Guy Mannering/36

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 254-264).


CHAPITRE XXXVI.

L’AVOCAT.


Donnez-moi un verre de vin des Canaries, pour que mes yeux s’animent ; car je dois parler comme un homme en colère, et je parlerai ainsi sur le ton du roi Cambyse.
Shakspeare. Henri IV, première partie.


Mannering, ayant fait choix de Sampson pour compagnon de voyage, ne tarda pas à partir pour Édimbourg. Ils faisaient route dans la chaise de poste du colonel. Celui-ci, qui connaissait la distraction de maître Dominie, ne voulait pas un instant le perdre de vue ; surtout il se serait bien donné de garde de le laisser voyager à cheval ; car quelque malicieux garçon d’écurie aurait pu se donner le plaisir de le mettre en selle le visage tourné du côté de la queue. Aidé de son valet de chambre, qui le suivait à franc étrier, il parvint à débarquer, sans malencontre, M. Sampson dans une auberge à Édimbourg ; car à cette époque les hôtels étaient peu communs. Je dis sans malencontre, et pourtant il exerça deux fois la patience de son surveillant. La première, Barnes le trouva en discussion avec le maître d’école de Moffat : après une très longue conversation sur la quantité d’une syllabe, dans Horace, livre ii, ode 7, ces deux doctes personnages s’étaient engagés dans une querelle sur la signification précise du mot malobathro, dans la même ode. La seconde fois, voulant visiter le champ de Rullion-green et son monument sépulcral, bien chers à son cœur presbytérien, il était descendu pour un moment de la chaise de poste et il ne put être rejoint par Barnes qu’au moment où, après l’avoir visité, il avait déjà pris sa direction vers les monts Pentland. Dans ces deux occasions Dominie avait oublié son ami, son patron, son compagnon de voyage, aussi complètement que s’il eût été encore aux Grandes-Indes. Quand on lui rappela que le colonel l’attendait : « Pro-di-gi-eux… j’avais oublié, » s’écria-t-il selon sa coutume ; et il retourna vers la chaise de poste. Barnes admira la patience de son maître, sachant par expérience avec combien de peine il supportait la négligence et la lenteur ; mais Sampson était pour le colonel un homme privilégié. Tous deux si différents d’humeur et de caractère, il semblait qu’ils fussent faits pour vivre ensemble. Mannering avait-il besoin d’un livre, Sampson l’apportait sur-le-champ. Fallait-il faire une addition, une soustraction, Sampson était toujours prêt. Voulait-il retrouver un passage de quelque auteur classique, il avait recours à Sampson comme à un dictionnaire. Et que l’on s’occupât de lui ou que l’on n’y fît pas attention, cette espèce d’automate ne se montrait ni plus glorieux ni plus mécontent.

Sitôt arrivés à Édimbourg et établis à l’auberge de George, près de Bristo-Port, tenue à cette époque par le vieux Cockburn (j’aime l’exactitude dans les narrations), le colonel demanda quelqu’un pour le conduire chez M. Pleydell, l’avocat auquel il devait remettre la lettre de M. Mac-Morlan. Ayant ordonné à Barnes d’avoir l’œil sur M. Sampson, il se fit conduire chez le jurisconsulte.

C’était vers la fin de la guerre d’Amérique. Le goût des maisons commodes, bien aérées, des ameublements élégants, n’avait pas encore fait beaucoup de progrès dans la capitale de l’Écosse. On commençait, dans la partie méridionale de la ville, à bâtir des maisons dans des maisons[1] comme on les appelait emphatiquement ; et au nord, la nouvelle ville, aujourd’hui si étendue, consistait à peine en quelques maisons isolées. La plupart des personnes considérables, et surtout les hommes de robe, habitaient encore les donjons de la vieille ville. Les habitudes de quelques-uns des vétérans de la chicane n’avaient pas beaucoup changé : un ou deux des avocats les plus accrédités recevaient encore leurs clients dans les tavernes, comme cela se pratiquait un demi-siècle auparavant ; et quoique les jeunes praticiens s’élevassent contre cette vieille coutume, les vieux jurisconsultes n’en conservaient pas moins l’habitude de mêler le vin et les plaisirs de la table aux affaires sérieuses : ils y tenaient, parce qu’elle était ancienne, et peut-être aussi parce qu’ils s’en étaient toujours bien trouvés. Parmi ces zélateurs du temps passé qui persistaient avec une obstination affectée à conserver les mœurs de la génération précédente, était maître Paulus Pleydell, esquire, au demeurant honnête homme, instruit et avocat distingué.

