cuisine de restaurant toujours plus malsaine que la cuisine bourgeoise[6] ». Et le Dictionnaire des idées reçues démontrera que « les majorités ont toujours raison, les minorités toujours tort. J’immolerai les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux ».

Pour trouver en soi l’étoffe nécessaire à une œuvre pareille, il faut avoir, avec le sens et l’horreur de la bêtise, un certain goût de la bêtise, conçue, non comme une simple négation de la raison et de l’art, mais comme une réalité substantielle et solide. Il faut, comme Antoine par le Catoblépas, être attiré par la stupidité, en avoir besoin pour la vie, la joie, la santé de son esprit, être sensible à cette matière de son art comme le sculpteur au marbre et le poète aux mots. Flaubert savourait, humait, dégustait la bêtise, comme un amateur normand se délecte à un fromage avancé. Parlant de l’horloger qui, à Croisset, venait remonter les pendules, il écrit à sa nièce : « Je m’aperçois que cet imbécile-là occupe une place de mon existence ; car il est certain que je suis joyeux quand je l’aperçois. Ô puissance de la bêtise[7] ! » Cela se retrouvera dans le flaubertisme intégral, le bouvardisme orthodoxe de Huysmans, de Thyébaut, de Gourmont. Ainsi son horreur de la bêtise n’entre que pour une petite part dans l’attraction qu’elle exerce sur Flaubert. Il ne cherche pas seulement à la représenter, mais à l’incarner, et Bouvard et Pécuchet devient une curieuse fusion de l’auteur et de son sujet.


Pour écrire l’histoire de ses deux copistes, il se fit copiste. Depuis 1871, il s’est mis à entasser des notes, à lire et à extraire. « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? À plus de 1500. Mon dossier de notes a huit pouces d’épaisseur, et tout cela ou rien, c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être plus pédant ; de cela j’en suis sûr[8]. » Ce sont de ces choses dont on n’est jamais bien sûr. Admettons que le pédantisme, l’état d’âme de Bouvard et Pécuchet, celui de Flaubert soient trois choses assez différentes. Elles ont au moins ce trait commun de consister en un entassement de connaissances inutiles et mal digérées.

« La sotte chose, dit Montaigne, qu’un vieillard abécédaire ! » Or, Bouvard et Pécuchet, c’est la monographie de deux vieillards abécédaires, et le comique du livre a le même principe que le comique du Bourgeois gentilhomme. Il s’agit de vieilles gens qui sont ridicules en faisant ce qui convient à un adolescent. Arrivés à l’âge où l’on doit achever de vivre, ils se mettent à recommencer leur vie. Et on ne voit pas comment Flaubert peut tirer argument contre la vie humaine, la nature humaine, d’un exemple qui est une violation évidente des lois de la vie et de la nature. En quoi le ridicule qu’il y a à apprendre hors de saison porte-t-il contre l’instruction ? En quoi le ridicule amoureux d’un vieux roquentin comme Bouvard, d’un coquebin qui perd son innocence à cinquante ans, comme Pécuchet, portent-ils contre l’amour ? Quand Bouvard et Pécuchet se mettent à élever les deux enfants d’un forçat, occasion pour Flaubert de faire défiler toutes les sottises qu’il a ramassées sur l’éducation, qu’est-ce que cela prouve contre les parents qui font eux-mêmes leurs enfants, et contre l’éducation que donnent ceux dont c’est le métier de la donner ?

Et pourtant Bouvard et Pécuchet nous paraît, quand nous connaissons la vie et le tempérament de Flaubert, un livre nécessaire. Il fallait que Flaubert l’écrivît. C’est avec une grande vérité qu’il dit : « Je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose. Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Aucun livre ne tient plus au fond de son être. Je le rattachais tout à l’heure aux Idées reçues et au Garçon. En réalité, il remonte encore plus loin, au temps où Flaubert et sa petite sœur allaient regarder par la vitre les cadavres dans l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu, où Flaubert ne pouvait, disait-il, voir un vivant sans penser à son cadavre. Bouvard et Pécuchet, c’est un tableau des réalités, des connaissances, des volontés humaines vues du point de vue du cadavre, vues au moment où elles vont se tourner en cadavres. Et ce qu’il y a de plus proche du cadavre physique et moral c’est la vieillesse de deux imbéciles. Mais la vieillesse, Flaubert a pu, malheureusement, l’observer moins chez les autres que chez lui-même. Et depuis longtemps. Comme il l’a dit sous bien des formes, il est né vieux. Il porte la vieillesse en lui. Il n’en est pas évidemment de même de la bêtise, mais tout son organisme intellectuel et moral est fait pour la flairer, l’absorber, s’en nourrir et s’en réjouir avec une bonne conscience sarcastique, – avec le rire du Garçon. Le sujet de Bouvard était la tentation à laquelle devait le plus facilement céder ce saint Antoine littéraire.

