Guy Mannering/44

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 320-326).


CHAPITRE XLIV.

LA PRISON.


Une prison, c’est un séjour de peines, un endroit où personne ne se corrige, une pierre de touche pour éprouver un ami, un tombeau pour tout être vivant ; c’est quelquefois la demeure de l’innocent, quelquefois la demeure du coupable, quelquefois la demeure du voleur, du brigand et de l’honnête homme.
Inscription sur la prison d’Édimbourg.


Le lendemain, de grand matin, la voiture qui avait amené Bertram au château d’Hazlewood le conduisit, lui et ses deux surveillants toujours silencieux et farouches, au lieu de sa détention, à Portanferry. La prison était adjacente à la douane établie dans ce petit port. Ces deux bâtiments étaient situés si près du bord de la mer qu’il avait fallu les protéger par un large et solide rempart ou boulevard de grosses pierres, disposées en pente du côté de la mer, dont les flots venaient souvent le baigner et s’y briser. La prison servait de maison de correction, et souvent même de succursale à la prison du comté, qui était vieille et loin d’être convenablement située par rapport au district de Kippletringan ; elle était entourée de hautes murailles, et avait une petite cour où l’on permettait quelquefois aux malheureux habitants de ce séjour de se promener et de prendre l’air. Mac-Guffog, qui avait un des premiers mis la main sur Bertram et qui l’accompagnait alors, était concierge de cette désagréable demeure. Il fit arrêter la voiture tout près de la porte et descendit lui-même pour frapper. Le bruit du marteau attira vingt ou trente enfants en guenilles qui s’amusaient à faire naviguer des chaloupes et des frégates de leur invention sur les petites flaques d’eau salée que la marée laissait en se retirant, et qui, abandonnant tout, eurent bientôt entouré la voiture pour voir le malheureux qui allait sortir « du bel équipage neuf de Glossin » pour entrer en prison. La porte de la rue, après un long bruit de pesantes chaînes et de verroux, fut enfin ouverte par mistress Mac-Guffog, un véritable monstre, une femme vigoureuse et déterminée, capable de maintenir l’ordre parmi son monde, et de faire exécuter, comme on disait, la discipline de la maison lorsque son époux s’absentait ou prenait une trop forte dose d’eau-de-vie. La voix grognarde de l’amazone, qui rivalisait en rudesse la rauque musique de ses verroux et de ses serrures, eut bientôt dispersé toute la marmaille qui s’était attroupée à la porte ; puis s’adressant à son aimable mari :

« Dépêche-toi donc, mon homme, fais donc entrer le chaland ; qu’attends-tu ? — Retiens ta langue, et va-t’en au diable, vieille… » répondit le cher époux, avec deux autres épithètes d’une grande énergie, que nous demandons au lecteur la permission de ne pas répéter. Puis se tournant vers Bertram :

« Eh bien, mon garçon, descendez-vous tout seul, ou faut-il vous aider ? »

Bertram descendit de la voiture, et, saisi par le constable dès qu’il eut mis pied à terre, bien qu’il ne fît aucune résistance, il fut entraîné dans la prison, au milieu des clameurs des petits sans-culottes, qui se tenaient à une distance respectueuse de mistress Mac-Guffog. Dès qu’il eut passé le seuil fatal, la geôlière replaça les chaînes, repoussa les verroux, et, après avoir tourné à deux mains une énorme clef, elle l’ôta de la serrure, puis la mit dans la vaste poche de son tablier rouge.

Bertram était alors dans la petite cour dont nous avons parlé. Deux ou trois prisonniers s’y promenaient et semblaient éprouver quelque soulagement par le coup d’œil que l’ouverture momentanée de la porte leur avait permis de jeter jusque sur l’autre côté d’une petite rue fort sale : sentiment qui paraîtra bien naturel, si l’on considère qu’à moins de pareilles occasions, ils n’avaient d’autre point de vue que les grilles de leur prison, les noires et hautes murailles de la cour, le ciel au dessus d’eux, et les dalles de pierre sous leurs pieds. Cette uniformité de spectacle qui, pour me servir de l’expression du poète :

Pèse comme un bandeau sur les yeux fatigués,

développe chez certains prisonniers une dure et noire misanthropie ; chez d’autres, elle fait naître cette maladie du cœur qui porte l’homme déjà enseveli vivant dans une sorte de sépulcre, à désirer un tombeau plus calme et plus tranquille.

