Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/9

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Garnier (tome 2p. 138-145).
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Livre VIII


CHAPITRE IX

Par quels moyens Gil Blas fit en peu de temps une fortune considérable, et des grands airs qu’il se donna.


Cette affaire me mit en goût, et dix pistoles que je donnai à Scipion pour son droit de courtage l’encouragèrent à faire de nouvelles recherches. J’ai déjà vanté ses talents là-dessus ; on aurait pu l’appeler à juste titre le grand Scipion. Il m’amena pour second chaland un imprimeur de livres de chevalerie, qui s’était enrichi en dépit du bon sens. Cet imprimeur avait contrefait un ouvrage d’un de ses confrères, et son édition avait été saisie. Pour trois cents ducats je lui fis avoir main levée de ses exemplaires, et lui sauvai une grosse amende. Quoique cela ne regardât point le premier ministre, Son Excellence voulut bien à ma prière interposer son autorité. Après l’imprimeur, il me passa par les mains un négociant ; et voici de quoi il s’agissait. Un vaisseau portugais avait été pris par un corsaire de Barbarie, et repris ensuite par un armateur de Cadix. Les deux tiers des marchandises dont il était chargé appartenaient à un marchand de Lisbonne, qui, les ayant inutilement revendiquées, venait à la cour d’Espagne chercher un protecteur qui eût assez de crédit pour les lui faire rendre. Il eut le bonheur de le trouver en moi. Je m’intéressai pour lui, et il rattrapa ses effets moyennant la somme de quatre cents pistoles dont il fit présent à la protection.

Il me semble que j’entends un lecteur qui me crie en cet endroit : Courage, monsieur Santillane ! mettez du foin dans vos bottes. Vous êtes en beau chemin ; poussez votre fortune. Oh ! que je n’y manquerai pas. Je vois, si je ne me trompe, arriver mon valet avec un nouveau quidam qu’il vient d’accrocher. Justement, c’est Scipion. Écoutons-le, Seigneur, me dit-il, souffrez que je vous présente ce fameux opérateur. Il demande un privilège pour débiter ses drogues pendant dix années dans toutes les villes de la monarchie d’Espagne, à l’exclusion de tous autres, c’est-à-dire qu’il soit défendu aux personnes de sa profession de s’établir dans les lieux où il sera. Par reconnaissance il comptera deux cents pistoles à celui qui lui en remettra le privilège expédié. Je dis au saltimbanque, en tranchant du protecteur : Allez, mon ami, je ferai votre affaire. Véritablement, peu de jours après, je le renvoyai avec des patentes qui lui permettaient de tromper le peuple exclusivement dans tous les royaumes d’Espagne.

J’éprouvai la vérité du proverbe que l’appétit vient en mangeant ; mais, outre que je me sentais plus avide à mesure que je devenais plus riche, j’avais obtenu de Son Excellence si facilement les quatre grâces dont je viens de parler, que je ne balançai point à lui en demander une cinquième. C’était le gouvernement de la ville de Vera, sur la côte de Grenade, pour un chevalier de Calatrava qui m’en offrait mille pistoles. Le ministre se prit à rire en me voyant si âpre à la curée. Vive Dieu ! ami Gil Blas, me dit-il, comme vous y allez ! Vous aimez furieusement à obliger votre prochain. Écoutez : lorsqu’il ne sera question que de bagatelles, je n’y regarderai pas de si près ; mais quand vous voudrez des gouvernements ou d’autres choses considérables, vous vous contenterez, s’il vous plaît, de la moitié du profit ; vous me tiendrez compte de l’autre. Vous ne sauriez vous imaginer, continua-t-il, la dépense que je suis obligé de faire, ni combien de ressources il me faut pour soutenir la dignité de mon poste ; car, malgré le désintéressement dont je me pare aux yeux du monde, je vous avoue que je ne suis point assez imprudent, pour vouloir déranger mes affaires domestiques. Réglez-vous sur cela.