Attaché aux pas de son conducteur, Mannering, après avoir suivi une ou deux rues obscures, arriva à la rue Haute (High-Street), qui en ce moment retentissait des cris des marchandes d’huîtres et du bruit des sonnettes des marchands de gâteaux ; car, comme le remarqua son guide, huit heures venaient de sonner à l’horloge de Tron[2]. Il y avait long-temps qu’il ne s’était trouvé dans les rues d’une capitale populeuse. Ce tumulte et ces cris, cette activité commerciale, cette agitation pour les plaisirs et la licence, la variété des lumières, la forme continuellement changeante des groupes qui remplissent les rues, offrent dans une grande ville, pendant la nuit surtout, un spectacle dont tous les éléments, considérés à part, sont bien vulgaires, mais qui, combinés ensemble, produisent sur l’imagination une impression vive et frappante. On reconnaissait la hauteur extraordinaire des maisons par les lumières qui brillaient irrégulièrement à leurs façades, et il y en avait de si élevées, qu’elles semblaient étinceler au milieux des cieux. Ce coup d’œil, aujourd’hui moins étendu, était alors plus imposant, par la longueur de la Grand’Rue, qui ne s’interrompait qu’à l’endroit où le pont du Nord, communiquant avec elle, formait une place superbe et régulière, depuis la façade du Luckenboots jusqu’à l’entrée de la Canongate, et dont l’étendue en tous sens était en harmonie avec la hauteur prodigieuse des édifices qui l’entouraient de tous les côtés.

Mannering n’eut pas le temps de regarder ni d’admirer : son conducteur lui fit traverser rapidement cette scène intéressante et entra tout-à-coup dans une petite rue fort étroite qui allait en pente. Dans une maison à droite, ils montèrent avec précaution un escalier dont la propreté, à en juger par un seul sens, parut fort suspecte à Mannering ; arrivés à une hauteur assez considérable, ils entendirent frapper un grand coup à une porte, à deux étages encore au-dessus d’eux. La porte s’ouvrit, et les aboiements subits et bruyants d’un chien, les cris d’une femme, les miaulements d’un chat en furie et sur la défensive, se mêlèrent à la voix rauque d’un homme qui disait du ton le plus élevé : « Ici, Mustard ! ici ; à bas, monsieur, à bas ! — Que le ciel nous garde ! dit la femme ; s’il avait fait du mal à notre chat, M. Pleydell ne me l’aurait jamais pardonné. — Ce ne sera rien, ma chère ; mais votre chat ne doit pas être préféré à un client. Vous dites donc qu’il n’y est pas ? — Non, M. Pleydell n’est jamais chez lui le samedi soir. — Et le dimanche matin non plus, sans doute ? À quoi passe-t-il donc son temps ? »

Sur ces entrefaites, Mannering arriva : il vit un campagnard grand et vigoureux, vêtu d’une redingote couleur poivre et sel mêlés ensemble, avec de larges boutons de métal, un chapeau recouvert de toile cirée, des bottes, un gros fouet sous le bras ; l’interlocutrice était une chambrière, qui tenait d’une main le loquet de la porte, et de l’autre un camstane, ou poêlon rempli d’eau de savon, ce qui à Édimbourg indique infailliblement le samedi soir.