Quand ils furent entrés dans la cour, Mac-Guffog laissa Bertram respirer un moment et considérer ses compagnons d’infortune. Quand il eut promené ses yeux sur ces figures où le crime, le désespoir et d’ignobles passions avaient mis le cachet ; sur le dissipateur et l’escroc, sur le filou et le banqueroutier, sur « l’idiot aux yeux fixes et sur le fou joyeux, » qu’un pitoyable esprit d’économie avait fait réunir dans ce hideux séjour, il sentit son cœur se soulever de dégoût à l’horrible idée de souffrir même un instant le contact d’une pareille compagnie.

« J’espère, monsieur, dit-il au geôlier, que votre intention est de me donner un logement séparé ? — Et que m’en reviendra-t-il ? — Mais, monsieur, je ne dois rester ici qu’un jour ou deux, et il me serait fort désagréable de me trouver au milieu de ces gens-là. — Et que m’importe à moi ? — Eh bien, monsieur, pour parler un langage que vous compreniez, je suis prêt à récompenser cette faveur de la manière qui convient. — Oui ; mais quand, capitaine ? quand et comment ? C’est là la question, ou plutôt les deux questions. — Quand je serai relâché, quand j’aurai reçu l’argent qui doit m’arriver d’Angleterre. »

Mac-Guffog secoua la tête en signe d’incrédulité.

« Mon ami, dit Bertram, croiriez-vous donc que je suis réellement un malfaiteur ? — Ma foi, je n’en sais rien, mais, dans tous les cas, vous n’êtes pas malin ; c’est clair comme le jour. — Et en quoi ne suis-je pas malin ? — En quoi ? Il n’y a qu’un fou, qu’un nigaud qui les ait laissés garder l’argent que vous avez déposé aux Armes de Gordon. Diable m’emporte ! à votre place je l’aurais bien arraché de leurs griffes ! Il n’est pas raisonnable de vous laisser prendre votre bourse et de venir en prison sans un sou pour vous y défrayer. Ils pouvaient garder le reste pour servir de pièces au procès ; mais pourquoi n’avoir pas demandé les guinées ? Je vous ai pourtant fait des signes assez répétés ; mais du diable si vous tourniez jamais la tête de mon côté ! — Eh bien, monsieur, si j’ai droit à réclamer cette bourse, je la réclamerai, et elle est assez bien garnie pour que j’aie de quoi vous contenter. — Ma foi ! je n’en sais trop rien ; vous pouvez rester long-temps ici, et alors il faudra paver le crédit par dessus le marché. Mais pourtant, comme vous m’avez l’air d’un honnête garçon, et quoique ma femme dise que mon bon cœur me fait toujours perdre, si pour mes fournitures vous me donnez un billet payable sur cet argent, j’ose dire que Glossin l’acquittera. Je sais quelque chose sur une évasion… Oui, oui, il sera charmé de me rendre service et me traitera en ami. — Eh bien, monsieur, si dans un jour ou deux je n’ai pas reçu d’autre argent, je vous ferai ce billet. — bien, bien ! dit Mac-Guffog, alors vous serez servi comme un prince. Mais écoutez-moi, l’ami, pour que nous n’ayons pas ensuite de difficultés, voici le prix que je demande toujours à ceux de mes gens qui veulent loger à part : trente schellings par semaine pour la chambre, une guinée pour les meubles ; une demi-guinée par semaine pour un lit. Encore ce n’est pas tout gain pour moi, car là-dessus il faudra que je donne une demi-couronne à Donald Laider, qui est ici pour avoir volé des moutons, et qui, suivant la règle, devrait coucher avec vous. Il va me demander de la paille fraîche et peut-être une goutte de whisky ; mais n’importe. — Bien, monsieur, continuez. — Pour la nourriture et la boisson, vous aurez tout ce qu’il y a de meilleur. Je ne demande jamais plus de vingt pour cent en sus du prix de l’auberge, et c’est bien peu pour toutes les allées et venues, pour toutes les peines du garçon. Et puis, si vous êtes triste, je viendrai passer une heure de la soirée avec vous, et vous aider à boire votre bouteille. J’en ai bu plus d’une avec Glossin, l’ami, quoiqu’il soit à présent juge de paix. Et puis je dois vous prévenir que si vous désirez du feu, car les nuits sont fraîches, ou bien de la lumière, c’est un article fort cher, parce que c’est contre le règlement. Voilà à peu près tout ; je ne vois rien à ajouter, quoiqu’il y ait toujours, par-ci par-là, quelques dépenses extraordinaires. — C’est bien, monsieur ; je m’en remets à votre conscience, supposé que ce mot ait un sens pour vous ; je ne puis, d’ailleurs, faire autrement. — Non, non, monsieur, répondit l’adroit geôlier, je ne souffrirai pas que vous parliez ainsi ; je ne vous force nullement : si le prix ne vous convient pas, laissez la marchandise. Non, je ne force personne ; tout ce que je vous en ai dit, c’était par pure civilité. Mais si vous aimez mieux la vie ordinaire de la maison, cela m’est égal ; j’aurai moins de peine, et voilà tout. — Non, mon ami ; comme vous pouvez, je crois, le supposer aisément, je n’ai nulle envie de disputer avec vous pour de telles misères. Allons, menez-moi dans ma chambre, car je désire rester seul quelques instants — Oui, oui, venez, capitaine, dit le geôlier qui, en cherchant à sourire, ne fit qu’une affreuse grimace ; venez, et pour vous montrer si j’ai une conscience, comme vous dites, que le diable m’emporte si je vous prends plus de six sous par jour pour vous laisser descendre dans la cour ! Vous pourrez vous y promener trois bonnes heures et y jouer à l’aise. »

