Guy Mannering/38

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 274-283).


CHAPITRE XXXVIII.

LE TESTAMENT.


Meurs, et dote un collège ou ton chat.
Pope.


Lucien raconte cet apologue : « Une troupe de singes, bien dressés par un entrepreneur intelligent, représentaient une tragédie à la satisfaction générale des spectateurs ; mais un mauvais plaisant ayant jeté une poignée de noix sur la scène, tout devint aussitôt confusion, et les acteurs, sans vergogne, s’abandonnèrent à qui mieux mieux à leur caractère naturel. »

De même, l’approche du moment décisif excitait parmi les prétendants à la succession des sentiments bien différents de ceux dont un moment auparavant, sous la direction de M. Mortelock, ils tâchaient de prendre le masque. Ces yeux, naguère dévotement levés vers le ciel, ou baissés tristement vers la terre avec une grande humilité, furetaient avec activité dans les coffres, les tiroirs, les armoires, les cabinets, et tous les coins de l’appartement d’une vieille fille. Ces recherches ne furent pas sans résultat intéressant, quoiqu’on ne découvrît pas encore de testament.

Ici on trouva un billet de vingt livres sterling, souscrit par le ministre de la chapelle des non-conformistes, avec mention que les intérêts avaient été payés à la Saint-Martin précédente. Il était enveloppé soigneusement dans une nouvelle chanson sur le vieil air : Près des eaux de Charlies. Là, ce fut une correspondance amoureuse entre la défunte et un certain O’Kean, lieutenant dans un régiment d’infanterie. À ces lettres était jointe une pièce qui expliqua tout de suite aux parents comment une liaison qui ne leur annonçait rien de bon avait été subitement rompue : c’était une reconnaissance, souscrite par le lieutenant, d’une somme de 200 livres, de laquelle il ne paraissait jamais avoir été payé aucun intérêt. D’autres billets et reconnaissances portant de meilleures signatures (commercialement parlant) que celles du digne ecclésiastique et du galant militaire, furent aussi découverts ; puis un tas de pièces de monnaie de différentes espèces, des débris de bijoux d’or et d’argent, de vieilles boucles d’oreilles, des tabatières brisées, des montures de lunettes. Mais aucun testament ne paraissait encore ; et le colonel Mannering commençait à espérer que celui remis par Glossin contenait les dernières dispositions de la vieille dame : son ami Pleydell, qui entrait en ce moment, l’engagea à ne se point abandonner à cette agréable pensée.

« Je connais, dit-il, celui qui dirige les recherches, et je parierais à son air qu’il en sait plus long qu’aucun de nous. »

Tandis qu’on s’occupe à fouiller dans tous les coins de la maison de mistress Singleside, jetons un coup d’œil rapide sur une ou deux des personnes de la compagnie qui paraissaient le plus intéressées.