« Ainsi, M. Pleydell n’est pas chez lui, ma bonne fille ? demanda Mannering. — Il est chez lui, monsieur, mais il n’est pas à la maison. Il sort toujours le samedi soir. — Mais, ma bonne fille, je suis étranger, et mon affaire est pressée… Pourriez-vous me dire où je le pourrais trouver ? — Son Honneur, reprit le guide de Mannering, doit être à cette heure à la taverne de Clerihugh… Cette femme vous l’aurait dit, il y a déjà long-temps, mais elle s’imagine peut-être que c’est sa maison que vous désirez voir. — Conduisez-moi donc à cette taverne ; j’espère qu’il voudra bien m’écouter ; car je suis venu pour une affaire de quelque importance. — Je ne puis pas vous dire, monsieur ; je sais qu’il n’aime pas qu’on lui parle d’affaires le samedi… Mais il est très obligeant pour les étrangers. — J’irai aussi à la taverne, reprit notre ami Dinmont ; car je suis étranger aussi, et j’ai aussi à lui parler d’affaires importantes. — Allez, reprit la chambrière ; s’il reçoit le gentilhomme, il recevra aussi le simple campagnard… Mais, surtout, n’allez pas lui dire que c’est moi qui vous ai envoyés. — Je ne suis qu’un simple campagnard, c’est vrai ; mais je ne viens pas pour le faire travailler sans salaire, » dit le fermier dans un mouvement légitime d’orgueil ; et il descendit les escaliers, suivi par Mannering et son guide.

Mannering ne put s’empêcher d’admirer l’air décidé avec lequel l’étranger, qui marchait devant eux, fendait la foule, écartant par le simple poids de son corps les passants, ivres ou non. « Il n’ira pas loin de ce train-là, dit le guide ; je parierais une couronne qu’il n’arrivera pas au bout de la rue sans rencontrer quelqu’un qui lui cherche querelle. »

Cet augure ne se vérifia pas : en regardant la taille et la vigueur du colossal Dinmont, ceux qu’il heurtait ainsi le jugeant sans doute d’un trop dur métal pour s’y frotter, le laissaient passer son chemin sans rien dire. Mannering marchait sur les pas de Dinmont ; mais enfin celui-ci s’arrêta, et se tournant vers le guide du colonel, il lui dit : « Je crois, mon ami, que c’est ici la cachette. — Oui, oui, répliqua Donald, c’est ici la cachette. »

Dinmont fit encore quelques pas, prit une allée obscure, monta un escalier non moins sombre, et entra dans une chambre dont il vit la porte ouverte. Pendant qu’il appelait à grand bruit le garçon, comme s’il eût appelé un de ses chiens, Mannering regardait autour de lui, et se demandait comment un homme instruit, bien élevé, et exerçant une profession libérale, pouvait choisir un tel endroit pour y passer ses récréations. Sans parler de l’entrée, qui était horrible, la maison était misérable et tombait en ruine. La chambre où ils se trouvaient en ce moment n’était que faiblement éclairée par une petite fenêtre qui en tout temps, mais principalement vers le soir, donnait accès à un mélange confus d’odeurs désagréables ; vis-à-vis, et du côté opposé, était un vitrage qui donnait sur la cuisine, laquelle n’avait pas de communication avec l’air extérieur, mais recevait pendant le jour un peu de la clarté obscure et nébuleuse que la fenêtre opposée tirait d’une petite rue fort étroite. En cet instant l’intérieur de la cuisine, éclairé par de larges feux, était un vrai pandémonion où hommes et femmes, à demi vêtus, étaient occupés à faire de la pâtisserie, à préparer des huîtres, et à faire bouillir ou rôtir toutes sortes de viandes. Les souliers en pantoufles, ses cheveux, semblables à ceux d’une Mégère, s’échappant de dessous un petit bonnet rond qui lui couvrait les oreilles, la maîtresse de la maison s’agitait, criait, donnait des ordres, en recevait, commandait et obéissait tour à tour, et semblait la magicienne qui régnait sur ces régions ténébreuses.