Car, à mesure que son idée s’élaborait et que son livre se faisait, son sujet se dédoublait et son œuvre devenait deux, comme ses personnages eux-mêmes qui sont la bêtise à l’état de dualité. Deux sujets qui se raccordent mal, mais dont l’absence de raccord logique fait précisément le mouvement, la vie, la fécondité (voyez dans l’Art de Rodin les pages sur le Ney de Rude). D’une part, la mise à nu de la bêtise chez deux damnés de l’intelligence. D’autre part, une autobiographie ou une autoscopie de Flaubert lui-même. À mesure que son roman s’avançait, il exprimait dans Bouvard et Pécuchet davantage de lui, il prêtait sa pensée, son intelligence, sa critique, il se mettait dans leur peau, s’y précipitait comme on se jette à l’eau. Ils étaient lui, comme Folantin et Durtal sont Huysmans.

Flaubert ne pouvait écrire Bouvard et Pécuchet sans se faire lui-même vieillard abécédaire. Ce qu’il raillait, il avait commencé par l’adorer. Il avait dit un jour : « La veille de sa mort, Socrate priait, dans sa prison, je ne sais plus quel musicien de lui enseigner un air sur la lyre. « À quoi bon, dit l’autre, puisque tu vas mourir ? – À le savoir avant de mourir », répondit Socrate. Voilà une des choses les plus hautes en morale que je connaisse, et j’aimerais mieux l’avoir dite que pris Sébastopol[9]. » Ce qu’il trouvait si haut, il le trouva ensuite grotesque, mais il le pratiqua et combien ! et comment ! – pour en sentir et en faire sentir le grotesque ! « Il me faut apprendre un tas de choses que j’ignore. Dans un mois j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Et il les apprend comme on peut apprendre passé cinquante ans. Notons d’ailleurs qu’il a donné à Bouvard et à Pécuchet, lorsqu’ils se retirent à la campagne pour étudier, exactement l’âge qu’il a lui-même quand il commence à rédiger leur histoire, cinquante-trois ans. Leur métier de copistes n’est pas si différent du sien, il est le sien lorsque la littérature l’écœure et qu’il a dans la bouche le goût d’encre jusqu’à en vomir. « Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. »I Il étudie la chimie pour la faire étudier à ses deux bonshommes, et il avoue qu’il n’y comprend rien. Et il éclate en cet aveu : « Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux. Leur bêtise est mienne, et j’en crève[10]. »

Leur bêtise était sienne parce qu’il s’était passé à peu près ceci. La vie de Flaubert, comme celle de presque tout le monde, avait été faite en grande partie de déceptions et d’échecs. Mais ces échecs n’en sont plus pour l’homme de lettres qui sait les utiliser, les objectiver, les récupérer comme la mitrailleuse récupère ses gaz, les porter à l’être en en faisant de l’art. Madame Bovary et l’Éducation étaient déjà des romans de l’échec, et Flaubert, en écrivant Bouvard, ne fait que creuser le sillon marqué par Emma et par Frédéric, donner pour suite à l’Éducation sentimentale une Éducation intellectuelle. Il sera même obligé dans Bouvard de reprendre en mineur les thèmes de ses premiers romans. Le curé de Madame Bovary y reparaît, et le tableau de la révolution de 1848 en province y fait pendant au tableau de la révolution à Paris. De l’une à l’autre des trois œuvres, Flaubert s’est avancé sur une même voie, vers le parti le plus franc et le plus absolu. Il a fait Bouvard et Pécuchet comme il a fait Emma et Frédéric, avec ses propres échecs, non des échecs accidentels et de malchance comme ceux d’Emma, mais des échecs qui proviennent d’une nature pleinement et profondément disposée à l’échec. Si Bouvard et Pécuchet étudient à contretemps, c’est que telle était à peu près la manière d’étudier de Flaubert. Au moment de passer son baccalauréat, il est effrayé de ne pas savoir encore lire le grec. Mais en 1846 lorsqu’il approche de la trentaine, il écrit : « Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je ne suis pas encore arrivé aux verbes. » Il passa des mois à lire la plume à la main et à analyser scène par scène le théâtre de Voltaire. Et comme Flaubert, heureusement, avait une nature d’artiste et non de critique ou d’érudit, ces besognes, absurdes pour lui, auxquelles il se condamnait, le dégoûtaient comme autrefois l’étude du droit. Il dit de Bouvard et de Pécuchet : « Ils conclurent que la physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. » Et c’est bien souvent son cas.