De Dinmont, inutile d’en parler : son fouet sous le bras, il avance sa grosse face ronde par-dessus l’épaule de l’homme d’affaires. Ce petit vieillard maigre et ratatiné, avec un habit noir complet fort propre, c’est Mac-Casquil : j’aurais dit, il y a quelque temps, Mac-Casquil de Drumquag ; mais il a été ruiné par un legs à son profit de deux actions de la banque d’Ayr. Ses espérances dans la présente succession sont fondées sur une parenté quoique très éloignée, sur le soin qu’il avait, le dimanche à l’église, de se placer dans le même banc que la défunte, sur la complaisance qu’il mettait à faire régulièrement sa partie tous les samedis soir, se gardant bien de jamais gagner. Cet autre, dont les cheveux gris sont enfermés dans une bourse de cuir plus grise encore, et qui a l’air passablement commun, est un marchand de tabac qui, possédant une grande quantité de cette denrée au moment où éclata la guerre contre les colonies, en tripla le prix pour tout le monde, miss Bertram seule exceptée. Chaque semaine la tabatière d’écaille de la dame était remplie de tabac râpé, première qualité, à l’ancien prix, parce que sa servante, qui faisait cette commission, était toujours chargée des compliments de mistress Bertram pour son cousin, M. Quid. Ce jeune homme, qui n’a pas même eu la décence de quitter ses bottes et sa culotte de peau de daim, aurait pu, comme tout autre, gagner les bonnes grâces de la vieille dame, à qui un joli garçon ne déplaisait pas ; mais on pense qu’il a manqué sa fortune en négligeant de se rendre chez elle quand il était invité à prendre le thé, ou en s’y présentant quelquefois après avoir dîné en trop joyeuse compagnie ; enfin, deux fois il marcha sur la queue de son chat ; une autre fois, il mit en colère son perroquet. Aux yeux de Mannering, le personnage le plus intéressant de toute la compagnie était une pauvre fille qui avait été l’humble compagne de la défunte, et sur qui elle avait pendant longues années déchargé sa mauvaise humeur. Amenée, pour la forme, dans l’appartement par la femme de chambre favorite de feu mistress Bertram, elle s’était aussitôt réfugiée dans un coin, d’où elle considérait avec surprise ces étrangers qui osaient fouiller dans ces cassettes et ces armoires que, depuis son enfance, elle ne regardait qu’avec une crainte religieuse. Tous les compétiteurs, l’honnête Dinmont excepté, jetaient sur cette pauvre enfant des regards de travers, la considérant comme une rivale dangereuse, dont les droits pouvaient au moins diminuer l’importance de la succession. Néanmoins elle était la seule qui parût regretter sincèrement la défunte. Quoique par des motifs d’intérêt personnel, mistress Bertram avait été sa protectrice, et sa capricieuse tyrannie était maintenant oubliée : les larmes coulaient abondamment le long des joues de la jeune personne, désormais sans amis, sans ressources.

« Il y a beaucoup d’eau salée ici, Drumquag, dit le marchand de tabac au propriétaire ruiné ; ceci ne nous présage rien de bon : il est rare qu’on montre tant d’affliction sans savoir pourquoi. » M. Mac-Casquil ne répondit que par un geste de tête : il ne voulait pas, en présence de M. Pleydell et du colonel Mannering, paraître l’ami d’un débitant de tabac.

« Il serait bien singulier qu’il ne se trouvât pas de testament, l’ami, » dit à l’homme d’affaires Dinmont, qui commençait à s’impatienter.

« Un moment de patience, s’il vous plaît : mistress Marguerite Bertram était une femme sage et prudente… une sage et prudente femme, qui jugeait bien, qui savait choisir ses amis et ses dépositaires… Elle aura placé ses dernières volontés, son testament, ou pour mieux dire ses dispositions mortis causâ, dans les mains de quelque ami sûr. »

« Je gagerais dix contre un, dit M. Pleydell à l’oreille du colonel, qu’il a le testament dans sa poche. » S’adressant donc à l’homme de loi : « Allons, monsieur, finissons-en, s’il vous plaît ; voici un acte, dressé il y a plusieurs années, qui dispose de la propriété de Singleside en faveur de miss Lucy Bertram d’Ellangowan. » Les assistants demeurèrent immobiles, glacés d’effroi. « Je présume que vous pouvez, monsieur Protocole, nous apprendre s’il existe des dispositions postérieures ? — Permettez, s’il vous plaît, monsieur Pleydeil. » Et prenant l’acte des mains de l’avocat, il en parcourut la teneur.

« Trop tranquille, dit M. Pleydeil, trop tranquille de moitié ; il a, pour sûr, un autre testament dans sa poche. — Pourquoi ne le montre-t-il donc pas ? Que le diable l’enlève ! » dit le colonel, dont la patience ne tenait plus qu’à un fil.

