Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/4

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Garnier (tome 2p. 400-402).
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Livre XII


CHAPITRE IV

Du nouvel emploi que donna le ministre à Santillane.


Je sentis aussi très vivement le malheur de Lucrèce : et j’eus tant de remords d’y avoir contribué, que, me regardant comme un infâme, malgré la qualité de l’amant dont j’avais servi les amours, je résolus d’abandonner pour jamais le caducée : je témoignai même au ministre la répugnance que j’avais à le porter, et je le priai de m’employer à toute autre chose. Il parut étonné de ma vertu. Santillane, me dit-il, ta délicatesse me charme ; et, puisque tu es un si honnête garçon, je veux te donner une occupation plus convenable à ta sagesse. Voici ce que c’est : écoute attentivement la confidence que je vais te faire.

Quelques années avant que je fusse en faveur, continua-t-il, le hasard offrit un jour à ma vue une dame qui me parut si bien faite et si belle, que je la fis suivre. J’appris que c’était une Génoise, nommée doña Margarita Spinola, qui vivait à Madrid du revenu de sa beauté : on me dit même que don Francisco de Valeasar, alcade de cour, homme riche, vieux et marié, faisait pour cette coquette une dépense considérable. Ce rapport, qui n’aurait dû m’inspirer que du mépris pour elle, me fit concevoir un désir violent de partager ses bonnes grâces avec Valeasar. J’eus cette fantaisie ; et, pour la satisfaire, j’eus recours à une médiatrice d’amour, qui eut l’adresse de me ménager en peu de temps une secrète entrevue avec la Génoise ; et cette entrevue fut suivie de plusieurs autres ; si bien que mon rival et moi nous étions également bien traités pour nos présents. Peut-être même avait-elle encore quelque autre galant aussi heureux que nous.

Quoi qu’il en soit, Margarita, en recevant tant d’hommages confus, devint insensiblement mère, et mit au monde un garçon, dont elle voulut faire honneur à chacun de ses amants en particulier ; mais aucun ne pouvant en conscience se vanter d’être père de cet enfant, ne voulut le reconnaître ; de sorte que la Génoise fut obligée de le nourrir du fruit de ses galanteries : ce qu’elle a fait pendant dix-huit années, au bout desquelles étant morte, elle a laissé son fils sans bien, et, qui pis est, sans éducation.

Voilà, poursuivit monseigneur, la confidence que j’avais à te faire, et je vais présentement t’instruire du grand dessein que j’ai formé. Je veux tirer du néant cet enfant malheureux et, le faisant passer d’une extrémité à l’autre, le reconnaître pour mon fils, et l’élever aux honneurs.

À ce projet extravagant, il me fut impossible de me taire. Comment, Seigneur, m’écriai-je, Votre Excellence peut-elle avoir pris une résolution si étrange ? Pardonnez-moi ce terme ; il échappe à mon zèle. Tu la trouveras raisonnable, reprit-il avec précipitation, quand je t’aurai dit les raisons qui m’ont déterminé à la prendre. Je ne veux point que mes collatéraux soient mes héritiers. Tu me diras que je ne suis point encore dans un âge assez avancé pour désespérer d’avoir des enfants de madame d’Olivarès. Mais chacun se connaît : qu’il te suffise d’apprendre que la chimie n’a pas de secrets que je n’aie inutilement mis en usage pour redevenir père. Ainsi, puisque la fortune, suppléant au défaut de la nature, me présente un enfant dont peut-être dans le fond je suis le véritable père, je l’adopte ; c’est une chose résolue.

Quand je vis le que ministre avait en tête cette adoption, je cessai de le contredire, le connaissant pour homme capable de faire une sottise plutôt que de démordre de son sentiment. Il ne s’agit plus, ajouta-t-il, que de donner de l’éducation à don Henri-Philippe de Guzman (car c’est le nom que je prétends qu’il porte dans le monde, jusqu’à ce qu’il soit en état de posséder les dignités qui l’attendent). C’est toi, mon cher Santillane, que je choisis pour le conduire : je me repose sur ton esprit et sur ton attachement pour moi, du soin de faire sa maison, de lui donner toutes sortes de maîtres, en un mot de le rendre un cavalier accompli. Je voulus me défendre d’accepter cet emploi, en représentant au comte-duc qu’il ne me convenait guère d’élever de jeunes seigneurs, n’ayant jamais fait ce métier, qui demandait plus de lumières et de mérite que je n’en avais ; mais il m’interrompit, et me ferma la bouche en me disant qu’il prétendait absolument que je fusse le gouverneur de ce fils adopté, qu’il destinait aux premières charges de la monarchie. Je me préparai donc à remplir cette place pour contenter monseigneur, qui, pour prix de ma complaisance, grossit mon petit revenu d’une pension de mille écus qu’il me fit obtenir, ou plutôt qu’il me donna sur la commanderie de Mambra.