Histoire biographique et critique de la littérature anglaise depuis 50 ans/02

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HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS[1].

TROISIÈME PARTIE. — LES ROMANCIERS ET CONTEURS[2].

Le goût moderne s’est éloigné du genre de fictions en prose que nos ancêtres aimaient ; nos romans et nos nouvelles se sont rapprochés de la poésie et de l’histoire ; le roman est devenu ambitieux dans son but. Il a élargi sa sphère ; il a multiplié ses combinaisons ; il a poétisé ses conceptions. Aujourd’hui le romancier envahit le domaine du drame et de l’épopée : il arrache la palme tragique aux poètes que le mauvais goût du parterre exile de la scène. Le roman se mêle à ces hautes discussions politiques et morales dont la Muse n’oserait pas approcher. Il porte une main hardie sur les matériaux de notre histoire.

À nous, hommes du dix-neuvième siècle, il a été donné de voir un second Shakspeare répandre sur les fragmens de nos chroniques les rayons ardens, variés, de l’invention poétique et du drame de passion ; de le voir amuser les loisirs d’un second duc de Marlborough par ses fictions admirables. Fielding, Smollett et Richardson[3] s’étaient contentés de dessiner les caractères et les passions des hommes tels qu’ils se montrent dans la vie privée. Nul d’entre eux n’avait essayé de jeter l’histoire dans le roman, et de répandre sur l’immense océan des faits réels la nuance chatoyante des fictions pittoresques. Cette révolution était sollicitée par plus d’un motif

1o La fiction basée sur les intérêts privés se trouvait à peu près épuisée.

2o La séduction de la poésie allait s’affaiblissant chaque jour.

3o Un grand génie s’éleva dont les créations brillantes jaillirent sans interruption, et donnèrent au public le besoin de cette piquante nouveauté. Écrivains en prose et en vers, comme les moutons de Panurge, suivirent le chef du troupeau, et marchèrent en foule vers de nouveaux pâturages.

Walter Scott se mit à la tête du mouvement : ce fut lui qui mêla les couleurs de l’histoire[4] aux détails, aux conversations, aux incidens dramatiques qui servaient de texte aux romanciers ses prédécesseurs. Quand même il n’aurait pas créé cette forme[5], du moins la gloire lui était réservée de mouler poétiquement, de systématiser avec force et avec génie le système nouveau, et de l’environner de cette auréole de gloire que tous les pays civilisés admirent aujourd’hui.

Le Château d’Otrante[6] fut le premier ouvrage qui introduisit en Angleterre le goût du genre gothique pittoresque ; mistriss Radcliffe vint ensuite avec ses terreurs superstitieuses et ses ressorts surnaturels. L’impulsion était donnée ; on vit s’élever sur ces fondemens les splendides créations de Walter Scott : mais d’abord il fallut qu’il fît place à mistriss Radcliffe. Comme le goût et le savoir s’étaient augmentés prodigieusement, et que l’on ne voulait plus croire aux rapports de l’homme avec le monde invisible, mistriss Radcliffe inventa une espèce de compromis, une manière d’accommoder les choses et de donner au lecteur l’agréable frisson qui naît de la terreur superstitieuse, sans l’obliger à croire au merveilleux et au surnaturel ; de là ce genre équivoque qui fait passer sous nos yeux une fantasmagorie d’esprits, de fantômes et de squelettes, innocens comme ceux du professeur Robertson. Nous savons par quel mécanisme toute cette terreur est produite ; nous partageons l’étrange plaisir qu’elle donne, mais nous ne permettons pas à sa féerie de nous en imposer. Cette magie blanche de la littérature a eu pour principal adepte la femme dont je vais parler.


Anne Radcliffe[7] fonda cette école de terreur. D’autres nous avaient montré le sépulcre fermé, une lampe mystérieuse brûlant sur son marbre ; elle l’a ouvert à nos yeux ; elle nous a montré le cadavre raide, immobile, les paupières soulevées, le regard tristement arrêté sur le spectateur, et pourrissant dans son linceul. D’autres nous avaient menacé de nous montrer des trappes souterraines, de vieilles tapisseries flottantes, des chambres de torture et de deuil. Il était réservé à mistriss Radcliffe de mettre à exécution toutes ces promesses ; elle vint, armée d’une clef gothique, ouvrit lentement les portes rouillées, criardes et gémissantes, et nous força de la suivre, tout tremblans, à travers les domaines de la superstition et de la crainte. Ce ne fut pas tout : voici nos rêves, nos vieux spectres, jaillissant devant nous aux rayons de la lune, voici nos plus sombres imaginations réalisées ; nos cheveux se dressent, nos os craquent et tremblent.

Après tout ce tapage, quand la sueur découle de nos membres, mistriss Radcliffe revient nous dire que nous avons été dupes de sa fantasmagorie ; qu’elle nous a terrifiés, comme le puritain disait que l’on adorait Dieu dans les cathédrales, avec deux soufflets et trois poulies ; que ces épouvantemens sont de notre propre fabrique ; que ces accens qui nous ont effrayés n’ont rien qui puisse nous faire peur ; que nous sommes des enfans qui avons tremblé dans l’ombre, en traversant le cimetière. Mais à qui la faute ? N’avait-elle pas, la magicienne, préparé et bercé notre imagination par mille moyens ? Ne nous avait-elle pas environnés de lampes tremblantes, de tourelles croulantes, de tapisseries que le vent agite, de figures voilées, de demi-mots terribles, et de tout ce qui pouvait exciter en nous le cauchemar de la peur ? C’est ainsi que Fuseli[8] le peintre se préparait lui-même à créer ses tableaux démoniaques et bizarres, en se donnant une bonne indigestion de porc frais.

Pour accomplir toute cette féerie, il fallait un remarquable talent descriptif et une forte imagination. Mistriss Radcliffe possédait l’un et l’autre ; ce qu’elle dit, elle le peint ; elle fascine le lecteur ; il y a de la cohérence dans ses merveilles ; à l’horreur première succède l’horreur seconde, comme Abraham fut père de Jacob. On voit peu à peu grossir, s’assombrir, s’étendre, peser sur le paysage la nuée dense et noire qui apparaissait d’abord comme un point à l’horizon ; son habileté rembrantesque place ses conceptions fantastiques sous un clair-obscur piquant et mystérieux, qui prête à ses personnages et à ses évènemens un caractère et un effet pleins de puissance. Nous nous souvenons tous de la séduction opérée sur notre jeunesse par les mystères du Château d’Udolphe : séduction mêlée de terreur, et qui nous attire, frémissans, pâles, agités, comme le serpent attire à lui l’oiseau et le force, chancelant, à devenir sa victime involontaire, mais incapable de se défendre et de résister.

À mesure que nous avançons dans notre lecture, la terre n’est plus qu’un vaste ossuaire, chaque maison n’est qu’un tombeau, chaque rivière roule des flots de sang, chaque oiseau pousse des cris funèbres ; la trompette du jugement dernier retentit. Il y a de la grandeur sans doute dans tout cela, mais nulle vérité. Le triomphe de mistriss Radcliffe ne pouvait durer long-temps ; elle devait faire une impression vive, ardente, mais passagère. En effet, l’auteur qui avait évoqué tous ces spectres, qui avait construit à grands frais tout cet édifice de terreur, vécut assez pour le voir se dissoudre, tomber, disparaître, et la nature reprendre sa place, reconquérir son sceptre, comme on voit dans le ciel la lune, que les nuages de la tempête ont obscurcie et ensanglantée, reparaître paisible, dominatrice et brillante.

Comme les terreurs de mistriss Radcliffe sont mécaniques, et qu’elle nous laisse voir de quoi ces terreurs se composent, comment sa lanterne magique est fabriquée, il nous est impossible d’avoir peur deux fois. Quelle frayeur nous inspirerait-elle, lorsque nous savons qu’en traversant les domaines de la superstition, nous avons voyagé, comme Sancho Pança dans les régions du feu, à travers les espaces imaginaires ; que nous avons pris les cornes d’une vache pour celles du diable, le cri du hibou pour le râle de la mort, et les restes de la cuisine pour des débris de vieux squelettes sur lesquels nos pieds chancelaient ? Nous restons humiliés de notre propre terreur ; nous avons du mépris pour elle et pour nous-mêmes, et notre mauvaise humeur s’étend jusque sur l’écrivain qui s’est donné tant de mal pour nous prouver que nous sommes des sots et des enfans[9].


Lewis a écrit le Moine, roman de la même famille. Tout dans ce livre est exagéré et forcé : hommes et femmes nous apparaissent sous des couleurs fausses qui changent leurs proportions et leur aspect. Cependant il y a de la vigueur de coloris dans cette œuvre ; les attitudes sont vigoureuses et expressives. Cette représentation mélodramatique de la vie humaine ne pouvait être long-temps à la mode : elle frappa d’abord le public ; mais aussitôt que la nature et la simplicité entrèrent en scène, tout ce qu’il y avait là de factice et d’exagéré s’évanouit, comme les baguettes des faux prophètes disparurent devant la baguette magique de Moïse[10].


William Godwin est l’Anne Radcliffe de la sphère morale et de la société vivante ; il est pittoresque et terrible comme elle. Dans ses dissections du cœur humain, il a recours aux mêmes ressources[11], à la même habileté qu’elle emploie pour nous faire croire au monde surnaturel.

Godwin refuse à la nature humaine un jugement impartial et une libre défense ; il la cite devant lui pour l’accuser de tous les crimes, et lui ferme la bouche avec un bâillon. Il ne manque à l’édifice de Godwin que des bases solides. L’auteur raisonne bien, mais en partant d’un faux principe.

