Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/12

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Garnier (tome 2p. 63-71).
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Livre VII


CHAPITRE XII

Gil Blas va loger dans un hôtel garni. Il fait connaissance avec le capitaine Chinchilla. Quel homme c’était que cet officier, et quelle affaire l’avait amené à Madrid.


D’abord que je fus à Madrid, j’établis mon domicile dans un hôtel garni où demeurait, entre autres personnes, un vieux capitaine qui des extrémités de la Castille Nouvelle était venu solliciter à la cour une pension qu’il croyait n’avoir que trop méritée. Il s’appelait don Annibal de Chinchilla. Ce ne fut pas sans étonnement que je le vis pour la première fois. C’était un homme de soixante ans, d’une taille gigantesque et d’une maigreur extraordinaire. Il portait une épaisse moustache qui s’élevait en serpentant des deux côtés jusqu’aux tempes. Outre qu’il lui manquait un bras et une jambe, il avait la place d’un œil couverte d’un large emplâtre de taffetas vert, et son visage en plusieurs endroits paraissait balafré. À cela près, il était fait comme un autre. De plus, il ne manquait pas d’esprit et moins encore de gravité. Il poussait la morale jusqu’au scrupule et se piquait surtout d’être délicat sur le point d’honneur.

Après avoir eu avec lui deux ou trois conversations, il m’honora de sa confiance. Je sus bientôt toutes ses affaires. Il me conta dans quelles occasions il avait laissé un œil à Naples, un bras en Lombardie et une jambe dans les Pays-Bas. Ce que j’admirai dans les relations de batailles et de sièges qu’il me fit, c’est qu’il ne lui échappa aucun trait de fanfaron, pas un mot à sa louange, quoique je lui eusse volontiers pardonné de vanter la moitié qui lui restait de lui-même pour se dédommager de la perte de l’autre. Les officiers qui reviennent de la guerre sains et saufs ne sont pas tous si modestes.

Mais il me dit que ce qui lui tenait le plus au cœur c’était d’avoir dissipé des biens considérables dans ses campagnes, de sorte qu’il n’avait plus que cent ducats de rente ; ce qui suffisait à peine pour entretenir sa moustache, payer son logement et faire écrire ses placets. Car enfin, seigneur cavalier, ajouta-t-il en haussant les épaules, j’en présente, Dieu merci, tous les jours, sans qu’on y fasse la moindre attention. Vous diriez qu’il y a une gageure entre le premier ministre et moi, et que c’est à qui de nous deux se lassera, moi d’en donner, ou lui d’en recevoir. J’ai aussi l’honneur d’en présenter souvent au roi ; mais le curé ne chante pas mieux que son vicaire ; et pendant ce temps-là mon château de Chinchilla tombe en ruines, faute de réparations.

Il ne faut désespérer de rien, dis-je alors au capitaine ; vous n’ignorez pas que les grâces de la cour se font ordinairement un peu attendre ; vous êtes peut-être à la veille de voir payer avec usure vos peines et vos travaux. Je ne dois pas me flatter de cette espérance, répondit don Annibal. Il n’y a pas trois jours que j’ai parlé à un des secrétaires du ministre ; et, si j’en crois ses discours, je n’ai qu’à me tenir gaillard. Et que vous a-t-il donc dit, repris-je, seigneur officier ? Est-ce que l’état où vous êtes ne lui a pas paru digne d’une récompense ? Vous en allez juger, repartit Chinchilla. Ce secrétaire m’a dit tout net : Seigneur gentilhomme, ne vantez pas tant votre zèle et votre fidélité : vous n’avez fait que votre devoir en vous exposant aux périls pour votre patrie. La seule gloire qui est attachée aux belles actions les paye assez et doit suffire principalement à un Espagnol. Il faut donc vous détromper, si vous regardez comme une dette la gratification que vous sollicitez. Si on vous l’accorde, vous devrez uniquement cette grâce à la bonté du roi, qui veut bien se croire redevable à ceux de ses sujets qui ont bien servi l’État. Vous voyez par là, poursuivit le capitaine, que j’en dois encore de reste et que j’ai bien la mine de m’en retourner comme je suis venu.