« Pourquoi ?… Comment le saurais-je ? répondit l’avocat. Pourquoi un chat ne tue-t-il pas un rat, sitôt qu’il l’a pris ? Le plaisir de sentir son pouvoir et celui de tourmenter !… je suppose… Eh bien ! monsieur Protocole, que dites-vous de cet acte ?… — Mais, monsieur Pleydell, cet acte est fort bien rédigé, il est très authentique, et revêtu de toutes les formalités voulues par la loi. — Mais révoqué ou abrogé par un autre, de date postérieure, qui est en votre possession. — Quelque chose comme ça, je l’avoue, monsieur Pleydell, » répliqua l’homme d’affaires en tirant de sa poche un rouleau de papier attaché avec de la ficelle, scellé à chaque bout, et sur chaque nœud de la ficelle, avec de la cire noire. « L’acte que vous me produisez, monsieur Pleydell, est du 1er juin 17… et celui-ci (en rompant les cachets et en déroulant le papier avec lenteur) est du 20… non, je me trompe… du 21 avril de la présente année ; il est donc de six années postérieur. — Que le ciel lui casse le cou ! dit le conseiller, empruntant cette imprécation à sir Toby Belch. C’est justement le mois où la ruine d’Ellangowan devint publique ! Mais voyons de quoi il s’agit… »

M. Protocole ayant demandé du silence, commença à lire la pièce d’une voix lente, bien articulée : véritable voix d’homme d’affaires. Le groupe qui l’entourait, les yeux tour à tour brillants ou éteints, selon les alternatives de la crainte ou de l’espérance, appliquant toute son attention pour saisir la volonté de la testatrice à travers les expressions techniques sous lesquelles le notaire les avait enveloppées, aurait été une étude digne d’Hogarth.

Personne ne s’attendait au contenu du testament. Il donnait en toute propriété les domaine et terres de Singleside, sans exception ni réserve, comprenant les terres de Loverles, Licalme, Spinter’s Knowe, etc., etc. (ici le lecteur fit descendre sa voix jusqu’au-dessous même du piano), à Pierre Protocole, clerc du sceau ; ayant (la testatrice) la confiance la plus entière dans sa capacité et son intégrité (ce sont ses propres expressions, que feu ma digne amie voulut absolument faire insérer) ; mais à titre de fidéi-commis seulement (ici le lecteur reprit sa voix ordinaire, et plus d’un visage, dont M. Mortelock lui-même aurait pu envier la triste longueur, se raccourcit insensiblement) ; à titre de fidéi-commis, et pour les fins, usages et emplois ci-après mentionnés.

Quels étaient « ces fins, usages et emplois ? » Là était toute l’affaire.

Venait d’abord un préambule, où il était établi que la testatrice descendait en droite ligne de l’ancienne maison d’Ellangowan, son respectable bisaïeul, Andrew Bertram de Singleside, premier du nom, d’heureuse mémoire, ayant été le second fils de Allan Bertram, quinzième baron d’Ellangowan. Ensuite elle disait que Henri Bertram, fils et héritier de Godefroy Bertram, seigneur actuel d’Ellangowan, avait été, dans son enfance, enlevé à ses parents ; mais que elle, testatrice, était bien assurée qu’il était encore vivant, en pays étranger, et que par la providence du ciel il serait rétabli dans les biens de ses ancêtres : auquel cas, ledit Pierre Protocole était tenu et obligé, comme il le reconnaissait lui-même, tenu et obligé, par l’acceptation des présentes, de se dessaisir desdites terres de Singleside et autres, et de tous les objets en dépendants, et compris dans ladite donation (sous la réserve toutefois d’une indemnité convenable pour ses peines et soins), en faveur et au profit de Henri Bertram sus-nommé ; et ce, sitôt son retour dans son pays natal. Tant qu’il continuerait à résider en pays étranger, comme aussi dans le cas où il ne reviendrait jamais en Écosse, M. Pierre Protocole, le fidéi-commissaire, était chargé de distribuer les revenus des terres et les intérêts des sommes d’argent (sous la déduction toujours d’une indemnité pour ses peines, comme ci-dessus) par égales portions, entre quatre établissements de charité désignés dans le testament. Le pouvoir d’administrer, de faire des baux, de prêter ou emprunter, en un mot, d’administrer comme le propriétaire lui-même, était confié au digne fidéi-commissaire, et, survenant sa mort, à une autre personne, aussi homme d’affaires, nommée dans le testament. Suivaient seulement deux legs particuliers : l’un de cent livres à sa femme de chambre favorite ; l’autre de la même somme à Jenny Gibson (laquelle le testament rappelait avoir été entretenue par la charité de la testatrice), pour payer son apprentissage dans quelque métier honnête.