De fréquents et bruyants éclats de rire qui s’élevaient dans les différentes parties de la maison, prouvaient que ces travaux étaient agréables à un nombreux public. Un garçon se décida, non sans peine, à indiquer au colonel Mannering et à Dinmont l’endroit où leur ami le docte légiste célébrait ses orgies hebdomadaires. La scène qui s’offrit à leurs yeux quand ils entrèrent, et surtout l’attitude du jurisconsulte lui-même, qui remplissait dans cette scène le principal personnage, frappèrent de surprise ses deux clients.

M. Pleydell était un homme aux mouvements brusques, au regard vif et pénétrant ; la finesse ordinaire de sa profession brillait dans ses yeux, et, au total, la gravité un peu pédante d’un avocat se reconnaissait dans toute sa personne. Mais cette gravité, il la déposait le samedi soir, en même temps que sa perruque à trois marteaux et sa redingote noire, quand il était entouré de joyeux compagnons, et prêt à tenir ce qu’il appelait ses grands jours. En ce moment on était à table, et le festin durait depuis quatre heures. Enfin sous la direction d’un vénérable ami de la bouteille, qui avait pris part à la joie et aux divertissements de trois générations successives, la troupe, un peu échauffée, venait de commencer l’ancien jeu, maintenant oublié, des high-jinks. Ce jeu se jouait de différentes manières. Le plus souvent, on jetait les dés sur la table, et celui que le sort désignait, était obligé de prendre et de soutenir pendant quelque temps un caractère de convention, ou de répéter un certain nombre de vers fescennins[3] dans un ordre particulier. S’il sortait un instant du caractère assigné, ou si sa mémoire le trahissait lorsqu’il débitait les vers, des amendes étaient prononcées contre lui. Ces amendes étaient employées soit à boire une dose d’eau-de-vie de surérogation, soit à dégrever d’autant le mémoire général de la soirée. C’est ce passe-temps qui occupait toute l’attention de la compagnie quand Mannering entra dans la chambre.

Le conseiller Pleydell, tel que nous venons de le dépeindre, était intronisé, comme un monarque, dans un fauteuil placé sur la table, la tête entourée d’une couronne de bouchons, les yeux clignotants avec une expression qui tenait de la gaîté et un peu de l’ivresse, pendant que sa cour, autour de lui, répétait des bouts-rimés du genre de ceux-ci :

Où donc Géronte est-il ? où s’est-il fourvoyé ?
Pour n’avoir su nager, Géronte s’est noyé.

Ô Thémis ! tels étaient jadis les amusements de tes enfants d’Écosse.

Dinmont était entré le premier ; il demeura un moment stupéfait… puis il s’écria : « C’est lui ! bien sûr, c’est lui ! Mais diable ! il n’est pas aisé de le reconnaître. »

À ces mots prononcés par le garçon : « M. Dinmont et le colonel Mannering demandent à vous parler, monsieur, » Pleydell tourna la tête, et rougit un peu en voyant les manières distinguées du voyageur anglais. Mais il était de l’opinion de Falstaff : « Allons, coquins, achevez la comédie ! » Jugeant avec raison que c’était le meilleur moyen de ne point du tout paraître embarrassé : « Où sont nos gardes ? s’écria ce moderne Justinien ; ne voyez-vous pas un chevalier étranger arrivé des pays lointains, ici à notre cour d’Holy-Rood… avec notre brave agriculteur André Dinmont, préposé à la garde des troupeaux de notre couronne dans la forêt de Jedwood, où, grâce à notre sollicitude royale pour l’administration de la justice, ils paissent aussi en sûreté que dans le comté de Fife ? Où sont nos hérauts, nos poursuivants d’armes ? notre Lyon, notre Marchmount, notre Carrick, et notre Snowdown ? Faites asseoir ces étrangers à notre table, et qu’on les traite comme il convient à leur rang et à la solennité de ce jour… Demain nous écouterons ce qu’ils ont à nous dire. — Pardon, mon prince, c’est demain dimanche, dit un des convives. — Dimanche ? oui, en effet. Nous nous conformerons aux prescriptions de l’Église… Notre audience sera donc remise à lundi. »

