Guy Mannering/13

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 104-109).


CHAPITRE XIII.

MORT DU LAIRD ELLANGOWAN.


Ils me dirent que, par une sentence de la loi, ils avaient une commission pour saisir tous les biens. Il y avait un coquin au visage horrible qui s’emparait d’une pile d’assiettes d’argent massives, mises en monceau pour la vente publique. Il y en avait un autre qui faisait de mauvaises plaisanteries sur ta ruine ; il avait pris possession de tous les plus anciens ornements de famille.
Otway.


Le jour suivant, de bonne heure, Mannering monta à cheval, et, accompagné de son domestique, prit la route d’Ellangowan ; il n’eut pas besoin de demander le chemin. Une vente à la campagne est un lieu public de rencontre et d’amusement, et les gens de toutes les classes s’y rendaient de divers côtés.

Après environ une heure de marche dans un paysage pittoresque, les vieilles tours du château ruiné se présentèrent aux yeux du colonel : les pensées avec lesquelles il s’en était éloigné tant d’années auparavant revinrent frapper l’esprit de notre voyageur. Le paysage était le même ; mais combien étaient changés les sentiments, les espérances et les projets de celui qui le revoyait ! Alors l’amour et la vie étaient nouveaux pour lui, et l’avenir était doré de leurs rayons ; maintenant, trompé dans ses affections, rassasié de ce que le monde appelle gloire et honneurs, l’esprit bourrelé d’un souvenir amer et de remords, son plus doux espoir était de trouver une retraite où il pût nourrir la mélancolie qui devait l’accompagner jusqu’au tombeau. « Et cependant, se dit-il, quel insensé oserait ici se plaindre de l’instabilité de ses espérances et de la vanité de ses projets ? Les anciens chefs qui ont élevé ces tours énormes et massives pour être la forteresse de leur race et le siège de leur pouvoir, avaient-ils songé qu’un jour viendrait où le dernier de leurs descendants serait chassé comme un vagabond de ses domaines ? Mais les biens de la nature sont inaltérables. Le soleil brillera sur ces tours en ruine, soit qu’elles deviennent la propriété d’un étranger ou d’un vil et obscur intrigant qui abuse de la loi, avec autant d’éclat que lorsque les bannières de leur fondateur flottèrent au vent, pour la première fois, sur les remparts. »

Ces réflexions conduisirent Mannering jusqu’à la porte du château, qui ce jour-là était ouverte à tout le monde. Il entra avec la foule qui traversait les appartements, les uns pour choisir quelques articles qu’ils voulaient acheter, les autres seulement pour satisfaire leur curiosité. Même dans les circonstances les plus favorables, un pareil spectacle a quelque chose qui porte à la mélancolie. Cette confusion de meubles déplacés pour que les acheteurs puissent les voir et les enlever facilement, excite un sentiment pénible. Ces objets qui, rangés avec ordre et symétrie, ont un air de richesse et de beauté, prennent alors une apparence de misère qui fait pitié ; et les appartements, dépouillés de tout ce qui les rend commodes et confortables, ont un aspect de ruine et de dilapidation. On éprouve aussi une sorte de dégoût en voyant les objets destinés aux usages secrets de la vie domestique exposés aux regards des curieux et du vulgaire ; en entendant les fastidieuses et grossières plaisanteries des spectateurs sur des modes et des meubles auxquels ils ne sont pas habitués. Cette humeur plaisante est entretenue par le whisky, liqueur qu’on ne manque pas de prodiguer en Écosse dans ces occasions. Tels sont les effets ordinaires d’une scène telle que celle qui se passait alors à Ellangowan ; mais la pensée que, dans cette circonstance, ils indiquaient la ruine totale d’une famille honorable et ancienne, inspirait à Mannering un sentiment bien plus pénible et plus douloureux.

Il s’écoula quelque temps avant qu’il pût trouver quelqu’un disposé à répondre à ses questions réitérées sur Ellangowan lui-même. Enfin une vieille servante, qui essuyait ses yeux avec son tablier en parlant, lui dit que « le laird était un peu mieux, qu’on espérait qu’il serait en état de quitter aujourd’hui la maison ; que miss Lucy attendait la chaise à chaque instant, et que, comme le jour était beau pour la saison, on avait transporté le vieillard dans son fauteuil sur la pelouse devant le vieux château pour l’éloigner de ce triste spectacle. » Le colonel se rendit au lieu indiqué, et il aperçut bientôt le petit groupe, qui était composé de quatre personnes. La montée était rapide, aussi eut-il le temps de les reconnaître en s’avançant, et de songer à la manière dont il se présenterait à eux.

