Guy Mannering/18

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 130-137).


CHAPITRE XVIII.

SUITE DE LA CORRESPONDANCE.


Parler avec un homme par une fenêtre : un joli entretien !
Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


Nous devons continuer à donner quelques extraits des lettres de miss Mannering ; ils mettent au jour le bon sens naturel de cette jeune personne, ses principes, sa sensibilité. Ses légers défauts provenaient d’une éducation imparfaite, et de l’imprudence d’une mère qui dans son cœur regardait son mari comme un tyran, le craignait comme tel, et qui, à force de lire des romans, devint tellement avide d’intrigues compliquées, qu’elle voulut en conduire une dans sa maison, et en rendre sa fille, jeune personne de seize ans, la principale héroïne. Elle se plaisait dans les petits mystères, les intrigues, les secrets, et tremblait cependant en songeant à l’indignation que ces pitoyables manœuvres exciteraient dans l’esprit de son mari. Ainsi souvent elle formait un plan purement par plaisir, ou peut-être par esprit de contradiction, s’avançait plus loin qu’elle n’aurait voulu, cherchait à se tirer d’embarras par de nouvelles ruses, ou à couvrir ses erreurs par la dissimulation, se trouvait enveloppée dans ses propres filets, et était forcée, dans la crainte qu’on ne les découvrît, de continuer des manœuvres qui dans le principe n’avaient été qu’un simple badinage.

Heureusement le jeune homme qu’elle avait reçu si imprudemment dans sa société intime, et encouragé dans son attachement pour sa fille, avait un fonds d’honneur et de principes qui rendait sa présence moins dangereuse que mistress Mannering n’aurait dû espérer ou s’y attendre. On ne pouvait lui reprocher que l’obscurité de sa naissance ; sous tous les autres rapports,

Dans ses projets brillants il voulait la victoire ;
Il aimait la vertu, idolâtrait la gloire ;
Et, d’après le chemin qu’il avait su choisir.
On voyait les succès qu’il pouvait obtenir.

Mais pouvait-il éviter le piège que l’imprudence de mistress Mannering avait tendu sous ses pas ? Il s’attacha donc à une jeune fille dont la beauté et les manières eussent fait naître sa passion, même là où elles se rencontrent plus souvent que dans une forteresse éloignée, dans nos établissements des Indes. Les suites funestes de la conduite de son épouse ont été détaillées dans la lettre de Mannering à M. Mervyn, et revenir sur ce sujet, serait abuser de la patience de nos lecteurs.

En conséquence, nous allons donner, comme nous l’avons déjà fait, des extraits des lettres de miss Mannering à son amie.


sixième extrait.


« Je l’ai revu, Mathilde, je l’ai revu deux fois ! J’ai épuisé tous les arguments pour le convaincre que ces entretiens secrets étaient dangereux pour nous deux ; je l’ai même pressé de poursuivre ses projets de fortune, sans penser plus long-temps à moi ; je lui ai dit que la certitude de le voir échappé aux suites du ressentiment de mon père me rendait le calme et le bonheur. Il m’a répondu ; et comment pourrais-je vous détailler tout ce qu’il a trouvé à me répondre ? Il a réclamé comme son bien les espérances que ma mère lui avait permis de concevoir ; il voulait me persuader de faire la folie de m’unir à lui sans le consentement de mon père ; mais, Mathilde, jamais je ne me laisserai persuader une telle chose. J’ai résisté aux sentiments qui s’élevaient dans mon cœur pour appuyer ses paroles, je les ai domptés ; et cependant comment sortir de ce malheureux labyrinthe où nous ont engagés la fatalité et l’imprudence de ma mère.

« J’ai réfléchi sur ce sujet, Mathilde, jusqu’à en avoir des vertiges ; oui, je pense que le meilleur parti est de faire un aveu sincère à mon père. Il le mérite, car sa bonté pour moi est inépuisable. Depuis que j’ai étudié de plus près son caractère, j’ai remarqué qu’il ne devient violent et emporté que lorsqu’il soupçonne qu’on le trompe ou qu’on veut lui en imposer, et, sous ce rapport peut-être, il a été mal jugé par quelqu’un qui lui était bien cher. Il y a aussi dans ses sentiments quelque chose de romanesque. Je l’ai vu accorder au récit d’une action généreuse, d’un trait d’héroïsme ou de désintéressement, des larmes que la peinture du malheur n’aurait pu lui arracher. Mais aussi, Brown me dit qu’il est son ennemi personnel. Puis l’obscurité de sa naissance ! ce serait donner à mon père le coup de la mort. Mathilde ! je désire qu’aucun de vos ancêtres n’ait combattu à Azincourt ou à Poitiers ! Sans la vénération que mon père a pour la mémoire du vieux Miles Mannering, je lui parlerais avec moitié moins de frayeur que je n’en ressens. »


septième extrait.


