Guy Mannering/16

La bibliothèque libre.
Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 120-125).


CHAPITRE XVI.

INTRIGUE.


Notre Polly est une petite scélérate ; elle s’embarrasse peu de ce que nous lui ayons appris. Je m’étonne qu’un homme veuille élever une fille ; car, lorsqu’on l’a bien habillée, qu’elle nous a beaucoup coûté, qu’elle est belle, bien parée et attrayante comme un concombre qu’on sert sur une table, elle s’échappe.
Opéra du Mendiant.


Après la mort de M. Bertram, Mannering s’était mis en route pour faire une petite tournée, se proposant de revenir dans le voisinage d’Ellangowan avant que l’époque de la vente de ce domaine fût arrivée. Il se rendit en conséquence à Édimbourg et en différents endroits, et à son retour vers le district sud-ouest de l’Écosse où se passe notre scène, dans une ville de poste éloignée d’environ cent milles de Kippletringan, où il avait mandé à son ami Mervyn de lui adresser ses lettres, il en reçut une de ce gentleman qui contenait une nouvelle désagréable. Comme nous avons déjà pris la liberté de participer a secretis aux actions de ce gentleman, nous présenterons au lecteur un extrait de cette lettre.

« Je vous demande pardon, mon cher ami, de la peine que je vous ai faite en vous forçant à rouvrir ces blessures encore mal fermées dont parle votre lettre. J’ai toujours entendu dire, quoique à tort peut-être, que les attentions de M. Brown ne s’adressaient qu’à miss Mannering. Mais, quoi qu’il en fût, on ne pouvait supposer que, d’après votre position, sa témérité pût éviter d’être découverte et punie. Les philosophes disent que nous abandonnons à la société nos droits naturels de défense personnelle, à la condition seulement que la loi nous protégera. Lorsque la condition d’un marché n’est pas remplie, la stipulation devient nulle. Par exemple, personne ne disconviendra que je ne sois tout aussi en droit de défendre ma bourse et ma vie contre un voleur de grand chemin, qu’un Indien sauvage qui ne connaît ni lois ni magistrats. La question de résistance ou de soumission doit être décidée d’après ma force ou ma position. Mais si, étant bien armé et égal en force, j’endure l’injustice ou la violence d’un homme, quel qu’il soit, je présume qu’on n’attribuera pas cette conduite à un scrupule religieux ou moral, à moins que je ne sois un quaker. Une attaque dirigée contre mon honneur ne me met-elle pas dans une situation semblable ? Une insulte, en pareil cas, quelque légère qu’elle soit en elle-même, a sous tous les rapports une importance plus grande pour ma vie que le tort que peut me faire un brigand qui me volerait sur le grand chemin. Les lois ont moins de force pour me venger, ou, pour mieux dire, cette offense échappe à leur pouvoir. Qu’un homme veuille m’enlever ma bourse, si je n’ai pas le courage ou les moyens de m’y opposer, les assises de Lancaster ou de Carlisle[1] me feront justice en pendant le voleur. Qui dira cependant que j’étais obligé d’attendre cette justice, et de me laisser piller d’abord, si j’ai en moi le courage nécessaire pour protéger ma propriété ? Et si l’on me fait un affront qui imprime une tache éternelle à mon caractère aux yeux des hommes d’honneur, et auquel les douze juges d’Angleterre, le chancelier à leur tête, ne peuvent apporter aucun remède, quelle loi ou quel motif peut m’empêcher de protéger ce qui doit être et ce qui est infiniment plus précieux à un galant homme que sa fortune et sa vie ? Je n’agiterai pas la question sous son point de vue religieux, jusqu’à ce que je trouve un révérend théologien qui condamne la défense personnelle lorsqu’il s’agit de la vie et de la propriété. Si on l’admet en ce cas, on ne peut me faire un crime de défendre mon honneur. Si ma réputation est exposée aux attaques de personnes d’une moralité peut-être sans tache ou d’un beau caractère, on ne peut encore me contester le droit légitime de la défense personnelle. Je serais fâché que les circonstances m’eussent engagé dans un combat singulier avec de tels hommes, mais j’éprouverais le même sentiment pour un ennemi généreux qui tomberait sous mon épée dans une guerre nationale. Toutefois je laisse aux casuistes le soin de décider cette question ; je ferai observer seulement que ce que je viens d’écrire n’est pas en faveur du duelliste de profession, ou de celui qui est l’agresseur dans une affaire d’honneur. Je veux seulement excuser celui qui est amené sur le terrain par une insulte telle, qu’en la laissant passer impunie il perdrait pour toujours le rang l’estime dont il jouit dans la société.