Une disposition en faveur de la main-morte se nomme en Écosse une mortification, et dans une grande ville de ce pays ( Aberdeen, si ma mémoire ne me trompe pas) il y a un officier qui veille à l’exécution de ces dispositions qui intéressent le public ; à cause de quoi on le nomme le maître des mortifications. Je supposerais volontiers que cette qualification prend son origine dans l’effet que des dispositions de cette nature produisent ordinairement sur les héritiers naturels de ceux qui les ont faites. Quoi qu’il en soit, grande fut la mortification de la compagnie qui, dans le parloir de feu Marguerite Bertram, entendit cette surprenante destination du domaine de Singleside. Un profond silence succéda à la lecture du testament.

M. Pleydell prit le premier la parole. Il demanda à voir le testament, et ayant reconnu qu’il était en bonne forme, il le rendit sans aucune observation, se contentant de dire tout bas à Mannering : « Protocole est aussi honnête qu’un autre, à ce que je crois. Mais la vieille dame a arrangé les affaires de telle façon que, s’il ne devient pas fripon, ce ne sera pas faute d’être tenté. »

« Je pense réellement, » dit M. Mac-Casquil de Drumquag, qui ayant avalé, comme on dit, la moitié de son désappointement, était résolu à donner carrière à l’autre moitié ; « je pense réellement que tout ceci est bien extraordinaire. Je voudrais maintenant savoir de monsieur Protocole qui, étant seul fidéi-commissaire, et avec des pouvoirs illimités, doit avoir été consulté dans cette affaire, je voudrais, dis-je, savoir comment mistress Bertram pouvait croire à l’existence d’un enfant que tout le monde sait avoir été assassiné il y a plusieurs années. — Réellement, monsieur, répliqua M. Protocole, je ne pourrais vous expliquer ces motifs plus qu’elle ne l’a fait elle-même. Feu notre excellente amie était une bonne femme, monsieur… une pieuse femme… elle peut avoir eu, pour croire à l’existence de cet enfant, des raisons impénétrables pour nous, monsieur. — Laissons cela, dit le débitant de tabac, je connais parfaitement les raisons. Voilà Rébecca (la femme de chambre) qui m’a dit cent fois dans ma boutique, que personne ne savait comment sa maîtresse arrangerait ses affaires, parce qu’une vieille sorcière de Bohémienne de Gilsland lui avait fourré dans la tête que le jeune… c’est Henri Bertram qu’on l’appelait, je crois… reviendrait, bien portant, quelque jour… Soutiendrez-vous le contraire, miss Rébecca ?… quoique j’ose dire que vous avez oublié de rappeler à votre maîtresse ce que vous me promettiez de lui dire, quand je vous donnais une demi-couronne, ce qui est arrivé plus d’une fois. Nierez-vous ce que j’avance ? — Je ne sais rien de tout cela », répondit Rébecca d’un ton de mauvaise humeur, en le regardant en face avec l’air assuré d’une femme bien déterminée à ne pas avoir plus de mémoire qu’il ne lui convient.

« Fort bien, Rébecca ; vous êtes contente de votre lot, à ce que je vois. »

Notre petit-maître de seconde classe, car il n’était pas de la première, se tenait là, frappant ses bottes avec sa houssine, faisant la grimace comme un enfant gâté qu’on a privé de son souper. Du reste il gardait pour lui sa mauvaise humeur, où il ne l’exprimait que par des à parte de la nature de ceux-ci : « Ce n’est pas bien, goddam ! Je me suis toujours donné un mal diabolique pour elle ! Un soir, pour venir ici prendre du thé, j’ai quitté King et le coureur du duc, Wile-Hack. Goddam ! il y avait une course de chevaux… j’aurais pu, en restant avec eux, m’en mêler comme tant d’autres, goddam !… et elle ne m’a pas seulement laissé une centaine de livres.

