Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/1

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Garnier (tome 2p. 167-171).
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Livre IX


LIVRE NEUVIÈME


CHAPITRE PREMIER

Scipion veut marier Gil Blas, et lui propose la fille d’un riche et fameux orfèvre. Des démarches qui se firent en conséquence.


Un soir, après avoir renvoyé la compagnie qui était venue souper chez moi, me voyant seul avec Scipion, je lui demandai ce qu’il avait fait ce jour-là. Un coup de maître, me répondit-il. Je vous ménage un riche établissement. Je veux vous marier à la fille unique d’un orfèvre de ma connaissance.

La fille d’un orfèvre ! m’écriai-je d’un air dédaigneux ; as-tu perdu l’esprit ? Peux-tu me proposer une bourgeoise ? Quand on a un certain mérite, et qu’on est à la cour sur un certain pied, il me semble qu’on doit avoir des vues plus élevées. Eh ! monsieur, me repartit Scipion, ne le prenez point sur ce ton-là. Songez que c’est le mâle qui anoblit, et ne soyez pas plus délicat que mille seigneurs que je pourrais vous citer. Savez-vous bien que l’héritière dont il s’agit est un parti de cent mille ducats pour le moins ? N’est-ce pas là un beau morceau d’orfèvrerie ? Lorsque j’entendis parler d’une grosse somme, je devins plus traitable. Je me rends, dis-je à mon secrétaire ; la dot me détermine. Quand veux-tu me la faire toucher ? Doucement, monsieur, me répondit-il ; un peu de patience. Il faut auparavant que je communique la chose au père, et que je la lui fasse agréer. Bon ! repris-je en éclatant de rire, tu en es encore là ? Voilà un mariage bien avancé ! Beaucoup plus que vous le pensez, répliqua-t-il ; je ne veux qu’une heure de conversation avec l’orfèvre, et je vous réponds de son consentement. Mais, avant que nous allions plus loin, composons, s’il vous plaît. Supposé que je vous fasse donner cent mille ducats, combien m’en reviendra-t-il ? Vingt mille, lui repartis-je. Le ciel en soit loué ! dit-il. Je bornais votre reconnaissance à dix mille ; vous êtes une fois plus généreux que moi. Allons, j’entrerai dès demain dans cette négociation, et vous pouvez compter qu’elle réussira, ou je ne suis qu’une bête.

Effectivement, deux jours après il me dit : J’ai parlé au seigneur Gabriel de Salero (ainsi se nommait mon orfèvre). Je lui ai tant vanté votre crédit et votre mérite, qu’il a prêté l’oreille à la proposition que je lui ai faite de vous accepter pour gendre. Vous aurez sa fille avec cent mille ducats, pourvu que vous lui fassiez voir clairement que vous possédez les bonnes grâces du ministre. S’il ne tient qu’à cela, dis-je alors à Scipion, je serai bientôt marié. Mais à propos de la fille, l’as-tu vue ? est-elle belle ? Pas si belle que la dot. Entre nous, cette riche héritière n’est pas une fort jolie personne. Par bonheur vous ne vous en souciez guère. Ma foi non, lui répliquai-je, mon enfant. Nous autres gens de cour, nous n’épousons que pour épouser seulement. Nous ne cherchons la beauté que dans les femmes de nos amis ; et, si par hasard elle se trouve dans les nôtres, nous y faisons si peu d’attention, que c’est fort bien fait quand elles nous en punissent.

Ce n’est pas tout, reprit Scipion : le seigneur Gabriel vous donne à souper ce soir. Nous sommes convenus que vous ne parlerez pas du mariage projeté. Il doit inviter plusieurs marchands de ses amis à ce repas, où vous vous trouverez comme un simple convive, et demain il viendra souper chez vous de la même manière. Vous voyez par là que c’est un homme qui veut vous étudier avant que de passer outre. Il sera bon que vous vous observiez un peu devant lui. Oh ! parbleu, interrompis-je d’un air de confiance, qu’il m’examine tant qu’il lui plaira, je ne puis que gagner à cet examen.

Cela s’exécuta de point en point. Je me fis conduire chez l’orfèvre, qui me reçut aussi familièrement que si nous nous fussions déjà vus plusieurs fois. C’était un bon bourgeois qui était, comme nous disons, poli hasta porfiar[1]. Il me présenta la señora Eugenia sa femme, et la jeune Gabriela sa fille. Je leur fis force compliments, sans contrevenir au traité. Je leur dis des riens en fort beaux termes, des phrases de courtisan.

