Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/14

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Garnier (tome 2p. 430-433).
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Livre XII


CHAPITRE XIV

Du double mariage qui fut fait à Lirias, et qui finit enfin l’histoire de Gil Blas de Santillane.


Scipion m’encouragea par ce discours à me déclarer amant de Dorothée, sans songer qu’il m’exposait à un refus. Je ne m’y déterminai, néanmoins, qu’en tremblant. Quoique je ne parusse pas avoir mon âge, et que je pusse me donner dix bonnes années de moins que je n’en avais, je ne laissais pas de me croire bien fondé à douter que je plusse à une jeune beauté. Je pris pourtant la résolution d’en risquer la demande sitôt que je verrais son frère, qui, de son côté, n’étant pas sûr d’obtenir ma filleule, n’était pas sans inquiétude.

Il revint à mon château le lendemain matin dans le temps que j’achevais de m’habiller. Seigneur de Santillane, me dit-il, je viens aujourd’hui à Lirias pour vous parler d’une affaire sérieuse. Je le fis passer dans mon cabinet, où d’abord entrant en matière : Je crois, continua-t-il, que vous n’ignorez pas le sujet qui m’amène : j’aime Séraphine ; vous pouvez tout sur son père ; je vous prie de me le rendre favorable ; faites-moi obtenir l’objet de mon amour : que je vous doive le bonheur de ma vie. Seigneur don Juan, lui répondis-je, comme vous allez d’abord au fait, vous ne trouverez pas mauvais que je suive votre exemple, et qu’après vous avoir promis mes bons offices auprès du père de ma filleule, je vous demande les vôtres auprès de votre sœur.

À ces derniers mots, don Juan laissa éclater une agréable surprise, dont je tirai un augure favorable. Serait-il possible, s’écria-t-il ensuite, que Dorothée eût fait hier la conquête de votre cœur ? Elle m’a charmé, lui dis-je, et je me croirai le plus heureux de tous les hommes, si ma recherche vous plaît à l’un et à l’autre. C’est de quoi vous devez être assuré, me répliqua-t-il ; tout nobles que nous sommes, nous ne dédaignerons pas votre alliance. Je suis bien aise, lui repartis-je, que vous ne fassiez pas difficulté de recevoir pour beau-frère un roturier ; je vous en estime davantage ; vous montrez en cela votre bon esprit : mais quand vous seriez assez vain pour ne vouloir accorder la main de votre sœur qu’à un noble, sachez que j’ai de quoi contenter votre vanité. J’ai travaillé vingt ans dans les bureaux du ministère ; et le roi, pour récompenser les services que j’ai rendus à l’État, m’a gratifié des lettres de noblesse que je vais vous faire voir. En achevant ces paroles, je tirai mes patentes d’un tiroir où je les tenais humblement cachées, et je les présentai au gentilhomme, qui les lut d’un bout à l’autre attentivement avec une extrême satisfaction. Voilà qui est bon, reprit-il en me les rendant ; Dorothée est à vous. Et vous, m’écriai-je, comptez sur Séraphine.

Ces deux mariages furent donc ainsi résolus entre nous. Il ne fut plus question que de savoir si les futures y consentiraient de bonne grâce ; car don Juan et moi, également délicats, nous ne prétendions point les obtenir malgré elles. Ce gentilhomme retourna au château de Jutella pour me proposer à sa sœur ; et moi j’assemblai Scipion, Béatrix et ma filleule, pour leur faire part de l’entretien que je venais d’avoir avec ce cavalier. Béatrix fut d’avis qu’on l’acceptât pour époux sans hésiter ; et Séraphine fit connaître par son silence qu’elle était du sentiment de sa mère. Pour le père, il ne fut pas, à la vérité, d’une autre opinion ; mais il témoigna quelque inquiétude sur la dot qu’il faudrait, disait-il, donner à un gentilhomme dont le château avait un si pressant besoin de réparations. Je fermai la bouche à Scipion, en lui disant que cela me regardait, et que je faisais présent à ma filleule de quatre mille pistoles pour payer sa dot.

Je revis don Juan dès le soir même. Vos affaires, lui dis-je, vont à merveille ; je souhaite que les miennes ne soient pas dans un plus mauvais état. Elles vont aussi le mieux du monde, me répondit-il ; je n’ai pas été à la peine d’employer l’autorité pour avoir le consentement de Dorothée : votre personne lui revient, et vos manières lui plaisent. Vous appréhendiez de n’être pas de son goût, et elle craint, avec plus de raison, que n’ayant à vous offrir que son cœur et sa main… Que voudrais-je de plus ? interrompis-je tout transporté de joie. Puisque la charmante Dorothée n’a point de répugnance à lier son sort au mien, c’est tout ce que je demande : je suis assez riche pour l’épouser sans dot, et sa seule possession comblera tous mes vœux.

Don Juan et moi, fort satisfaits d’avoir heureusement amené les choses jusque-là, nous résolûmes, pour hâter nos noces, d’en supprimer les cérémonies superflues. J’abouchai ce gentilhomme avec les parents de Séraphine ; et, après qu’ils furent convenus des conditions du mariage, il prit congé de nous, en nous promettant de revenir le lendemain avec Dorothée. L’envie que j’avais de paraître agréable à cette dame me fit employer trois bonnes heures pour le moins à m’ajuster, à m’adoniser ; encore ne pus-je parvenir à me rendre content de ma personne. Pour un adolescent, qui se prépare à voir sa maîtresse, ce n’est qu’un plaisir ; mais pour un homme qui commence à vieillir, c’est une occupation. Cependant je fus plus heureux que je ne le méritais. Je revis la sœur de don Juan, et j’en fus regardé d’un œil si favorable, que je m’imaginai valoir encore quelque chose. J’eus avec elle un long entretien. Je fus charmé du caractère de son esprit, et je jugeai qu’avec de bonnes façons et beaucoup de complaisance je deviendrais un époux chéri. Plein d’une si douce espérance, j’envoyai chercher deux notaires à Valence, qui firent le contrat de mariage ; puis nous eûmes recours au curé de Paterna, qui vint à Lirias, et nous maria, don Juan et moi, à nos maîtresses.

Je fis donc allumer pour la seconde fois le flambeau de l’hyménée, et je n’eus pas sujet de m’en repentir. Dorothée, en femme vertueuse, se fit un plaisir de son devoir ; et, sensible au soin que je prenais d’aller au-devant de ses désirs, elle s’attacha bientôt à moi comme si j’eusse été jeune. D’une autre part, don Juan et ma filleule s’enflammèrent d’une ardeur mutuelle ; et, ce qu’il y a de singulier, les deux belles-sœurs conçurent l’une pour l’autre la plus vive et la plus sincère amitié. De mon côté, je trouvai dans mon beau-frère tant de bonnes qualités, que je me sentis naître pour lui une véritable affection, qu’il ne paya point d’ingratitude. Enfin, l’union qui régnait entre nous tous était telle, que le soir, lorsqu’il fallait nous quitter pour nous rassembler le lendemain, cette séparation ne se faisait pas sans peine ; ce qui fut cause que des deux familles nous résolûmes de n’en faire qu’une, qui demeurerait tantôt au château de Lirias, et tantôt à celui de Jutella, auquel, pour cet effet, on fit de grandes réparations des pistoles de Son Excellence.

Il y a de cela trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec des personnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné m’accorder deux enfants, dont l’éducation va devenir l’amusement de mes vieux jours, et dont je crois pieusement être le père.