Caleb Williams est, pour ainsi dire, la crème de cette haute intelligence. Dans tous ses autres ouvrages, Godwin a beaucoup moins de force et de puissance. Quiconque a lu ce prodigieux roman a dû être blessé de l’invraisemblance du caractère de Falkland : le plus accompli des gentilshommes, l’homme qui a le plus d’élévation et de délicatesse dans les idées, commet un meurtre, laisse punir un malheureux qui en est innocent, puis poursuit de sa haine et de sa vengeance un homme dont le seul crime est d’avoir voulu pénétrer le mystère dont le meurtrier s’enveloppe. Si Caleb Williams est malheureux, c’est que le plan du roman l’exige. Un seul mot, et il est sauvé : et tout reprend son cours naturel.

Il est impossible que Godwin écrive rien, sans déployer beaucoup de talent, de connaissance de la nature humaine et un art qui n’appartient qu’à lui, l’art d’analyser les émotions et de remonter à leur source. Mais il est souvent pénible de le lire, de pénétrer dans ces mystères du crime et du vice, mystères qui laissent toujours des traces dans l’esprit, comme la bave du limaçon reste étincelante sur la fleur qu’il a souillée. Falkland se rapproche encore un peu de la vérité et de la nature ; nous le suivons comme l’équipage d’un navire s’obstine à ne pas quitter un vaisseau qui périt, dans l’espérance que tout pourra se réparer. Mais Mandeville et Saint-Léon sont plus sombres de dix ou quinze degrés que Falkland.

Mandeville est un de ces êtres malheureux dont l’ame n’est jamais sans orage, et qui, en proie à une bourrasque perpétuelle de passion, ne peuvent cependant être regardés comme des fous complets. Il croit que le genre humain a conspiré contre lui[12] ; et pour se protéger lui-même contre ce prétendu complot, Dieu sait à quels expédiens il a recours ! La conception est frappante, le caractère admirablement dessiné, le langage de l’auteur énergique ; mais nous déplorons l’emploi de tant de talent consacré à reproduire un monstre fantastique et impossible. D’autres romanciers veulent nous instruire ou nous amuser ; leur but est d’élever la nature humaine dans notre esprit ; et quoique souvent ils mettent en scène des caractères exécrables, bien qu’ils racontent des actions criminelles, cependant, quand nous les avons lus, nous n’avons pas de haine pour notre espèce. Godwin semble, au contraire, prendre à tâche de nous la rendre odieuse ; comme Job, il nous fait maudire le jour de notre naissance, l’heure où notre mère nous a jetés dans ce monde ; l’honnêteté, la loyauté, disparaissent de la face de la terre. Le chirurgien dissèque pour instruire ; Godwin porte le scalpel dans le cadavre pour nous montrer ses chairs sanglantes et ses muscles à nu. Nous quittons ses livres, étonnés de sa puissance, mais attristés[13] par l’usage qu’il en a fait.


Mme d’Arblay[14]. — Dans Évelina, Cécilia, Camilla, elle nous reporte à l’époque de Johnson ; nous nous trouvons jetés au milieu d’une époque dont le langage est plus étudié, dont les manières sont moins naturelles que les nôtres. Samuel Johnson, juge difficile, aimait Évelina, faisait souvent allusion à ce roman quand il se trouvait dans le monde, et mortifiait singulièrement Boswell[15], en le classant parmi les Brangton, famille de niais et de curieux impertinens, que Mme d’Arblay avait peints au naturel.

Personne ne fait de portraits individuels plus caractéristiques ; tous ses Brangton sont admirables ; son M. Smith, bourgeois de crédit et de renom, n’a pas moins de valeur. Dès qu’une singularité de caractère s’offre, elle la saisit avec vivacité, avec bonheur ; elle a disséqué pour ses menus plaisirs les absurdités sociales. Aucun des détails extérieurs ne lui échappe ; son pinceau, précis et net, reproduit avec une force étonnante les mœurs et les habitudes privées. Quel portrait vaut ce portrait de Boswell qu’elle nous a donné dans ses Mémoires du docteur Burney ? Ses Lettres à M. Crisp sont des merveilles d’observation sociale. Comme elle étudie la mode, l’étiquette, le décorum ! Quelle profonde investigation des convenances ! Comme elle sait bien tout ce qui s’est passé au bal, et les mille petites passions qui ont agité les acteurs !

Il est vrai qu’à force d’arrêter ses regards sur les étoffes, les costumes, les robes brodées et les cheveux poudrés de l’époque, il ne lui est plus resté d’attention, de puissance d’examen à consacrer à tous les cœurs qui palpitaient sous le damas et sous la soie. L’originalité et la profondeur du dessin manquent à ses ouvrages ; les importantes vétilles de la vie du grand monde et les mille peccadilles dont le bon goût fait des crimes au premier chef, n’ont pas trouvé de censeur plus sévère. Elle aimerait mieux voir son héroïne se compromettre un peu que de flétrir la pureté de ses gants blancs. Anathème sur tout ce qui est rustique et impoli. Quiconque s’éloigne du langage convenu dans un certain monde doit perdre caste sans espoir de la retrouver jamais. Prononcer un mot équivoque est pour une dame un péché mortel ; une situation équivoque la compromettrait moins. Catherine de Russie excellait dans cet art ; sa cour, la plus licencieuse de l’Europe, était fort décente dans ses discours. Mme d’Arblay a reproduit ce qu’elle a vu, mille affectations élégantes qui lui ont un peu caché l’aspect des émotions naturelles. La mode passe, l’homme reste ; ses passions et ses sentimens sont immortels, et c’est à eux qu’il faut s’adresser.


Élisabeth Hamilton[16] a, comme Mme d’Arblay, reproduit les besoins passagers, les mœurs fugitives, les nuances variables de la vie sociale ; mais ses tableaux sont puisés dans les classes inférieures de la société, sous le toit de chaume et dans la pauvre hutte. Parmi beaucoup de peintures aujourd’hui surannées, on trouve des traits naturels. Elle s’est constituée la conseillère du paysan écossais. Offensée du peu de soin des femmes de notre pays qui, selon elle, n’étaient pas assez bonnes ménagères, elle se mit à leur donner des leçons de propreté ; nettoyant leur cuisine, balayant leurs escaliers, frottant leur vaisselle, récurant leur argenterie avec un zèle que l’on n’oubliera pas ; tout en se livrant à ses graves et nombreuses occupations, elle parlait, parlait avec une volubilité sermonaire qui fit beaucoup d’impression.

Les Villageois de Glenburnie ont de la vérité et de la force ; mais elle a réuni sur la tête de ces pauvres paysans les défauts, les ridicules et les vices d’une douzaine de comtés. Ce n’est pas là l’Écosse : peindre l’un des faubourgs les plus misérables de Londres, ce n’est pas faire le tableau de Londres. D’ailleurs, elle n’a pas observé avec assez de soin la condition sociale des humbles filles des villageois écossais. En ce temps-là, comme les Brownies laborieuses[17] de nos traditions, la ménagère d’Écosse avait une tâche pénible à remplir, et travaillait comme une esclave ; aucune des ressources des grandes villes n’était à sa portée. Le voyageur qui, dans sa tournée en Écosse, s’arrêtait à la porte d’une chaumière et y recevait l’hospitalité, en savait plus long à ce sujet que Mme Hamilton elle-même. La femme de Glenmore saluait l’étranger, sortait, recueillait l’orge sur les épis, l’apportait chez elle, le vannait, le moulait elle-même, le pétrissait, le plaçait dans le four, et le servait avec de l’eau-de-vie[18]. Pourquoi donc accuser d’indolence ces pauvres femmes, toujours occupées de travaux que dans d’autres pays l’homme exécute ou fait exécuter par des machines ? Aujourd’hui la condition des femmes écossaises commence à changer ; et comme elles ont plus de loisir, leurs délicatesses de femmes de ménage, leurs raffinemens domestiques, commencent à devenir aussi recherchés, aussi sévères que Mme Hamilton a pu le désirer.


— L’élégance, la grace pathétique, le style doux et agréable de Henry Mackenzie, ont assuré sa réputation. Il sait jeter dans ses nouvelles une précision, une clarté, une naïveté charmante. Personne, plus que lui, n’a le sentiment du beau et du joli. Économisant ses ressources avec adresse, ne prodiguant et ne hasardant jamais rien, il ressemble à ces hommes habiles et sages qui tirent d’une fortune modique le meilleur parti possible, et à ces bouquetières dont le talent consiste à disposer, de manière à les faire valoir, les fleurs qu’elles exposent en vente.

Quelques-unes des narrations les plus touchantes que la littérature anglaise ait produites sont sorties de la plume de Mackenzie. Louise Venoni, histoire simple, triste, éloquente, est un de ces récits qu’il suffit d’avoir lus une fois pour ne les oublier jamais. Son Homme sensible appartient aux deux écoles de Sterne et de Werther. Moins désordonné que le Voyage sentimental, moins frénétique que le héros de Goethe, le héros de Mackenzie n’ose pas exprimer l’ardente passion qu’il nourrit, et meurt victime de sa délicatesse et de son silence. La scène qui se passe dans la maison des fous est admirable. Il y a trop de douleurs accumulées dans Julia de Roubigné. Cette manière d’atteindre le pathétique, en ne se faisant faute d’aucune calamité, est trop facile ; l’ouvrage est moins une création intellectuelle qu’une douloureuse confession.

Le talent que Mackenzie avait déployé dans ses contes et ses romans de peu d’étendue, l’a quitté quand il a voulu écrire un roman en trois volumes, l’Homme du Monde. Il ne s’agissait plus seulement de dessiner un caractère, de raconter une anecdote. La force a manqué à Mackenzie.

