Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/10

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Garnier (tome 2p. 362-365).
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Livre XI


CHAPITRE X

Gil Blas rencontre par hasard le poète Nunez, qui lui apprend qu’il a fait une tragédie qui doit être incessamment représentée sur le Théâtre du Prince. Du malheureux succès de cette pièce, et du bonheur étonnant dont il fut suivi.


Le ministre commençait à se consoler, et moi, par conséquent, à reprendre ma bonne humeur, lorsqu’un soir je sortis tout seul en carrosse pour aller à la promenade. Je rencontrai en chemin le poète des Asturies, que je n’avais pas revu depuis sa sortie de l’hôpital. Il était fort proprement vêtu. Je l’appelai, je le fis monter dans mon carrosse, et nous nous promenâmes ensemble dans le pré Saint-Jérôme.

Monsieur Nunez, lui dis-je, il est heureux pour moi de vous avoir rencontré par hasard ; sans cela je n’aurais pas le plaisir que j’ai de… Point de reproches, Santillane, interrompit-il avec précipitation, je t’avouerai de bonne foi que je n’ai pas voulu t’aller voir : je vais t’en dire la raison. Tu m’as promis un bon poste, pourvu que j’abjurasse la poésie ; et j’en ai trouvé un très solide, à condition que je ferai des vers. J’ai accepté ce dernier, comme le plus convenable à mon humeur. Un de mes amis m’a placé auprès de don Bertrand Gomez del Ribero, trésorier des galères du roi. Ce don Bertrand, qui voulait avoir un bel esprit à ses gages, ayant trouvé ma versification très brillante, m’a choisi préférablement à cinq ou six auteurs qui se présentaient pour remplir l’emploi de secrétaire de ses commandements.

J’en suis ravi, mon cher Fabrice, lui dis-je ; car ce don Bertrand est apparemment fort riche. Comment, riche ! me répondit-il ; on dit qu’il ignore lui-même jusqu’à quel point il l’est. Quoi qu’il en soit, voici en quoi consiste l’emploi que j’occupe chez lui. Comme il se pique d’être galant, et qu’il veut passer pour homme d’esprit, il est en commerce de lettres avec plusieurs dames fort spirituelles, et je lui prête ma plume pour composer des billets remplis de sel et d’agrément. J’écris à l’une en vers, à l’autre en prose, et je porte quelquefois les lettres moi-même, pour faire voir la multiplicité de mes talents.

Mais tu ne m’apprends pas, lui dis-je, ce que je souhaite le plus de savoir. Es-tu bien payé de tes épigrammes épistolaires ? Très grassement, répondit-il. Les gens riches ne sont pas tous généreux, et j’en connais qui sont de francs vilains : mais don Bertrand en use avec moi fort noblement. Outre deux cents pistoles de gages fixes, je reçois de lui de temps en temps de petites gratifications ; ce qui me met en état de faire le seigneur, et de bien passer mon temps avec quelques auteurs, ennemis comme moi du chagrin. Au reste, repris-je, ton trésorier a-t-il assez de goût pour sentir les beautés d’un ouvrage d’esprit, et pour en apercevoir les défauts ? Oh ! que non, me répondit Nunez ; quoiqu’il ait un babil imposant, ce n’est point un connaisseur. Il ne laisse pas de se donner pour un Tarpa[1]. Il décide hardiment, et soutient son opinion d’un ton si haut et avec tant d’opiniâtreté, que le plus souvent, lorsqu’il dispute, on est obligé de lui céder, pour éviter une grêle de traits désobligeants dont il a coutume d’accabler ses contradicteurs.

Tu peux croire, poursuivit-il, que j’ai grand soin de ne le contredire jamais, quelque sujet qu’il m’en donne ; car, outre les épithètes désagréables que je ne manquerais pas de m’attirer, je pourrais fort bien me faire mettre à la porte. J’approuve donc prudemment ce qu’il loue, et je désapprouve de même tout ce qu’il trouve mauvais. Par cette complaisance, qui ne me coûte guère, possédant, comme je fais, l’art de m’accommoder au caractère des personnes qui me sont utiles, j’ai gagné l’estime et l’amitié de mon patron. Il m’a engagé à composer une tragédie, dont il m’a donné l’idée. Je l’ai faite sous ses yeux ; et, si elle réussit, je devrai à ses bons avis une partie de ma gloire.

