Guy Mannering/14

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 109-114).


CHAPITRE XIV.

LA VENTE.


La cloche sonne une heure. Nous ne comptons les heures qu’après qu’elles sont perdues ; c’est donc sagesse à l’homme de donner au temps une voix. Ce son solennel me paraît la voix d’un ange.
Young. Première nuit.


La morale que le poète a si bien déduite du mode adopté pour mesurer le temps peut s’appliquer exactement à la manière dont nous considérons le court espace qui constitue la vie humaine. Nous regardons en tremblant, comme s’ils étaient sur le bord du tombeau, les vieillards, les infirmes, ceux que leurs occupations exposent journellement, et cependant nous ne tirons aucune leçon de leur frêle existence jusqu’à ce que le moment soit arrivé. Alors du moins,

Nos espérances et nos craintes
S’éveillent en sursaut, et leurs fortes étreintes
De la vie observent le bord.
Regardez : quoi ? ce vaste abîme
Est où l’éternité s’exprime :
Voilà donc notre dernier port !

Les oisifs et les curieux rassemblés en foule à Ellangowan n’avaient en vue que leur amusement, ou ce qu’ils appelaient leurs affaires, et ils faisaient peu d’attention aux sentiments de ceux qui souffraient dans cette cruelle circonstance. Il est vrai que très peu connaissaient la famille. Le père, par sa retraite, ses malheurs et son état d’imbécillité, avait été oublié par ses contemporains, et sa fille n’en avait jamais été connue. Mais lorsque la rumeur générale eut annoncé que l’infortuné M. Bertram avait perdu la vie en s’efforçant de quitter la demeure de ses ancêtres, la sympathie fit couler des torrents de larmes, comme la source sortit du rocher frappé par la verge du prophète. On se rappelait avec respect l’antiquité et l’intégrité irréprochables de cette famille, et par dessus tout on payait à la sainte vénération due à l’infortune le tribut qu’en Écosse elle réclame rarement en vain.

M. Mac-Morlan se hâta d’annoncer qu’il suspendrait la vente du domaine et des autres propriétés, et qu’il en laisserait la libre possession à la jeune miss jusqu’à ce qu’elle se fût consultée avec ses amis et eût pourvu à l’enterrement de son père.

L’expression générale de pitié avait intimidé Glossin pendant quelques minutes ; mais, enhardi en voyant que l’indignation populaire ne se portait pas contre lui, il eut l’audace de demander qu’on procédât à la vente.

« Je prendrai sur ma propre autorité de l’ajourner, dit le substitut du shérif, et je me rends responsable des conséquences. Je ferai savoir quand on y procédera de nouveau. Il est de l’intérêt de tous que les terres soient vendues au plus haut prix possible, et le moment actuel n’est pas propre à le faire espérer. »

Glossin sortit de la salle et du château en secret et en toute hâte ; et bien lui en prit certainement, car notre ami Jack Jabos haranguait déjà une troupe nombreuse de jeunes garçons à jambes nues et les exhortait à l’expulser.

On mit à la hâte quelques chambres en ordre pour y recevoir la jeune dame et le corps de son père. Mannering pensa que sa présence était alors inutile et pourrait être mal interprétée. Il remarqua aussi que plusieurs familles alliées à celle d’Ellangowan, et qui appuyaient en grande partie leurs prétentions à la noblesse sur leur parenté, étaient alors disposées à payer à leur arbre généalogique un tribut qu’elles n’avaient point offert à leurs prétendus parents dans l’adversité, et que l’honneur de présider aux funérailles de feu Godefroy Bertram (comme dans la mémorable controverse sur le lieu de la naissance d’Homère) allait probablement être disputé par sept gentilshommes de rang et de fortune, dont pas un ne lui avait offert un asile de son vivant. Comme sa présence était inutile, Mannering résolut de faire un petit voyage de quinze jours, terme auquel était ajournée la vente du domaine d’Ellangowan.

