Guy Mannering/42

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 306-312).


CHAPITRE XLII.

LE JUGE DE PAIX.


Faites paraître les témoins… Vous qui présidez la justice, montez au fauteuil ; et vous dont on connaît la rigide équité, prenez place à sa droite… Vous êtes du tribunal, asseyez-vous aussi.
Shakspeare. Le roi Lear.


Tandis qu’on préparait sa voiture, Glossin eut à écrire une lettre qui ne lui demanda pas peu de temps. C’était à son voisin, comme il se plaisait à l’appeler, sir Robert Hazlewood d’Hazlewood, chef d’une ancienne et puissante famille du canton, qui, pendant la décadence des Ellangowan, s’était peu à peu emparé de tout leur crédit et de toute leur influence. Le représentant actuel de cette maison était un homme âgé, aimant par dessus tout sa famille, qui se bornait à un fils et à une fille, d’ailleurs indifférent comme un stoïcien au sort du reste de l’espèce humaine ; mais se conduisant avec honneur, autant par principes que par crainte de la censure du monde. D’une vanité excessive en tout ce qui touchait au nom et à la noblesse de sa famille, cette disposition d’esprit venait de prendre un plus grand développement par suite d’un nouveau titre, celui de baronnet, recueilli dans une succession. Il détestait la famille d’Ellangowan, parce que la tradition disait qu’un certain baron de cette maison avait forcé le fondateur de celle d’Hazlewood à lui tenir l’étrier pour monter à cheval. Dans toutes ses manières perçait un air d’orgueil et d’importance ; il affectait même, en parlant, une diction fleurie qui devenait souvent ridicule par l’accumulation de trois ou quatre synonymes dont il surchargeait ses phrases.

C’était à ce personnage que Glossin écrivait, cherchant à satisfaite par un style flatteur sa vanité et son orgueil. Voici le contenu de son billet :

« M. Gilbert Glossin (il avait envie d’ajouter d’Ellangowan, mais la prudence l’emporta, et il supprima cette qualification territoriale ; M. Gilbert Glossin a l’honneur de présenter ses compliments très respectueux à sir Robert Hazlewood d’Hazlewood, et de lui faire savoir qu’il a eu ce matin le bonheur de s’emparer de celui qui a blessé M. Charles Hazlewood. Comme sir Robert désirera sans doute procéder lui-même à l’interrogatoire du prévenu, M. Gilbert Glossin fera conduire l’individu à l’auberge de Kippletringan ou au château d’Hazlewood, selon qu’il plaira à sir Robert de l’ordonner : et avec la permission de sir Robert, M. Gilbert Glossin se rendra à l’un ou à l’autre de ces deux endroits, avec les preuves et les déclarations qu’il a eu le bonheur de recueillir au sujet de cette atroce affaire. »

Ellangowan, ce mardi.


À sir Robert Hazelwood, baronnet, au château d’Hazelwood.

Il envoya ce billet par un domestique à cheval, après lui avoir recommandé de faire diligence. Peu après, il ordonna à deux officiers de justice de monter dans la voiture avec Bertram, et les suivit lui-même à cheval, au petit pas, jusqu’à l’endroit où la route, se divisant, conduit d’un côté à Kippletringan, de l’autre au château d’Hazlewood. Là, il attendit le retour de son messager, le chemin qu’il devait prendre dépendant de la réponse du baronnet. Une demi-heure après, environ, son domestique revint avec la lettre suivante, bien pliée, scellée d’un cachet aux armes d’Hazlewood, au milieu desquelles on remarquait celles de sa nouvelle dignité :

Au château d’Hazelwood, ce mardi.
À M. Gilbert Glossinn, etc.

