Histoire de Gil Blas de Santillane/X/4

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Garnier (tome 2p. 241-245).
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Livre X


CHAPITRE IV

Il part pour Valence, et va voir les seigneurs de Leyva ; de l’entretien qu’il eut avec eux, et du bon accueil que lui fit Séraphine.


J’achevai de me déshabiller, et je me mis au lit, où, ne me sentant aucune envie de dormir, je m’abandonnai à mes réflexions. Je me représentai l’amitié dont les seigneurs de Leyva payaient l’attachement que j’avais pour eux ; et, pénétré des nouvelles marques qu’ils m’en donnaient, je pris la résolution de les aller trouver dès le lendemain, pour satisfaire l’impatience que j’avais de les en remercier. Je me faisais aussi par avance un plaisir de revoir Séraphine ; mais ce plaisir n’était pas pur : je ne pouvais penser sans peine que j’aurais en même temps à soutenir les regards de la dame Lorença Sephora, qui, se souvenant peut-être encore de l’aventure du soufflet, ne serait pas fort aise de me revoir. L’esprit fatigué de toutes ces idées différentes, je m’assoupis enfin, et ne me réveillai le jour suivant qu’après le lever du soleil.

Je fus bientôt sur pied ; et tout occupé du voyage que je méditais, je m’habillai à la hâte. Comme j’achevais de m’ajuster, mon secrétaire entra dans ma chambre. Scipion, lui dis-je, tu vois un homme qui se dispose à partir pour Valence : je ne crois pas que tu désapprouves mon dessein ; je ne puis aller trop tôt saluer les seigneurs à qui je dois : ma petite fortune ; chaque moment que je diffère à m’acquitter de ce devoir semble m’accuser d’ingratitude. Pour toi, mon ami, je te dispense de m’accompagner ; demeure ici pendant mon absence ; je reviendrai te joindre au bout de huit jours. Allez, monsieur, répondit-il ; faites bien votre cour à don Alphonse et à son père ; ils me paraissent sensibles au zèle qu’on a pour eux, et très reconnaissants des services qu’on leur a rendus : les personnes de qualité de ce caractère-là sont si rares, qu’on ne peut assez les ménager. Je fis avertir Bertrand de se tenir prêt à partir ; et, tandis qu’il préparait les mules, je pris mon chocolat. Ensuite je montai dans ma chaise, après avoir recommandé à mes gens de regarder Scipion comme un autre moi-même, et de suivre ses ordres ainsi que les miens.

Je me rendis à Valence en moins de quatre heures. J’allai descendre tout droit aux écuries du gouverneur ; j’y laissai mon équipage, et je me fis conduire à l’appartement de ce seigneur, qui y était alors avec don César son père. J’ouvris la porte sans façon, j’entrai, et les abordant tous deux avec respect : Les valets, leur dis-je, ne se font point annoncer à leurs maîtres ; voici un de vos anciens serviteurs qui vient vous rendre ses devoirs. À ces mots, je voulus me prosterner devant eux ; mais ils m’en empêchèrent et m’embrassèrent l’un et l’autre avec tous les témoignages d’une véritable affection. Eh bien ! mon cher Santillane, me dit don Alphonse, avez-vous été à Lirias prendre possession de votre terre ? Oui, Seigneur, lui répondis-je ; et je vous prie de trouver bon que je vous la rende. Pourquoi donc cela ? répliqua-t-il ; a-t-elle quelque désagrément qui vous en dégoûte ? Non par elle-même, lui repartis-je ; au contraire, j’en suis enchanté : tout ce qui m’en déplaît, c’est d’y voir des cuisiniers d’archevêque, avec trois fois plus de domestiques qu’il ne m’en faut, et qui ne servent là qu’à vous faire faire une dépense aussi considérable qu’inutile.

Si vous eussiez, dit don César, accepté la pension de deux mille ducats que nous vous offrîmes à Madrid, nous nous serions contentés de vous donner le château tel qu’il est ; mais vous savez que vous la refusâtes et nous avons cru devoir faire en récompense ce que nous avons fait. C’en est trop, lui répondis-je ; votre bonté doit s’en tenir au don de cette terre, qui a de quoi combler mes désirs. Vous dirai-je tout ce que j’en pense ? Indépendamment de ce qu’il vous en coûte pour entretenir tant de monde, je vous proteste que ces gens-là me gênent et m’incommodent. En un mot, ajoutai-je, Messeigneurs, reprenez votre bien, ou daignez m’en laisser jouir à ma volonté. Je prononçai d’un air si vif ces dernières paroles, que le père et le fils, qui ne prétendaient nullement me contraindre, me permirent enfin d’en user comme il me plairait dans mon château.

