Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/2

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Garnier (tome 2p. 332-336).
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Livre XI


CHAPITRE II

Gil Blas se rend à Madrid ; il paraît à la cour ; le roi le reconnaît et le recommande à son premier ministre. Suite de cette recommandation.


Nous nous rendîmes à Madrid en moins de huit jours, don Alphonse nous ayant donné deux de ses meilleurs chevaux pour faire plus de diligence. Nous allâmes descendre à un hôtel garni où j’avais déjà logé, chez Vincent Forrero, mon ancien hôte, qui fut bien aise de me revoir.

Comme c’était un homme qui se piquait de savoir tout ce qui se passait tant à la cour que dans la ville, je lui demandai ce qu’il y avait de nouveau. Bien des choses, me répondit-il. Depuis la mort de Philippe III, les amis et les partisans du cardinal duc de Lerme se sont bien remués pour maintenir Son Éminence dans le ministère, mais leurs efforts ont été vains : le comte d’Olivarès l’a emporté sur eux. On prétend que l’Espagne ne perd point au change, et que ce nouveau premier ministre a le génie d’une si vaste étendue, qu’il serait capable de gouverner le monde entier : Dieu le veuille ! Ce qu’il y a de certain, continua-t-il, c’est que le peuple a conçu la plus haute opinion de sa capacité ; nous verrons dans la suite si le duc de Lerme est bien ou mal remplacé. Forrero, s’étant mis en train de parler, me fit un détail de tous les changements qui s’étaient faits à la cour depuis que le comte d’Olivarès tenait le gouvernail du vaisseau de la monarchie.

Deux jours après mon arrivée à Madrid, j’allai chez le roi l’après-dînée, et je me mis sur son passage comme il entrait dans son cabinet : il ne me regarda point. Je retournai le lendemain au même endroit, et je ne fus pas plus heureux. Le surlendemain il jeta sur moi les yeux en passant, mais il ne parut pas faire la moindre attention à ma personne. Là-dessus je pris mon parti : Tu vois, dis-je à Scipion qui m’accompagnait, que le roi ne me reconnaît point, ou que, s’il me remet, il ne se soucie guère de renouveler connaissance avec moi. Je crois que nous ne ferons point mal de reprendre le chemin de Valence. N’allons pas si vite, Monsieur, me répondit mon secrétaire ; vous savez mieux que moi qu’on ne réussit à la cour que par la patience. Ne vous lassez pas de vous montrer au prince ; à force de vous offrir à ses regards, vous l’obligerez à vous considérer plus attentivement, et à se rappeler les traits de son agent auprès de la belle Catalina.

Afin que Scipion n’eût rien à me reprocher, j’eus la complaisance de continuer le même manège pendant trois semaines ; et un jour enfin il arriva que le monarque, frappé de ma vue, me fit appeler. J’entrai dans son cabinet, non sans être troublé de me trouver tête à tête avec mon roi. Qui êtes-vous ? me dit-il ; vos traits ne me sont pas inconnus. Où vous ai-je vu ? Sire, lui répondis-je en tremblant, j’ai eu l’honneur de conduire une nuit Votre Majesté avec le comte de Lemos chez… Ah ! je m’en souviens, interrompit le prince, vous étiez secrétaire du duc de Lerme ; et, si je ne me trompe, Santillane est votre nom. Je n’ai pas oublié que dans cette occasion vous me servîtes avec beaucoup de zèle, et que vous fûtes assez mal payé de vos peines. N’avez-vous pas été en prison pour cette aventure ? Oui, sire, lui repartis-je, j’ai été six mois à la tour de Ségovie ; mais vous avez eu la bonté de m’en faire sortir. Cela, reprit-il, ne m’acquitte point envers Santillane : il ne suffit pas de l’avoir fait remettre en liberté ; je dois lui tenir compte des maux qu’il a soufferts pour l’amour de moi.

Comme le prince achevait ces paroles, le comte d’Olivarès entra dans le cabinet. Tout fait ombrage aux favoris : il fut étonné de voir là un inconnu, et le roi redoubla sa surprise en lui disant : Comte, je mets ce jeune homme entre vos mains ; occupez-le, je vous charge du soin de l’avancer. Le ministre affecta de recevoir cet ordre d’un air gracieux, en me considérant depuis les pieds jusqu’à la tête, et fort en peine de savoir qui j’étais. Allez, mon ami, ajouta le monarque en m’adressant la parole et en me faisant signe de me retirer, le comte ne manquera pas de vous employer utilement pour mon service et pour vos intérêts.