« Quoique fâché que vous ayez l’intention de vous établir en Écosse, je suis flatté que ce ne soit pas à une distance immense et dans une partie trop reculée. Aller du Devonshire au Westmoreland est un voyage qui ferait frissonner un habitant des Indes orientales ; mais partir du Galloway ou du comté de Dumfries pour venir nous voir, c’est faire un pas, bien petit, il est vrai, pour se rapprocher du soleil. D’ailleurs, si, comme je le soupçonne, le domaine que vous avez en vue dépend de ce vieux château où vous avez joué le rôle d’astrologue lors de votre course dans le nord, il y a quelque vingt ans, je vous en ai entendu trop souvent faire la description avec un enthousiasme très comique pour espérer de vous détourner de l’acheter. J’espère cependant que le laird hospitalier, quoique un peu commère, n’a point encore coulé bas, et que son chapelain, dont le portrait m’a fait rire tant de fois, est encore in rerum natura[2].

« Et c’est ici, mon cher Mannering, que je voudrais m’arrêter, car je me décide avec peine à continuer cette lettre, quoique je sois sûr que dans ce qui va suivre, il n’y ait pas le moindre soupçon d’indiscrétion à élever contre la jeune pupille que vous avez confiée momentanément à mes soins. Mais je dois encore me montrer digne du surnom de Downright Dunstable[3] qu’on m’avait donné au collège. En un mot, voici ce dont il s’agit :

« Votre fille a hérité en grande partie de la tournure romanesque de votre caractère ; elle y joint un peu de ce désir d’être admirée, qui est plus ou moins le faible de toutes les jolies femmes. De plus, elle paraît devoir hériter de vos biens, circonstance indifférente pour ceux qui voient Julia avec mes yeux, mais c’est un appât bien grand pour les hommes qui recherchent plutôt la fortune que la vertu. Vous savez combien je l’ai plaisantée sur sa douce mélancolie, sur ses promenades solitaires le matin avant que personne soit levé, et au clair de lune quand tout le monde devrait être couché ou faire une partie de cartes, ce qui est la même chose. L’incident que je vais vous raconter ne sort point des bornes de la plaisanterie, mais je préfère qu’elle vienne de vous plutôt que de moi.

« Deux ou trois fois depuis quinze jours j’ai entendu, à une heure avancée de la nuit, ou le matin de très bonne heure, un flageolet jouer le petit air hindou que votre fille aime tant. J’ai pensé d’abord que quelque domestique ami de l’harmonie, et dont le goût pour la musique était contrarié pendant le jour, choisissait cette heure silencieuse pour imiter les sons qui avaient pu frapper son oreille dans votre antichambre. Mais la nuit dernière j’avais veillé un peu tard dans mon cabinet, qui est situé précisément sous la chambre de miss Mannering ; à ma grande surprise, non seulement j’entendis distinctement le flageolet, mais je m’assurai que les sons partaient du lac qui baigne les murs de mon château. Curieux de connaître quel était celui qui nous donnait une sérénade à cette heure indue, je m’approchai doucement de la fenêtre, mais il y avait d’autres personnes que moi qui veillaient. Vous pouvez vous rappeler que miss Mannering préféra l’appartement qu’elle occupe, à cause du balcon qui donne sur le lac. Eh bien, j’entendis lever le châssis d’une fenêtre, ouvrir les volets, et sa voix que je reconnus me convainquit qu’elle était en conversation avec quelqu’un qui lui répondait d’en bas : ce n’est point là beaucoup de bruit pour rien[4]. Je ne pouvais me tromper, c’était sa voix si douce et si insinuante ; et, pour dire la vérité, les accents qui s’élevaient d’en bas étaient tout aussi tendres. Mais que disait-on ? c’est ce que je ne pus distinguer. J’ouvris ma fenêtre afin de saisir plus que le simple murmure de ce rendez-vous à l’espagnole, mais, malgré toutes mes précautions, le bruit alarma les causeurs ; la fenêtre de la jeune dame retomba, les volets furent refermés à l’instant, et le bruit de deux rames qui frappaient l’eau annonça la retraite de l’autre interlocuteur : j’entrevis même sa barque qui manœuvrait avec autant d’adresse que d’agilité et qui sillonnait le lac comme si elle eût contenu douze rameurs.