C’est plus souvent encore le cas de l’espèce humaine, où l’on conclut volontiers des limites et des lacunes de son propre cerveau à l’absurdité ou à la « faillite » de la science. Le personnage de la Science dans la première Tentation était une ébauche de Bouvard et de Pécuchet. Il formerait fort bien le pont entre cette Tentation et Bouvard, entre les deux œuvres jumelles.

Ainsi Bouvard et Pécuchet est d’un côté une continuation de Madame Bovary et de l’Éducation sur le thème de l’échec, – d’un autre côté une réplique moderne et grotesque du défilé encyclopédique de la Tentation. Peut-être évoquerait-on aussi Salammbô. Pour Sainte-Beuve, pour une bonne partie de la critique et du public, Salammbô a certains caractères de cette histoire du duc d’Angoulême que se mettent à écrire Bouvard et Pécuchet. Flaubert a choisi le sujet de Carthage pour des raisons, peut-être pas très différentes, d’isolement, de singularité, d’inutilité. Il semble qu’il ait dans Bouvard dressé la carte géographique de son paysage littéraire.

Flaubert avait assez de clairvoyance, d’impassibilité chirurgicale, de sentiment du grotesque triste, non seulement pour voir, mais pour exagérer ses échecs et ses infirmités, et pour s’en débarrasser ainsi idéalement, par une sorte de purgation des passions. Mais ce n’est là qu’une moitié de Bouvard. Ses deux personnages, il ne les a pas fait participer seulement à ses parties inférieures, j’allais dire ses parties honteuses, mais à ses parties supérieures. Il avait poussé la critique jusqu’à faire sortir, par leur intermédiaire, de sa propre nature une nature d’imbécile. Mais, inversement, de leur nature d’imbéciles, il fait sortir une nature critique comme la sienne. Après s’être fait eux, il les fait lui.

« Alors, une facuIté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.

« Des choses insignifiantes les attristaient ; les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.

« En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.

« Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. »

Ils deviennent Flaubert à Croisset. Il semble qu’au bout de tout, il y ait pour lui ce qu’on pourrait appeler la vieillerie puérile, cet enfant en cheveux blancs qu’était la Science de la première Tentation, devenu l’Hilarion de la troisième. « Je tourne à la bedolle, au cheik », disait-il. Ses sympathies vont à ceux qui tournent dans la même direction. Il s’enthousiasme pour cette parole de Boileau : « Les bêtises que j’entends dire à l’Académie hâtent ma fin. » Un homme dont la mort a été avancée par la bêtise humaine et, qui plus est, par celle d’une compagnie que Flaubert ne porte pas dans son cœur, ne saurait être considéré que comme un brave tombé au champ d’honneur.

Le champ de choux où Bouvard et Pécuchet trament leurs expériences agricoles et autres est un de ces champs d’honneur. Ils deviennent les porte-sentiment et les porte-parole de Flaubert comme l’avaient été Emma Bovary et Frédéric Moreau. Il n’y a que les romanciers « impersonnels » pour se multiplier ainsi en tous leurs personnages ! Dans le chapitre VI, consacré à la politique, qui est le plus vivant du livre, ils en arrivent l’un et l’autre à professer les opinions de Flaubert, à les exprimer en les mêmes termes que ceux de la Correspondance, et après des expériences qui ne sont en somme pas très différentes des siennes. « Puisque les bourgeois sont féroces, dit Pécuchet, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! Ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie et son aveuglement. » Et Bouvard conclut comme Flaubert, Bouilhet ou les Goncourt quand une de leurs pièces tombait : « Tout me dégoûte ! Vendons plutôt notre baraque, et allons au tonnerre de Dieu chez les sauvages ! »