« Je reçois à l’instant votre lettre ; avec quel plaisir je l’ai lue ! Je vous remercie, ma chère amie, de votre amitié compatissante et de vos conseils ; ce n’est que par une entière confiance que je peux les payer.

« Vous me demandez quelle est la naissance de Brown, puisqu’elle serait si désagréable à mon père ; son histoire n’est pas longue à raconter. Il est d’origine écossaise ; mais étant resté orphelin, un de ses parents, établi en Hollande, se chargea de son éducation. Il fut élevé dans le commerce, et envoyé, jeune encore, dans un de nos établissements des Indes orientales, où son tuteur avait un correspondant ; mais, à son arrivée, ce correspondant était mort, et il n’eut d’autre ressource que d’entrer comme commis dans une autre maison de commerce. La guerre qui s’alluma et les pertes que l’on fit au commencement, ouvrirent les rangs de l’armée aux jeunes gens qui étaient disposés à embrasser la carrière des armes, et Brown, qui avait du goût pour l’état militaire, fut le premier à quitter la route qui l’aurait peut-être conduit à la fortune, pour prendre celle qui conduisait à la gloire. Le reste de son histoire vous est connu. Pensez quelle serait la colère de mon père, lui qui méprise le commerce (quoique, pour le dire en passant, il doive une partie de ses richesses à mon grand-oncle qui exerçait cette profession honorable), et qui a une antipathie toute particulière pour les Hollandais ! Comment recevrait-il des propositions de mariage pour sa fille unique de la part de Van Beest Brown, élevé par charité dans la maison de Van Beest et Van Bruggen ! Malhilde, cela est impossible ! et moi-même, le croirez-vous ? je me sens quelquefois disposée à partager l’opinion de mon père : mistress Van Beest Brown ! voilà un nom bien recommandable, n’est-il pas vrai ? Que nous sommes enfants ! »


huitième extrait.


« C’en est fait, Mathilde ; je n’aurai jamais le courage de rien confier à mon père, et je crains même qu’il n’ait déjà appris mon secret par une autre voie, ce qui ôterait tout mérite à ma révélation et ferait évanouir la lueur d’espérance que j’entrevoyais. Hier soir, Brown vint comme de coutume sur ce lac, et son flageolet m’annonça son arrivée : nous étions convenus qu’il emploierait ce signal. Ces lacs romantiques attirent de nombreux voyageurs, qui satisfont leur enthousiasme en visitant leurs sites à toute heure, et nous espérions que si du château l’on remarquait Brown, il passerait pour un de ces admirateurs de la nature qui vient s’abandonner à ses rêveries en faisant de la musique. Les sons de l’instrument devaient être aussi une excuse si l’on venait à m’apercevoir sur le balcon. Mais hier soir, lorsque j’étais bien occupée à lui parler de mon projet de faire un entier aveu à mon père, et qu’il le combattait avec force, nous entendîmes s’ouvrir doucement la fenêtre de la bibliothèque de M. Mervyn, qui est au-dessous de ma chambre. Je fis signe à Brown de se retirer, et je rentrai tout de suite, avec quelque faible espoir que notre entrevue n’avait pas été remarquée.

« Mais, hélas ! Mathilde, cette espérance s’évanouit lorsque je vis M. Mervyn le lendemain matin à déjeuner. Il y avait tant de malice et d’ironie dans ses regards, que, si j’eusse osé, je ne me serais jamais mise si fort en colère de ma vie. Mais il faut se conduire prudemment. Mes promenades sont maintenant limitées à l’enceinte de son jardin, où le bon gentleman peut marcher à petits pas à mes côtés sans trop se fatiguer. Je l’ai surpris deux ou trois fois tâchant de souder mes pensées et de lire sur ma physionomie. Il a parlé plus d’une fois de flageolet, et plus d’une fois aussi il a fait l’éloge de la vigilance et de la méchanceté de ses chiens, du soin avec lequel le garde fait sa ronde avec un fusil chargé. Il a même parlé de pièges et de fusils à ressort. Je ne manquerais pas volontiers à un vieil ami de mon père, mais j’ai quelquefois l’envie de lui montrer que je suis la fille du colonel Mannering, ce dont M. Mervyn sera convaincu si je m’abandonne à mon caractère pour répondre à ses attaques indirectes. Une chose dont je suis sûre, et dont je lui suis reconnaissante, c’est qu’il n’a rien dit à mistress Mervyn. Dieu me protège ! j’aurais reçu de fameuses leçons sur les dangers de l’amour et sur celui de respirer la nuit l’air du lac ; sur le risque de gagner un rhume et d’être le jouet d’un homme qui court après ma fortune ; sur l’utilité du petit-lait et sur celle des fenêtres fermées ! Je plaisante, Mathilde, et cependant mon cœur est bien triste. Je ne sais ce que fait Brown : la crainte d’être découvert a mis un terme à ses visites nocturnes. Il loge dans une auberge sur le rivage, de l’autre côté du lac, sous le nom de Dawson, m’a-t-il dit : il n’est pas heureux dans le choix de ses noms. Je pense qu’il n’a pas quitté le service, mais il ne m’a rien dit de ses projets pour l’avenir.