Après cette gracieuse promesse, il introduisit Bertram dans la maison et lui montra un escalier de pierre, rapide et étroit, au haut duquel était une grosse porte doublée en fer et garnie de clous rouillés. Cette porte ouvrait sur un petit corridor de chaque côté duquel étaient trois cellules voûtées avec des lits de fer et des matelas de paille. Mais à l’extrémité se trouvait un petit appartement qui paraissait un peu plus décent, c’est-à-dire, qui avait moins de l’aspect d’une prison, car sans l’énorme serrure et les gros verroux de la porte, sans les barreaux massifs de la fenêtre, on eût pu le comparer à la plus mauvaise chambre d’une mauvaise auberge. C’était comme une infirmerie pour les prisonniers dont la santé demandait quelque soin ; et en effet Donald Laider, qui devait partager cette chambre avec Bertram, venait d’être chassé de l’un des deux lits qui s’y trouvaient, pour aller voir si la paille fraîche et le whisky n’auraient pas plus de vertu pour guérir la fièvre intermittente. Cette expulsion avait été faite de force par mistress Mac-Guffog pendant que son mari parlementait avec Bertram dans la cour, car la bonne dame avait un secret pressentiment de la manière dont le traité serait conclu. Cela n’avait probablement pas eu lieu sans quelques coups de poing, car une des colonnes qui soutenaient le ciel du lit était brisée, et les rideaux pendaient au milieu de la chambre comme une bannière déchirée au milieu de la mêlée.

« Ne faites pas attention au désordre, capitaine, » dit mistress Mac-Guffog qui venait de le rejoindre ; puis, tournant le dos au prisonnier, elle dénoua sa jarretière avec toute la décence possible, et s’en servit pour rattacher et rajuster la colonne du lit ; puis elle employa toutes les épingles de son ajustement à draper les rideaux ; enfin elle retourna les matelas du lit, sur lequel elle étendit une mauvaise couverture toute percée : « Voilà maintenant qui ressemble à quelque chose, dit-elle. Quant à votre lit, capitaine, le voici, » ajouta-t-elle en montrant du doigt un gros lit massif à quatre pieds, mais qui ne portait que sur trois (vu l’inégalité du plafond qui avait considérablement baissé, car la maison, quoique neuve, avait été bâtie par entreprise), le quatrième restant suspendu en l’air, comme celui d’un de ces éléphants que l’on voit sur la portière d’une voiture. « Il y a de bons matelas, de bonnes couvertures ; mais si vous voulez des draps, un couvre-pied, un oreiller, des serviettes ou du linge de table, c’est à moi qu’il faut vous adresser ; car c’est l’affaire de la maîtresse de la maison, et mon mari ne fait point entrer tout cela dans son marché. »

Dans cet intervalle, Mac-Guffog avait quitté la chambre, pour échapper sans doute aux réclamations que pouvait faire naître cette nouvelle avanie.

