Histoire de Gil Blas de Santillane/X/9

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Garnier (tome 2p. 265-271).
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Livre X


CHAPITRE IX

Noces de Gil Blas et de la belle Antonia ; de quelle façon elles se firent ; quelles personnes y assistèrent, et de quelles réjouissances elles furent suivies.


Quoique je n’eusse pas besoin de la permission des seigneurs de Leyva pour me marier, nous jugeâmes Scipion et moi, que je ne pouvais honnêtement me dispenser de leur communiquer le dessein que j’avais d’épouser la fille de Basile, et de leur en demander même leur agrément par politesse.

Je partis aussitôt pour Valence, où l’on fut aussi surpris de me voir que d’apprendre le sujet de mon voyage. Don César et don Alphonse, qui connaissaient Antonia pour l’avoir vue plus d’une fois, me félicitèrent de l’avoir choisie pour femme. Don César surtout m’en fit compliment avec tant de vivacité, que, si je ne l’eusse pas cru un seigneur revenu de certains amusements, je l’aurais soupçonné d’avoir été quelquefois à Lirias moins pour y voir son château que sa petite fermière. Pour peu que j’eusse été défiant et jaloux de mon naturel, j’aurais pu faire des réflexions désagréables là-dessus ; ce que je ne fis point, tant j’étais persuadé de la sagesse de ma future ! Séraphine, de son côté, après m’avoir assuré qu’elle prendrait toujours beaucoup de part à ce qui me regarderait, me dit qu’elle avait entendu parler d’Antonia très avantageusement ; mais, ajouta-t-elle par malice, et comme pour me reprocher l’indifférence dont j’avais payé l’amour de Séphora, quand on ne m’aurait pas vanté sa beauté, je m’en fierais bien à votre goût, dont je connais la délicatesse.

Don César et son fils ne se contentèrent pas d’approuver mon mariage ; ils me déclarèrent qu’ils en voulaient faire tous les frais. Reprenez, me dirent-ils, le chemin de Lirias, et demeurez-y tranquille jusqu’à ce que vous entendiez parler de nous. Ne faites point de préparatifs pour vos noces ; c’est un soin dont nous nous chargeons. Pour me conformer à leurs volontés, je retournai à mon château. J’avertis Basile et sa fille des intentions de nos protecteurs, et nous attendîmes de leurs nouvelles le plus patiemment qu’il nous fut possible. Nous n’en reçûmes point pendant huit jours. En récompense, le neuvième, nous vîmes arriver un carrosse à quatre mules, dans lequel il y avait des couturiers qui apportaient de belles étoffes de soie pour habiller la mariée, et qu’escortaient plusieurs gens de livrée, montés sur de très beaux chevaux. L’un d’entre eux me remit une lettre de la part de don Alphonse. Ce seigneur me mandait qu’il serait le lendemain à Lirias avec son père et son épouse, et que la cérémonie de mon mariage se ferait le jour suivant par le grand vicaire de Valence. Véritablement, don César, son fils et Séraphine ne manquèrent pas de se rendre à mon château avec cet ecclésiastique, tous quatre dans un carrosse à six chevaux, précédé d’un autre à quatre où étaient les femmes de Séraphine, et suivi des gardes du gouverneur.

Mme  la gouvernante fut à peine arrivée au château qu’elle témoigna une extrême impatience de voir Antonia, qui, de son côté, ne sut pas plutôt la venue de Séraphine, qu’elle accourut pour la saluer et lui baiser la main ; ce qu’elle fit de si bonne grâce que toute la compagnie l’admira. Eh bien ! Madame, dit don César à sa belle-fille, que pensez-vous d’Antonia ? Santillane pouvait-il faire un meilleur choix ? Non, répondit Séraphine ; ils sont tous deux dignes l’un de l’autre ; je ne doute pas que leur union ne soit très heureuse. Enfin chacun donna des louanges à ma future ; et, si on la loua fort sous son habit de serge, on en fut encore plus charmé lorsqu’elle parut sous un plus riche habillement. Il semblait qu’elle n’en eût jamais porté d’autres, tant son air était noble et son action aisée !