Mon maître, par ce discours, m’ôtant la crainte de l’importuner, ou plutôt m’excitant à retourner souvent à la charge, me rendit encore plus affamé de richesses que je ne l’étais auparavant. J’aurais alors volontiers fait afficher que tous ceux qui souhaitaient d’obtenir des grâces de la cour n’avaient qu’à s’adresser à moi. J’allais d’un côté, Scipion de l’autre. Je ne cherchais qu’à faire plaisir pour de l’argent. Mon chevalier de Calatrava eut le gouvernement de Vera pour ses mille pistoles ; et j’en fis bientôt accorder un autre pour le même prix à un chevalier de Saint-Jacques. Je ne me contentai pas de faire des gouverneurs, je donnai des ordres de chevalerie, je convertis quelques bons roturiers en mauvais gentilshommes par d’excellentes lettres de noblesse. Je voulus aussi que le clergé se ressentît de mes bienfaits. Je conférai de petits bénéfices, des canonicats et quelques dignités ecclésiastiques. À l’égard des évêchés et des archevêchés, c’était don Rodrigue de Calderone qui en était le collateur. Il nommait encore aux magistratures, aux commanderies et aux vice-royautés, ce qui suppose que les grandes places n’étaient pas mieux remplies que les petites ; car les sujets que nous choisissions pour occuper les postes dont nous faisions un si honnête trafic n’étaient pas toujours les plus habiles gens du monde, ni les plus réglés. Nous savions bien que, dans Madrid, les railleurs s’égayaient là-dessus à nos dépens ; mais nous ressemblions aux avares qui se consolent des huées du peuple en revoyant leur or.

Isocrate a raison d’appeler l’intempérance et la folie les compagnes inséparables des riches. Quand je me vis maître de trente mille ducats, et en état d’en gagner peut-être dix fois autant, je crus devoir faire une figure digne d’un confident de premier ministre. Je louai un hôtel entier que je fis meubler proprement. J’achetai le carrosse d’un escrivano[1] qui se l’était donné par ostentation, et qui cherchait à s’en défaire par le conseil de son boulanger. Je pris un cocher, trois laquais ; et, comme il est juste d’avancer ses anciens domestiques, j’élevai Scipion au triple honneur d’être mon valet de chambre, mon secrétaire et mon intendant. Mais ce qui mit le comble à mon orgueil, c’est que le ministre trouva bon que mes gens portassent sa livrée. J’en perdis ce qui me restait de jugement. Je n’étais guère moins fou que les disciples de Porcius Latro[2], qui, lorsqu’à force d’avoir bu du cumin, ils s’étaient rendus aussi pâles que leur maître, s’imaginaient être aussi savants que lui ; peu s’en fallait que je ne me crusse parent du duc de Lerme. Je me mis dans la tête que je passerais pour tel, ou peut-être pour un de ses bâtards : ce qui me flattait infiniment.

Ajoutez à cela qu’à l’exemple de Son Excellence qui tenait table ouverte, je résolus de donner aussi à manger. Pour cet effet, je chargeai Scipion de me déterrer un habile cuisinier, et il m’en trouva un qui était comparable peut-être à celui du Romain Nomentanus, de friande mémoire. Je remplis ma cave de vin délicieux ; et, après avoir fait mes autres provisions, je commençai à recevoir compagnie. Il venait souper chez moi tous les jours quelques-uns des principaux commis du bureau du ministre, qui prenaient fièrement la qualité de secrétaires d’État. Je leur faisais très bonne chère, et les renvoyais toujours bien abreuvés. De son côté, Scipion (car tel maître, tel valet) avait aussi sa table dans l’office, où il régalait à mes dépens les personnes de sa connaissance. Mais outre que j’aimais ce garçon-là, comme il contribuait à me faire gagner du bien, il me paraissait en droit de m’aider à le dépenser. D’ailleurs je regardais ces dissipations en jeune homme ; je ne voyais pas le tort qu’elles me faisaient ; je ne considérais que l’honneur qui m’en revenait. Une autre raison encore m’empêchait d’y prendre garde : les bénéfices et les emplois ne cessaient pas de faire venir l’eau au moulin. Je voyais mes finances augmenter de jour en jour. Je m’imaginai pour le coup avoir attaché un clou à la roue de la fortune.

