Histoire de Gil Blas de Santillane/X/5

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Garnier (tome 2p. 246-249).
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Livre IX


CHAPITRE V

Gil Blas va à la comédie, où il voit jouer une tragédie nouvelle. Succès de la pièce. Génie du public de Valence.


Je m’arrêtai quelques moments à la porte pour considérer les personnes qui entraient. J’en remarquai de toutes les façons. Je vis des cavaliers de bonne mine et richement habillés, et des figures aussi plates que mal vêtues. J’aperçus des dames titrées, qui descendaient de leurs carrosses pour aller occuper des loges qu’elles avaient fait retenir, et des aventurières qui allaient amorcer des dupes. Ce concours confus de toute sorte de spectateurs m’inspira l’envie d’en augmenter le nombre… Comme je me disposais à prendre un billet pour entrer, le gouverneur et son épouse arrivèrent. Ils me démêlèrent dans la foule, et, m’ayant fait appeler, ils m’entraînèrent dans leur loge, où je me plaçai derrière eux, de manière que je pouvais facilement parler à l’un et à l’autre.

Je trouvai la salle remplie de monde depuis le haut jusqu’en bas, un parterre très serré, et un théâtre chargé de chevaliers des trois ordres militaires. Voilà, dis-je à don Alphonse, une nombreuse assemblée. Il ne faut pas vous étonner, me répondit-il, la tragédie qu’on va représenter est de la composition de don Gabriel Triaquero, surnommé le poète à la mode. Dès que l’affiche des comédiens annonce une nouveauté de cet auteur, toute la ville de Valence est en l’air. Les hommes ainsi que les femmes ne s’entretiennent que de cette pièce : toutes les loges sont retenues ; et le jour de la première représentation, on se tue à la porte pour entrer, quoique toutes les places soient au double, à la réserve du parterre, qu’on respecte trop pour oser le mettre de mauvaise humeur. Quelle rage ! dis-je au gouverneur. Cette vive curiosité du public, cette furieuse impatience qu’il a d’entendre tout ce que don Gabriel produit de nouveau, me donne une haute idée du génie de ce poète. N’allez pas si vite, répondit don Alphonse ; il faut être en garde contre la prévention ; le public s’aveugle quelquefois sur des pièces où il y a de faux brillants, et il n’en connaît le prix qu’après l’impression.

Dans cet endroit de notre conversation, les acteurs parurent. Nous cessâmes aussitôt de parler, pour les écouter avec attention. Les applaudissements commencèrent dès la protase ; à chaque vers c’était un brouhaha, et à la fin de chaque acte un battement de mains à faire croire que la salle s’abîmait. Après la pièce, on me montra l’auteur, qui allait de loge en loge présenter modestement sa tête aux lauriers dont les seigneurs et les dames se préparaient à la couronner.

Nous retournâmes au palais du gouverneur, où bientôt arrivèrent trois ou quatre chevaliers. Il y vint aussi deux vieux auteurs estimés dans leur genre, avec un gentilhomme de Madrid qui avait de l’esprit et du goût. Ils avaient tous été à la comédie. Il ne fut question pendant le souper que de la pièce nouvelle. Messieurs, dit un chevalier de Saint-Jacques, que pensez-vous de cette tragédie ? N’en êtes-vous pas affectés comme moi ? N’est-ce pas là ce qui s’appelle un ouvrage achevé ? Pensées sublimes, tendres sentiments, versification virile, rien n’y manque. En un mot, c’est un poème sur le ton de la bonne compagnie. Je ne crois pas que personne en puisse penser autrement, dit un chevalier d’Alcantara. Cette pièce est pleine de tirades qu’Apollon semble avoir dictées et de situations filées avec un art infini. Je m’en rapporte à monsieur, ajouta-t-il en adressant la parole au gentilhomme castillan ; il me paraît connaisseur ; je parie qu’il est de mon sentiment. Ne pariez point, Monsieur le chevalier, lui répondit le gentilhomme avec un souris malin. Je ne suis pas de ce pays-ci : nous ne décidons point à Madrid si promptement. Bien loin de juger d’une pièce que nous entendons pour la première fois, nous nous défions de ses beautés tant qu’elle n’est que dans la bouche des acteurs ; quelque bien affectés que nous en soyons, nous suspendons notre jugement jusqu’à ce que nous l’ayons lue ; et véritablement elle ne nous fait pas toujours sur le papier le même plaisir qu’elle nous a fait sur la scène.