Mannering, qui était resté incertain s’il devait s’avancer ou se retirer, résolut de se prêter pour un moment à cette scène bizarre, quoiqu’il maudît intérieurement Mac-Morlan de l’avoir adressé à un jurisconsulte si extravagant et si fou. Il fit donc quelques pas en avant, salua trois fois très profondément, et demanda la permission de déposer ses lettres de créance aux pieds de sa majesté écossaise, pour qu’elle en prît connaissance à son loisir. La gravité avec laquelle il prit part à la plaisanterie, la respectueuse et profonde inclination avec laquelle il refusa, puis accepta le siège qui lui était présenté par le maître des cérémonies, lui valurent de la part des assistants trois salves d’applaudissements.

« Diable m’emporte s’ils ne sont pas tous fous ! dit Dinmont en s’asseyant avec moins de cérémonie à une des meilleures places ; ou au moins ils ont avancé les fêtes de Noël : c’est une mascarade. »

Un grand verre de vin fut offert à Mannering, qui le but à la santé du prince régnant. « Vous êtes, lui dit le monarque, à ce que je présume, le célèbre sir Miles Mannering, si renommé dans nos guerres contre la France, et vous pourrez, mieux que personne, nous dire si les vins de Gascogne perdent de leur parfum dans nos climats plus froids. »

Agréablement flatté par cette allusion à la gloire de son illustre ancêtre, Mannering répliqua qu’il n’était qu’un parent éloigné de ce preux chevalier ; mais il ajouta, qu’à son avis, le vin était parfaitement bon.

« Il est trop froid pour mon estomac, dit Dinmont en remettant sur la table le verre (qu’il avait vidé pourtant). — Nous corrigerons ce défaut, répondit le roi Paul, premier du nom ; nous n’avons pas oublié que l’air épais et humide de notre vallée de Liddel exige des boissons spiritueuses… Sénéchal, versez à notre fidèle agriculteur un verre d’eau-de-vie ; cela lui conviendra davantage. — Et maintenant, dit Mannering, puisque nous avons été si malavisés que de déranger Votre Majesté dans un de ses moments de loisir et de délassement, nous la supplions de nous dire quand elle voudra honorer d’une audience un étranger que des affaires d’importance ont amené dans votre capitale. »

Le monarque ouvrit la lettre de Mac-Morlan, et après l’avoir rapidement parcourue, il s’écria d’une voix et en faisant un geste qui n’étaient plus selon son rôle : « Lucy Bertram d’Ellangowan, pauvre chère fille ! — À l’amende, à l’amende, s’écrièrent une douzaine de voix ; Sa Majesté a oublié son royal caractère. — Non pas, non pas ! répliqua le roi ; je m’en rapporte à ce courtois chevalier. Un monarque ne peut-il aimer une fille d’un rang inférieur ? Le roi Cophetua et la fille du mendiant n’établissent-ils pas sur ce point un préjugé en ma faveur ? — Phrase d’avocat, phrase d’avocat !… Une seconde fois à l’amende, » s’écrièrent les courtisans en tumulte.

« Nos prédécesseurs, » continua le monarque en élevant la voix pour dominer les séditieuses clameurs des mécontents… ; « nos prédécesseurs n’ont-ils pas eu leurs Jeanne Logies, leurs Belsie Carmichaëls, leurs Oliphants, leurs Sandilands, leurs Weirs ? Nous refusera-t-on le droit de prononcer le nom d’une jeune fille que nous nous faisons un plaisir d’honorer. Eh bien ! périsse l’état ! périsse la royauté ! Car, comme un nouveau Charles-Quint, nous abdiquerons pour chercher, dans le repos de la vie privée, les plaisirs qu’on ne peut goûter sur le trône. »

En même temps, il jeta sa couronne, et sauta à bas de son siège élevé, plus lestement qu’on n’aurait pu l’attendre d’un homme de son âge ; il fit porter dans la pièce voisine deux flambeaux, un bassin, une serviette, avec une tasse de thé vert, et fit signe à Mannering de le suivre. En moins de deux minutes il eut lavé sa figure et ses mains, remis sa perruque devant la glace, et, à la grande surprise de Mannering, ce ne fut plus le même homme qu’il venait de voir, le moment avant, célébrer une extravagante orgie.