Il ne manquait plus à ma vanité que de rendre Fabrice témoin de ma vie fastueuse. Je ne doutais pas qu’il ne fût de retour d’Andalousie ; et, pour me donner le plaisir de le surprendre, je lui fis tenir un billet anonyme, par lequel je lui mandais qu’un seigneur sicilien de ses amis l’attendait à souper ; je lui marquais le jour, l’heure et le lieu où il fallait qu’il se trouvât. Le rendez-vous était chez moi. Nunez y vint, et fut extraordinairement étonné d’apprendre que j’étais le seigneur étranger qui l’avait invité à souper. Oui, lui dis-je, mon ami, je suis le maître de cet hôtel. J’ai un équipage, une bonne table, et de plus un coffre-fort. Est-il possible, s’écria-t-il avec vivacité, que je te retrouve dans l’opulence ? Que je me sais bon gré de t’avoir placé auprès du comte Galiano ! Je te disais bien que c’était un seigneur généreux, et qu’il ne tarderait guère à te mettre à ton aise. Tu auras sans doute, ajouta-t-il, suivi le sage conseil que je t’avais donné de lâcher un peu la bride au maître d’hôtel ; je t’en félicite. Ce n’est qu’en tenant cette prudente conduite, que les intendants deviennent si gras dans les grandes maisons.

Je laissai Fabrice s’applaudir tant qu’il lui plut de m’avoir mis chez le comte Galiano. Après quoi, pour modérer la joie qu’il sentait de m’avoir procuré un si bon poste, je lui détaillai les marques de reconnaissance dont ce seigneur avait payé mes services. Mais, m’apercevant que mon poète, pendant que je lui faisais ce détail, chantait en lui-même la palinodie, je lui dis : Je pardonne au Sicilien son ingratitude. Entre nous, j’ai plutôt sujet de m’en louer que de m’en plaindre. Si le comte n’en eût pas mal usé avec moi, je l’aurais suivi en Sicile, où je le servirais encore dans l’attente d’un établissement incertain. En un mot, je ne serais pas confident du duc de Lerme.

Nunez fut si vivement frappé de ces derniers mots, qu’il demeura quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Puis, rompant tout à coup le silence : L’ai-je bien entendu ? me dit-il. Quoi ! vous avez la confiance du premier ministre ? Je la partage, lui répondis-je, avec don Rodrigue de Calderone ; et, selon toutes les apparences, j’irai loin. En vérité, seigneur de Santillane, répliqua-t-il, je vous admire. Vous êtes capable de remplir toute sorte d’emplois. Que de talents vous réunissez en vous ! ou plutôt, pour me servir d’une expression de notre tripot, vous avez l’outil universel, c’est-à-dire vous êtes propre a tout. Au reste, seigneur, poursuivit-il, je suis ravi de la prospérité de Votre Seigneurie. Oh ! que diable, interrompis-je, monsieur Nunez, trêve de seigneur et de seigneurie ! Bannissons ces termes-là, et vivons toujours ensemble familièrement. Tu as raison, reprit-il ; je ne dois pas te regarder d’un autre œil qu’à l’ordinaire, quoique tu sois devenu riche : mais, ajouta-t-il, je t’avouerai ma faiblesse ; en m’annonçant ton heureux sort, tu m’as ébloui ; par bonheur mon éblouissement se passe, et je ne vois plus en toi que mon ami Gil Blas.

Notre entretien fut troublé par quatre ou cinq commis qui arrivèrent. Messieurs, leur dis-je en leur montrant Nunez, vous souperez avec le seigneur don Fabricio, qui fait des vers dignes du roi Numa[3], et qui écrit en prose comme on n’écrit point. Par malheur, je parlais à des gens qui faisaient si peu de cas de la poésie, que le poète en pâlit. À peine daignèrent-ils jeter sur lui les yeux. Il eut beau, pour s’attirer leur attention, dire des choses très spirituelles : ils ne les sentirent pas. Il en fut si piqué, qu’il prit une licence poétique. Il s’échappa subtilement de la compagnie, et disparut. Nos commis ne s’aperçurent pas de sa retraite, et se mirent à table, sans même s’informer de ce qu’il était devenu.