On s’intéresse pour un brave homme qu’on voit souffrir. Je l’exhortai à tenir bon ; je m’offris à lui mettre au net gratuitement ses placets. J’allai même jusqu’à lui ouvrir ma bourse et à le conjurer d’y prendre tout l’argent qu’il voudrait. Mais il n’était pas de ces gens qui ne se le font pas dire deux fois dans une pareille occasion. Tout au contraire, se montrant très délicat là-dessus, il me remercia fièrement de ma bonne volonté. Ensuite il me dit que, pour n’être à charge à personne, il s’était accoutumé peu à peu à vivre avec tant de sobriété que le moindre aliment suffisait pour sa subsistance, ce qui n’était que trop véritable : il ne vivait que de ciboules et d’oignons. Aussi n’avait-il que la peau et les os. Pour n’avoir aucun témoin de ses mauvais repas, il s’enfermait ordinairement dans sa chambre pour les faire. J’obtins pourtant de lui, à force de prières, que nous dînerions et souperions ensemble ; et, trompant sa fierté par une ingénieuse compassion, je me fis apporter beaucoup plus de viande et de vin qu’il n’en fallait pour moi. Je l’excitai à boire et à manger. Il voulut d’abord faire des façons ; mais enfin il se rendit à mes instances. Après quoi, devenant insensiblement plus hardi, il m’aida de lui-même à rendre mon plat net et à vider ma bouteille.

Lorsqu’il eut bu quatre ou cinq coups et réconcilié son estomac avec une bonne nourriture : En vérité, me dit-il d’un air gai, vous êtes bien séduisant, seigneur Gil Blas ; vous me faites faire tout ce qu’il vous plaît. Vous avez des manières engageantes et qui m’ôtent jusqu’à la crainte d’abuser de votre humeur bienfaisante. Mon capitaine me parut alors si défait de sa honte, que, si j’eusse voulu saisir ce moment-là pour le presser encore d’accepter ma bourse, je crois qu’il ne l’aurait pas refusée. Je ne le remis point à cette épreuve ; je me contentai de l’avoir fait mon commensal et de prendre la peine non seulement d’écrire ses placets, mais de les composer même avec lui. À force d’avoir mis des homélies au net, j’avais appris à tourner une phrase ; j’étais devenu une espèce d’auteur. Le vieil officier, de son côté, se piquait de savoir bien coucher par écrit[1]. De sorte que, travaillant tous deux par émulation, nous faisions des morceaux d’éloquence dignes des plus célèbres régents de Salamanque. Mais nous avions beau l’un et l’autre épuiser notre esprit à semer des fleurs de rhétorique dans ces placets, c’était, comme on dit, semer sur le sable. Quelque tour que nous prissions pour faire valoir les services de don Annibal, la cour n’y avait aucun égard ; ce qui n’engageait pas ce vieil invalide à faire l’éloge des officiers qui se ruinent à la guerre. Dans sa mauvaise humeur, il maudissait son étoile et donnait au diable Naples, la Lombardie et les Pays-Bas.

Pour surcroît de mortification, il arriva un jour qu’à sa barbe un poète produit par le duc d’Albe, ayant récité devant le roi un sonnet sur la naissance d’une infante, fut gratifié d’une pension de cinq cents ducats. Je crois que le capitaine mutilé en serait devenu fou, si je n’eusse pris soin de lui remettre l’esprit. Qu’avez-vous ? lui dis-je en le voyant hors de lui-même. Il n’y a rien là-dedans qui doit vous révolter. Depuis un temps immémorial, les poètes ne sont-ils pas en possession de rendre les princes tributaires de leurs muses ? Il n’est point de tête couronnée qui n’ait quelques-uns de ces messieurs pour pensionnaires, Et entre nous, ces sortes de pensions, étant rarement ignorées de l’avenir, consacrent la libéralité des rois, au lieu que les autres qu’ils font sont souvent en pure perte pour leur renommée. Combien Auguste a-t-il donné de récompenses, combien a-t-il fait de pensions dont nous n’avons aucune connaissance ! Mais la postérité la plus reculée saura comme nous que Virgile a reçu de cet empereur plus de deux cent mille écus de bienfaits.