De sorte que Bouvard est une seconde mouture de l’Éducation, l’Éducation abaissée d’un étage vers le plat, le vulgaire et le ridicule. Même le plan et le sujet de cette Éducation intellectuelle rappellent ceux de l’Éducation sentimentale. Bouvard et Pécuchet répondent à Frédéric et à Deslauriers. L’un et l’autre livres pourraient s’appeler le « roman d’un héritage ». Un héritage inattendu élève Frédéric, comme les deux copistes, au-dessus de leur condition, leur ouvre le monde avec la clef d’argent, l’argent faisant fonction, comme compère de revue, de ce qu’est le diable dans la Tentation. Pour Frédéric, provincial, le monde que lui permet cet héritage, c’est Paris. Pour Bouvard et Pécuchet, Parisiens, c’est la vie indépendante à la campagne. Flaubert, qui a mené l’une et l’autre, s’est ridiculisé lui-même dans l’exercice de l’une et de l’autre, a joint à ces ridicules que lui fournissait son miroir (il ne pouvait pas se faire la barbe sans rire de pitié), tous ceux que lui apportait son flair du grotesque triste. Bouvard et Pécuchet retirés à la campagne, libres de soucis matériels, pouvaient réaliser dans toute son immensité la nature du bourgeois, c’est-à-dire de l’homme, puisque tout ce qu’on fait s’incorpore à la nature bourgeoise, tout ce qu’on dit tombe de son poids naturel et à une place fixée dans le Dictionnaire des idées reçues. « Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots. Nous ferons tout ce qu’il nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe. »

Quand Bouvard et Pécuchet vivent pour eux seuls, ils sont représentés par Flaubert sous leur aspect d’imbéciles, mais lorsqu’ils sont en contact avec des gens encore plus bêtes, ils deviennent les représentants de l’intelligence critique. Ils reçoivent de l’avancement à la façon du comédien qui, après avoir fait les pattes de derrière de l’âne, fera les pattes de devant. En matière politique, nous avons vu qu’ils ont généralement les opinions de Flaubert. Bouvard parle comme lui : « Je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense à tous ceux qui achètent la revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rente ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les formes de bêtise qu’elle contient se développent, et il en résulte des effets incalculables. » Pas plus que Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet ne se laissent entraîner par les courants politiques. Après le Deux Décembre, ils arrivent à cette conclusion : « Hein ! le progrès, quelle blague ! Et la politique, une belle saleté ! » Ils ne marquent de l’enthousiasme qu’au grand moment de 1848, quand ils offrent à la commune un arbre de la liberté.

Mais, naturellement, la plantation de l’arbre est une cérémonie grotesque. Elle fait une réplique de la peinture des clubs dans l’Éducation, de même que le dîner et les conversations des bourgeois chez M. de Faverges reproduisent, dans le monde provincial, ceux des Dambreuse. Dans le tableau de l’instruction des gardes nationaux, Flaubert a certainement utilisé ses souvenirs de 1870 ; lieutenant de la garde nationale à Croisset, on sait qu’il donna sa démission parce qu’on ne voulait pas lui obéir, ce qui n’a rien d’étonnant. Nous apprenons en effet dans Bouvard et Pécuchet que Pécuchet « confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ». À peu près comme Mascarille confondait la demi-lune et la lune entière ; car le lieutenant Gustave Flaubert paraît bien croire ici à l’existence du demi-tour à gauche. (Au fait il exista peut-être dans la nuit des temps.) On ne devait pas s’ennuyer, les jours d’exercice, sur la place de Croisset.