« Pour mettre le comble à mon embarras, mon père est arrivé subitement et de très mauvaise humeur, Notre bonne hôtesse (je l’ai appris par une conversation animée entre elle et sa femme de charge) ne l’attendait pas avant une semaine ; mais j’ai lieu de croire que son arrivée n’était pas une surprise pour son ami M. Mervyn. Il fut très froid et très réservé avec moi, ce qui m’a ôté la force de lui ouvrir mon cœur. Il m’a dit, pour excuser sa colère et sa mauvaise humeur, qu’il a manqué l’acquisition d’un domaine dans le sud-ouest de l’Écosse, et qu’il le regrette beaucoup. Mais je ne crois pas que son égalité d’âme puisse être si facilement dérangée. Pour sa première excursion, il traversa le lac dans une barque avec M. Mervyn pour se rendre à l’auberge dont je vous ai parlé. Imaginez avec quelle inquiétude j’attendis son retour. S’il avait reconnu Brown, peut-on prévoir ce qui en serait résulté ! Cependant il revint sans, je crois, avoir rien découvert. J’apprends à l’instant que, comme il n’a point acheté le domaine qu’il désirait, il songe maintenant à louer une maison dans le voisinage de ce même Ellangowan dont j’ai les oreilles rebattues. Il paraît espérer que ce domaine ne tardera pas à être remis en vente. Je ne ferai partir cette lettre que lorsque je connaîtrai ses intentions d’une manière positive.

« Je viens d’avoir une entrevue avec mon père ; il ne m’a dit que ce qu’il voulait bien que je susse. Ce matin, après le déjeuner, il m’a priée de passer avec lui dans la bibliothèque. Mathilde, mes genoux tremblaient sous moi, et je n’exagère pas en disant que j’eus de la peine à le suivre. Je ne sais ce que je craignais ; mais depuis mon enfance je suis habituée à voir tout ce qui l’entoure trembler au froncement de son sourcil. Il me dit de m’asseoir, et jamais je n’ai obéi de si bon cœur, car, en vérité, je ne pouvais plus me soutenir. Il continua à marcher en long et en large dans la chambre. Vous avez vu mon père, et vous avez remarqué sans doute combien ses traits sont expressifs : ses yeux sont naturellement brillants, mais l’agitation ou la colère leur font jeter un feu sombre et perçant. Il a aussi l’habitude de mordre ses lèvres, ce qui marque un combat entre l’emportement naturel de son caractère et l’empire qu’il s’efforce d’exercer sur lui-même. C’était la première fois que nous nous trouvions seuls depuis son retour en Écosse ; et comme il laissait échapper des signes d’agitation intérieure, j’eus quelque soupçon qu’il allait entamer le sujet que je redoutais le plus.

« Combien je me sentis soulagée quand je vis que je m’étais trompée ! Il paraît qu’il n’est pas instruit des découvertes ou des soupçons de M. Mervyn, ou qu’il ne veut pas entrer en explication avec moi sur ce sujet. Je ne peux vous dépeindre mon contentement, quoique, d’après les rapports qu’on lui a faits ou qu’on lui fera sans doute, il puisse me croire plus coupable que je ne le suis. Néanmoins je n’eus pas le courage de provoquer moi-même l’explication, et je restai dans le silence en attendant ses ordres.

« Julia, me dit-il, mon homme d’affaires m’écrit d’Écosse qu’il a loué pour moi une habitation bien meublée avec tout ce qui peut être nécessaire à notre usage ; elle est à trois milles du domaine que je voulais acheter. » Et il s’arrêta, semblant attendre une réponse.

« Partout où vous vous plairez, mon père, je suis sûre d’être heureuse moi-même. — Fort bien ; mais j’ai aussi le projet de vous y donner une société pour cet hiver. »

« Je pensai à M. Mervyn et à son aimable épouse. « La compagnie que vous me choisirez me sera toujours agréable, mon père, répondis-je à voix basse. — Oh ! c’est par trop de soumission ! Elle est excellente à mettre en pratique ; mais ces protestations si souvent répétées me rappellent la dépendance servile de nos esclaves noirs des Indes orientales. En un mot, Julia, je sais que vous aimez la société, et je suis dans l’intention d’inviter une jeune personne, la fille d’un de mes amis qui vient de mourir, à venir passer quelques mois avec nous. — Pas de gouvernante, pour l’amour du ciel, papa ! » m’écriai-je sans songer à ce que je disais, la crainte l’emportant sur la prudence.

