Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/12

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Garnier (tome 2p. 158-161).
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Livre VIII


CHAPITRE XII

Qui était Catalina. Embarras de Gil Blas, son inquiétude, et quelle précaution il fut obligé de prendre pour se mettre l’esprit en repos.


En entrant chez moi, j’entendis un grand bruit. J’en demandai la cause. On me dit que c’était Scipion qui ce soir-là donnait à souper à une demi-douzaine de ses amis. Ils chantaient à gorge déployée et faisaient de longs éclats de rire. Ce repas n’était assurément pas le banquet des sept sages.

Le maître du festin, averti de mon arrivée, dit à sa compagnie : Messieurs, ce n’est rien, c’est le patron qui revient : que cela ne vous gêne pas. Continuez de vous réjouir ; je vais lui dire deux mots ; je vous rejoindrai dans un moment. À ces mots il vint me trouver. Quel tintamarre ! lui dis-je. Quelle sorte de personnes régalez-vous donc là-bas ? Sont-ce des poètes ? Non pas, s’il vous plaît, me répondit-il. Ce serait dommage de donner votre vin à boire à ces gens-là : j’en fais un meilleur usage. Il y a parmi mes convives un jeune homme très riche qui veut obtenir un emploi par votre crédit et pour son argent. C’est pour lui que la fête se fait. À chaque coup qu’il boit, j’augmente de dix pistoles le bénéfice qui doit vous en revenir. Je veux le faire boire jusqu’au jour. Sur ce pied-là, repris-je, va te remettre à table, et ne ménage point le vin de ma cave.

Je ne jugeai point à propos de l’entretenir alors de Catalina ; mais le lendemain, à mon lever, je lui parlai de cette sorte. Ami Scipion, tu sais de quelle manière nous vivons ensemble. Je te traite plutôt en camarade qu’en domestique : tu aurais tort par conséquent de me tromper comme un maître. N’ayons donc point de secret l’un pour l’autre. Je vais t’apprendre une chose qui te surprendra, et toi de ton côté tu me diras ce que tu penses des femmes que tu m’as fait connaître. Entre nous, je les soupçonne d’être deux matoises d’autant plus raffinées qu’elles affectent plus de simplicité. Si je leur rends justice, le prince d’Espagne n’a pas grand sujet de se louer de moi ; car, je te l’avouerai, c’est pour lui que je t’ai demandé une maîtresse. Je l’ai mené chez Catalina, et il en est devenu amoureux. Seigneur, me répondit Scipion, vous en usez trop bien avec moi pour que je manque de sincérité avec vous. J’eus hier un tête-à-tête avec la suivante de ces deux princesses ; elle m’a conté leur histoire qui m’a parue divertissante : je vais vous en faire succinctement le récit, que vous ne serez pas fâché d’avoir écouté.

Catalina, poursuivit-il, est fille d’un petit gentilhomme aragonais. Se trouvant à quinze ans une orpheline aussi pauvre que jolie, elle écouta un vieux commandeur qui la conduisit à Tolède, où il mourut au bout de six mois, après lui avoir plus servi de père que d’époux. Elle recueillit sa succession, qui consistait en quelques nippes et en trois cents pistoles d’argent comptant ; puis elle se joignit à la señora Mencia, qui était encore à la mode, quoiqu’elle fût déjà sur le retour. Ces deux bonnes amies demeurèrent ensemble, et commencèrent à tenir une conduite dont la justice voulut prendre connaissance. Cela déplut aux dames, qui de dépit ou autrement abandonnèrent brusquement Tolède, pour venir s’établir à Madrid, où, depuis environ deux ans, elles vivent sans fréquenter aucune dame du voisinage. Mais écoutez le meilleur : elles ont loué deux petites maisons séparées seulement par un mur ; on peut entrer de l’une dans l’autre par un escalier de communication qu’il y a dans les caves. La señora Mencia demeure avec une jeune soubrette dans l’une de ces maisons, et la douairière du commandeur occupe l’autre avec une vieille duègne qu’elle fait passer pour sa grand’mère ; de façon que notre Aragonaise est tantôt une nièce élevée par sa tante, et tantôt une pupille sous l’aile de son aïeule. Quand elle fait la nièce, elle s’appelle Catalina ; et, lorsqu’elle fait la petite-fille elle se nomme Sirena.

Au nom de Sirena, j’interrompis en pâlissant Scipion. Que m’apprends-tu ? lui dis-je ; tu me fais trembler. Hélas ! j’ai bien peur que cette maudite Aragonaise ne soit la maîtresse de Calderone. Hé ! vraiment, me répondit-il, c’est elle-même. Je croyais vous réjouir en vous annonçant cette nouvelle. Tu n’y penses pas, lui répliquai-je. Elle est plus propre à me causer du chagrin que de la joie ; n’en vois-tu pas bien les conséquences ? Non, ma foi, repartit Scipion. Quel malheur en peut-il arriver ? Il n’est pas sûr que don Rodrigue découvre ce qui se passe ; et, si vous craignez qu’il n’en soit instruit, vous n’avez qu’à prévenir le premier ministre. Contez-lui la chose tout naturellement ; il verra votre bonne foi ; et si, après cela, Calderone veut vous rendre quelques mauvais offices auprès de Son Excellence, elle verra bien qu’il ne cherche à vous nuire que par un esprit de vengeance.

Scipion m’ôta ma crainte par ce discours. Je suivis ce conseil. J’avertis le duc de Lerme de cette fâcheuse découverte. J’affectai même de lui en faire le détail d’un air triste, pour lui persuader que j’étais mortifié d’avoir innocemment livré au prince la maîtresse de don Rodrigue ; mais le ministre, loin de plaindre son favori, en fit des railleries. Ensuite il me dit d’aller toujours mon train ; et qu’après tout il était glorieux pour Calderone d’aimer la même dame que le prince d’Espagne, et de n’en être pas plus maltraité que lui. Je mis aussi au fait le comte de Lemos, qui m’assura de sa protection si le premier secrétaire venait à découvrir l’intrigue, et qu’il entreprît de me perdre dans l’esprit du duc.

Croyant avoir par cette manœuvre délivré le bateau de ma fortune du péril de s’ensabler, je ne craignis plus rien. J’accompagnai encore le prince chez Catalina, autrement la belle Sirène, qui avait l’art de trouver des défaites, pour écarter de sa maison don Rodrigue, et lui dérober les nuits qu’elle était obligée de donner à son illustre rival.