Ce ne sont pas seulement ses opinions politiques que Flaubert fait soutenir par Bouvard (celui des deux qu’il prend le plus volontiers pour porte-parole), mais même, ce qui paraît plus étrange, ses opinions littéraires. Dans le chapitre V, Bouvard les expose, mais un peu comme le Cochon, dans la première Tentation, mettait au point de bassesse et de grotesque les sentiments d’Antoine. Il les ratatine à la dimension de lieux communs ridicules. « Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la littérature. » On est vraiment impressionné par sa décision totale et presque farouche de mettre dans Bouvard, point final de sa vie littéraire, produit de sa vieillesse (Montaigne appelait ses Essais les excréments d’un vieil esprit), tout ce qui peut en faire un point final de tout, un niveau de base absolu, un nihilisme qui, comme celui de Montaigne, s’emporte lui-même et ne s’excepte pas, puisqu’il atteint l’arche sainte : la littérature. Je disais tout à l’heure que la vie du duc d’Angoulême était la Salammbô de Bouvard et de Pécuchet. Ils ont aussi leur Madame Bovary, leur « histoire de Delamarre ». « Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait d’en faire un livre. Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage. » Évidemment Flaubert pense ici aux chefs de bureau, aux adjudants, aux maîtres d’étude qui commencent à fournir au naturalisme, alors à son aurore, son pain quotidien. Mais comme tout cela descend de Madame Bovary et surtout de l’Éducation, c’est en somme à lui-même qu’il en a.

Ce qui contribue peut-être le mieux à rapprocher les deux héros de Flaubert et leur créateur, c’est que la série de leurs expériences se termine comme la série même des expériences littéraires de Flaubert. Dans la dernière partie, dont nous n’avons que le plan, ils se remettaient à copier. Et copier, pour eux, c’était écrire Bouvard et Pécuchet. Ce qu’ils copiaient, c’était un répertoire de toute la bêtise humaine, qui comportait peut-être le dictionnaire des idées reçues et plus sûrement ce sottisier des livres, que Flaubert tenait à jour au fur et à mesure de ses lectures, et que Maupassant a publié le premier. Ils se délectaient, en artistes, à cette bêtise. Plusieurs des bévues recueillies par Flaubert dans son sottisier ne sont ridicules que parce qu’elles sont isolées de leur contexte. Et l’œuvre n’eût vraiment été achevée que si Flaubert eût poussé l’héroïsme jusqu’à la couronner, pour flèche suprême, de quelques fleurs d’anthologie sottisière prises dans ses propres récits. Pourquoi pas ? Le cercle eût été élégamment fermé, et le vieux serpent eût fort bien dessiné le zéro final de tout en se mordant la queue.


Mais pourquoi le serpent de la bêtise a-t-il deux têtes ? Pourquoi Bouvard et Pécuchet sont-ils deux, alors que saint Antoine était un ? Faguet se le demande. « Ils se doublent, dit-il, et comme se recouvrent les uns les autres, et il est agaçant de les savoir deux et de ne pas les voir deux… On aimerait mieux un seul personnage principal passant successivement par divers mondes, conversant successivement avec différents personnages secondaires », comme Faust. « Aussi bien Bouvard et Pécuchet est l’histoire d’un Faust qui serait un idiot. Il n’était pas du tout nécessaire qu’il y en eût deux[11]. »

C’était au contraire très nécessaire, et ce dualisme paraît l’âme même du roman. Faguet croit y voir un ressouvenir de Candide et de Pangloss (ce serait plutôt de Martin). Mais notons que dans l’article du journaliste Maurice qui forme le premier embryon de Bouvard, les deux copistes figuraient déjà. Je verrais peut-être plutôt dans l’hexasyllabe de leur double nom et de la conjonction un ressouvenir de Dupuis et Cotonet, qui sont déjà une ébauche de Bouvard et Pécuchet, et ont été présents de façon plus ou moins précise à la pensée de Flaubert. Souvenons-nous aussi que Flaubert, à ses époques de fermentation et d’enthousiasme, avait, lui aussi, été deux. D’abord avec Le Poittevin. « Si la chambre de l’Hôtel-Dieu pouvait dire tout l’embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l’établissement s’en écroulerait sur les bourgeois qui l’emplissent », écrit-il de Damas à Bouilhet. En Orient, c’était avec Du Camp. Toute la meilleure partie de sa vie, ce fut avec Bouilhet. Il semble qu’il ait eu besoin de garder cette racine de dualité dans sa parodie sinistre.