Quelque chose que je puisse dire à don Annibal, le fruit du sonnet lui demeura sur l’estomac comme un plomb ; et, ne pouvant le digérer, il se résolut à tout abandonner. Il voulut néanmoins auparavant, pour jouer de son reste, présenter encore un placet au duc de Lerme[2]. Nous allâmes pour cet effet tous deux chez ce premier ministre. Nous y rencontrâmes un jeune homme qui, après avoir salué le capitaine, lui dit d’un air affectueux : Mon cher et ancien maître, est-ce vous que je vois ? Quelle affaire vous amène chez monseigneur ? Si vous avez besoin d’une personne qui ait du crédit, ne m’épargnez pas ; je vous offre mes services. Comment donc, Pédrille ? lui répondit l’officier, à vous entendre, il semble que vous occupiez quelque poste important dans cette maison. Du moins, répliqua le jeune homme, y ai-je assez de pouvoir pour faire plaisir à un honnête hidalgo comme vous. Cela étant, reprit le capitaine avec un souris, j’ai recours à votre protection. Je vous l’accorde, repartit Pédrille. Vous n’avez qu’à m’apprendre de quoi il est question, et je promets de vous faire tirer pied ou aile du premier ministre[3].

Nous n’eûmes pas sitôt mis au fait ce garçon si plein de bonne volonté, qu’il demanda où demeurait don Annibal ; puis, nous ayant assuré que nous aurions de ses nouvelles le jour suivant, il disparut sans nous instruire de ce qu’il prétendait faire, ni même nous dire s’il était domestique du duc de Lerme. Je fus curieux de savoir ce que c’était que ce Pédrille qui me paraissait si éveillé. C’est, me dit le capitaine, un garçon qui me servait il y a quelques années et qui, me voyant dans l’indigence, m’y laissa pour aller chercher une meilleure condition. Je ne lui sais point mauvais gré de cela ; il est fort naturel de changer pour être mieux. C’est un drôle qui ne manque pas d’esprit et qui est intrigant comme tous les diables. Mais, malgré tout son savoir-faire, je ne compte pas beaucoup sur le zèle qu’il vient de témoigner pour moi. Peut-être, lui dis-je, ne vous sera-t-il pas inutile. S’il appartenait, par exemple, à quelqu’un des officiers principaux du duc, il pourrait vous rendre service. Vous n’ignorez pas que tout se fait par brigue et par cabale chez les grands ; qu’ils ont des domestiques favoris qui les gouvernent, et que ceux-ci, à leur tour, sont gouvernés par leurs valets.

Le lendemain, dans la matinée, nous vîmes arriver Pédrille à notre hôtel. Messieurs, nous dit-il, si je ne m’expliquai pas hier sur les moyens que j’avais de servir le capitaine de Chinchilla, c’est que nous n’étions pas dans un endroit qui me permît de vous faire une pareille confidence. De plus, j’étais bien aise de sonder le gué avant que de m’ouvrir à vous. Sachez donc que je suis le laquais de confiance du seigneur don Rodrigue de Calderone, premier secrétaire du duc de Lerme. Mon maître, qui est fort galant, va presque tous les soirs souper avec un rossignol d’Aragon qu’il tient en cage dans le quartier de la cour. C’est une jeune fille d’Albarazin, des plus jolies. Elle a de l’esprit et chante à ravir ; aussi se nomme-t-elle la señora Sirena. Comme je lui porte tous les matins un billet doux, je viens de la voir. Je lui ai proposé de faire passer le seigneur don Annibal pour son oncle et d’engager par cette supposition son galant à le protéger. Elle veut bien entreprendre cette affaire. Outre le petit profit qu’elle y envisage, elle sera charmée qu’on la croie nièce d’un brave gentilhomme.

Le seigneur de Chinchilla fit la grimace à ce discours. Il témoigna de la répugnance à se rendre complice d’une espièglerie, et encore plus à souffrir qu’une aventurière le déshonorât en se disant de sa famille. Il n’en était pas seulement blessé par rapport à lui ; il voyait, pour ainsi dire, là-dedans une ignominie rétroactive pour ses aïeux. Cette délicatesse parut hors de saison à Pédrille, qui en fut choqué. Vous moquez-vous, s’écria-t-il, de le prendre sur ce ton-là ? Voilà comme vous êtes faits, vous autres nobles à chaumière ! vous avez une vanité ridicule. Seigneur cavalier, poursuivit-il en m’adressant la parole, n’admirez-vous pas les scrupules qu’il se fait. Vive Dieu ! c’est bien à la cour qu’il y faut regarder de si près ! Sous quelque vilaine forme que la fortune s’y présente, on ne la laisse point échapper.