M. Bertram, paralytique et presque sans mouvement, occupait son fauteuil, la tête couverte de son bonnet de nuit, vêtu d’un large habit de camelot et les pieds enveloppés dans une couverture. Debout derrière lui et les mains croisées sur la canne qui le supportait, était Dominie Sampson, que Mannering reconnut sur-le-champ ; le temps n’avait opéré aucun changement en lui, si ce n’est que son habit noir semblait plus brun, et ses joues maigres encore plus creuses que lorsqu’il l’avait vu pour la première fois. À l’un des côtés du vieillard était une véritable sylphide, une jeune personne d’environ dix-sept ans, que le colonel pensa être sa fille. De temps en temps elle jetait des regards inquiets vers l’avenue, comme si elle eût attendu la chaise de poste, et dans les intervalles elle s’occupait à arranger la couverture pour garantir son père du froid, et à répondre aux questions qu’il semblait faire d’une manière inquiète et plaintive. Elle n’avait pas le courage de porter ses regards vers le château, quoique le bruit de la foule dût attirer son attention de ce côté. La quatrième personne du groupe était un beau jeune homme, d’un extérieur noble, qui semblait partager l’inquiétude de miss Bertram et sa sollicitude pour son père.

Ce jeune homme fut le premier qui aperçut le colonel Mannering, et sur-le-champ il se dirigea à sa rencontre pour le prier poliment de ne point s’approcher davantage de ces infortunés. Mannering s’arrêta, et lui adressant la parole, il lui dit « qu’il était un étranger que M. Bertram avait autrefois reçu avec autant de bienveillance que de politesse ; qu’il ne se serait pas présenté devant lui dans un moment si affligeant, si ce n’eût été en quelque sorte l’abandonner aussi ; il désirait seulement offrir à M. Bertram et à sa jeune demoiselle les services qu’il était en son pouvoir de leur rendre. »

Il s’arrêta alors à quelque distance du fauteuil : le vieillard le regarda d’un œil terne, qui marquait qu’il ne le reconnaissait pas. Dominie semblait trop absorbé dans le chagrin, pour remarquer même sa présence. Le jeune homme parlait à l’écart à miss Bertram, qui s’avança avec timidité, et remercia le colonel Mannering de ses bontés. « Mais, ajouta-t-elle les larmes aux yeux, je crains que mon père ne soit pas en état de vous reconnaître. »

Alors elle se rapprocha du fauteuil, accompagnée par le colonel. « Mon père, dit-elle, voici M. Mannering, un vieil ami qui vient vous voir.

— Il est le bienvenu, » répondit le vieillard en se levant sur son fauteuil, et essayant de faire un geste de politesse, tandis qu’un rayon de satisfaction semblait ranimer ses traits flétris. « Mais Lucy, ma chère, retournons à la maison ; ne faites pas rester le gentleman ici au froid. Dominie, prenez les clefs de la cave au vin. M. Ma…a… — le gentleman prendra sûrement quelque chose après la course qu’il fient de faire. »

On ne peut exprimer combien Mannering fut affecté par le contraste qu’il remarquait entre cette réception et celle que lui avait faite le même individu lors de sa première visite à Ellangowan. Il ne put retenir ses larmes ; et son émotion, qu’il ne put cacher, lui acquit à l’instant la confiance de la jeune miss Bertram, qui n’avait pas d’amis.

« Hélas ! dit-elle, c’est un sujet de compassion, même pour un étranger ; mais il vaut mieux pour mon pauvre père qu’il en soit ainsi, que de connaître et pouvoir sentir son malheur. »

Un domestique en livrée s’approcha en ce moment et dit à voix basse au jeune gentleman : « Monsieur Charles, milady vous cherche partout pour enchérir à sa place sur l’armoire d’ébène ; lady Jeanne Devorgoil est avec elle ; il faut que vous veniez tout de suite. — Dites-leur que vous n’avez pu me trouver, Tom ; ou, attendez, dites-leur que j’examine les chevaux. — Non, non, dit Lucy Bertram avec empressement ; si vous ne voulez pas ajouter au malheur de ce triste moment, allez rejoindre votre compagnie sur-le-champ. Ce gentleman, j’en suis sûre, nous accompagnera jusqu’à la voiture. — Sans aucun doute, madame, dit Mannering ; votre jeune ami peut compter sur mes soins. — Adieu donc ! » dit le jeune Hazlewood ; et après avoir murmuré un mot à l’oreille de Lucy, il descendit la colline à grands pas comme s’il eût craint que le courage de s’éloigner lui manquât s’il marchait moins rapidement.

« Où court Charles Hazlewood ? dit le vieillard, apparemment accoutumé à sa présence et à ses soins ; où court Charles Hazlewood ? Qu’est-ce qui l’oblige à s’éloigner ainsi maintenant ? — Il reviendra dans un moment, » répondit Lucy avec douceur.

On entendit alors parler du côté des ruines. Le lecteur peut se rappeler que l’éminence sur laquelle se passait cette scène douloureuse servait de communication entre le château et ces ruines.