D’autant plus que ce besoin d’être deux est une infirmité. Pour vivre seul, disait Aristote, il faut être une brute ou un Dieu. Ce qui fait l’humanité moyenne, ce qui constitue le « bourgeois » au sens pur, c’est de s’agréger à autrui, de vivre numériquement, je ne dis pas nombreusement. Qui dit existence individuelle dit originalité, et il était nécessaire de soutirer rigoureusement de Bouvard et Pécuchet toute originalité. Au degré inférieur d’humanité où ils sont placés, on ne peut supporter la solitude, on existe et on acquiert sa troisième dimension par son reflet en autrui ; le contraire de M. Teste, qui serait à Bouvard et Pécuchet ce qu’est l’Hérodiade de Mallarmé à Salammbô.

L’un et l’autre ne commencent à exister qu’à la suite de leur rencontre, de leur découverte réciproque. À partir du moment où ils forment un couple, chacun se sent promu à une vie supérieure, trouve dans l’autre la justification et la raison de ses vagues pressentiments et de ses informes aspirations. Ils découvrent ainsi le monde extérieur. « Ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. »

Et puisque Bouvard et Pécuchet va de tout son être profond vers la parodie et le « grotesque triste », il faut que ce couple ridicule de vieux débutants parodie d’une certaine façon le couple humain, le couple normal, celui de l’homme et de la femme. Il y a là une valeur mâle et une valeur féminine ou plutôt femelle. Bouvard est l’homme solide, l’homme à femmes, le roquentin, Pécuchet représente l’élément féminin non positivement, mais négativement, dans la mesure où il n’est pas un homme. Il a gardé son innocence jusqu’à cinquante-trois ans, la perd avec une jeune servante et ne fait qu’un saut de l’amour à la pharmacie : un de ces coups de pied par lesquels la rancunière déesse se venge volontiers des Hippolytes quinquagénaires. Bouvard a toujours les opinions les plus hardies, et celui des deux qui sera préposé aux expériences religieuses sera naturellement Pécuchet. Il ne fallait pas qu’ils fussent pareils, mais qu’ils se répondissent comme les deux éléments d’un ménage. Leur rencontre détermine chez l’un et chez l’autre le coup de foudre. Flaubert s’est évidemment amusé à mettre en valeur l’élément féminin de Pécuchet, comme des plaisants de village habillent pour le mardi gras un grand benêt en mariée, sans oublier le droit à la fleur d’oranger. « Leurs goûts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux ; l’autre discret, méditatif, économe. » Tous deux vivent sur deux registres parallèles qui s’harmonisent précisément par leur contraste, ils forment les deux hémisphères du monde où va le voyage de découverte, les deux moitiés du globe impérial que tient en main le démon du grotesque, ce Yuk qui figurait dans une des premières œuvres de Flaubert comme son génie inspirateur. Et ce qu’ils mettent le mieux en commun, c’est leur naufrage. « Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. »

Dans l’Éducation sentimentale, Flaubert avait donné à la bêtise, impartialement, un visage bourgeois et un visage démocratique. Dans Madame Bovary, elle présentait la même figure dualiste, avec Homais et Bournisien. Mais c’étaient là des formes antithétiques de la bêtise, des formes qui se niaient réciproquement. Bouvard et Pécuchet en figurent deux formes complémentaires. Ni l’un ni l’autre ne sont d’ailleurs des fantoches. Ils vivent réellement, et les autres personnages du roman aussi. Seulement, quand on compare Bouvard à l’Éducation, on constate que cette intensité de la vie a décrû d’un degré, les personnages paraissent plus secs, plus petits de moitié. On a bien toujours des hommes sous les yeux, mais il semble qu’on ait passé une frontière, qu’on soit entré dans un autre pays où l’atmosphère soit moins vaporeuse, la lumière moins tamisée, les gestes plus saccadés et plus représentatifs, Les petites phrases et les petits paragraphes contribuent à cet effet. On dirait qu’une main de géant, celle de Micromégas, a pris l’espèce humaine, la regarde ironiquement et du dehors s’agiter. Les romans de Voltaire et certains passages de La Bruyère, lectures favorites de Flaubert, se reconnaissent.