Homme de goût, doué, sinon d’une imagination puissante, du moins d’un sentiment poétique fort délicat, Mackenzie était un excellent homme, plein de générosité et de bienveillance. Il fit plus pour la gloire de Burns que n’auraient pu faire une douzaine de lords. Ce fut lui qui prit le paysan par la main, et qui le fit asseoir au rang élevé qui lui appartenait, et que l’admiration publique lui conserve[19].


Miss Ferrier a prouvé par plus d’un ouvrage son talent d’observation et son habileté comme peintre des passions et des mœurs. Les romans intitulés le Mariage et l’Héritage lui assurent un rang distingué parmi les écrivains de ce temps. Walter Scott s’exprime ainsi, en terminant sa Légende de Montrose. « Je me retire, persuadé non-seulement que la moisson est encore abondante, mais que les moissonneurs habiles ne nous manquent pas. Plus d’un écrivain a récemment donné des preuves de ce genre de talent. Si, dans leur foule, il est permis à l’auteur de ce livre, auteur qui lui-même est une ombre[20], de désigner avec éloge une autre ombre sa sœur, je citerai spécialement l’auteur de l’agréable ouvrage intitulé le Mariage » — Miss Ferrier, à une imagination active, à une grande puissance de jugement et d’observation, joint des connaissances variées et l’art de reproduire, comme dans un miroir fidèle, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti.


Parmi nos romancières modernes, nulle n’égale miss Edgeworth[21] pour la réalité des scènes, l’observation des mœurs, de leurs variations, de leurs ombres et de leurs lumières, de l’influence exercée par l’éducation et de celle que les circonstances ont sur nous. Rien de laborieux et d’étudié dans sa manière. Elle nous force d’oublier le peintre et de ne songer qu’au portrait. Sa palette est toujours prête, sa main toujours hardie et rapide, son coloris toujours chaud et naturel. Dès que le cœur est frappé de ses simples paroles qui reproduisent si bien les tristes faits de la vie réelle, cette intrépide fidélité de ressemblance le fait vibrer malgré lui et lui arrache un éclair de douleur.

Le but de miss Edgeworth n’est pas seulement d’étonner et de désorienter le lecteur : elle a un plus noble objet en vue. Elle apporte des palliatifs et des remèdes à sa patrie saignante, à l’Irlande ; elle essaie de régulariser ses caprices, d’affermir sa démarche, que l’ivresse morale et intellectuelle fait chanceler. Habile chirurgienne, ce n’est pas le scalpel qu’elle emploie ; elle ne plonge pas dans les chairs palpitantes une lame étourdie. Elle a de douces paroles, des soins maternels, une main prudente pour guider le faible, le pauvre et le malheureux ; elle prend part à la joie, aux fantaisies, aux mille originalités des habitans de l’île verte[22]. Comme eux, elle est spirituelle ; comme eux, elle semble étourdie, folâtre, ardente, incapable de prudence et de raison.

Je ne sais quel critique lui a reproché de manquer de moralité. Qu’entend-il par-là ? Veut-il dire que l’affabulation de ses contes ne se trouve pas placée à la fin de chaque ouvrage, comme au bout des fables de Phèdre ? La moralité de miss Edgeworth est plus vaste et plus utile ; elle forme le principe et la vie de chacun de ses romans ; c’est la sève vitale qui parcourt toutes les branches de l’arbre, se développe en boutons, et mûrit avec les fruits. Elle s’empare du lecteur et le domine à son insu ; il ne peut s’empêcher de faire lui-même toutes les applications, que l’auteur se garde bien de suggérer elle-même.

Esprit ferme, vigoureux, original, elle a dédaigné le matériel du vieux roman, les machines à la Radcliffe : châteaux ruineux, grottes humides, tapisseries agitées, fantômes automates. Cependant le grand magasin d’Anne Radcliffe était ouvert, et chacun venait y puiser. Elle renonça encore à d’autres ressorts puissans : douces faiblesses, convulsions de l’ame, élans involontaires, irrésistibles sympathies, fièvre du cœur et de l’esprit, ressources employées par la plupart des auteurs contemporains, furent rejetées par miss Edgeworth. Elle dédaigna tout charlatanisme, et négligea même de placer ses acteurs dans ces attitudes mélodramatiques, admirées des lectrices. Ses romans furent privés de clairs de lune, d’évanouissemens subits, de tendres exclamations sur le chant du rossignol, la chute des feuilles, le son lointain des harpes, et les beautés du paysage. L’homme, tel qu’elle le voit et le peint, n’est pas un enfant romanesque et sentimental, mais un être noble et qu’elle a traité en conséquence. Persuadée de cette dignité humaine, elle ne place jamais ses héros dans des situations forcées. Sa couleur est modeste, simple ; rarement ce sont les violentes passions, qu’elle reproduit. Elle vise peu à l’effet ; elle veut être utile.

« Les œuvres de miss Edgeworth[23], dit Gifford, loin d’encourager le vice, même sous la forme la plus agréable et la plus élégante, contiennent quelques-unes des plus fortes leçons de morale qui se trouvent chez aucun écrivain. Nous apprenons d’elle, non par des maximes générales et des exemples extraordinaires, mais par la réalité même et l’aveu des acteurs, de quelle manière nous devons nous conduire dans les circonstances difficiles, quand la tentation vient nous assaillir. Elle s’occupe toujours à présenter des situations possibles, ingénieuses, non inventées, mais judicieusement choisies ; et, parmi les diverses routes qui se présentent à nos yeux, elle nous montre celle qui nous conduit au bonheur par la vertu. Je ne sais si l’on peut citer une seule qualité que miss Edgeworth n’ait encouragée et placée sous son point de vue le plus noble. Elle aime surtout à nous offrir les résultats et la récompense de la bonté, de la persévérance, de l’activité, du dévouement, de l’indépendance de l’ame. »

Peut-être eussions-nous préféré que miss Edgeworth mêlât à ses excellens ouvrages un peu plus de la verve ardente, capricieuse, passionnée, qui caractérise le paysan d’Irlande. Nous la trouvons quelquefois trop sage, trop didactique. Elle oublie que le joug de la raison ne peut pas nous dominer toujours, que le plaisir a ses droits, que cette source de folie mêlée à notre nature a besoin de s’épancher de temps à autre. Elle se tient fort assidûment à côté de ses héros ; Mentor inexorable de ces Télémaque nouveaux, ne leur permettant pas une espiéglerie, une faute, une erreur, les replaçant dans le droit chemin, leur tirant l’oreille quand ils tournent la tête, et élevant l’index de la main droite d’un air d’admonition pédagogique, toutes les fois qu’ils tressaillent au bruit de quelque nouveauté, à l’approche de quelque aubaine aventureuse.

Peintre des mœurs et bienfaitrice de son temps, son nom se perpétuera, grace à ses Contes Moraux, à son Château de Rack-Rent, à son Patronage, etc. Sa taille est petite, son œil est vif, sa conversation animée et agréable.


Jeanne Porter et Anne-Marie Porter[24]. — Ces deux sœurs occupent un rang distingué parmi leurs rivales. L’amour du bien, le sentiment du beau, caractérisent leurs ouvrages, qui se font remarquer par cette qualité plutôt due par l’élévation et la vérité.

Jeanne Porter, dans ses Chefs Écossais, a raconté d’une manière intéressante les aventureuses destinées de Wallace. Dans cet ouvrage, on retrouve la résolution, la fermeté, le courage héroïque, les vertus privées, la constance en amour et en amitié que tous les historiens lui attribuent, et cet amour filial porté jusqu’au fanatisme de la vengeance ; mais elle lui a prêté aussi bien des traits qui ne conviennent ni à son époque ni à son caractère. Wallace aimait à s’endormir à l’ombre des vieilles forêts, couvert de sa cuirasse d’acier, à surprendre ses ennemis au sein des ténèbres, à couvrir de cadavres le champ du combat. Quand Édouard lui offrit un duché, ne répondit-il pas : Le sang de mes ennemis, et non leur or ! Leurs tombeaux, et non leurs terres ! Un tel homme était loin de la douceur gracieuse que sa romancière lui accorde.

Jeanne et Marie ont publié, chacune, à peu près cinquante volumes. Anne-Marie avait six ans lorsque Walter Scott, alors enfant, partait de l’école, se rendait chez la mère de la petite fille, et venait lui raconter d’interminables histoires de féerie et de sortilèges. Anne-Marie est un de ces prodiges de précocité dont le biographe est embarrassé d’expliquer le développement intellectuel. Elle avait douze ans lorsqu’elle publia ses Contes sans Art (Artless Tales).

L’une et l’autre sont sœurs de sir Robert Ker Porter. Comme lui, elles excellent dans l’art de décrire, de peindre au moyen des mots, de distribuer l’ombre et la lumière, de créer un panorama brillant et vaste. Leurs œuvres, semées de traits pathétiques et gracieux, prouvent cependant plus de connaissance du monde extérieur que du monde intérieur, plus d’habileté à reproduire la forme visible que les émotions secrètes. Leur vie a été pure et honorée. Anne-Marie est morte le 21 septembre 1832 ; Jeanne, dont le talent est plus remarquable que celui de sa sœur, lui a survécu.


Scott. — Walter Scott, a-t-on dit, n’apercevait tous les objets qu’à travers un prisme poétique[25]. D’un terrain infertile et désolé il a fait le parc admirable et pittoresque d’Abbotsford. Le château créé par lui, cette maison si commode et si bizarre, n’est, comme s’exprime un voyageur français, qu’un roman en pierre de taille.