Gabriela, quoi que m’en eût dit mon secrétaire, ne me parut pas désagréable, soit à cause qu’elle était extrêmement parée, soit que je ne la regardasse qu’au travers de la dot. La bonne maison que celle du seigneur Gabriel ! Il y a, je crois, moins d’argent dans les mines du Pérou qu’il n’y en avait dans cette maison-là. Ce métal s’y offrait à la vue de toutes parts, sous mille formes différentes. Chaque chambre, et particulièrement celle où nous nous étions mis à table, était un trésor. Quel spectacle pour les yeux d’un gendre ! Le beau-père, pour faire plus honneur à son repas, avait assemblé chez lui cinq ou six marchands, tous personnages graves et ennuyeux. Ils ne parlèrent que de commerce ; et l’on peut dire que leur conversation fut plutôt une conférence de négociants qu’un entretien d’amis qui soupent ensemble.

Je régalai l’orfèvre à mon tour le lendemain au soir. Ne pouvant l’éblouir par mon argenterie, j’eus recours à une autre illusion. J’invitai à souper ceux de mes amis qui faisaient la plus belle figure à la cour, et que je connaissais pour des ambitieux qui ne mettaient point de bornes à leurs désirs. Ces gens-ci ne s’entretinrent que des grandeurs, que des postes brillants et lucratifs auxquels ils aspiraient, ce qui fit son effet. Le bourgeois Gabriel, étourdi de leurs grandes idées, ne se sentait, malgré tout son bien, qu’un petit mortel en comparaison de ces messieurs. Pour moi, faisant l’homme modéré, je dis que je me contenterais d’une fortune médiocre, comme de vingt mille ducats de rente ; sur quoi ces affamés d’honneurs et de richesses s’écrièrent que j’aurais tort, et qu’étant aimé autant que je l’étais du premier ministre, je ne devais pas m’en tenir à si peu de chose. Le beau-père ne perdit pas une de ces paroles, et je crus remarquer, quand il se retira, qu’il était fort satisfait.

Scipion ne manqua pas de l’aller voir le jour suivant dans la matinée, pour lui demander s’il était content de moi. J’en suis charmé, lui répondit le bourgeois ; ce garçon-là m’a gagné le cœur. Mais, seigneur Scipion, ajouta-t-il, je vous conjure, par notre ancienne connaissance, de me parler sincèrement. Nous avons tous notre faible, comme vous savez. Apprenez-moi celui du seigneur de Santillane. Est-il joueur ? est-il galant ? Quelle est son inclination vicieuse ? Ne me le cachez pas, je vous en prie. Vous m’offensez, seigneur Gabriel, en me faisant cette question, repartit l’entremetteur. Je suis plus dans vos intérêts que dans ceux de mon maître. S’il avait quelque mauvaise habitude qui fût capable de rendre votre fille malheureuse, est-ce que je vous l’aurais proposé pour gendre ? Non, parbleu ! je suis trop votre serviteur. Mais, entre nous, je ne lui trouve point d’autre défaut que celui de n’en avoir aucun. Il est trop sage pour un jeune homme. Tant mieux, reprit l’orfèvre : cela me fait plaisir. Allez, mon ami, vous pouvez l’assurer qu’il aura ma fille, et que je la lui donnerais quand il ne serait pas chéri du ministre.

Aussitôt que mon secrétaire m’eut rapporté cet entretien, je courus chez Salero, pour le remercier de la disposition favorable où il était pour moi. Il avait déjà déclaré ses volontés à sa femme et à sa fille, qui me firent connaître, par la manière dont elles me reçurent, qu’elles y étaient soumises sans répugnance. Je menai le beau-père au duc de Lerme que j’avais prévenu la veille, et je le lui présentai. Son Excellence lui fit un accueil des plus gracieux, et lui témoigna de la joie de ce qu’il avait choisi pour gendre un homme qu’elle affectionnait beaucoup, et qu’elle prétendait avancer. Elle s’étendit ensuite sur mes bonnes qualités, et dit tant de bien de moi, que le bon Gabriel crut avoir rencontré dans ma seigneurie le meilleur parti d’Espagne pour sa fille. Il en était si aise, qu’il en avait la larme à l’œil. Il me serra fortement entre ses bras lorsque nous nous séparâmes, en me disant : Mon fils, j’ai tant d’impatience de vous voir l’époux de Gabriela, que vous le serez dans huit jours, tout au plus tard.



  1. Jusqu’à être fatigant.