« Il y a des gens, monsieur Mannering, devant qui il faudrait se donner de garde de faire des folies, parce qu’ils ont trop de malice, ou trop peu d’esprit, comme dit le poète. Je ne puis mieux témoigner ma confiance au colonel Mannering qu’en me montrant à lui tel que je suis. En vérité, je pense que ce soir j’ai mérité cette confiance au plus haut degré ; j’ai peut-être même abusé de son indulgence… Mais que demande ce grand gaillard ? »

Dinmont, qui avait suivi Mannering, salua en tirant un pied en arrière et en inclinant la tête. « Je suis Dandie Dinmont, de Charlies-Hope, monsieur, le fermier du Liddesdale : me reconnaissez-vous ? c’est pour moi que vous avez plaidé dans ce grand procès. — Quel procès, imbécile ? Vous imaginez-vous que je me souvienne de tous les fous qui viennent m’importuner ? — Monsieur, Votre Honneur, c’était le grand procès pour le droit de pâturage dans les prés de Langtae-Head. — Bien. Malédiction sur toi ! et n’en parlons plus ; donnez-moi votre mémoire[4], et revenez me voir lundi à dix heures. — Mais, monsieur, je n’ai pas précisément de mémoire. — Pas de mémoire ! — Non, pas de mémoire ; Votre Honneur m’a dit l’autre fois, vous devez vous le rappeler, monsieur Pleydell, que pour nous autres habitants des montagnes, vous aimez mieux nous entendre raconter notre histoire de vive voix. — Maudite soit ma langue si elle a dit cela ; il en coûtera cher à mes oreilles. Eh bien ! soit ; dites en deux mots ce que vous avez à dire : vous voyez que monsieur attend. — Ah ! monsieur peut parler le premier, s’il veut : cela est égal à Dandie. — Eh ! grand nigaud, ne comprenez-vous pas que vos affaires sont sans doute fort indifférentes pour le colonel Mannering, mais qu’il ne se soucie peut-être pas de régaler du récit des siennes vos longues oreilles. — Bien, monsieur, bien, comme il vous plaira ainsi qu’à lui. Voici donc mon afîjire, reprit Dandie nullement déconcerté de l’accueil peu amical qu’il recevait : nous sommes toujours, Jack de Dawston Cleugh et moi, en débat à propos des bornes. Vous savez que nos limites sont au sommet de Touthop-Rigg, plus loin que les Pomoragrains, car les Pomoragrains et Slackenspool et les Bloodylaws s’avancent jusque-là, et ils dépendent du Peel. Mais au delà des Pomoragrains, se trouve la grosse pierre appelée Charlies-Cluckie, et qui est la borne entre Charlies-Hope et Dawston-Cleugh. Maintenant, moi je dis que la ligne de démarcation se dirige vers le haut de la montagne, entre le midi et le couchant ; mais Jack de Dawston-Cleugh prétend le contraire, et dit qu’elle est terminée par l’ancienne route qui va par Knot-Gate à Keeldar-Ward, et cela fait une grande différence. — Et quelle différence cela fait-il ? combien pourrait-on y nourrir de moutons ? — Oh ! pas beaucoup, répliqua Dandie en se grattant la tête, c’est situé bien haut et mal exposé ; ça peut nourrir un mouton, ou deux peut-être dans une bonne année. — Et pour ce pâturage, qui peut valoir cinq schellings par an, vous voulez jeter par la fenêtre une centaine de livres, le double peut-être ? — Oh ! monsieur, ce n’est pas pour la valeur de l’herbage, c’est pour la justice. — Mon bon ami, la justice, comme la charité, commence par soi-même. Ne soyez pas injuste envers votre femme et vos enfants, et ne pensez plus à cette affaire-là. »