« Oui, il y a une grande quantité de coquilles et d’algues marines pour engrais, comme vous l’observez ; mais, si l’on voulait bâtir une nouvelle maison, ce qui pourrait à la vérité être nécessaire, il y a de bonnes pierres brutes dans ce vieux donjon : car le diable ici… — Bon Dieu, dit rapidement miss Bertram à Sampson, c’est la voix de ce misérable Glossin ; si mon père le voit, c’en est assez pour le tuer ! »

Sampson tourna perpendiculairement sur ses talons, et marcha à grands pas à la rencontre de l’attorney, au moment où il sortait d’une des arcades du vieux château. « Hors d’ici ! s’écria-t-il, hors d’ici !… Voulez-vous le tuer et vous emparer de ses biens ? — Allons, allons, maître Dominie Sampson, répondit Glossin avec insolence, si vous ne pouvez pas prêcher en chaire, vous ne prêcherez pas ici. Nous venons appuyés par la loi, mon bon ami, et nous vous laissons l’Évangile. »

Le nom seul de cet homme avait été récemment un sujet d’irritation violente pour le pauvre malade. Le son de sa voix produisit alors le même effet instantané. M. Bertram se leva sans aide, et se tournant vers Glossin, il lui dit avec un accent de colère qui formait un étrange contraste avec la pâleur de son visage : « Hors de ma vue, vipère ! infâme vipère, qui perces le sein qui t’a réchauffée. Ne crains-tu pas que les murs du château de mes pères ne s’écroulent sur toi et n’écrasent tes membres et tes os ? Ne crains-tu pas que le seuil de la porte du château d’Ellangowan ne s’entr’ouvre et ne t’engloutisse ? N’étais-tu pas sans amis, sans asile, sans argent, lorsque je t’ai tendu la main ? Et tu me chasses aujourd’hui, moi et cette jeune fille innocente, sans amis, sans asile, sans argent, de cette maison qui nous a abrités, nous et les nôtres, depuis des siècles. »

Si Glossin eût été seul, il se serait probablement éloigné ; mais le sentiment de la présence d’un étranger et de celle de la personne qui l’accompagnait et qui avait l’air d’un arpenteur, le détermina à payer d’effronterie. Cette tâche cependant était trop forte, même pour son effronterie. « Monsieur… monsieur… monsieur Bertram… monsieur, ce n’est pas à moi que vous devriez vous en prendre, mais à votre propre imprudence, monsieur… »

L’indignation de Mannering était à son comble. « Monsieur, dit-il à Glossin, sans chercher à connaître qui a tort ou raison dans cette querelle, je dois vous dire que le lieu, le temps et ma présence sont fort peu convenables pour cette explication ; et vous m’obligerez en vous retirant sans ajouter un seul mot. »

Glossin était un homme grand, vigoureux et musculeux ; il ne fut donc pas fâché d’avoir affaire à un étranger qu’il espérait effrayer, plutôt que de continuer à soutenir sa mauvaise cause contre son malheureux patron. « Je ne sais qui vous êtes, monsieur, et je ne permettrai à personne d’user d’une telle liberté avec moi. »

Mannering était naturellement d’un caractère bouillant ; ses yeux brillèrent d’un feu sombre ; il comprima sa lèvre inférieure avec tant de violence que le sang en jaillit, et s’approchant de Glossin : « Vous ne me connaissez pas, monsieur, dit-il ; peu importe, moi je vous connais ; et si vous ne descendez à l’instant cette colline sans proférer une parole, par le ciel qui est au-dessus de nous, vous ne ferez qu’un saut du sommet jusqu’en bas. »

Ce ton impératif d’une juste colère imposa tout-à-coup silence aux fanfaronnades de Glossin. Il hésita, tourna sur ses talons, et, murmurant entre ses dents qu’il ne voulait point effrayer miss Bertram, il les délivra de son odieuse présence.

Le postillon de mistress Mac-Candlish, qui était arrivé assez à temps pour entendre ce qui s’était passé, dit tout haut : « S’il s’était trouvé sur mon chemin, le vil coquin, je l’aurais fait sauter d’aussi bon cœur que j’aurais ramassé un bodle[1]. »

Il s’avança alors pour annoncer que ses chevaux étaient prêts pour emmener le vieillard et sa fille. Mais ils n’étaient plus nécessaires. Le corps affaibli de M. Bertram avait été épuisé par le dernier effort de la colère et de l’indignation, et lorsqu’il retomba sur sa chaise il expira presque sans agonie et sans pousser un gémissement. La mort produisit si peu d’altération dans ses traits, que les cris poussés par sa fille, quand elle vit ses yeux fixes et qu’elle sentit son pouls sans mouvement, annoncèrent seuls sa mort aux spectateurs.

  1. Ancienne monnaie d’Écosse qui valait la sixième partie d’un penny anglais, ou dix centimes de France. a. m.