« Nous nous chargerons de tous les frais, dit M. Protocole, qui ne voulait pas en ce moment accroître la haine que son office de fidéi-comraissaire excitait contre lui… Et maintenant, messieurs, il me semble que nous n’avons plus rien à faire ici. Demain je déposerai le testament de ma digne et excellente amie au greffe, pour que chacun en puisse examiner le contenu, et en prendre, s’il le juge à propos, un extrait… » En parlant ainsi, il se mit à fermer les armoires de la défunte avec plus de vivacité qu’il n’en avait mis à les ouvrir… » Mistress Rébecca, vous aurez la bonté de tenir tout en ordre ici, jusqu’à ce que nous trouvions à louer la maison. J’ai reçu des offres ce matin… pour le cas où il y aurait lieu… si je devais être chargé de la gestion. »

Notre ami Dinmont, dont les espérances étaient détruites comme celles de tous les autres, s’était étalé dans la chaise à bras qui servait précédemment à la défunte, laquelle n’aurait pas été médiocrement scandalisée d’y voir ce colosse du sexe masculin étendu de tout son long. Par manière de passe-temps, il roulait la longue mèche de son fouet sur elle-même, comme un serpent qui forme des replis, puis la déroulait pour recommencer de nouveau. Les premières paroles qu’il prononça, quand il eut un peu digéré sa mauvaise humeur, contenaient une déclaration magnanime qu’il ne croyait pas sans doute prononcer si haut… « Rien ! bien !… le sang est plus épais que l’eau… Je ne lui reproche ni mes fromages ni mes jambons. » Mais quand le fidéi-commissaire adressa à la compagnie l’invitation de partir ; quand il parla de louer la maison immédiatement, Dinmont se leva, et étourdit l’assemblée par cette brusque question : « Et que va devenir cette pauvre fille, Jenny Gibson ? Quand il s’agissait de partager la succession, nous étions presque tous de la famille ; en bien ! ne pouvons-nous pas, entre nous, faire quelque chose pour elle ? »

Cette proposition produisit sur beaucoup de personnes un effet plus sûr que l’invitation de M. Protocole, autour duquel elles restaient immobiles comme autour du tombeau de leurs espérances déchues. Drumquag dit, ou plutôt murmura tout bas, qu’il avait des enfants ; et en sa qualité d’homme bien né, il s’attribua la préséance et sortit le premier. Le débitant de tabac se leva brusquement pour combattre la proposition : « Cette petite fille est déjà assez bien traitée, et monsieur Protocole doit naturellement en prendre soin comme exécuteur testamentaire. » À ces mots, prononcés d’un ton sec et décisif, il quitta la place. Le petit-maître essaya une plaisanterie stupide et grossière sur la recommandation de mistress Bertram, qu’on enseignât à la pauvre fille un honnête métier ; mais le colonel Mannering (vers lequel, dans son ignorance des manières de la bonne compagnie, il s’était retourné comme pour lui demander son approbation) lui lança, de ses yeux noirs et vifs, un regard de côté qui le glaça jusqu’au fond du cœur : il gagna l’escalier le plus promptement possible.