Comme j’achevais de m’habiller le lendemain matin, et me disposais à sortir, le poète des Asturies entra dans ma chambre. Je te demande pardon, mon ami, me dit-il, si j’ai hier au soir rompu en visière à tes commis ; mais, franchement, je me suis trouvé parmi eux si déplacé, que je n’ai pu y tenir. Les fastidieux personnages avec leur air suffisant et empesé ! Je ne comprends pas comment toi, qui as l’esprit si délié, tu peux t’accommoder de convives si lourds. Je veux dès aujourd’hui t’en amener de plus légers. Tu me feras plaisir, lui répondis-je, et je m’en fie à ton goût là-dessus. Tu as raison, répliqua-t-il. Je te promets des génies supérieurs et des plus amusants. Je vais de ce pas chez un marchand de liqueurs où ils vont s’assembler dans un moment. Je les retiendrai, de peur qu’ils ne s’engagent ailleurs ; car c’est à qui les aura à dîner ou à souper, tant ils sont réjouissants.

À ces paroles, il me quitta ; et le soir, à l’heure du souper, il revint accompagné seulement de six auteurs, qu’il me présenta l’un après l’autre en me faisant leur éloge. À l’entendre, ces beaux esprits surpassaient ceux de la Grèce et de l’Italie ; et leurs ouvrages, disait-il, méritaient d’être imprimés en lettres d’or. Je reçus ces messieurs très poliment. J’affectai même de les combler d’honnêtetés ; car la nation des auteurs est un peu vaine et glorieuse. Quoique je n’eusse pas recommandé à Scipion d’avoir soin que l’abondance régnât dans ce repas, comme il savait quelle sorte de gens je devais ce jour-là régaler, il avait fait renforcer les services.

Enfin, nous nous mîmes à table fort gaiement. Mes poètes commencèrent à s’entretenir d’eux-mêmes et à se louer. Celui-ci, d’un air fier, citait les grands seigneurs et les femmes de qualité dont sa muse faisait les délices. Celui-là, blâmant le choix qu’une académie de gens de lettres venait de faire de deux sujets, disait modestement que c’était lui qu’elle aurait dû choisir. Il n’y avait pas moins de présomption dans les discours des autres. Au milieu du souper, les voilà qui m’assassinent de vers et de prose. Ils se mettent à réciter à la ronde chacun un morceau de ses écrits. L’un débite un sonnet, l’autre déclame une scène tragique, et un autre lit la critique d’une comédie. Un quatrième voulant à son tour faire la lecture d’une ode d’Anacréon, traduite en mauvais vers espagnols, est interrompu par un de ses confrères qui lui dit qu’il s’est servi d’un terme impropre. L’auteur de la traduction n’en convient nullement ; de là naît une dispute dans laquelle tous les beaux esprits prennent parti. Les opinions sont partagées, les disputeurs s’échauffent ; ils en viennent aux invectives : passe encore pour cela ; mais ces furieux se lèvent de table et se battent à coups de poing. Fabrice, Scipion, mon cocher, mes laquais et moi, nous n’eûmes pas peu de peine à leur faire lâcher prise. Lorsqu’ils se virent séparés, ils sortirent de ma maison comme d’un cabaret, sans me faire la moindre excuse de leur impolitesse.

Nunez, sur la parole de qui je m’étais fait de ce repas une idée agréable, demeura fort étourdi de cette aventure. Hé bien ! lui dis-je, notre ami, me vanterez-vous encore vos convives ? Par ma foi, vous m’avez amené là de vilaines gens ! Je m’en tiens à mes commis, ne me parlez plus d’auteurs. Je n’ai garde, me répondit-il, de t’en présenter d’autres ; tu viens de voir les plus raisonnables[4].



  1. Notaire ou greffier.
  2. Célèbre orateur romain qui se tua, dans un accès de fièvre chaude, l’an de Rome 780.
  3. Les vers obscurs que chantaient les prêtres saliens dans leurs processions avaient été composés par Numa. (Note de Le Sage.)
  4. Il est à remarquer que Le Sage ne traite guère mieux les auteurs que les comédiens, dont il fait une satire si amère. S’il a voulu peindre les auteurs de son temps, on se demande où il a pris ses modèles.