« Le lendemain matin j’interrogeai, comme par hasard, quelques-uns de mes domestiques, et j’appris que le garde-chasse, en faisant sa ronde, avait vu deux fois sur le lac, près de la maison, cette barque conduite par une seule personne, et avait entendu le flageolet. Je m’abstins de pousser plus loin mes questions, de peur de compromettre Julia dans l’opinion des gens auxquels je les avais adressées ; mais, à déjeuner, je touchai quelques mots de la sérénade du soir précédent, et je vis que miss Mannering rougit et pâlir alternativement. Je m’empressai de donner à la conversation une tournure qui pût foire croire à Julia que mon observation était purement accidentelle ; mais dès ce moment j’ai pris la résolution de placer de la lumière toute la nuit dans ma bibliothèque, et d’en laisser les volets ouverts, pour empêcher les visites de notre rôdeur nocturne. J’ai allégué la rigueur de l’hiver qui approche, et l’humidité des brouillards, comme un obstacle aux promenades du soir et du matin. Miss Mannering consentit à tout avec un calme qui n’est pas dans son caractère, et qui, pour vous dire ce que j’en pense, est un pronostic qui me déplaît un peu. Julia a trop du caractère de son cher papa pour se laisser contrarier dans ses volontés, s’il n’y avait quelque petite explication qu’elle juge prudent d’éviter.

« J’ai fini mon récit, et maintenant c’est à vous de juger ce que vous devez faire ; je n’ai rien dit à ma bonne femme, qui, portée à excuser les faiblesses de son sexe, m’aurait certainement conseillé de ne point vous faire connaître ces particularités, et aurait pu, au lieu de cela, se mettre dans la tête d’exercer son éloquence sur miss Mannering ; mais quelque puissante qu’elle soit lorsqu’elle est dirigée contre moi, ce qui est très légitime, elle pourrait, du moins je le crains, faire plus de mal que de bien dans la circonstance présente. Quant à vous, peut-être sera-t-il plus prudent d’agir sans faire aucune remontrance, ou même sans paraître avoir eu connaissance de ce qui s’est passé. Julia ressemble beaucoup à un de mes amis ; elle a une imagination vive et ardente et des sentiments romanesques, propres à peindre de couleurs trop sombres ou trop riantes les événements de la vie. Au total, c’est une fille charmante, aussi bonne et aussi spirituelle qu’elle est aimable. Je lui ai rendu de tout mon cœur le baiser que vous m’avez envoyé pour elle ; et en retour elle pressa amicalement ma main dans la sienne. Je vous engage à venir le plus vite que vous pourrez. En attendant, comptez sur les soins de votre fidèle

« Arthur Mervyn. »

P. S. « Vous désirerez naturellement savoir si j’ai quelque soupçon sur l’homme à la sérénade ; en vérité je n’en ai aucun. Il n’y a point dans nos environs de jeune gentleman que son rang ou sa fortune mettrait à même d’aspirer à la main de Julia, qui soit capable de remplir un tel rôle. Mais de l’autre côté du lac, presque en face de Mervyn-Hall, est une diable d’auberge qui sert de rendez-vous à des aventuriers de toute espèce : poètes, peintres, acteurs et musiciens s’y rendent pour rêver, déclamer et extravaguer dans les sites pittoresques et romantiques de nos environs. C’est payer un peu cher ces beautés de la nature qui attirent un tel essaim de jeunes vagabonds. Si Julia était ma fille, ce serait de ce côté que je craindrais pour elle : elle est généreuse et romanesque ; elle écrit six pages par semaine à une jeune fille avec laquelle elle est en correspondance, et il est quelquefois dangereux d’avoir, en pareil cas, à chercher un sujet pour exercer ses sentiments ou sa plume. Adieu encore une fois. Si j’avais traité cette aventure plus sérieusement, c’eût été faire injure à votre excellent jugement ; si je l’avais passée sous silence, c’eût été vous donner lieu de suspecter ma prudence. »

Aussitôt cette lettre reçue, le colonel Mannering, après avoir d’abord envoyé le négligent messager à M. Mac-Morlan avec les pouvoirs nécessaires pour acheter le domaine d’Ellangowan, monta à cheval et dirigea sa course plus au sud. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé au château de son ami M. Mervyn, situé sur les bords d’un des lacs du Westmoreland.

  1. Villes principales de deux comtés de l’Angleterre, du Lancastershire et du Cumberland. a. m.
  2. Dans la nature des choses, c’est-à-dire de ce monde. a. m.
  3. Sans détours. a. m.
  4. Titre d’une pièce de Shakspeare. a. m.