« Il n’est pas question de gouvernante, miss Mannering, me répondit-il un peu sévèrement. C’est une jeune dame élevée à l’école de l’adversité, et dont les excellents exemples peuvent vous apprendre, je vous l’assure, à vous gouverner vous-même. »

« Cette observation m’embarrassa un moment. Enfin je repris ainsi :

« Cette jeune dame est Écossaise ? — Oui. — A-t-elle beaucoup l’accent du pays ? — Au diable ! répondit mon père en s’emportant ; pensez-vous que je tienne à ce qu’elle prononce a pour ai, i pour aye ? Je parle sérieusement, Julia. Vous êtes portée à l’amitié, c’est-à-dire à former des liaisons que vous nommez ainsi. (N’était-ce pas bien dur à entendre, Mathilde ?) Eh bien, je veux vous faire acquérir une amie digne de ce titre. J’ai donc résolu d’inviter cette jeune dame à venir passer quelques mois au sein de ma famille, et j’espère que vous aurez pour elle tous les égards dus au malheur et à la vertu. — Certainement, mon père. Et ma future amie a-t-elle les cheveux rouges ? »

« Il me lança un regard sévère. Vous me direz peut-être que je le méritais ; mais je ne sais quel malin esprit me souffle si souvent de ces questions déplacées.

« Elle vous est supérieure, Julia, en beauté physique autant que par sa prudence et son affection pour ses amis. — Mon Dieu, papa, pensez-vous que celle supériorité soit une bonne recommandation ? Allons, je vois que vous allez prendre trop sérieusement mes plaisanteries : quelle que soit cette jeune dame, l’intérêt qu’elle vous inspire lui assure tous mes égards. À propos, a-t-elle quelqu’un pour la servir ? Autrement il faudra y songer. — N’o… no… non, elle est seule… excepté pourtant le chapelain qui demeurait chez son père : c’est un très brave homme et j’espère qu’il ne la quittera pas. — Un chapelain ! papa… Dieu nous bénisse ! — Oui, miss Mannering, un chapelain. Qu’est-ce que ce mot a d’étonnant ? N’avions-nous pas un chapelain à la maison lorsque nous étions dans les Indes ? — Oui, papa ; mais vous étiez commandant alors.

— Et je le suis encore, miss Mannering, du moins dans ma famille.

— Nul doute, mon père ; mais nous lira-t-il les prières de l’église anglicane ? »

« La simplicité apparente avec laquelle je lui fis cette question troubla sa gravité. « Allons, Julia, me dit-il, vous êtes une méchante fille ; mais que gagnerais-je à vous gronder ? De ces deux étrangers vous ne pourrez vous empêcher d’aimer la jeune dame ; quant à la personne que, faute d’autre nom, j’ai appelée chapelain, c’est un digne homme, quoique un peu ridicule : il ne s’apercevra jamais que vous riez de lui, si vous ne riez pas à gorge déployée.

— Cher papa, j’aime beaucoup cette partie de son caractère. Mais, je vous prie, la maison que nous allons habiter est-elle aussi agréablement située que celle-ci ? — Elle ne sera peut-être pas tant à votre goût ; il n’y a point de lac sous les fenêtres, et vous serez obligée de vous contenter de la musique qu’on fera dans l’intérieur. »

« Ce dernier coup de main[1] finit notre petite discussion, car vous pouvez penser, Mathilde, qu’il m’ôta toute envie de répondre.

« Cependant, comme vous l’avez pu voir par ce dialogue, j’avais pris assez d’aplomb. Brown est vivant et libre ; il est en Angleterre, il m’aime ! cette assurance me suffit pour braver toutes les craintes, tous les embarras. Nous quittons Mervyn-Hall dans quelques jours pour notre nouvelle demeure. Je ne manquerai pas de vous écrire ce que je pense de nos hôtes écossais. Ce sont probablement deux honorables espions que me donne mon père : une espèce de Rozencrantz femelle, et un révérend… Guildenstern ; la première en jupon court, le second sous l’habit ecclésiastique. Quel contraste avec la société que j’aurais voulu avoir ! Aussitôt notre arrivée dans notre nouvelle demeure, je ferai connaître à ma chère Mathilde le sort de son amie

« Julia Mannering. »
  1. En français dans l’original. a. m.