Avant de partir, il demanda une entrevue à Dominie. En apprenant qu’un gentilhomme voulait lui parler, le pauvre homme laissa voir une expression de surprise sur ses traits maigris, auxquels le chagrin récent avait donné un air encore plus extraordinaire. Il fit deux ou trois profonds saluts à Mannering, et se relevant il attendit en silence qu’il voulût bien lui communiquer ses ordres.

« Vous ne devinez sûrement pas, monsieur Sampson, dit Mannering, ce qu’un étranger peut avoir à vous dire ? — À moins que ce ne soit pour me charger d’instruire un jeune homme dans les belles lettres et les connaissances humaines ; mais je ne le puis, je ne le puis, j’ai une autre tâche à remplir. — Non, monsieur Sampson, mes désirs ne sont pas si ambitieux. Je n’ai pas de fils, et, je le suppose, vous ne verriez pas dans ma fille unique une écolière convenable. — Sûrement non, répondit le simple Dominie ; néanmoins c’est moi qui ai donné à miss Lucy toutes les connaissances nécessaires, quoique ce soit la femme de charge qui lui ait appris ces travaux vulgaires de broderie et de couture. — Eh bien, monsieur, répliqua Mannering, c’est de miss Lucy que je veux vous parler. Vous n’avez, je présume, aucun souvenir de m’avoir vu. »

Sampson, d’un esprit toujours assez distrait, ne se rappelait ni l’astrologue qu’il avait vu anciennement, ni l’étranger qui avait pris la défense de son maître contre Glossin, tant la mort soudaine de son ami avait embrouillé ses idées.

« Eh bien, cela ne fait rien, poursuivit le colonel ; je suis une vieille connaissance de feu M. Bertram, j’ai les moyens et la volonté de secourir sa fille dans les circonstances présentes. En outre, j’ai quelque idée d’acheter ce domaine, et je désirerais que les choses fussent en ordre. Voudriez-vous avoir la bonté d’employer cette petite somme aux dépenses nécessaires de la famille ! » Il mit entre les mains de Dominie une bourse contenant de l’or.

« Pro-di-gi-eux ! s’écria Dominie Sampson. Mais si Votre Honneur veut attendre… — Impossible, monsieur, impossible, » dit Mannering en lui échappant.

« Pro-di-gi-eux ! s’écria une seconde fois Sampson en le suivant jusqu’au haut de l’escalier tenant toujours la bourse ; « mais cet argent… »

Mannering descendit l’escalier aussi vite qu’il le put.

« Pro-di-gie-ux ! » s’écria Dominie Sampson pour la troisième fois en arrivant à la porte d’entrée ; « mais cet argent… »

Mannering était déjà à cheval et ne pouvait plus l’entendre. Dominie, qui n’avait jamais eu en sa possession, soit pour lui, soit comme dépositaire, le quart de cette somme, quoiqu’elle ne dépassât pas vingt guinées, demanda conseil, comme il le disait lui-même, sur ce qu’il devait faire de ce bel or ainsi laissé à sa disposition. Heureusement il trouva un conseiller désintéressé dans Mac-Morlan, qui lui indiqua les moyens de l’employer à adoucir le sort de miss Mannering, usage sans doute auquel il avait été destiné par le donateur.

Bon nombre de gentilshommes du voisinage firent alors sincèrement des offres pressantes d’hospitalité et de service à miss Bertram. Elle avait quelque répugnance à entrer d’abord dans une famille qui la recevrait plutôt par compassion que par amitié ; elle se décida donc à attendre l’opinion et les avis de la plus proche parente de son père, mistriss Margaret Bertram de Singleside, vieille dame célibataire, à laquelle elle avait fait part de sa malheureuse situation.

Les obsèques de feu M. Bertram se firent avec une grande décence, et sa malheureuse fille ne pouvait plus se considérer que comme habitant momentanément la maison où elle était née, et où sa douceur et ses attentions avaient si long-temps adouci les chagrins et les infirmités de la vieillesse. Ce que lui avait dit M. Mac-Morlan lui avait fait concevoir l’espérance qu’elle ne serait point obligée de quitter subitement cet asile ; mais la fortune en avait ordonné autrement.