On peut en dire autant de ses romans. Scott a fait subir à tout ce qu’il a touché une poétique métamorphose. La geôle d’Édimbourg lui a inspiré des pages qui vivront autant que nos collines. La poussière stérile et sèche de quelques traditions vagues a servi de base à cet Ivanhoe, magnifique structure ; avec les souvenirs féroces et fanatiques des Caméroniens, il a fait une histoire palpitante d’intérêt. Il ne lui a fallu qu’un forgeron au milieu de sa forge pour lui donner le type d’un héros ; et ce héros est resté forgeron. Ce n’est ici que la dixième partie de ce qu’a su accomplir Walter Scott ; et, pour exécuter une telle œuvre, il fallait être poète de premier ordre, doué d’imagination, de sensibilité, d’observation, de connaissance du monde et des hommes ; comprendre le beau dans toutes ses variétés, sentir ce qui est grand, sympathiser avec l’héroïsme, et joindre à ce rare assemblage la puissance de combinaison, le talent de peindre.

Il trouva le roman de son époque déformé par mille affectations extravagantes, riche de sentimens factices, de détails ridiculement, puérilement minutieux, éloigné du naturel et de la vérité. Il lui rendit sa beauté, sa naïveté ; il l’éleva plus haut que jamais ; son souffle puissant le ranima. Tout ce que les narrations de ses prédécesseurs lui offraient de noble, de profond, de vraiment beau, se retrouva dans ses compositions : il les enrichit d’une variété inouie, d’une vigueur de pinceau, d’une force dramatique et d’une hauteur poétique qui les place de niveau, quant à l’intérêt général, avec les meilleurs poèmes. Byron ne se lassait pas de produire de beaux vers, ni Walter Scott des romans admirables. Telle fut la popularité de l’un et de l’autre, qu’on n’eut d’yeux et d’oreilles que pour eux, et que la seule question dont on s’occupait alors était de savoir lequel des antagonistes était le plus grand. Sans essayer de vider ce différend oiseux, on doit convenir que Walter Scott, vaincu par Byron dans la carrière poétique, prit sa revanche sur Byron prosateur. Génies rivaux, ni l’un ni l’autre ne prononça contre son émule un mot qui trahît l’envie ou la mauvaise humeur. Byron ne parlait de Scott, et Scott de Byron, que dans les termes de l’admiration et de l’amitié.

Lorsque Scott se fit romancier, il entra dans la lice visière baissée. Les romans de l’auteur de Waverlep parurent devant le public sous des noms imaginaires. C’était grande surprise que de voir ces merveilleuses créations tomber des nues pour ainsi dire, sans laisser au lecteur le temps de respirer. Le public était stupéfait. Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe, apparaissant tout à coup avec ses cent mille hommes, ne causa pas une sensation de surprise plus générale. D’abord Waverley, avec ses chefs montagnards et ses mœurs gaéliques ; puis Guy Mannering, avec la saveur des plaines, et son glorieux paysan Dinmont, et sa Meg Merrilies, demi-folle, demi-pythonisse ; l’Antiquaire, escorté de Monkbarns et de l’inimitable Ochiltrie ; Rob Boy, et son bon André Fairservice, et son bailli Jarvie ; Old Mortality[26], œuvre sans rivale, qui nous a valu Balfour de Burleigh, l’Antagoniste de Satan et le Meurtrier des Hollandais, sans oublier Bothwel l’impétueux, Claverhouse l’implacable, et surtout ce bon Cuddie, faisant meilleur usage de sa pauvre petite cervelle que sa mère, la prêcheuse et la savante ; puis le Cœur de Midlothian[27], consacré par le souvenir de Jeanie et d’Effie Deans, sœurs adorables, et par Madge Wildfire et par Daddie Rat, dont l’ame était fort en peine et en tribulation, ne sachant si elle devait définitivement se tourner vers Dieu ou le diable ; la Légende de Montrose[28], et son colonel Dalgetty vendant son épée et son sang au plus haut enchérisseur, parlement ou roi ; la Fiancée de Lammermoor, où, sous ce fatal nuage, le pressentiment de la misère voisine et menaçante, on distingue les traits de l’altier Ravenswood, et de ce Johnnie Mortsheugh, aussi prompt à monter les cordes de son violon qu’à serrer les écrous du cercueil. Enfin, le magnifique roman d’Ivanhoe, tout rayonnant de la beauté sublime de cette pure et sainte Rébecca, retentissant des plaisanteries de l’excellent moine Tuck, et rempli des faits d’armes du Chevalier Noir.

Ce n’était là que le premier service de l’immense festin préparé par Walter Scott ; d’autres romans succédèrent à ces chefs-d’œuvre avec une merveilleuse rapidité, quelques-uns aussi remarquables que leurs devanciers, tous empreints du sceau original de ce puissant esprit.

Dans la seconde série, il s’avisa d’introduire des agens surnaturels ; non comme Anne Radcliffe, de faux démons, des sorciers pour rire, mais de vrais esprits de l’autre monde, de ces êtres que la vanité de l’homme place entre lui et Dieu, comme si l’intelligence suprême lui avait assigné une armée de gardes-du-corps aériens. Telle était la Dame blanche d’Avenel. L’idée était heureuse. Pendant quelque temps, cette dame incorporelle s’acquitta fort dextrement de son office ; à la grande édification du public elle fit prendre au moine un bain froid dans les eaux de la Tweed, et chanta son hymne surhumaine. Mais quand on la vit faire d’autres prouesses, guérir un blessé, fermer une blessure mortelle, creuser un tombeau et le recouvrir si habilement que les laboureurs eux-mêmes ne s’apercevaient pas que la terre eût été remuée, les amis du merveilleux froncèrent le sourcil ; c’étaient là de graves erreurs, et Walter Scott n’aurait pu mieux faire s’il s’était dit : « Allons ! détruisons le genre merveilleux en le parodiant ! » Plus tard, il répéta la même tentative d’une autre manière. Il essaya d’effrayer les dures et terribles Têtes Rondes de Cromwell[29] au moyen de quelques poulies et de quelques fusées ; il ne réussit pas. Mistriss Radcliffe exécutait beaucoup mieux que lui ces tours de magie blanche. Il s’en aperçut, renonça désormais au royaume des esprits, soit aériens, soit mécaniques, et confessa que sa Dame Blanche était une conception manquée.

Que ne s’en tenait-il à l’humanité ? Tant qu’il avait affaire à l’homme réel, à l’homme de chair et de sang, il faisait des prodiges. Nul écrivain, depuis Shakspeare, n’a créé autant de personnages originaux, vivans, respirans, pleins de santé. D’autres romanciers vous en donneront deux, trois, une demi-douzaine peut-être : chaque ouvrage de Scott en compte huit ou dix. Dans les Aventures de Nigel vous en trouvez douze, tous appartenant à des familles diverses, ne se ressemblant en rien, n’ayant de commun rien, si ce n’est l’air qu’ils respirent. Les héros et les héroïnes n’étaient pas son fort. Il s’occupait assez peu de ces messieurs et de ces dames, et les négligeait singulièrement, Diana Vernon exceptée. Cependant, après une lecture plus attentive, on est étonné de trouver mille détails délicats et gracieux, mille traits de passion et de tendresse que l’on n’avait pas remarqués d’abord. Voyez, par exemple, comment se trahit par des actes, non par des mots, la passion profonde que Julia Mannering a nourrie dans son cœur ! Et que l’amour de son Édith Plantagenet est noble et charmant !

Toutefois c’est la foule roturière qui donne un si vif intérêt à ses romans ; elle marche par bataillons, par régimens innombrables, mais différente, et toujours copiée sur la nature. Dougal n’est pas beau parleur et phrasier embarrassé comme notre ami Fairservice. Ce dernier ne braverait pas les terreurs de la forêt hantée, de la grotte aux sorciers et des brigands nocturnes, comme Dandy Dinmont. Charlieshope et Cuddie Heddrigg sont deux rustiques de trempe différente ; et Caddie n’est rien auprès d’Edie Ochiltrie, qui a de la poésie et de la malice au fond de l’ame ; tous ces caractères subalternes diffèrent de Richie Moniplies, qui, dans son honnêteté et son opulence, ne ressemble pas à ce forgeron Harry Wind le pacifique, qui ne se bat contre les gens des montagnes que lorsqu’il les rencontre au-delà du pont de Stirling. Même variété dans les caractères jetés sur les premiers plans. Qui confondrait le savant Monkbarns, dans les veines duquel il y a de l’encre et non du sang, avec Cosmo Bradwardine, l’antiquaire officier, ou avec Guy Mannering, entouré de ses bassets, brave et vain de ses aïeux ? N’avons-nous pas aussi l’étrange Rob-Boy, aujourd’hui homme de la plaine, gros berger qui fait tranquillement son métier ; demain guerrier redouté, l’Achille des monts déserts, le chef sauvage qui s’écrie : « Je ne veux pas de maître ; mon pied foule ma bruyère natale, et mon nom est Mac Grégor. » On a remarqué que tous les personnages de Scott se servent du langage de leur profession ; Pleydell est un code de procédure ambulant ; Guy Mannering est soldat, même dans sa conversation habituelle. Il peut y avoir un peu d’affectation là dedans ; mais nos pensées habituelles colorent notre langage, et Scott, en ayant recours à ce moyen pour rendre ses portraits parfaits et accomplis, n’a pas oublié de les signaler par d’autres marques distinctives.