« Au nom de Dieu ! dit Bertram, donnez-moi tout ce qui est nécessaire ; je le paierai ce que vous demanderez. — Fort bien ! fort bien ! c’est tout prêt. Allez, nous ne vous écorcherons pas, quoique nous demeurions si près de la douane. Je vais voir à vous faire allumer du feu et à vous trouver à dîner. Ma foi ! vous n’aurez qu’un méchant dîner aujourd’hui, car on n’attendait pas si belle ni si bonne compagnie. » Et mistress Mac-Guffog alla chercher en toute hâte un panier de charbon ; après en avoir rempli la grille rouillée, qui n’avait pas senti le feu depuis plusieurs mois, et sans avoir essuyé ses mains encore toutes noires, elle se mit à déployer les draps, hélas ! bien différents de ceux d’Ailie Dinmont ; murmurant tout bas et paraissant, par une morosité habituelle de caractère, regretter même les fournitures qu’on devait lui payer. À la fin, pourtant, elle partit en marmottant entre ses dents « qu’elle aimerait mieux monter la garde que d’avoir à servir ces beaux fils si difficiles et si remplis d’idées capricieuses. »

Quand elle fut sortie, Bertram se trouva réduit à l’alternative de se promener dans son petit appartement pour prendre de l’exercice, ou de contempler la mer, autant que le lui permettaient les carreaux sales et étroits de la fenêtre, et paraissant obscurcis en outre par d’énormes barreaux de fer ; ou de lire les plaisanteries stupides et les grossièretés que le désespoir avait griffonnées sur les murs à demi blanchis. Les sons qui frappaient ses oreilles n’étaient guère plus agréables : c’était le bruit triste de la marée qui se retirait alors, ou, de temps à autre, une porte qui s’ouvrait et se fermait avec tous les accompagnements rauques et discordants des verroux et des gonds dont la musique se mêlait souvent à l’ennuyeuse monotonie des flots. Quelquefois aussi il pouvait entendre l’affreux grognement du geôlier, ou la voix criarde de sa femme, presque toujours montée sur un ton de mécontentement, de colère et d’insolence. D’autres fois, le gros mâtin enchaîné dans la cour répondait par des aboiements furieux aux agaceries des prisonniers oisifs qui se faisaient un jeu de l’irriter.

Enfin, l’ennui de cette solitude fut interrompu par l’entrée d’une servante mal propre qui vint faire quelques préparatifs pour le dîner, en couvrant d’une nappe à moitié sale une table tout-à-fait dégoûtante. Un couteau et une fourchette usés, mais non par le nettoyage, flanquaient une assiette de faïence fêlée ; un moutardier presque vide, placé d’un côté de la table, faisait le pendant d’une salière contenant quelques grains d’un mélange gris ou plutôt blanchâtre, placée de l’autre côté : ces deux meubles, en terre cuite, portaient des marques trop évidentes qu’on venait de s’en servir. Bientôt après, la même Hébé apporta un plat de tranches de bœuf cuites dans la poêle, auxquelles était mêlée une bonne quantité de graisse qui surnageait dans un océan d’eau tiède ; elle plaça près de ce ragoût succulent un morceau de pain noir, et demanda ce que monsieur désirait boire.

L’apparence de ce festin n’était pas fort engageante : aussi Bertram, pour s’en dédommager, demanda-t-il du vin ; et un peu de fromage passable, joint à son pain noir, composa presque tout son dîner. Quand ce repas fut fini, la fille lui présenta les compliments de son maître, qui se proposait de venir, si tel était le bon plaisir de monsieur, l’aider à passer la soirée. Bertram la pria de lui faire ses excuses, et demanda, au lieu de cette agréable compagnie, du papier, des plumes, de l’encre et de la lumière. La lumière arriva bientôt sous la forme d’une longue chandelle brisée et s’inclinant sur un chandelier d’étain couvert de suif. Quant au papier et aux plumes, on répondit au prisonnier qu’il n’en pourrait avoir que le lendemain, parce qu’il fallait sortir pour en acheter.

Bertram chargea alors la fille de lui procurer un livre, et appuya sa demande d’un schelling ; elle revint quelque temps après avec deux mauvais volumes, le Calendrier de Newgate, que lui avait prêtés Sam Silverquil, apprenti sans maître, qui était alors en prison pour contrefaçon. Elle mit les livres sur la table et se retira, laissant Bertram méditer sur un ouvrage si bien en rapport avec sa triste situation.