Pendant les deux journées qui précédèrent l’époque fixée pour la vente des terres et du domaine d’Ellangowan, Mac-Morlan attendait à chaque instant l’arrivée du colonel Mannering, ou du moins une lettre avec pouvoir de traiter pour lui. Mais rien n’arriva. M. Mac-Morlan sortit le matin de bonne heure, se rendit au bureau de poste ; il n’y avait point de lettres pour lui. Il s’efforça de se persuader qu’il verrait le colonel Mannering à déjeuner, et il dit à sa femme de préparer sa plus belle porcelaine et de s’habiller en conséquence. Tous ces préparatifs furent en pure perte. « Si j’avais pu prévoir cela, dit-il, j’aurais parcouru toute l’Écosse pour trouver un acquéreur à opposer à Glossin. » Hélas ! ces réflexions venaient trop tard. L’heure fixée arriva ; les acquéreurs se réunirent à la loge de Massons à Kippletringan, lieu désigné pour la vente ajournée. Mac-Morlan employa autant de temps que la bienséance le permit, et lut tous les articles de la vente aussi lentement que si c’eût été son arrêt de mort. Il tournait ses yeux vers la porte toutes les fois qu’elle s’ouvrait, mais avec un espoir qui devenait de plus en plus faible. Il prêtait l’oreille au moindre bruit qu’on entendait dans la rue du village et tâchait de distinguer le bruit des roues et des chevaux ; vaine espérance ! Une idée lumineuse alors s’offrit à son esprit ; il crut que le colonel Mannering pouvait avoir chargé une autre personne d’enchérir à sa place, et il n’eut pas un moment la pensée de lui reprocher le manque de confiance qu’une telle conduite aurait prouvé ; mais il fut bientôt détrompé. Après un moment de silence solennel, M. Glossin offrit le prix le plus élevé pour les terres et la baronnie d’Ellangowan. Aucun acquéreur ne se présenta et aucune enchère ne fut faite : aussi après l’intervalle ordinaire du temps que met le sable d’une horloge à couler, l’acquéreur donnant les sûretés convenables, Mac-Morlan fut obligé, en termes techniques, d’annoncer et de déclarer que la vente était légitimement accomplie, et que ledit Gilbert Glossin était acquéreur desdites terres et du domaine. L’honnête substitut refusa de partager un repas splendide que Gilbert Glossin, esquire, maintenant Glossin d’Ellangowan, offrait au reste de la compagnie, et il retourna chez lui, exhalant sa mauvaise humeur contre la légèreté et le caprice de ces nababs indiens[1] qui ne pensent jamais la même chose dix jours de suite. Ce fut la fortune qui prit généreusement sur elle tout le blâme, et fit taire le ressentiment de Mac-Morlan.

Un exprès arriva à six heures du soir, « ivre à ne pouvoir se porter, » dit la servante ; il remit une lettre du colonel Mannering, datée de quatre jours, et écrite d’une ville distante d’environ cent milles de Kippletringan, contenant plein pouvoir à M. Mac-Morlan, ou à tout autre qu’il voudrait choisir, d’acheter le domaine, et l’annonce que des affaires importantes de famille appelaient le colonel lui-même dans le Westmoreland, où les lettres devaient lui être adressées chez sir Arthur Mervyn, esquire de Mervyn-Hall.

Mac-Morlan, dans le transport de sa colère, jeta le pouvoir à la tête de l’innocente servante, et ce ne fut pas sans peine qu’il s’abstint d’accueillir à coups de fouet le coquin de messager dont la lenteur et l’ivrognerie étaient cause de ce désappointement.

  1. C’est le nom des princes indiens. On appelle aussi nababs les Anglais qui ont amassé de grandes richesses dans l’Inde. a. m.