Nous retrouvons dans les romans de Scott tout ce qui nous a charmés dans ses poésies, joint à la liberté familière et aux mille détails dramatiques et comiques que la prose comporte. Ils offrent un mélange singulier et ravissant des qualités les plus hautes et des qualités secondaires de l’esprit. Il se meut dans une sphère à la fois plus élevée, plus large et aussi humble que Fielding ; il a toute la fertilité de Smollett et l’éclat poétique de Wilson. Il est spécialement remarquable par la véhémence passionnée de la narration. Toujours maître de son sujet, jamais il ne l’épuise. Scott marche sans rival à la tête des créateurs de fictions en prose, et (que cette remarque ajoute encore à sa gloire !) la Grande-Bretagne, sa patrie, lui fournit presque toutes les nuances, presque tous les sujets de ses chefs-d’œuvre[30].


Robert-Charles Maturin, surnommé par l’indulgent enthousiasme de quelques amis le Walter Scott de l’Irlande, a semé de beautés brillantes ses ouvrages singuliers. Des matériaux épars, des élémens inachevés, des traits d’un caractère original, des éclairs de génie, des fragmens de dialogue vigoureux, souvent des passages dont l’exécution énergique serait digne des grands maîtres, se font remarquer dans tout ce qu’il a écrit. Mais ces beautés disparaissent et se cachent sous mille décombres. Le goût et la patience lui manquaient pour mettre en œuvre les matériaux qu’il avait recueillis. Il traçait son plan, taillait quelques blocs, jetait quelques pierres d’attente, arrondissait une ou deux colonnes, sculptait çà et là quelques chapiteaux, puis il se mettait à bâtir, mêlant la pierre brute à la pierre déjà travaillée, confondant tout, et ne s’embarrassant ni de l’harmonie générale ni de polir son œuvre : l’édifice offrait une certaine grandeur barbare et irrégulière. C’était assez pour lui. Ce monstre architectural, masse cyclopéenne mêlée d’ornemens nés de la civilisation et de blocs immenses, colosse informe, suffisait à son auteur[31].

Tels sont Melmoth et les Femmes. Ce dernier ouvrage, dont la scène est en Irlande, offre, au milieu d’une narration merveilleuse, atroce, extravagante, des traits pathétiques, des passages vrais et puisés dans la nature. Melmoth n’est peut-être pas une œuvre aussi forcenée que certains journalistes l’ont prétendu. Mais ceux qui, effrayés d’une telle conception, n’ont pas reconnu les beautés semées dans ce roman par une imagination féconde, ardente, poétique, sont en vérité fort excusables. Le héros de l’histoire est un second Faust, qui vend son ame à Satan moyennant une prolongation d’existence et toutes les jouissances possibles. L’héroïne est une espèce de déesse, une vierge des mers, qui vit, comme Circé, dans son île magique, épouse la dupe du diable, et meurt dans les cachots de l’inquisition.

Maturin était, dit-on, aussi étrange que ses œuvres. Après la première entrevue, il n’adressait plus la parole à ceux qu’on lui avait présentés ; c’était assez, selon lui, de cette première condescendance, assez flatteuse de la part d’un aussi remarquable génie. Quand l’inspiration le saisissait, il plaçait un pain à cacheter entre ses deux sourcils : et ses domestiques, avertis par ce signe, n’approchaient plus de Maturin[32].


Lady Morgan. — La jeune Irlandaise (the wild[33] Irish Girl) est le premier ouvrage qui l’ait signalée à l’attention publique. Il y a dans ce roman beaucoup de naturel, et je ne sais quelle saveur sauvage et poétique qui se mêle agréablement aux réalités de la vie. Cette production d’un auteur si jeune attestait une facilité, une pénétration, un enthousiasme rares ; depuis cette époque, elle a donné plus d’une preuve des mêmes qualités. La Novice de Saint-Dominique offrait des personnages passionnés, des tableaux intéressans, naïfs, pleins d’émotion. Ida l’Athénienne, contre laquelle Gifford, le destructeur des renommées, lança une de ses bombes fatales, ne manque pas de talent ni de séduction.

Les romans de lady Morgan ne sont pas ses meilleurs ouvrages. Peintre de mœurs réelles, elle a besoin de copier ce qu’elle voit, des scènes actuelles, des caractères existans, des hommes vivans, des personnages de chair et de sang, des êtres qui ont joué leur rôle dans le grand drame de la vie. Elle est peut-être sans égale dans les esquisses semi-historiques : tantôt le portrait est en pied ; tantôt il se montre de profil ; quelquefois, comme les têtes de Vandyk, il vous regarde par-dessus l’épaule ; mais jamais elle ne manque d’assigner à chacun d’eux son vrai caractère, de saisir l’esprit du modèle. Elle aime les oppositions vigoureuses de lumière et d’ombre ; elle se plaît à montrer de solennels personnages occupés de choses très peu solennelles ; mais sa manière est nette, claire, facile, intelligible. L’amour de la liberté, la haine de l’oppression, respirent dans ses ouvrages.

Elle a écrit avec trop de liberté, d’amertume et de talent, pour ne pas avoir beaucoup d’ennemis ; les siens sont nombreux et redoutables. Les pays étrangers la regardent comme une bienfaitrice[34]. Ici elle est tournée en ridicule ; on interprète à faux ses idées et ses paroles, et jamais femme n’a été traitée aussi outrageusement. Cette conduite est discourtoise, injuste, révoltante. Dans tout ce qu’elle écrit, il y a trace d’un talent très varié ; de l’esprit, de la tendresse, de la gaîté, de l’originalité, de la légèreté, une imagination vive et agréable, jointe au sentiment du patriotisme et de l’héroïsme. Sans doute, quelques-uns de ses principes déplaisent à un parti : mais est-ce dans la balance politique que son talent doit être pesé ? Le mérite réel de ses ouvrages devrait la protéger contre de si violentes attaques[35].


Hannah More[36] ne doit pas être oubliée, et il est difficile de parler d’elle. La Bible lui fournit ses sujets ; le bien-être éternel du genre humain est le but vers lequel elle tend. Quelque vingt volumes, imprimés en très petits caractères, sont sortis de sa plume, et sont consacrés à cette respectable tâche ; malgré ses efforts pour communiquer la vie dramatique et l’émotion romanesque aux excellens sentimens qu’elle veut inculquer, elle n’a pu réussir dans son dessein, animer ses créations de ce souffle puissant qui les rend populaires et éternelles. Le roman religieux n’a jamais trouvé personne qui ait approché de cet honnête Jean Bunyan[37], l’inventeur du genre. Ses personnifications abstraites sont des réalités vivantes. Ses imitateurs n’ont évoqué que des fantômes allégoriques ; le souffle du lecteur les fait disparaître. Nous n’écoutons pas même leurs discours. Il nous semble voir une tête de bois dans une chaire ; nous devinons la présence du prêtre qui se cache et dicte le sermon que le prédicateur de bois est censé prononcer[38].

À quoi bon le roman pieux ? N’avons-nous pas le Nouveau-Testament, et n’est-ce pas assez ? Le simple langage du Sauveur ne vaut-il pas mieux que les gloses des savans et les spéculations des habiles ? Qui jamais exprimera notre devoir envers Dieu et les hommes mieux que ne l’ont fait le Christ et ses apôtres ? Le ministre de la loi sainte a droit à nos respects ; mais quand les laïques empiètent sur les attributions du prêtre, et, s’armant d’une piété raffinée, se confèrent à eux-mêmes un droit de propagande et d’apostolat, nous refusons de reconnaître leur autorité.


Jeanne Austen s’est frayé, vers la réputation et le succès, une route lente, mais assurée. Elle brille par le bon sens et la douceur. Ce sont les convenances qu’elle défend avec persévérance ; c’est pour la raison, contre les attachemens romanesques, contre toutes les folies sentimentales, qu’elle prend hautement parti. Elle a vécu dans le célibat : ses mœurs sont sans reproche. Mais, quand on la lit, on serait tenté de croire qu’elle connaît à fond la théorie générale et particulière de ces liaisons qui ne s’accordent ni avec la prudence ni avec le bonheur. Les héros et les héroïnes de miss Austen ne sont jamais touchés d’une passion plus vive que lorsqu’une bonne maison de campagne, d’excellentes rentes et des hypothèques bien solides appuient les perfections idéales de l’objet aimé. Bon Sens et Sensibilité, Orgueil et Préjugé, le Parc de Mansfield, Emma, l’Abbaye de Northanger, la Persuasion, ouvrages de miss Austen, sont non-seulement très agréables à lire, mais d’une moralité parfaite, et aussi amusans qu’instructifs, comme le dit le Quaterly Review[39].


Simple Histoire et la Nature et l’Art, par mistriss Inchbald[40], ont éveillé l’attention publique ; leur succès éveilla la curiosité. Romancière admirable, pénétrante, douée d’une sagacité rare et d’une beauté peu commune, elle ne ressemblait guère aux personnes de son sexe ; peu lui importaient l’élégance de la parure, et même la décence des vêtemens. Elle se nourrissait de fruits, buvait de l’eau, et vivait comme une anachorète. Pendant sa vie, on s’étonna d’une existence si humble et d’une pauvreté si peu expliquée par le talent qu’elle déployait, et qui était pour elle un gage de fortune ou du moins d’aisance. Ses Mémoires viennent de résoudre le problème. Elle vivait ainsi pour être indépendante ; et le reste de son revenu, elle le consacrait à des actes de bienfaisance, de charité, surtout à l’éducation et à l’instruction de sa jeune sœur. Ce dévouement suffirait pour protéger son nom et le perpétuer comme un rare et noble exemple, si ses ouvrages pouvaient s’effacer des souvenirs du public. Mais ils n’ont rien à craindre, la nature les a dictés, elle prend toujours soin de ce qui est à elle.


Allan Cunningham.