« Sir Robert Hazlewood d’Hazlewood rend à M. Glossin ses compliments, et le remercie de la peine qu’il s’est donnée dans une affaire qui intéresse la sûreté de la famille de sir Robert : sir Robert Hazlewood prie M. Gilbert Glossin d’avoir la bonté d’amener le prisonnier au château pour qu’il y soit interrogé, et de se munir des preuves et déclarations dont il parle. Quand tout sera fini, à moins que M. Gilbert Glossin ne soit engagé ailleurs, sir Robert et lady Hazlewood le prient de rester à dîner. »

« Oh ! pensa M. Glossin, voilà du moins un doigt de passé, et je saurai passer la main tout entière ; mais d’abord il faut que je me débarrasse de ce jeune homme, de ce mauvais drôle… J’espère en conter à sir Robert ; il est simple et orgueilleux, il suivra volontiers mes suggestions au sujet de la peine à infliger, satisfait d’avoir, tout en les suivant, l’air d’agir d’après sa propre impulsion. Ainsi j’aurai l’avantage d’être en effet le juge sans encourir l’odieux de la responsabilité. »

Pendant qu’il se berçait ainsi d’espérances et de projets, la voiture approchait du château d’Hazlewood par une belle avenue de vieux chênes qui ombrageaient l’antique manoir. Ce vaste édifice ressemblait à une abbaye ; il avait été bâti à différentes époques, et une partie avait réellement servi de prieuré. Lors de la suppression des couvents, du temps de la reine Marie, le premier des Hazlewood en avait obtenu concession de la couronne, avec les terres environnantes. Il était agréablement situé au milieu d’un grand parc sur les bords de la rivière dont nous avons déjà parlé. Le paysage d’alentour avait un air sombre, majestueux et un peu mélancolique, qui allait bien avec l’architecture de l’édifice. Tout semblait tenu dans le meilleur ordre possible, et annonçait l’opulence aussi bien que le rang du propriétaire.

Quand la voiture de M. Glossin s’arrêta à la porte du manoir, sir Robert examina d’une fenêtre l’équipage neuf qui arrivait. Dans ses opinions aristocratiques, c’était un grand degré de présomption chez cet homo novus, chez ce M. Gilbert Glossin, naguère greffier à…, que d’oser se permettre une telle commodité ; mais sa colère s’apaisa en remarquant que les panneaux de la voiture ne portaient pour tout chiffre que deux G. Il faut dire cependant que cette modestie apparente n’était due qu’à la lenteur du généalogiste M. Cumming, qui, chargé à cette époque d’inventer ou de retrouver les armoiries de deux commissaires de l’Amérique du nord, de trois pairs irlandais, et de deux riches négociants de la Jamaïque, n’avait pas eu le temps de fabriquer un écusson pour le nouveau laird d’Ellangowan, circonstance qui servit merveilleusement Glossin dans l’esprit du fier baronnet.

Les officiers de justice s’arrêtèrent avec leur prisonnier dans une espèce de vestibule, et M. Glossin fut introduit dans le grand salon de chêne, vaste appartement dont les murailles étaient recouvertes de superbes boiseries, et décoré des antiques portraits de tous les ancêtres de sir Robert Hazlewood. L’homme nouveau, qui ne pouvait par son mérite faire oublier la bassesse de sa naissance, sentit son infériorité et montra, en saluant jusqu’à terre d’un air servile, que le laird d’Ellangowan n’avait pas encore perdu les primitives et humbles habitudes de l’ancien procureur. Il voulait se persuader à lui-même, il est vrai, qu’il n’agissait ainsi que pour satisfaire l’orgueil du baronnet et le faire tourner à son profit ; mais il s’abusait sur la nature de ses sentiments et se laissait influencer par ces mêmes préjugés dont il croyait se jouer.

Le baronnet reçut M. Glossin avec cette politesse affectée qui devait en même temps faire sentir son immense supériorité et montrer que c’était seulement par pure courtoisie qu’il voulait bien descendre de sa hauteur pour se mettre au niveau d’un homme ordinaire en causant familièrement avec lui. Il remercia Glossin de la peine qu’il se donnait dans une affaire qui touchait de si près le jeune Hazlewood ; et montrant ses portraits de famille, il ajouta avec un sourire gracieux : « En vérité, monsieur Glossin, ces vénérables seigneurs vous sont tous obligés autant que moi, pour les soins, les soucis et l’embarras que vous vous êtes donnés en leur considération ; et je n’en doute pas, s’ils pouvaient parler eux-mêmes, ils se joindraient à moi, monsieur, pour vous remercier du service que vous rendez à la maison d’Hazlewood, et du zèle, de l’empressement, de l’intérêt que vous apportez dans une affaire qui concerne un jeune homme qui doit perpétuer leur nom et leur famille. »