Je demandai à notre poète le titre de sa tragédie. C’est, répondit-il, Le Comte de Saldagne. Cette pièce sera représentée dans trois jours sur le Théâtre du Prince. Je souhaite, lui répliquai-je, qu’elle ait une grande réussite, et j’ai assez bonne opinion de ton génie pour l’espérer. Je l’espère bien aussi, me dit-il ; mais il n’y a point d’espérance plus trompeuse que celle-là : tant les auteurs sont incertains de l’événement d’un ouvrage dramatique ! tous les jours ils y sont trompés.

Enfin, le jour de la première représentation, je ne pus aller à la Comédie, monseigneur m’ayant chargé d’une commission qui m’en empêcha. Tout ce que je pus faire fut d’y envoyer Scipion, pour savoir du moins dès le soir même le succès d’une pièce à laquelle je m’intéressais. Après l’avoir impatiemment attendu, je le vis revenir d’un air qui me fit concevoir un mauvais présage. Eh bien ! lui dis-je, comment Le Comte de Saldagne a-t-il été reçu du public ! Fort brutalement, répondit-il ; jamais pièce n’a été plus cruellement traitée : je suis sorti indigné de l’insolence du parterre. Et moi je le suis, répliquai-je, de la fureur que Nunez a de composer des poèmes dramatiques. Quel enragé ! Ne faut-il pas qu’il ait perdu le jugement, pour préférer les huées ignominieuses des spectateurs à l’heureux sort que je puis lui faire ? C’est ainsi que par amitié je pestais contre le poète des Asturies, et que je m’affligeais du malheur de sa pièce pendant qu’il s’en applaudissait.

En effet, je le vis deux jours après entrer chez moi, tout transporté de joie. Santillane, s’écria-t-il, je viens te faire part du ravissement où je suis. J’ai fait ma fortune, mon ami, en faisant une mauvaise pièce. Tu sais l’étrange accueil qu’on a fait au Comte de Saldagne. Tous les spectateurs à l’envi se sont déchaînés contre lui ; et c’est à ce déchirement général que je dois le bonheur de ma vie.

Je fus assez étonné d’entendre parler de cette manière le poète Nunez. Comment donc, Fabrice, lui dis-je, serait-il possible que la chute de la tragédie eût de quoi justifier ta joie immodérée ? Oui, sans doute, répondit-il : je t’ai déjà dit que don Bertrand avait mis du sien dans ma pièce, par conséquent il la trouvait excellente. Il a été outré de voir les spectateurs d’un sentiment contraire au sien. Nunez, m’a-t-il dit ce matin, Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni. Si ta pièce a déplu au public, en récompense elle me plaît, à moi, et cela doit te suffire. Pour te consoler du mauvais goût du siècle, je te donne deux mille écus de rente à prendre sur tous mes biens : allons de ce pas chez mon notaire en passer le contrat. Nous y avons été sur-le-champ : le trésorier a signé l’acte de la donation, et m’a payé la première année d’avance…

Je félicitai Fabrice sur la malheureuse destinée du Comte de Saldagne, puisqu’elle avait tourné au profit de l’auteur. Tu as bien raison, continua-t-il, de me faire compliment là-dessus. Sais-tu bien qu’il ne pouvait m’arriver un plus grand bonheur que d’avoir déplu au parterre ? Que je suis heureux d’avoir été sifflé à double carillon ! Si le public, plus bénévole, m’eût honoré de ses applaudissements, à quoi cela m’aurait-il mené ? À rien. Je n’aurais tiré de mon travail qu’une somme assez médiocre, au lieu que les sifflets m’ont mis tout d’un coup à mon aise pour le reste de mes jours.



  1. Savant critique sous le règne d’Auguste.