J’applaudis à ce que dit Pédrille ; et nous haranguâmes si bien tous deux le capitaine que nous le fîmes, malgré lui, devenir oncle de Sirena. Quand nous eûmes gagné cela sur son orgueil, ce qui ne nous fut pas aisé, nous nous mîmes tous trois à faire pour le ministre un nouveau placet, qui fut revu, augmenté et corrigé. Je l’écrivis ensuite proprement, et Pédrille le porta à l’Aragonaise, qui dès le soir même en chargea le seigneur don Rodrigue, à qui elle parla de façon que ce secrétaire, la croyant véritablement nièce du capitaine, promit de s’employer pour lui. Peu de jours après, nous vîmes l’effet de cette manœuvre. Pédrille revint à notre hôtel d’un air triomphant. Bonne nouvelle ! dit-il à Chinchilla. Le roi fera une distribution de commanderies de bénéfices et de pensions, où vous ne serez pas oublié ; c’est de quoi je suis chargé de vous assurer. Mais j’ai ordre de vous demander en même temps quel présent vous prétendez faire à Sirena. Pour moi, je vous déclare que je ne veux rien ; je préfère à tout l’or du monde le plaisir d’avoir contribué à améliorer la fortune de mon ancien maître. Il n’en est pas de même de notre nymphe d’Albarazin ; elle est un peu juive lorsqu’il s’agit d’obliger le prochain ; elle a ce petit défaut-là, elle prendrait l’argent de son propre père ; jugez si elle refusera celui d’un oncle supposé !

Elle n’a qu’à dire ce qu’elle exige de moi, répondit don Annibal. Si elle veut tous les ans le tiers de la pension que j’obtiendrai, je le lui promets ; et cela doit lui suffire, quand il s’agirait de tous les revenus de Sa Majesté catholique. Je me fierais bien à votre parole, moi, répliqua le Mercure de don Rodrigue ; je sais bien qu’elle vaut le jeu : mais vous avez affaire à une petite personne naturellement fort défiante. D’ailleurs, elle aimera beaucoup mieux que vous lui donniez, une fois pour toutes, les deux tiers d’avance en argent comptant. Eh ! où diable veut-elle que je les prenne ? interrompit brusquement l’officier ; me croit-elle un contador-mayor[4] ? Il faut que vous ne l’ayez pas instruite de ma situation. Pardonnez-moi, repartit Pédrille : elle sait bien que vous êtes plus gueux que Job ; après ce que je lui ai dit, elle ne saurait l’ignorer. Mais ne vous mettez pas en peine ; je suis un homme fertile en expédients. Je connais un vieux coquin d’oydor qui se plaît à prêter ses espèces à dix pour cent. Vous lui ferez par-devant notaire un transport avec garantie de la première année de votre pension, pour pareille somme que vous reconnaîtrez avoir reçue de lui, et que vous toucherez en effet, à l’intérêt près. À l’égard de la garantie, le prêteur se contentera de votre château de Chinchilla, tel qu’il est : vous n’aurez point de dispute là-dessus.

Le capitaine protesta qu’il accepterait ces conditions, s’il était assez heureux pour avoir quelque part aux grâces qui seraient distribuées le lendemain. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Il fut gratifié d’une pension de trois cents pistoles sur une commanderie. Aussitôt qu’il eut appris cette nouvelle, il donna toutes les sûretés qu’on exigea de lui, fit ses petites affaires, et s’en retourna dans la Castille Nouvelle avec quelques pistoles de reste.



  1. Coucher par écrit, sans régime ou complément du verbe, est une expression qui paraît assez singulière. Elle a vieilli depuis Le Sage. Boileau l’a employée avec un complément dans l’Épître à son Jardinier ; mais c’était un mot qu’il prêtait aux gens de son village.
  2. Le duc de Lerme (don François de Roxas de Sandoval) est un personnage historique. Nous le retrouverons plusieurs fois ci-après ; mais il doit fixer ici l’époque des événements racontés par Gril Blas au règne de Philippe III, qui commence en 1578, et finit en 1621. À son avènement au trône, Philippe III, âgé de vingt et un ans seulement, parut ne prendre les rênes du gouvernement que pour les faire passer dans les mains de ce favori, qu’il fit d’abord grand d’Espagne, duc de Lerme, et premier ministre.
  3. Tirer pied ou aile d’un ministre n’est pas une façon de tirer bien correcte et bien noble : mais elle est dans la bouche de Pédrille.
    Intererit multum Divusne loquatur, an heros.
    Horat., Art. poét., III.
  4. Contador mayor, grand trésorier.