    Junius, Burke, Godwin, Byron, Shelley, sont les anneaux d’une même chaîne. Junius fait la guerre au pouvoir ; Burke, tout en défendant l’ancienne constitution anglaise, tonne contre le pouvoir oppresseur de l’Inde ; Godwin dirige contre le fond même de l’organisation sociale la puissance de son invention, la vigueur de son éloquence ; Byron confond dans la même malédiction croyances, foi, principes, institutions respectées ; Shelley, le mystique de l’athéisme, transforme sa théorie anti-sociale en religion de poète. Toutes ces intelligences étaient frappées du mal social, et toutes ont exprimé leur pensée avec une force merveilleuse. Godwin s’est acquitté de son œuvre avec une netteté, une solidité, une simplicité sans égale. Il n’y a pas d’alliage dans son or. Sa pensée, sa phrase, ne font qu’un. Son style, c’est lui. La postérité, en lisant à la fois l’histoire européenne de 1789 à 1830 et les œuvres de Godwin, expliquera l’une par les autres, et laissant de côté la foule des talens secondaires, placera sur une ligne à part, comme personnages vraiment historiques, Byron et Godwin, Burke et Junius.

    M. Allan Cunningham regarde le caractère de Falkland comme invraisemblable et mêlant trop de vices à trop de vertus. Hélas ! les tribunaux de tous les pays ne sont-ils pas là pour nous apprendre si ces choses-là sont rares, et si, en fait de prodiges, et de monstres, le cœur de l’homme peut aisément s’épuiser ?

  1. Voir les livraisons des 1er et 15 novembre dernier.
  2. M. Allan Cunningham n’a certes adopté cette division factice que pour jeter de la clarté dans son travail. Nul, mieux que ce spirituel écrivain, ne sait que la prose et la poésie se confondent maintenant dans toutes les littératures.

    L’intelligence s’est développée avec trop de force et de variété pour que chacun des hommes remarquables de ces derniers temps n’ait pas fait de la prose et des vers, des poèmes et des romans. Celui de tous les poètes modernes qui paraît avoir dédaigné le plus obstinément la prose, Byron écrit des lettres familières qui méritent d’être lues, dont le style, affecté sans doute, mais piquant, spirituel et plein de saillie, reproduit très bien le ton des salons anglais en 1815. Les œuvres en prose de Moore et de Southey, de Coleridge et de Wilson, sont aussi dignes d’éloges que leurs œuvres poétiques. Tous les hommes remarquables de l’Angleterre sont polygraphes ; le talent et le génie varient aisément aujourd’hui la forme de l’expression ; rien de plus facile que d’apprendre cette forme. Les médiocrités elles-mêmes font de la prose passable et des vers assez honnêtes. Chez Walter Scott, l’observation du romancier et les vues de l’historien, chez Southey, la science philosophique et la sagacité du biographe se joignent à la verve du poète et à l’habileté du versificateur. Pour les apprécier complètement, c’est donc le mobile intime de leur pensée qu’il faut atteindre. On ne pourrait, sans défigurer leur portrait, les scinder et les représenter d’une part comme faiseurs de prose, de l’autre comme fabricans de poésie. Ils ont agi sur leur temps, et par leurs œuvres en prose, et par leurs œuvres en vers

  3. Fielding, Richardson, Sterne, Lewis, Walter Scott, nous semblent marcher à la tête d’écoles fort distinctes, et que l’on ne peut confondre. Fielding est, après Cervantes, de tous les écrivains, celui qui a conçu le roman avec la largeur la plus épique, avec le plus d’harmonie dans l’ensemble et dans les détails, avec la vigueur dramatique la plus prononcée. La peinture de l’humanité telle qu’elle est, grotesque, admirable, risible, triste, bizarre, incohérente, mobile ; cette peinture, soumise à une grande idée morale, mais sans jamais permettre à la moralité d’étouffer le vrai, ni aux détails de surcharger l’ensemble : tel est le roman de Fielding ; c’est celui de Cervantes : c’est l’épopée de la prose, le roman de la vie bourgeoise. Peu de talens sont assez forts et assez complets pour atteindre à cette netteté, à cette concentration, à cette parfaite harmonie. Les uns tombent dans la charge, et ne saisissant que le côté grotesque du monde, font, comme Smollett, des caricatures plus ou moins gaies. Les autres, comme miss Edgeworth, habiles à discerner la vérité morale et les caractères humains, écrivent avec naïveté et finesse, mais sans éclat. — Richardson, dont toutes les données étaient contraires à celles de Fielding, a fait le roman-sermon, le roman de détails domestiques ; l’histoire morale et microscopique de la famille, de la vie privée, de ses drames intérieurs, de ses passions examinées dans toutes leurs faces, dans tous leurs résultats, reproduites moins dans leur vérité artistique qu’avec la réalité d’un copiste chinois. Richardson a été suivi par un grand nombre d’écrivains ; son genre s’accordait merveilleusement avec le système social et la vie étroite de la famille anglaise. On a outré son défaut : on a fait tourner six volumes autour d’une théière. — Sterne, humoriste plutôt que romancier, a surtout exercé son influence sur les littératures étrangères : sur l’Italie qui a eu son Voyage Sentimental, sur la France qui a produit une armée de petits Sterne, et sur l’Allemagne qui a eu son Jean-Paul. Les Anglais, tout en l’admirant, savaient à quoi s’en tenir sur l’originalité prétentieuse de Lawrence Sterne : ils savaient que toutes ces paroles bizarres, tous ces chapitres extravagans, toutes ces métaphores insolites, toute cette verve de folie baroque, avaient été recueillis par l’auteur, phrase à phrase, souvent mot pour mot, sous la poussière des vieux livres. L’originalité de Sterne est dans la forme seule. — Lewis, inspiré par les ballades sataniques de l’Allemagne, et par l’exemple d’Horace Walpole, qui, un beau jour, enveloppé de sa robe de chambre de satin, releva ses manchettes, et écrivit un conte de terreur (le Château d’Otrante), donna l’impulsion au genre lugubre ; c’est le père de mistriss Radcliffe, de Maturin, de mistriss Shelley et de quelques autres. Le glas de cette littérature de sépulcres, d’épouvante, de squelettes et de fantômes, s’est long-temps perpétué en France ; mais personne, selon nous, n’a su atteindre le degré de terreur que le Moine et le Château d’Udolphe produisent encore sur l’esprit fasciné. — Enfin, Walter Scott, vrai comme Fielding, observateur comme Richardson, mais défectueux quant à la création dramatique de ses plans, vint renouveler le roman, qu’il constitua le greffier de l’histoire dans ses menus détails, dans ses anecdotes intéressantes, dans ses mille accidens pittoresques. Ce grand homme a été suivi, comme on sait, par la foule des copistes qui ont vécu de ses miettes et recueilli ses débris. James, Horace Smith, ont peu de droit à l’admiration littéraire. Banim, Irlandais, écrivain ardent, fécond, passionné, bon peintre des paysages de son pays, mais exagéré comme la plupart de ses compatriotes, essaya de donner à l’Irlande un Walter Scott, un conservateur des coutumes et des bizarreries nationales. — Depuis cette époque, le roman a encore subi une ou deux transformations. Il s’est fait homme à la mode, Dandy, Exclusif, Corinthien : il a produit une foule de mauvaises et fades peintures du grand monde ; puis, professeur, il a donné les romans politico-économiques de miss Martineau ; et enfin prédicateur, comme on peut le voir dans Tremaine et quelques livres modernes.
  4. La situation politique de l’Angleterre, à l’époque où Walter Scott publia ses romans, mérite d’être observée. Elle était forcée à une lutte extraordinaire. Avec son industrie gigantesque et sa capitale quatre fois plus grande que Paris, dont les habitans se répandaient sur toutes les parties du globe, avec ses manufactures florissantes et sa dette publique incalculable, avec son amour de la liberté, et sa lutte corps à corps engagée contre la révolution française et Bonaparte son héritier, l’Angleterre avait besoin de jouissances poétiques qui la fissent échapper au sentiment de cette situation anormale. C’est précisément parce que la Grande-Bretagne était forcée à une grande dépense de force morale, d’attention, d’énergie, de constance, de toutes les qualités qui n’ont aucun rapport avec la poésie et les arts, que sa soif d’émotions littéraires devint ardente, intense, violente.

    Il y avait donc nécessité de s’abreuver à une source poétique nouvelle. La muse religieuse et familière de Cowper ne suffisait plus ; Byron et Walter Scott furent les magiciens dont la baguette puissante fit sourdre le torrent de poésie qui jaillit tout à coup. La poésie, comme l’a dit Bacon, n’est que la représentation idéale des choses que l’on désire et que l’on n’a pas. C’était l’Orient embaumé et embrasé, l’Espagne oisive et enthousiaste, l’Italie voluptueuse et contemplative, que lord Byron importait sous les brumes de l’Angleterre. C’étaient, chez Walter Scott, les héros d’autrefois, les vieux châteaux, les vieilles tours féodales, les paladins et leurs armures, les brigands du Border et les belles qu’ils enlevaient ; c’étaient les combats des vieux montagnards d’Écosse, et tous les souvenirs ardens de la féodalité que Walter Scott faisait apparaître au milieu de cette société moderne si pédantesque et si froide. Dès que ces grands poètes firent jaillir la source ardente de leurs émotions et de leurs souvenirs au milieu de cette société desséchée par tant d’intérêts commerciaux, pécuniaires et politiques, un long cri de joie s’échappa ; vous eussiez dit que la société retrouvait son ame perdue, sa poésie égarée. Plus la contrainte avait été longue, et plus l’enthousiasme fut grand.