Quand, devant Bouvard et Pécuchet, la critique lève les bras au ciel, flétrit en Flaubert le jeune homme bien doué qui a mal tourné, que, d’autre part, le flaubertisme intégral, réuni autour de M. Folantin dans l’arrière-boutique d’un traiteur sinistre, salue dans Bouvard, en même temps que l’Évangile des chefs de bureau naturalistes, le chef-d’œuvre de l’esprit humain, ces jugements, pour opposés qu’ils soient, paraissent déjà présents dans l’atmosphère du roman inachevé, lui donnent une manière de fin, s’incorporent à ce second volume virtuel (aussi précieux que le premier réel) qui comprend, avec le brouillon de Flaubert, le Dictionnaire des idées reçues, le Grand Sottisier, et les jugements sur Bouvard et Pécuchet. On ne peut pas parler de Bouvard sans dire quelque chose qui doive figurer dans le Dictionnaire ou le Sottisier. Résignons-nous à cette condition, ou plutôt acceptons-la comme une nécessité glorieuse, comme une preuve de la plasticité et de la vitalité du livre.

Le génie de Flaubert ressemble au Sadhuzag de la Tentation, dont les soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes. Quand il se tourne vers le vent du sud, il en sort des sons mélodieux. Mais quand il se tourne vers le vent du nord, son bois « exhale un hurlement, les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche ». Bouvard achève le cycle de ce que Flaubert a écrit sous l’inspiration du vent du nord. Ce vent du nord est un vent sec, un harmattan. Il rétrécit tout, rend tout cuisant et cassant. Flaubert, dans une page de lettre qui fournit une admirable vue critique, montre à quel point la création étoffée de Sancho est supérieure à la création sèche de Figaro. Cette création sèche de Figaro, elle participe à tout l’art sec du XVIIIe siècle, celui des Lettres persanes, des romans de Voltaire et des Liaisons. Et Bouvard, cet autre Candide, appartient bien à ce rameau extrême. Mais le Flaubert qui a réalisé Homais était tourné vers le vent du sud. Homais relevait de Sancho et non de Figaro. Il venait de Molière et de M. Jourdain. Et en passant de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet, il semble que Flaubert ait accompli sur un espace restreint tout l’essentiel de l’évolution littéraire qui va du XVIIe siècle au XVIIIe, des personnages à la Jourdain aux personnages à la Figaro.

Autant le gros Jourdain est étoffé par la vie, autant le sec Figaro est précisé, limité, cerné par un dessin de littérature. Autant M. Jourdain est le porte-parole de la nature, autant Figaro est le porte-parole de l’auteur. Et autant Flaubert a fait du Jourdain en créant Homais, autant il fait du Figaro dans Bouvard et dans Pécuchet, qui en viennent toujours irrésistiblement à être l’auteur, à exprimer l’auteur devant la bêtise sociale, comme Figaro exprimait l’auteur devant l’injustice sociale. Notons que le schème de Bouvard est en somme celui du Bourgeois gentilhomme : le bourgeois figuré sous les traits d’un vieillard abécédaire, d’un écolier hors de saison. Mais M. Jourdain, comme Homais, est placé en pleine réalité, s’y ébat allégrement comme un poisson dans l’eau. Il représente de l’étoffe sociale qui se fait, qui se dévide sur le métier comme les pièces de drap que vendait son père. Jourdain mamamouchi met le même point final d’apothéose qu’Homais chevalier de la Légion d’honneur. Au contraire, Bouvard et Pécuchet sont de la réalité qui se défait. Comme Candide et Figaro, ils représentent une veille de liquidation. Ils figurent dans le monde de l’intelligence la banqueroute qu’Emma Bovary et Frédéric Moreau figuraient dans le monde de la sensibilité. Dès lors, Bouvard et Pécuchet, c’est le personnage d’Homais repensé et refait ou plutôt défait à travers celui de Mme Bovary. Tout craque dans la main des deux copistes comme dans celle d’Emma. Pareille à Bouvard et à Pécuchet, Emma achetait une grammaire italienne et un plan de Paris, s’essayait à la maternité avec sa fille, à la vie mystique avec les livres « fameux pour une personne du sexe qui est pleine d’esprit » que commande pour elle Bournisien au libraire de l’évêché. Quand Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi », et qu’il se qualifiait de vieille femme hystérique, il éprouvait en lui la nature d’où sortent Bouvard et Pécuchet.