Je sortis aussitôt du cabinet et rejoignis le fils de la Coscolina, qui, très impatient d’apprendre ce que le roi m’avait dit, était dans une agitation inconcevable. Mais remarquant sur mon visage un air de satisfaction : Si j’en crois mes yeux, me dit-il, au lieu de retourner à Valence, nous avons bien la mine de demeurer à la cour. Cela pourrait bien être, lui répondis-je ; en même temps je le ravis en lui racontant mot pour mot le petit entretien que je venais d’avoir avec le monarque. Mon cher maître, me dit alors Scipion dans l’excès de sa joie, prendrez-vous une autre fois de mes almanachs ? Avouez que vous ne me savez pas à présent mauvais gré de vous avoir exhorté à faire le voyage de Madrid. Je vous vois déjà dans un poste éminent ; vous deviendrez le Calderone du comte d’Olivarès. C’est ce que je ne souhaite pas du tout, interrompis-je ; cette place est environnée de trop de précipices pour exciter mon envie. Je voudrais un bon emploi où je n’eusse aucune occasion de faire des injustices ni un honteux trafic des bienfaits du prince. Après l’usage que j’ai fait de ma faveur passée, je ne puis être assez en garde contre l’avarice et contre l’ambition. Allez, Monsieur, reprit mon secrétaire, le ministre vous donnera quelque bon poste que vous pourrez remplir sans cesser d’être honnête homme.

Plus pressé par Scipion que par ma curiosité, je me rendis le jour suivant chez le comte d’Olivarès avant le lever de l’aurore, ayant appris que tous les matins, soit en été, soit en hiver, il écoutait à la clarté des bougies tous ceux qui avaient à lui parler. Je me mis modestement dans un coin de la salle, et de là j’observai bien le comte quand il parut ; car j’avais fait peu d’attention à lui dans le cabinet du roi. Je vis un homme d’une taille au-dessus de la médiocre, et qui pouvait passer pour gros dans un pays où il est rare de voir des personnes qui ne soient pas maigres. Il avait les épaules si élevées, que je le crus bossu, quoiqu’il ne le fût pas ; sa tête, qui était d’une grosseur excessive, lui tombait sur la poitrine ; ses cheveux étaient noirs et plats, son visage long, son teint olivâtre, sa bouche enfoncée, et son menton pointu et fort relevé.

Tout cela ensemble ne faisait pas un beau seigneur ; néanmoins, comme je le croyais dans une disposition obligeante pour moi, je le regardai avec indulgence ; je le trouvai agréable. Il est vrai qu’il recevait tout le monde d’un air affable et débonnaire, et qu’il prenait gracieusement les placets qu’on lui présentait ; ce qui semblait lui tenir lieu de bonne mine. Cependant, lorsqu’à mon tour je m’avançai pour le saluer et me faire connaître, il me lança un regard rude et menaçant ; puis, me tournant le dos sans daigner m’entendre, il rentra dans son cabinet. Je trouvai alors ce seigneur encore plus laid qu’il n’était naturellement ; je sortis de la salle fort étourdi d’un accueil si farouche, et ne sachant ce que j’en devais penser.

Ayant rejoint Scipion qui m’attendait à la porte : Sais-tu bien, lui dis-je, la réception qu’on m’a faite ? Non, me répondit-il, mais elle n’est pas difficile à deviner ; le ministre, prompt à se conformer aux volontés du prince, vous aura proposé sans doute un emploi considérable. C’est ce qui te trompe, lui répliquai-je : en même temps je lui appris de quelle façon j’avais été reçu. Il m’écouta fort attentivement, et me dit : Vous m’étonnez ! il faut que le comte ne vous ait pas remis, ou qu’il vous ait pris pour un autre. Je vous conseille de le revoir ; je ne doute pas qu’il ne vous fasse meilleure mine. Je suivis le conseil de mon secrétaire ; je me montrai pour la seconde fois devant le ministre, qui, me traitant encore plus mal que la première, fronça le sourcil en m’envisageant, comme si ma vue lui eût fait de la peine ; puis il détourna de moi ses regards, et se retira sans me dire mot.

Je fus piqué de ce procédé jusqu’au vif, et tenté de partir sur-le-champ pour retourner à Valence ; mais c’est à quoi Scipion ne manqua pas de s’opposer, ne pouvant se résoudre à renoncer aux espérances qu’il avait conçues. Ne vois-tu pas, lui dis-je, que le comte veut m’écarter de la cour ? Le monarque lui a témoigné de la bonne volonté pour moi ; cela ne suffit-il pas pour m’attirer l’aversion de son favori ? Cédons, mon enfant, cédons de bonne grâce au pouvoir d’un ennemi si redoutable. Monsieur, répondit-il en colère contre le comte d’Olivarès, je n’abandonnerais pas si facilement le terrain. Je voudrais même avoir raison d’un accueil si offensant. J’irais me plaindre au roi du peu de cas que le ministre fait de sa recommandation. Mauvais conseil, lui dis-je, mon ami : si je faisais cette démarche imprudente, je ne tarderais guère à m’en repentir. Je ne sais même si je ne cours pas quelque péril à m’arrêter dans cette ville.

Mon secrétaire, à ce discours, rentra en lui-même, et, considérant qu’en effet nous avions affaire à un homme qui pouvait nous faire revoir Ségovie, il partagea ma crainte. Il ne combattit plus l’envie que j’avais de quitter Madrid, d’où je résolus de m’éloigner dès le lendemain.