  5. Avant Walter Scott, on avait souvent essayé le roman historique : les vieux romans de la Calprenède, le Télémaque de Fénélon, calqué sur la Cyropédie, se rapportent évidemment à cette classe de fiction. Tout le monde se souvient des essais faibles et décolorés, mais quelquefois habiles et délicats dans leurs nuances, que Mme de Genlis avait tentés dans le même genre. John Strutt, antiquaire, avait publié, peu de temps avant l’apparition de Marmion, une fiction intitulée Queen-hoo-hall, et consacrée exclusivement à la reproduction des coutumes du moyen âge. La vie et la vérité des figures, le détail caractéristique des portraits, ont bien plus contribué à la vraie gloire de Walter Scott, que sa science d’antiquaire et la fidélité (souvent assez équivoque) des costumes, des mœurs et des langages qu’il met en œuvre dans ses romans.
  6. Par Horace Walpole. Ce roman est un roman de terreur, comme un palais de pâtisserie est une œuvre d’architecture.

    Horace Walpole, neveu du célèbre ministre Walpole, s’était épris d’une belle passion pour le gothique et le moyen âge. Il avait fait construire à grands frais un petit château féodal avec tourelles, créneaux, machicoulis, ogives et sculptures gothiques. Le mobilier de ce domaine se composait exclusivement d’antiquités recueillies dans toutes les parties de l’Europe, bijoux puériles, bizarres, précieux, à la conservation desquels le seigneur suzerain de Strawberry-Hill dévouait tout ce que lui laissaient de loisir ses nombreuses correspondances, ses frivolités de toute espèce et ses petites intrigues. C’est du temps de Walpole que se fit sentir pour la première fois le retour de l’intelligence anglaise vers les coutumes et les idées du moyen âge. Depuis le règne de Charles ii, la littérature de la France avait été le seul modèle suivi par les écrivains et par les hommes du monde. Shakspeare lui-même languissait oublié ; on ne jouait ses pièces que mutilées et altérées avec des intercalations et des changemens ridicules par Nahum Tate, Dryden et Aaron Hill. Walpole, homme de goût et d’esprit, écrivain élégant, frivole, contribua beaucoup à ce mouvement. Goldsmith, excellent observateur des mœurs de son temps, en a consacré le souvenir dans son Vicaire de Wakefield. Aujourd’hui, dit une de ses héroïnes, on ne rêve plus à Londres que drames de Shakspeare et musique d’harmonica.

  7. Cette appréciation du talent de mistriss Radcliffe nous semble plus complète que celle dont Walter Scott a enrichi sa Biographie des romanciers. Il est difficile d’analyser avec plus de sagacité les causes de l’impression vive, mais passagère, et mêlée de répulsion et de dégoût, que cet auteur a produite dans son temps. Mais ce que l’on n’a pas remarqué, c’est que le système de mistriss Radcliffe n’offre que la mise en œuvre de la théorie de Burke ; le Sublime, selon lui, est tout ce qui est mystérieux, infini, vague, immense, tout ce qui effraie, tout ce qui accable l’imagination : la douleur, la terreur, l’effroi. Mistriss Radcliffe a pris cette théorie au pied de la lettre.
  8. Peintre né en Suisse, et auquel M. Allan Cunningham, dans ses Anecdotes sur les peintres, a consacré une notice, remarquable par l’élégance, par l’intérêt autant que par l’indulgence de l’appréciateur.
  9. Mistriss Radcliffe était une femme vertueuse, douce et humble. Elle est morte dans un âge avancé, long-temps après avoir renoncé à toute prétention littéraire. Son style, dont on a peu parlé, est remarquable par l’abondance, la pureté et l’éclat.
  10. Lewis nous semble bien supérieur à mistriss Radcliffe. Ses peintures sombres, mêlées de touches voluptueuses et ardentes, ont de la grandeur et de la force. Il a publié plusieurs romans inférieurs au Moine, une ou deux tragédies mélodramatiques, et des Ballades fort belles, qui n’ont pas été sans influence littéraire sur Walter Scott et Southey.
  11. L’opinion que Bulwer, le romancier le plus brillant de l’Angleterre actuelle, Hazlitt, le plus sévère des critiques, Byron, Southey, Coleridge, ont émise sur le talent de Godwin et sur son beau roman de Caleb Williams, est diamétralement contraire à celle que M. Allan Cunningham exprime ici. Nous aurions peine à nous ranger de l’avis de ce dernier. Nous pensons avec Bulwer « que Godwin est, de tous les romanciers modernes, le plus puissant et celui qui approche le plus de la perfection. » Son genre est sombre, sans doute, mais Michel-Ange et Rembrandt sont de grands hommes ; et Godwin écrivait en 1793. Le comparer à mistriss Radcliffe, c’est, selon nous, le rabaisser injustement. Si Godwin a prodigué la terreur, il a été la puiser dans le cœur de l’homme. Entre lui et mistriss Radcliffe, il y a la même distance qu’entre Eschyle et le machiniste d’un théâtre.

    D’ailleurs, le considérer comme simple romancier, est-ce lui rendre justice ? Godwin est plus qu’un grand écrivain. Expression de la révolte des classes inférieures contre les classes supérieures, énergique et populaire, révolutionnaire sans le savoir, il a créé la plus terrible des fictions modernes, Caleb Williams. Il a précédé Byron dans cette route de désespoir et de douleur. Le caractère de Falkland, que M. Allan Cunningham critique, est, selon nous, une des belles conceptions de l’art moderne, une conception dramatique et philosophique à la fois, un symbole de l’honneur chevaleresque dans sa dégénération civilisée. Falkland vit pour la considération ; il commet des crimes pour ne rien perdre de cette considération : il sera vicieux plutôt que d’être méprisé. La délicatesse du point d’honneur, avec sa fausse susceptibilité, sa vanité morbide, n’a jamais été l’objet d’une attaque aussi redoutable, d’une peinture plus profonde et plus savante.