Protocole, qui ne laissait pas que d’être un assez bon homme, exprima l’intention de se charger provisoirement de la jeune personne, en protestant toutefois que cela ne pourrait être considéré que comme un acte de pure charité ; alors Dinmont ayant secoué sa redingote comme un chien de Terre-Neuve secoue sa crinière quand il sort de l’eau, s’approcha de lui, et s’écria : « Que le diable m’emporte, monsieur Protocole, si vous avez aucun embarras d’elle, dans le cas où elle consentirait à venir chez nous ! Voyez-vous, Ailie et moi nous ne savons pas grand’chose, et nous aimerions assez que nos filles en sussent un peu plus que nous, pour être comme les filles de nos voisins. Oui, nous l’aimerions assez. Jenny, après avoir vécu si long-temps avec une grande dame telle que lady Singleside, ne peut manquer de connaître les belles manières, de savoir lire dans les livres et manier l’aiguille ; quand elle ignorerait tout cela, nos enfants ne l’en aimeront pas moins. Je lui fournirai tout ce dont elle aura besoin, et de plus un peu d’argent pour sa dépense personnelle ; ainsi les cent livres resteront dans vos mains, monsieur Protocole, et s’accroîtront chaque année des intérêts jusqu’à ce qu’elle trouve un garçon du Liddesdale à qui il manque quelque chose pour acheter un troupeau. Que dites-vous de cela, mon enfant ? J’arrêterai une place pour vous dans la voiture jusqu’à Jethart ; mais après cela il vous faudra prendre un cheval ; car le diable m’emporte si jamais charrette est entrée dans le Liddesdale[1]. De plus, je serais charmé que mistress Rébecca vînt avec vous, mon enfant, et passât un mois ou deux chez nous, jusqu’à ce que vous vous soyez habituée au train de notre ferme. »

Pendant que miss Rébecca lui faisait une révérence et engageait la pauvre orpheline à en faire autant plutôt que de pleurer, et que Dandie leur témoignait, à sa façon, sa bienveillance affectueuse, Pleydell avait recours à sa tabatière. « J’éprouve plus de plaisir à voir un homme de cette espèce que la table la mieux servie, dit-il à Mannering. Je le servirai selon son goût, et je l’aiderai à se ruiner, puisqu’il n’y a pas d’espoir de le faire revenir de cette folie. Holà ! Liddesdale, Dandie, Charlies-Hope ; comment s’appelle-t-il ? »

Le fermier se retourna, infiniment flatté de cette marque d’attention ; car immédiatement après son propriétaire, un avocat en réputation était l’homme qu’il respectait le plus.

« Ainsi vous ne voulez point renoncer à ce procès au sujet de vos limites ? — Non, non, monsieur ; on n’aime pas à perdre son droit, et à donner à rire à ses dépens. Mais puisque Votre Honneur refuse de se charger de ma cause, je chercherai un autre avocat. — Entendez-vous, colonel ? ne vous l’avais-je pas dit ? Eh bien, monsieur, puisque vous voulez absolument faire des folies, il faut vous procurer le petit divertissement d’un procès, aux moindres frais possibles, et vous le faire gagner, s’il se peut. Recommandez à M. Protocole de m’envoyer vos pièces, je lui dirai comment il devra conduire votre affaire. Après tout, je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas vos profits, vos débats judiciaires devant la cour des sessions, comme vos ancêtres avaient leurs combats à mort et leurs incendies. — Sans doute, monsieur, c’est bien naturel. Nous aurions bientôt repris l’ancienne route, si ce n’était à cause de la loi ; et comme la loi nous lie maintenant, elle nous délierait alors. D’ailleurs un homme n’en est que mieux regardé quand il a paru devant les juges. — Très bien raisonné, mon ami. Adieu, et envoyez-moi vos pièces. Allons, colonel, nous n’avons plus que faire ici. — Ah, Dieu merci ! nous verrons sur quel ton chantera maintenant Jack de Dawston-Cleugh ! » dit Dinmont en frappant sur sa cuisse dans un transport de joie.

  1. Du temps de Dandie Dinmont, les voûtes du Liddesdale n’existaient pas, à proprement parler, et l’on ne pouvait pénétrer dans ce canton qu’à travers des marais horribles. L’auteur fut le premier qui conduisit une petite voiture découverte dans ces déserts. Les excellentes routes qui les traversent maintenant étaient déjà commencées. Les habitants ne furent pas médiocrement surpris à cette vue, qui était pour la plupart d’entre eux une chose tout-à-fait neuve. a. m.