Dinmont ne s’en allait pas, il tournait son chapeau dans ses mains. « Ce n’est pas cela, monsieur, mais je ne veux pas que Jack se moque de moi. Je pense qu’il produira vingt témoins, et davantage encore ; mais je suis sûr qu’au moins autant déposeront pour moi, tous gens qui ont vécu, de leur temps, à Charlies-Hope, et qui ne voudront pas que la ferme perde ses droits. — Peste ! dit le jurisconsulte, c’est un point d’honneur ; mais pourquoi les deux propriétaires n’interviennent-ils pas ? — Je ne sais pas, monsieur (en se grattant de nouveau la tête), si l’élection s’est passée dernièrement sans aucun tapage ; mais les lairds sont grands amis, et, quoi que nous fassions, Jack et moi, nous ne pouvons les décider à plaider l’un contre l’autre. Mais si vous pensiez qu’on puisse suspendre le paiement de la rente ? — Non, non, cela ne se peut ! Que le ciel vous confonde ! prenez de bons gourdins, et arrangez l’affaire entre vous. — Bah ! monsieur, c’est ce que nous avons fait déjà trois fois, deux fois sur la place, et une fois à la foire de Lockerby ; mais nous avons été toujours de forces égales, et la question n’a pas été décidée ! — Alors prenez de bonnes lames, et allez-vous-en au diable, comme vos pères l’ont fait avant vous. — Enfin n’importe, si vous ne croyez pas l’affaire contraire à la loi, entamez-la : en arrivera ce qui pourra. — Allons, allons ! dit Pleydell, nous allons voir une seconde fois la méprise de lord Soulis. Écoutez-moi, mon ami, faites attention à ce que je vous dis : voyez pour quelle ridicule et insignifiante bagatelle vous allez vous engager dans un procès. — Oui, monsieur, oui ; ainsi vous ne voulez pas vous charger de mon affaire, à ce que je vois ? — Moi, non, sûrement ! Retournez chez vous, buvez une pinte, et n’y pensez plus. » Dandie ne paraissait qu’à demi satisfait, et restait toujours en place. « Avez-vous encore quelque chose à me dire, mon ami ? — Un mot seulement sur la succession de cette dame qui est morte, la vieille Marguerite Bertram de Singleside. — Ah ! qu’avez-vous à voir dans sa succession ? — Ce n’est pas que nous soyons parents des Bertram, répondit Dandie… ce sont de trop grandes gens pour nous… mais Jeanne Liltup, qui était femme de charge du vieux Singleside, et qui était la mère de ces deux jeunes dames qui sont mortes (la dernière était d’un âge mûr, je crois) ; Jeanne Liltup était originaire de Liddelwater, et elle n’était rien moins que cousine au deuxième degré de la sœur consanguine de ma mère. Elle vivait avec Singleside, quand elle était sa gouvernante, cela est sûr, et cela était un grand chagrin et une grande mortification pour sa famille. Mais il l’a épousée, et a satisfait aux lois de l’Église… Je voulais donc vous demander si nous n’avons aucun droit sur la succession. — Pas l’ombre. — N’importe ; nous n’en serons pas plus pauvres. Mais elle peut avoir pensé à nous, si elle a fait un testament… Ainsi, monsieur, j’ai dit ce que j’avais à dire… je vous souhaite le bonsoir, et… » Il mit la main à la poche…

« Non, non, mon ami, je ne reçois point d’honoraires le samedi soir, surtout quand on ne me remet pas de mémoire… Adieu, Daudie… » Dandie salua et partit.

  1. Building houses within themselves. a. m.
  2. Tron-Church, église près de High-Street. a. m.
  3. Vers libres que l’on chantait à Rome les jours de fête. a. m.
  4. Les avocats écossais appellent mémoire (memorial) ce qu’on appelle en Angleterre un précis (brief). a. m.