Glossin fit trois saluts, toujours de plus bas en plus bas ; un en l’honneur du chevalier qui se trouvait devant lui, le second par respect pour les paisibles personnages qui étaient suspendus à la boiserie, et le troisième par déférence pour le jeune homme qui devait perpétuer leur nom et leur famille. Tout roturier qu’était Glossin, sir Robert fut flatté de cet hommage, et il continua sur un ton de familiarité gracieuse : « Et maintenant, mon bon et excellent ami, vous me permettrez, dans la conduite de cette affaire, de profiter de vos lumières en jurisprudence. Je ne suis pas très habitué à remplir les fonctions de juge de paix ; cela va mieux aux gens dont les affaires de famille et les occupations domestiques n’exigent pas autant de soin, d’attention et de surveillance que les miennes. »

M. Glossin répondit avec une feinte modestie que ses faibles talents étaient à la disposition de sir Robert Hazlewood ; mais que sir Robert Hazlewood était trop éclairé lui-même pour qu’il pût se flatter de lui être nécessaire, ni même de la moindre utilité.

« Vous ne me comprenez pas, mon bon monsieur ; je veux seulement dire que je suis un peu brouillé, pour la pratique, avec les détails ordinaires d’une justice de paix. Autrefois je me destinais au barreau, et je puis me vanter peut-être d’avoir alors fait quelques progrès dans la connaissance théorique, spéculative et abstraite de notre code municipal ; mais aujourd’hui il est si difficile pour un homme qui a de la naissance et de la fortune d’acquérir au barreau une haute réputation sans faire comme ces aventuriers qui plaident aussi bien pour John Nokes que pour le premier noble du pays, que je me suis bientôt dégoûté de la pratique. La première cause qu’on plaça sur mon bureau me fit prendre le métier en horreur : il s’agissait, figurez-vous, d’une vente de suif, entre un boucher et un fabricant de chandelles, et je m’aperçus que l’on s’attendait à me voir salir la bouche, non seulement des noms vulgaires de ces artisans, mais encore des termes techniques, des expressions et des phrases dégoûtantes de leur sale profession. Sur mon honneur ! mon cher monsieur, je n’ai jamais pu depuis supporter l’odeur d’une chandelle. »

Tout en s’indignant, comme on devait s’y attendre, du vil usage auquel on avait voulu faire descendre les talents du baronnet, M. Glossin s’offrit pour remplir les fonctions de clerc ou d’assesseur : il ne demandait qu’à être utile : « Il vous suffira, dit-il à sir Robert, d’avoir une idée générale de l’affaire ; et, en premier lieu, il ne sera pas difficile, je pense, de prouver le fait principal, savoir que cet individu a tiré ce malheureux coup de fusil. S’il le niait, monsieur Charles Hazlewood pourrait nous fournir des preuves, j’imagine ? — Le jeune Hazlewood n’est pas ici aujourd’hui, monsieur Glossin. — Alors nous prendrons le serment du domestique qui l’accompagnait, dit le subtil Glossin ; mais, en vérité, je ne crois pas qu’il ose nier le fait. Je crains davantage que, d’après la manière trop favorable et trop indulgente dont j’ai entendu dire qu’il a plu à monsieur Hazlewood de rendre compte de l’affaire, la rencontre ne puisse être regardée comme accidentelle, et la blessure comme involontaire, si bien que le drôle pourrait être mis sur-le-champ en liberté pour aller faire plus de mal encore. — Je n’ai pas l’honneur de connaître la personne qui remplit en ce moment les fonctions d’avocat du roi, répondit gravement sir Robert ; mais j’espère, monsieur…, je suis convaincu que le seul fait d’avoir blessé le jeune Hazlewood d’Hazlewood, même par inadvertance, sera considéré (pour présenter l’affaire dans son jour le plus doux, le plus favorable, le plus invraisemblable) comme un crime qui serait trop légèrement puni par un emprisonnement, et qui mérite au moins la déportation. — Sans doute, sir Robert ; je partage entièrement votre opinion : mais, je ne sais comment cela se fait, j’ai remarqué que les tribunaux d’Édimbourg, et même les officiers de la couronne, se piquent d’une extrême impartialité, et ne montrent aucun égard pour la naissance et la noblesse ; je craindrais… — Comment, monsieur, manquer d’égard pour la naissance et la noblesse ! Pouvez-vous croire que cette doctrine soit professée par des hommes bien nés, par des hommes qui ont reçu une éducation légale ? Non, monsieur. Celui qui dérobe une bagatelle dans la rue, commet un vol ; mais le vol devient un sacrilège lorsqu’il est commis dans une église : de même, par une conséquence naturelle de la différence des rangs dans la société, la culpabilité d’un crime augmente suivant la noblesse du personnage envers lequel il a été médité, accompli, exécuté. «