Le moment où je devais, par un doux hymen, voir attaché mon sort au sien étant arrivé, don Alphonse me prit par la main pour me conduire à l’autel, et Séraphine fit le même honneur à la mariée. Nous nous rendîmes tous deux dans cet ordre à la chapelle du hameau, où le grand vicaire nous attendait pour nous marier ; cette cérémonie se fit aux acclamations des habitants de Lirias et de tous les riches laboureurs des environs, que Basile avait invités aux noces d’Antonia. Ils avaient avec eux leurs filles, qui s’étaient parées de rubans et de fleurs, et qui tenaient dans leurs mains des tambours de basque. Nous retournâmes ensuite au château, où, par les soins de Scipion, l’ordonnateur du festin, il se trouva trois tables dressées, l’une pour les seigneurs, l’autre pour les personnes de leur suite, et la troisième, qui était la plus grande, pour tous ceux qui avaient été conviés. Antonia fut de la première, Mme  la gouvernante l’ayant ainsi voulu ; je fis les honneurs de la seconde, et Basile se mit à celle des villageois. Pour Scipion, il ne s’assit à aucune table : il ne faisait qu’aller et venir de l’une à l’autre, donnant son attention à faire bien servir et contenter tout le monde.

C’était par les cuisiniers du gouverneur que le repas avait été préparé ; ce qui suppose qu’il n’y manquait rien. Les bons vins dont maître Joachim avait fait provision pour moi y furent prodigués ; les convives commençaient à s’échauffer, l’allégresse régnait partout, quand elle fut tout à coup troublée par un incident qui m’alarma. Mon secrétaire, étant dans la salle où je mangeais avec les principaux officiers de don Alphonse et les femmes de Séraphine, tomba subitement en faiblesse et perdit toute connaissance. Je me levai pour aller à son secours ; et, tandis que je m’occupais à lui faire reprendre ses esprits, une de ces femmes s’évanouit aussi. Toute la compagnie jugea que ce double évanouissement renfermait quelque mystère, comme en effet il en cachait un qui ne tarda guère à s’éclaircir ; car, bientôt après, Scipion, étant revenu à lui, me dit tout bas : Faut-il que le plus beau de vos jours soit le plus désagréable des miens ! On ne peut éviter son malheur, ajouta-t-il ; je viens de retrouver ma femme dans une suivante de Séraphine.

Qu’entends-je ? m’écriai-je ; cela n’est pas possible. Quoi ! tu serais l’époux de cette dame qui vient de se trouver mal en même temps que toi ? Oui, Monsieur, me répondit-il, je suis son mari ; et la fortune, je vous jure, ne pouvait me jouer un plus vilain tour que de la présenter à mes yeux. Je ne sais, repris-je, mon ami, quelles raisons tu as de te plaindre de ton épouse ; mais, quelque sujet qu’elle t’en ait donné, de grâce, contrains-toi ; si je te suis cher, ne trouble point cette fête en laissant éclater ton ressentiment. Vous serez content de moi, repartit Scipion ; vous allez voir si je ne sais pas bien dissimuler.

En parlant de cette sorte, il s’avança vers sa femme à qui ses compagnes avaient aussi rendu l’usage des sens ; et, l’embrassant avec autant de vivacité que s’il eût été ravi de la revoir : Ah ! ma chère Béatrix, lui dit-il, le ciel enfin nous rejoint après dix ans de séparation ! Ô moment plein de douceur pour moi ! J’ignore, lui répondit son épouse, si vous avez effectivement quelque joie de me rencontrer ; mais du moins suis-je bien persuadée que je ne vous ai donné aucun juste sujet de m’abandonner. Quoi ! vous me trouvez une nuit avec le seigneur don Fernand de Leyva, qui était amoureux de Julie ma maîtresse, et dont je servais la passion ; vous vous mettez dans l’esprit que je l’écoute aux dépens de votre honneur et du mien : là-dessus, la jalousie vous renverse la cervelle ; vous quittez Tolède, et me fuyez comme un monstre, sans me demander un éclaircissement ! Qui de nous deux, s’il vous plaît, est le plus en droit de se plaindre ? C’est vous, sans contredit, lui répliqua Scipion. Sans doute, reprit-elle, c’est moi. Don Fernand, peu de temps après votre départ de Tolède, épousa Julie, auprès de qui j’ai demeuré tant qu’elle a vécu ; et, depuis qu’une mort prématurée nous l’a ravie, je suis au service de madame sa sœur, qui peut vous répondre, aussi bien que toutes ses femmes, de la pureté de mes mœurs.