  12. Rousseau était persuadé que la conspiration contre lui était universelle. Plusieurs hommes célèbres ont vécu, soumis à la même fascination de terreur. En quoi donc le caractère de Mandeville est-il contraire à la vérité ?
  13. M. Allan Cunningham, en soumettant Godwin à sa critique, n’a pas donné la biographie de cet écrivain ; on peut ajouter ici quelques détails curieux. Godwin appartient à une famille dissidente, à l’une de ces familles qui ont donné tant d’hommes remarquables à l’Angleterre moderne, et qui ont fait faire de si grands pas à la philosophie critique des derniers temps. Esprit spéculatif, sans légèreté, sans frivolité, sans étourderie, il vit le courant rapide qui entraînait son siècle ; avant même que la révolution française eût éclaté, il prit hautement parti en faveur des opinions libérales. Adversaire de Burke, après avoir étonné ses contemporains par l’éloquence de son Inquiry on Political Justice, il a publié Caleb. Caleb a fait époque. C’est le tableau des injustices sociales, de la tyrannie possible et facile, sous la loi d’une jurisprudence qui se dit parfaite. Quiconque a lu cet ouvrage, n’a pas oublié l’impression qu’il produit. Cinq autres romans succédèrent à Caleb, œuvres de mérite inégal, mais tous remarquables ; modèles de diction, énergiques de style, d’un intérêt puissant et soutenu. Rien ne rappelle mieux que ces chefs-d’œuvre le mot d’un ancien à propos de Tertullien et de son éloquence : c’est de l’ébène poli, sombre et éclatant. L’Histoire de la république d’Angleterre est la dernière œuvre capitale de Godwin : on a fait peu d’attention à ce gros livre. La vogue d’un ouvrage, comme le dit très bien un écrivain anglais moderne, ne dépend pas de son mérite, mais de la capacité du public, et du rapport qui se trouve entre sa puissance d’attention et la puissance intellectuelle réelle d’un écrivain. Il serait peu étonnant que l’avenir plaçât Godwin à la tête de tous les prosateurs du xixe siècle.
  14. Toute la couvée de romanciers et de romancières moralistes, minutieuses, analytiques, mistriss Inchbald, mistriss d’Arblay, Jane Austen, miss Edgeworth, cette école de détails curieux et de peintures minutieuses, ont pour original et pour prototype Richardson, qui lui-même a suivi la route tracée par Daniel de Foë, dans son Robinson. Le plan de l’auteur ne lui permettait pas, comme nous l’avons dit, de suivre cette filiation des écoles. S’il eût adopté un mode de travail plus large et plus étendu, il eût sans doute fait observer que cette habitude d’analyse détaillée date de la révolution de 1688, de l’avènement de Guillaume et du triomphe des whigs, dépositaires des doctrines libérales et républicaines, adoucies et modérées par le temps. On dirait que la sévérité et l’exactitude des puritains ont fait naître ce nouveau style, inconnu auparavant, ce style de roman domestique, où tous les détails sont approfondis, et toutes les minuties sont observées ; Robinson Crusoé en est le premier modèle ; Clarisse Harlowe en est le type complet.
  15. Boswell s’était constitué, du vivant de Samuel Johnson, l’inséparable et l’historiographe de cet homme célèbre. Boswell est resté type de la curiosité impertinente et de la fatuité minutieuse.
  16. Romancière aujourd’hui oubliée. M. Cunningham n’a soumis ses biographies à aucun ordre, et s’est contenté d’y jeter de l’esprit, de la couleur et de la grace. Miss Burney, contemporaine de Johnson, appartient à une école antérieure à l’influence de mistriss Radcliffe. Madame Hamilton, romancière et moraliste, se classe avec miss Edgeworth et miss Hannah More ; elle est moins habile et moins observatrice que la première, mais beaucoup plus amusante que la seconde. M. Jouy, de l’Académie française, a épousé une des filles d’Élisabeth Hamilton.
  17. Esprit follet qui se charge des soins du ménage.
  18. Whiskey, eau-de-vie de grain.
  19. Dans un journal (the Mirror) que Mackenzie publiait à Édimbourg, il osa le premier annoncer le génie naissant de Burns. Mackenzie appartient à l’époque de Crabbe, de Cowper et de Burke. Il a suivi modestement et un peu servilement la carrière sentimentale de Rousseau, Sterne, Goethe, etc. Par sa simplicité, il mérite d’être distingué des Kotzebuë, des Baculard et des Auguste Lafontaine.
  20. On sait que Walter Scott publiait ses romans sous le voile de l’anonyme.
  21. Miss Edgeworth, irlandaise, est la meilleure imitatrice de Richardson. C’est elle qu’il faut surtout distinguer parmi cette foule de romancières de détail, dont les noms, après avoir brillé un moment, se sont éclipsés. Avant Walter Scott, elle avait essayé la reproduction naïve d’une nationalité distincte, fait de cette peinture originale le but spécial de son œuvre et choisi pour son héros, non pas un homme mais un peuple. Il est vrai de dire que l’esprit féminin de miss Edgeworth, avec sa finesse, sa sagacité plus pénétrante que vigoureuse et son coloris un peu faible, ne peut être comparé à l’étendue, à la puissance intellectuelle de Scott. Le peintre de l’Écosse rustique, guerrière, sauvage et bourgeoise, quand même l’exemple de miss Edgeworth sa devancière ne lui aurait pas été inutile, conservera la place que son vaste et magnifique talent lui assigne.
  22. Erin, l’Irlande.
  23. M. Allan Cunningham, qui n’a pas beaucoup ménagé Gifford dans le commencement de cet essai, le cite maintenant comme autorité, et lui rend la justice qui, selon nous, est due à ce rude, mais excellent critique. L’édition des Œuvres de Ben-Johnson, par Gifford, est un modèle dans son genre. Les notes de cet ouvrage sont peut-être le plus précieux et le plus fidèle commentaire, non seulement du langage et de la littérature, mais des mœurs et de l’histoire anglaises au xvie siècle.
  24. Le talent des deux sœurs Porter nous semble dénué de force et de nouveauté. Elles aiment à peindre les mœurs héroïques, à semer leurs romans de grands noms que l’histoire consacre, et de beaux dévouemens qu’elles prodiguent sans les expliquer. Il leur manque la première qualité de l’auteur de romans, l’observation vraie. En lisant les ouvrages volumineux de ces deux sœurs, on se rappelle les fictions favorites du xviie siècle, les interminables épopées en prose que Mme de Sévigné entourait de sa protection, les romans de la Calprenède, de Mlle de Lafayette et de l’immortelle de Scudéry, dont les grands coups d’épée, le style facile et lâche, et les nobles sentimens, délayés en dix tomes in-4o, ont émerveillé nos bisaïeules.
  25. Il est inutile de rien ajouter à cette brillante appréciation du talent de Walter Scott. Je ne sais cependant si, comme l’affirme M. Cunningham, l’imagination est le caractère définitif et spécial de cette puissante intelligence. On trouve bien plus de souvenir et d’observation chez lui que d’imagination et de caprice. Il vous ouvre son théâtre et fait passer à vos yeux, une foule variée, brillante, sous tous les costumes, appartenant à toutes les subdivisions de l’humanité. Comme Shakspeare, il se montre fort peu ; il laisse rarement apercevoir l’auteur ; il abdique l’égoïsme du poète ; il offre un immense miroir à l’homme du passé et du présent, au roi, au mendiant, au voleur, au guerrier. D’autres écrivains, qui n’ont pas cette puissance de vérité, Maturin, Lewis, lord Byron, n’aperçoivent réellement les objets qu’à travers un prisme poétique. Ce sont eux qui suspendent entre le spectateur et le monde un voile dont la transparence métamorphose toutes choses. Vous ne découvrez le paysage et les figures qui l’animent qu’à travers un vitrage diaphane et coloré. La teinte sépulcrale et livide de Maturin, l’immense clair-de-lune de mistriss Radcliffe, la fumée de bierre et de punch que l’Allemand Hoffmann soulève devant vous, la couleur sombre et ardente que lord Byron répand sur ses drames, appartiennent au génie propre de ces écrivains, non à la vérité réelle et vivante. Le monde que nous habitons, ils l’ont transformé. Walter Scott et Shakspeare se sont contentés de le reproduire.
  26. Les Puritains.
  27. La Prison d’Édimbourg.
  28. L’Officier de fortune.
  29. Dans Woodstock.
  30. La vie privée de Walter Scott et les particularités qui la distinguent sont trop connues pour que nous nous arrêtions à les rappeler ici. Ses goûts étaient ceux de l’antiquaire et du vieux seigneur écossais ; il y joignait les prédilections de l’homme rustique dont l’intelligence s’est développée sans rien perdre de cette saveur naïve et forte que la culture des lettres lui enlève presque toujours. Sir Walter Scott avait peu d’éclat dans le monde. Les esprits sans finesse jugeaient ses observations minutieuses ; et sa conversation prudente, modérée, modeste, ne se parait point de cette verve factice et théâtrale qui donne tant d’admirateurs aux hardis causeurs de nos salons. Il avait très bien compris à la fois son infériorité en ce genre et sa supériorité intellectuelle ; de là sa longue retraite d’Abbotsford et sa vie partagée entre la composition de ses œuvres, le soin de sa fortune, l’étude des vieux livres, la chasse, la pêche et le plaisir de rassembler, sous les ogives du manoir créé par lui, toutes les antiquités et les curiosités qu’il pouvait recueillir.
  31. Lewis et Godwin, que l’auteur de ces notices a sacrifiés, l’emportent assurément sur Maturin, dont le charlatanisme funèbre excite souvent le dégoût. C’est Maturin qui a représenté deux amans mourant de faim et s’entre-dévorant dans un cachot, mauvaise caricature de l’Ugolin de Dante.
  32. On ferait un volume des singularités de Maturin. Beau danseur et romancier funèbre ; écrivant à traits de plume ses imaginations extraordinaires ; mourant de faim et fréquentant les bals ; homme du monde et homme de coulisses ; fat, fier, amoureux du quadrille, de la table de jeu et de la pêche : nous l’avons rencontré en octobre sur les bords d’un lac, armé d’une ligne immense, vêtu comme un beau danseur de Londres ou de Dublin, en escarpins et en bas de soie à jour.
  33. Wild, expression intraduisible en français, signifie à la fois capricieux, naïf, sauvage.
  34. Les lecteurs français ne seront peut-être pas de cet avis sur lady Morgan. Son étourderie, sa précipitation, ses jugemens faux, exprimés dans un style conquérant, pimpant et fardé, la familiarité protectrice avec laquelle elle traite les hommes célèbres, et les innombrables erreurs matérielles contenues dans ses ouvrages, compensent malheureusement son talent réel et ses bonnes intentions, la facilité et la légèreté de style qui la distinguent. Les Anglais pensent que nous l’admirons. Nous croyons que les Anglais l’admirent : c’est une bizarre gloire assurément, que celle qui s’appuie sur ce double et fragile piédestal.
  35. La véhémence politique de lady Morgan lui a valu des ennemis, et l’étourderie que cette dame a portée dans tous ses jugemens a dû en augmenter encore le nombre. Nous sommes tout-à-fait de l’avis de M. Cunningham, quant à la grossièreté inexcusable des attaques dirigées contre elle ; l’épigramme suffisait.
  36. Romancière mortellement ennuyeuse dont lord Byron a raison de se moquer, et dont les ouvrages sont entre les mains de toutes les pensionnaires.
  37. Auteur d’une admirable allégorie sacrée, le Voyage du Pélerin (Pilgrim’s Progress).
  38. V. Butler.
  39. Chez Mme d’Arblay, miss Austen, miss Ferrier, Jeanne et Marie Porter, Hannah More, et même chez miss Edgeworth, bien supérieure à ses rivales, on trouve la trace fréquente de cette moralité un peu hypocrite, de ce cant, de ce puritanisme décent et convenable, que Richardson a mis en honneur parmi les romanciers anglais, et contre lesquels Fielding au xviiie siècle, et lord Byron de nos jours, se sont élevés avec tant de force et de colère. Il est vrai que ces dames ont leurs nuances. Miss Edgeworth prêche la prudence de la conduite ; Hannah More, trois prières par jour, et la rigueur des pratiques dévotes : Mme d’Arblay, les convenances de salon, la révérence et le sourire ; Jeanne Austen, l’art de formuler un contrat de mariage avec clauses utiles, biens paraphernaux, et tous les détails d’un bon acte de vente. Si l’on doit louer les intentions de ces romancières moralistes, et même jusqu’à un certain point leur talent, il faut ajouter que l’art perd beaucoup de sa variété, de sa grandeur, de sa force, de cette moralité qui lui appartient (moralité plus haute que la civilité puérile et honnête), quand il entre dans les voies étroites de cette philosophie subalterne.
  40. L’admirable Simple Histoire n’a pas été assez louée, ni mistriss Inchbald assez célèbre. C’était une femme singulière, qui, après avoir été actrice long-temps, se retira dans un grenier, et vécut à peu près comme Jean-Jacques. Bienfaisante, charitable, économe jusqu’à la plus étrange parcimonie, on cite d’elle des traits bizarres et touchans qui rappellent certaines anecdotes attribuées à feu M. Lemontey. Vous eussiez été tenté de lui faire l’aumône, et tout son revenu, le produit de ses épargnes et de ses publications, elle le dépensait en aumônes. On a publié récemment ses Mémoires et sa Correspondance, qui sont dignes de cet écrivain simple et touchant, de cette femme vertueuse et originale.