Le mot le plus profond que Flaubert ait prononcé sur Bouvard, c’est qu’« on n’écrit pas les livres qu’on veut ». Ce livre qui, vu du dehors, paraît bizarre, adventice, paradoxal, résultat d’une toquade ou d’une gageure, il était imposé à Flaubert par tout son passé littéraire, tout son être intellectuel et moral. Supposons qu’au lieu d’employer ses dernières années à écrire Bouvard, Flaubert eût réalisé son projet de roman sur le second Empire ou sa Bataille des Thermopyles. Cela eût mieux valu probablement pour la majorité de ses lecteurs. Il eût fait des livres qui eussent plu davantage au public, et même, en somme, de meilleurs livres. Une Bataille des Thermopyles eût fourni à la critique une aubaine, un pain blanc de lieux communs nourrissants. Entre Salammbô et la Bataille des Thermopyles, il y eût eu la guerre de 1870 et la Commune, comme il y a eu cette même guerre et cette même Commune entre les œuvres philosophiques de Taine et les Origines de la France contemporaine. Flaubert, au lieu de saper les bases, les eût reconnues et assujetties. Et cette Bataille eût été peut-être le chef-d’œuvre populaire de Flaubert, son Enlèvement de la redoute.

Il eût mieux valu aussi pour Napoléon de s’en aller finir tranquillement en Amérique que d’aller souffrir à Sainte-Hélène. Mais, comme le dit Chateaubriand, la destinée d’un grand homme est une Muse ; la destinée de Napoléon tirait à l’inverse de sa fortune, l’a emporté sur elle, a donné en beauté logique à son être durable ce qu’elle a enlevé en bonheur à son être passager. La destinée d’un écrivain prend, elle aussi, figure de muse. Et l’œuvre de cette Muse consiste moins à lui faire réaliser des œuvres également parfaites qu’à établir de l’une à l’autre d’œuvres inégales une intelligente ligne de vie. Il fallait Bouvard et Pécuchet pour achever Flaubert, pour donner au fleuve son profil d’équilibre, pour le conduire à une fin selon lui-même, pour en faire le miroir d’une idée originale, et vivante, et vécue du monde. Tout en criant bien souvent qu’il fallait être fou pour écrire un pareil livre, il n’avait pas tort de dire : « Oh ! si je ne me fourre pas le doigt dans l’œil, quel bouquin ! Qu’il soit peu compris, peu m’importe, pourvu qu’il me plaise, à moi et à nous et à un petit nombre ensuite[12]. » L’art grec avait raison de voir dans la tétralogie et non dans la trilogie la réalité dramatique complète, solide, à quatre pieds. La destinée, la Muse de toute carrière littéraire, veut qu’ici une carrière s’achève par le drame satyrique, par le rire et la parodie où elle se dissout pour faire place à une autre. Bouvard et Pécuchet termine en drame satyrique et en parodie l’œuvre de Flaubert. Lui dont la jeunesse même avait eu certaines parties de vieillard, il fallait que l’esprit de la parodie, esprit à la fois puéril et vieux, lui fournît comme figures de la vie ces vieillards qui ont manqué leur vie, qui essayent d’en refaire une avec des fantômes livresques et sociaux, et qui, déjà des ombres, nettoient avec des ombres de brosse une ombre de carrosse. Une existence littéraire, depuis Rousseau, se conclut volontiers sur ces œuvres qui scandalisent le conformisme de la critique, mais où un artiste, à l’heure de la vieillesse et de la mort, a au moins la satisfaction d’ouvrir toute son arrière-boutique, et de parler net, avant de partir. Ce sont les Rêveries du promeneur solitaire, c’est la Vie de Rancé, c’est l’Abbesse de Jouarre, c’est Bouvard et Pécuchet. Et tout cela n’empêche pas cette parodie d’être parodiée à son tour, ce rire triste de céder devant un rire frais, la jeunesse et la beauté de croître et de passer, et le point final d’une expérience d’homme de ne faire qu’un petit flocon d’écume sur la suite indéfinie de l’expérience humaine.

  1. DUMESNIL ET DESCHARMES, Autour de Flaubert, t. II, p. 5.
  2. Correspondance, t. III, p. 67.
  3. Correspondance, t. III, p. 30.
  4. Journal, t. VIII, p. 42.
  5. Correspondance, t. VII, p. 153.
  6. Correspondance, t. III, p. 238.
  7. Correspondance, t. VI. p.137.
  8. Correspondance, t. VIII, p. 355.
  9. Correspondance, t. IV, p. 349.
  10. Correspondance, t. VII, p. 237.
  11. Flaubert, p. 131.
  12. Correspondance, t. VIII, p. 92.