Mon secrétaire, à ce discours dont il ne pouvait prouver la fausseté, prit son parti de bonne grâce. Encore une fois, dit-il à son épouse, je reconnais ma faute, et je vous en demande pardon devant cette honorable assistance. Alors, intercédant pour lui, je priai Béatrix d’oublier le passé, l’assurant que son mari ne songerait désormais qu’à lui donner de la satisfaction. Elle se rendit à ma prière, et toute la compagnie applaudit à la réunion de ces deux époux. Pour mieux la célébrer, on les fit asseoir à table, l’un auprès de l’autre ; on leur porta des brindes[1] ; chacun leur fit fête : on eût dit que le festin se faisait plutôt à l’occasion de leur raccommodement que de mes noces.

La troisième table fut la première que l’on abandonna. Les jeunes villageois, préférant l’amour à la bonne chère, la quittèrent pour former des danses avec les jeunes paysannes, qui, par le bruit de leurs tambours de basque, attirèrent bientôt les personnes des autres tables, et leur inspirèrent l’envie de suivre leur exemple. Voilà tout le monde en mouvement : les officiers du gouverneur se mirent à danser avec les soubrettes de la gouvernante ; les seigneurs même se mêlèrent parmi les danseuses ; don Alphonse dansa une sarabande avec Séraphine, et don César une autre avec Antonia, qui vint ensuite me prendre, et qui ne s’en acquitta pas mal pour une personne qui n’avait que quelques principes de danse qu’elle avait reçus à Albarazin, chez une bourgeoise de ses parentes. Pour moi, qui, comme je l’ai déjà dit, avais appris à danser chez la marquise de Chaves, je parus à l’assemblée un grand danseur. À l’égard de Béatrix et de Scipion, ils commencèrent à s’entretenir en particulier, pour se rendre compte mutuellement de ce qui leur était arrivé pendant qu’ils avaient été séparés ; mais leur conversation fut interrompue par Séraphine, qui, venant d’être informée de leur reconnaissance, les fit appeler pour leur en témoigner sa joie. Mes enfants, leur dit-elle, dans ce jour de réjouissance, c’est un surcroît de satisfaction pour moi de vous voir tous deux rendus l’un à l’autre. Ami Scipion, ajouta-t-elle, je vous remets votre épouse, en vous protestant qu’elle a toujours tenu une conduite irréprochable ; vivez ici avec elle en bonne intelligence. Et vous, Béatrix, attachez-vous à Antonia, et ne lui soyez pas moins dévouée que votre mari l’est au seigneur de Santillane. Scipion, ne pouvant plus après cela regarder sa femme que comme une autre Pénélope, promit d’avoir pour elle toutes les considérations imaginables.

Les villageois et villageoises, après avoir dansé toute la journée, se retirèrent dans leurs maisons ; mais on continua la fête dans le château. Il y eut un magnifique souper ; et, lorsqu’il y fut question de s’aller coucher, le grand vicaire bénit le lit nuptial, Séraphine déshabilla la mariée, et les seigneurs de Leyva me firent le même honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les officiers de don Alphonse et les femmes de la gouvernante s’avisèrent, pour se réjouir, de faire la même cérémonie ; ils déshabillèrent Béatrix et Scipion, qui, pour rendre la scène plus comique, se laissèrent gravement dépouiller et mettre au lit.



  1. Brindis, brinde, santé que l’on se porte en buvant à la ronde. Ce mot est venu des Flamands.