Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/12

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Garnier (tome 2p. 422-425).
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Livre XII


CHAPITRE XII

De ce qui se passa au château de Loeches après la mort du comte-duc, et du parti que prit Santillane.


Le ministre, ainsi qu’il l’avait ordonné, fut inhumé sans pompe et sans éclat dans le monastère des religieuses, au bruit de nos lamentations. Après les funérailles, Mme  d’Olivarès nous fit lire le testament, dont tous les domestiques eurent sujet d’être satisfaits. Chacun avait un legs proportionné à la place qu’il occupait, et le moindre legs était de deux mille écus : le mien était le plus considérable de tous ; monseigneur me laissait dix mille pistoles, pour marquer l’affection singulière qu’il avait eue pour moi. Il n’oublia pas les hôpitaux, et fonda des services annuels dans plusieurs couvents.

Mme  d’Olivarès renvoya tous les domestiques à Madrid toucher leurs legs chez l’intendant don Raimond Caporis, qui avait ordre de les leur délivrer ; mais je ne pus partir avec eux : une grosse fièvre, fruit de mon affliction, me retint au château sept à huit jours. Pendant ce temps-là, le père de Saint-Dominique ne m’abandonna point. Ce bon religieux m’avait pris en amitié ; et, s’intéressant à mon salut, il me demanda, quand il me vit convalescent, ce que je voulais devenir. Je n’en sais rien, lui répondis-je, mon révérend père ; je ne suis point encore d’accord avec moi-même là-dessus : il y a des moments où je suis tenté de m’enfermer dans une cellule pour y faire pénitence. Moments précieux ! s’écria le dominicain ; seigneur de Santillane, vous feriez bien d’en profiter. Je vous conseille en ami, sans que vous cessiez pour cela d’être séculier, de vous retirer dans notre couvent de Madrid, par exemple ; de vous en rendre bienfaiteur par une donation de tous vos biens, et d’y mourir sous l’habit de Saint-Dominique. Il y a bien des personnes qui expient une vie mondaine par une pareille fin.

Dans la disposition où était mon esprit, le conseil du religieux ne me révolta point, et je répondis à Sa Révérence que je ferais sur cela mes réflexions. Mais ayant consulté là-dessus Scipion, que je vis un moment après le moine, il s’éleva contre cette pensée, qui lui parut une idée de malade. Fi donc ! seigneur de Santillane, me dit-il, une semblable retraite peut-elle vous flatter ? Votre château de Lirias ne vous en offre-t-il pas une plus agréable ? Si vous en étiez autrefois charmé, vous en goûterez encore mieux les douceurs présentement que vous êtes dans un âge plus propre à vous laisser toucher des beautés de la nature.

Le fils de la Coscolina n’eut pas de peine à me faire changer de sentiment. Mon ami, lui dis-je, tu l’emportes sur le père de Saint-Dominique. Je vois bien, en effet, que je ferai mieux de retourner à mon château ; je m’arrête à ce parti. Nous regagnerons Lirias aussitôt que je serai en état d’en reprendre le chemin : ce qui arriva bientôt ; car n’ayant plus la fièvre, je me sentis en peu de temps assez fort pour exécuter cette résolution. Nous nous rendîmes à Madrid, Scipion et moi. La vue de cette ville ne me fit plus autant de plaisir qu’elle m’en avait fait auparavant. Comme je savais que presque tous ses habitants avaient en horreur la mémoire d’un ministre dont je conservais le plus tendre souvenir, je ne pouvais la regarder de bon œil : aussi je n’y demeurai que cinq ou six jours, que Scipion employa aux préparatifs de notre départ pour Lirias. Pendant qu’il songeait à notre équipage, j’allai trouver Caporis qui me donna mon legs en doublons. Je vis aussi les receveurs des commanderies sur lesquelles j’avais des pensions ; je pris des arrangements avec eux pour le payement ; en un mot, je mis ordre à toutes mes affaires.

La veille de notre départ, je demandai au fils de la Coscolina s’il avait pris congé de don Henri. Oui, me répondit-il, nous nous sommes séparés ce matin tous deux à l’amiable : il m’a pourtant témoigné qu’il était fâché que je le quittasse ; mais s’il était content de moi, je ne l’étais guère de lui. Ce n’est point assez que le valet plaise au maître, il faut encore que le maître plaise au valet ; autrement ils sont l’un et l’autre fort mal ensemble. D’ailleurs, ajouta-t-il, don Henri ne fait plus à la cour qu’une pitoyable figure ; il est tombé dans le dernier mépris : on le montre au doigt dans les rues, et on ne l’appelle plus que le fils de la Génoise. Jugez s’il est gracieux pour un garçon d’honneur de servir un homme déshonoré.

Nous partîmes enfin de Madrid un beau jour au lever de l’aurore, et nous prîmes la route de Cuença. Voici dans quel ordre et dans quel équipage : nous étions, mon confident et moi, dans une chaise tirée par deux mules conduites par un postillon ; trois mulets chargés de nos hardes et de notre argent, et menés par deux palefreniers, nous suivaient immédiatement ; et deux grands laquais, choisis par Scipion, venaient ensuite montés sur deux mules et armés jusqu’aux dents : les palefreniers, de leur côté, portaient des sabres, et le postillon avait deux bons pistolets à l’arçon de sa selle. Comme nous étions sept hommes dont il y en avait six fort résolus, je me mis gaiement en chemin, sans appréhender pour mon legs. Dans les villages par où nous passions, nos mulets faisaient orgueilleusement entendre leurs sonnettes ; les paysans accouraient à leurs portes pour voir défiler notre équipage, qui leur paraissait tout au moins celui d’un grand qui allait prendre possession d’une vice-royauté.