Nous examinons donc scrupuleusement, poursuivit-il, un poème avant que de l’estimer ; la réputation de son auteur, quelque grande qu’elle puisse être, ne peut nous éblouir. Quand Lope de Vega même et Calderon[1] donnaient des nouveautés, ils trouvaient des juges sévères dans leurs admirateurs qui ne les ont élevés au comble de la gloire qu’après avoir jugé qu’ils en étaient dignes.

Oh ! parbleu, interrompit le chevalier de Saint-Jacques, nous ne sommes pas si timides que messieurs les Castillans. Nous n’attendons point, pour décider, qu’une pièce soit imprimée. Dès la première représentation nous en connaissons tout le prix. Il n’est pas même besoin que nous l’écoutions fort attentivement. Il suffit que nous sachions que c’est une production de don Gabriel pour être persuadés qu’elle est sans défaut. Les ouvrages de ce poète doivent servir d’époque à la naissance du bon goût. Les Lope et les Calderon n’étaient que des apprentis en comparaison de ce grand maître du théâtre. Le gentilhomme, qui regardait Lope et Calderon comme les Sophocle et les Euripide des Espagnols, fut choqué de ce discours téméraire. Il s’échauffa. Quel sacrilège dramatique ! s’écria-t-il d’un ton animé. Puisque vous m’obligez, Messieurs, à juger sur une première représentation, je vous dirai que je ne suis pas content de la tragédie nouvelle de votre don Gabriel. Loin de la regarder comme un chef-d’œuvre, je la trouve fort défectueuse. C’est un poème farci de traits plus brillants que solides. Les trois quarts des vers sont mauvais ou mal rimés[2], les caractères mal formés ou mal soutenus, et les pensées souvent très obscures.

Les deux auteurs qui étaient à table, et qui, par une retenue aussi louable que rare, n’avaient rien dit de peur d’être soupçonnés de jalousie, ne purent s’empêcher d’applaudir des yeux au sentiment du gentilhomme : ce qui me fit juger que leur silence était moins un effet de la perfection de l’ouvrage que de leur politique. Pour les chevaliers, ils recommencèrent à louer don Gabriel ; ils le placèrent même parmi les dieux. Cette apothéose extravagante et cette aveugle idolâtrie firent perdre patience au Castillan, qui, levant les mains au ciel, s’écria tout à coup comme par enthousiasme : Ô divin Lope de Vega, rare et sublime génie, qui avez laissé un espace immense entre vous et tous les Gabriel qui voudront vous atteindre ; et vous, moelleux Calderon, dont la douceur élégante et purgée d’épique est inimitable, ne craignez point tous deux que vos autels soient abattus par ce nouveau nourrisson des Muses ! il sera bienheureux si la postérité, dont vous ferez les délices comme vous faites les nôtres, entend parler de lui[3].

Cette plaisante apostrophe, à laquelle personne ne s’était attendu, fit rire toute la compagnie, qui se leva de table en belle humeur, et s’en alla. On me conduisit, par ordre de don Alphonse, à l’appartement qui m’avait été préparé. J’y trouvai un bon lit, où ma seigneurie s’étant couchée s’endormit en déplorant, aussi bien que le gentilhomme castillan, l’injustice que les ignorants faisaient à Lope et à Calderon.



  1. Il est évident que, sous les noms de Lope et de Calderon, le Sage veut désigner ici Corneille et Racine, pour les mettre au-dessus de ce vendeur de thériaque, dont les novateurs faisaient le poète à la mode et le grand maître du théâtre.
  2. Les vers mal rimés étaient en effet un des griefs articulés contre Voltaire par ses ennemis.
  3. Cette prédiction, il faut l’avouer, a été bien démentie par l’événement.