Glossin s’inclina profondément à cet arrêt ex cathedra ; mais il fit observer qu’au pis aller, dans le cas où les singulières doctrines dont il venait de parler seraient réellement professées, la loi avait un autre compte à régler avec M. Van Beest Brown.

« Van Beest Brown ! est-ce le nom de ce drôle ? Bon Dieu ! le jeune Hazlewood d’Hazlewood aura manqué perdre la vie ; il aura eu la clavicule de l’épaule droite lacérée et disloquée ; il aura reçu dans l’apophyse acromion plusieurs grains de plomb ou morceaux de balle, comme le constate en termes précis le rapport du médecin de la famille ; et tout cela de la main d’un obscur misérable appelé Van Beest Brown ! — Oh ! en vérité, sir Robert, c’est une chose à laquelle on n’ose seulement pas penser ; mais, avec votre permission, je reprends ce que je voulais dire. Il paraît d’après ces papiers, » et il montra le portefeuille de Dirk Hatteraick, « qu’un individu de même nom a servi comme lieutenant sur le bâtiment des contrebandiers qui commirent dernièrement de si grandes violences à Woodbourne, et je ne doute nullement que ce ne soit notre homme : au reste, votre sagacité aura bientôt découvert la vérité. — C’est lui, pour sûr, mon cher monsieur, c’est notre homme ; ce serait faire injure même aux dernières classes du peuple que de supposer qu’il puisse y avoir deux individus condamnés à porter un nom si choquant pour l’oreille que celui de Van Beest Brown. — C’est vrai, sir Robert, vous avez bien raison ; il n’y a pas l’ombre de doute. Mais, de plus, cette dernière circonstance vous expliquera les motifs de la nouvelle violence à laquelle ce drôle s’est porté. Vous découvrirez le motif de son crime, sir Robert ; oui, vous le découvrirez sans peine si vous voulez l’interroger ; quant à moi, il m’est impossible de ne pas soupçonner ce misérable d’avoir été poussé par un désir de vengeance ; il a voulu punir la noble valeur que M. Hazlewood, avec toute la générosité de ses illustres aïeux, a déployée dans la défense du château de Woodbourne contre lui et ses infâmes compagnons. — Je tirerai tout cela au clair, mon cher monsieur ; mais, dès à présent, il me semble que j’adopterai la solution, l’explication que vous me présentez de cette intrigue, de cette énigme, de ce mystère. Oui, c’est une vengeance… Et bon Dieu ! par qui, contre qui a-t-elle été conçue ?… Conçue, projetée, méditée contre le jeune Hazlewood d’Hazlewood, et en partie effectuée, exécutée, accomplie par la main de Van Beest Brown ! C’est un bien mauvais temps, mon digne voisin (Glossin, comme le prouve cette épithète, faisait de rapides progrès dans les bonnes grâces du baronnet), que le temps où les remparts de la société sont ébranlés jusque dans leur base ; où la noblesse, qui doit embellir et orner le faîte de l’édifice social, est comme reléguée dans ses parties les moins saillantes. Ah ! monsieur Gilbert Glossin, mon cher monsieur ! de mon temps, l’usage de l’épée et du pistolet, l’usage de toutes les armes nobles, était réservé aux gens de naissance et de fortune ; les querelles des hommes du peuple se vidaient avec les armes que la nature leur a données, ou avec des gourdins coupés, brisés, arrachés dans le bois voisin : mais aujourd’hui, monsieur, le paysan se croit l’égal du gentilhomme ; les dernières classes ont leurs querelles, leur point d’honneur, leurs vengeances, et c’est par les armes qu’ils les terminent. Mais voyons, voyons ! le temps s’écoule… Occupons-nous de ce drôle, de ce Van Beest Brown, et débarrassons-nous de lui, au moins pour le moment. »