Je les remerciais de m’avoir accordé cette liberté, sans laquelle je ne pouvais être heureux, lorsque don Alphonse m’interrompit en me disant : Mon cher Gil Blas, je veux vous présenter à une dame qui sera bien aise de vous voir. En parlant de cette sorte, il me prit par la main, et me mena dans l’appartement de Séraphine, qui poussa un cri de joie en m’apercevant. Madame, lui dit le gouverneur, je crois que l’arrivée de notre ami Santillane à Valence ne vous est pas moins agréable qu’à moi. C’est de quoi, répondit-elle, il doit être bien persuadé ; le temps ne m’a point fait perdre le souvenir du service qu’il m’a rendu ; et j’ajoute à la reconnaissance que j’en ai celle que je dois à un homme à qui vous avez obligation. Je dis à Mme la gouvernante que je n’étais que trop payé du péril que j’avais partagé avec ses libérateurs en exposant ma vie pour elle ; et, après force compliments de part et d’autre, don Alphonse m’emmena hors de l’appartement de Séraphine. Nous rejoignîmes don César, que nous trouvâmes dans une salle avec plusieurs personnes de qualité qui venaient dîner chez lui.

Tous ces messieurs me saluèrent fort poliment : ils me firent d’autant plus de civilités, que don César leur dit que j’avais été un des principaux secrétaires du duc de Lerme. Peut-être même que la plupart d’entre eux n’ignoraient pas que c’était par mon crédit que don Alphonse avait obtenu le gouvernement du royaume de Valence, car tout se sait. Quoi qu’il en soit, quand nous fûmes à table, on ne parla que du nouveau cardinal. Les uns en faisaient ou affectaient d’en faire de grands éloges ; et les autres ne lui donnaient que des louanges ironiques. Je jugeai bien qu’ils voulaient par là m’engager à me répandre sur le compte de Son Éminence, et à les égayer à ses dépens. Je me l’imaginai du moins, et je ne fus pas peu tenté de dire ce que j’en pensais ; mais je retins ma langue, et cette petite victoire que je remportai sur moi me fit passer dans l’esprit de la compagnie pour un garçon fort discret.

Les convives, après le dîner, se retirèrent chez eux pour faire leur sieste ; don César et son fils, pressés de la même envie, s’enfermèrent dans leurs appartements.

Pour moi, plein d’impatience de voir une ville dont j’avais souvent entendu vanter la beauté, je sortis du palais du gouverneur dans le dessein de me promener dans les rues. Je rencontrai à la porte un homme qui vint, d’un air respectueux, m’aborder, en me disant : Le seigneur de Santillane veut bien me permettre de le saluer ? Je lui demandai qui il était. Je suis, me répondit-il, valet de chambre de don César ; j’étais un de ses laquais dans le temps que vous étiez son intendant ; je vous faisais régulièrement tous les matins ma cour, et vous aviez bien des bontés pour moi. Je vous informais de ce qui se passait au logis. Vous souvient-il, par exemple, qu’un jour je vous appris que le chirurgien du village de Leyva s’introduisait secrètement dans la chambre de la dame Lorença Séphora ? C’est ce que je n’ai point oublié, lui répliquai-je. Mais à propos de cette duègne, qu’est-elle devenue ? Hélas ! repartit-il, la pauvre créature, après votre départ, tomba en langueur et mourut plus regrettée de Séraphine que de don Alphonse, qui parut peu touché de sa mort.

Le valet de chambre de don César m’ayant instruit ainsi de la triste fin de Séphora, me fit des excuses de m’avoir arrêté ; et me laissa continuer mon chemin. Je ne pus m’empêcher de soupirer en me rappelant cette duègne infortunée ; et, m’attendrissant sur son sort, je m’imputai son malheur, sans songer que c’était plutôt à son cancer qu’à mon mérite qu’on devait l’attribuer.

J’observais avec plaisir tout ce qui me semblait digne d’être remarqué dans la ville. Le palais de marbre de l’archevêché occupa mes yeux agréablement, aussi bien que les beaux portiques de la Bourse ; mais une grande maison que j’aperçus, et dans laquelle il entrait beaucoup de monde, attira toute mon attention. Je m’en approchai pour apprendre pourquoi je voyais là un si grand concours d’hommes et de femmes, et bientôt je fus au fait, en lisant ces paroles écrites en lettres d’or sur une table de marbre noir qu’il y avait au-dessus de la porte : La posada de los representantes[1]. Et les comédiens marquaient dans leur affiche qu’ils joueraient ce jour-là pour la première fois, une tragédie nouvelle de don Gabriel Triaquero[2].



  1. La maison des comédiens.
  2. Il n’y a jamais eu de poète espagnol qui s’appelât Triaquero. Ce n’est que pour avoir lieu d’attaquer Voltaire sous ce nom peu flatteur que Le Sage a conçu l’idée de l’épisode contenu dans le chapitre qu’on va lire. Triaquero veut dire vendeur de thériaque, en vieux français, triacleur, et en langue moderne, charlatan.