Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/5

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Garnier (tome 2p. 402-405).
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Livre XII


CHAPITRE V

Le fils de la Génoise est reconnu par acte authentique, et nommé don Henri-Philippe de Guzman. Santillane fait la maison de ce jeune seigneur, et lui donne toutes sortes de maîtres.


Effectivement, le comte-duc ne tarda guère à reconnaître le fils de doña Margarita Spinola, et l’acte de reconnaissance s’en fit avec l’agrément et sous le bon plaisir du roi. Don Henri-Philippe de Guzman (c’est le nom que l’on donna à cet enfant de plusieurs pères) y fut déclaré unique héritier de la comté d’Olivarès et du duché de San Lucar. Le ministre, afin que personne n’en ignorât, fit savoir par Carnero cette déclaration aux ambassadeurs et aux grands d’Espagne, qui n’en furent pas peu surpris. Les rieurs de Madrid en eurent pour longtemps à s’égayer, et les poètes satiriques ne perdirent pas une si belle occasion de faire couler le fiel de leur plume.

Je demandai au comte-duc où était le sujet qu’il voulait confier à mes soins. Il est dans cette ville, me répondit-il, sous la conduite d’une tante à qui je l’ôterai d’abord que tu auras fait préparer une maison pour lui ; ce qui fut bientôt exécuté. Je louai un hôtel que je fis meubler magnifiquement. J’arrêtai des pages, un portier, des estafiers, et à l’aide de Caporis, je remplis les places d’officiers. Quand j’eus tout mon monde, j’allai en avertir Son Excellence, qui sur-le-champ envoya chercher l’équivoque et nouveau rejeton de la tige des Guzmans. Je vis un grand garçon d’une figure assez agréable. Don Henri, lui dit monseigneur en me montrant du doigt, ce cavalier que vous voyez est le guide que j’ai choisi pour vous conduire dans la carrière du monde ; j’ai une entière confiance en lui, et je lui donne un pouvoir absolu sur vous. Oui, Santillane, ajouta-t-il en m’adressant la parole, je vous l’abandonne, et je ne doute pas que vous ne m’en rendiez bon compte. À ce discours, le ministre en joignit encore d’autres, pour exhorter le jeune homme à se conformer à mes volontés ; après quoi j’emmenai don Henri avec moi à son hôtel.

Aussitôt que nous y fûmes arrivés, je fis passer en revue devant lui tous ses domestiques, en lui disant l’emploi que chacun avait dans sa maison. Il ne parut point étourdi du changement de sa condition ; et, se prêtant volontiers au respect et aux déférences attentives qu’on avait pour lui, il semblait avoir toujours été ce qu’il était devenu par hasard. Il ne manquait pas d’esprit, mais il était d’une ignorance crasse ; à peine savait-il lire et écrire. Je mis auprès de lui un précepteur pour lui enseigner les éléments de la langue latine, et j’arrêtai un maître de géographie, un maître d’histoire, avec un maître d’escrime. On juge bien que je n’eus garde d’oublier un maître à danser : je ne fus embarrassé que sur le choix ; il y en avait dans ce temps-là un grand nombre de fameux à Madrid, et je ne savais auquel je devais donner la préférence.

Tandis que j’étais dans cet embarras, je vis entrer dans la cour de notre hôtel un homme richement vêtu. On me dit qu’il demandait à me parler. J’allai au-devant de lui, m’imaginant que c’était tout au moins un chevalier de Saint-Jacques ou d’Alcantara. Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Seigneur de Santillane, me répondit-il après m’avoir fait plusieurs révérences qui sentaient bien son métier, comme on m’a dit que c’est Votre Seigneurie qui choisit les maîtres du seigneur don Henri, je viens vous offrir mes services : je m’appelle Martin Ligero, et j’ai, grâce au ciel, quelque réputation. Je n’ai pas coutume d’aller mendier des écoliers ; cela ne convient qu’à de petits maîtres à danser. J’attends ordinairement qu’on me vienne chercher ; mais, montrant au duc de Médina Sidonia, à don Luis de Haro et à quelques autres seigneurs de la maison de Guzman, dont je suis en quelque façon le serviteur-né, je me fais un devoir de vous prévenir. Je vois par ce discours, lui répondis-je, que vous êtes l’homme qu’il nous faut. Combien prenez-vous par mois ? Quatre doubles pistoles, reprit-il ; c’est le prix courant ; et je ne donne que deux leçons par semaine. Quatre doublons par mois ! m’écriai-je ; c’est beaucoup. Comment beaucoup ! répliqua-t-il d’un air étonné, vous donneriez bien une pistole par mois à un maître de philosophie !

Il n’y eut pas moyen de tenir contre une si plaisante réplique ; j’en ris de bon cœur, et je demandai au seigneur Ligero s’il croyait véritablement qu’un homme de son métier fût préférable à un maître de philosophie. Je le crois sans doute, me dit-il ; nous sommes dans le monde d’une plus grande utilité que ces messieurs. Que sont les hommes avant qu’ils passent par nos mains ? Des corps tout d’une pièce, des ours mal léchés ; mais nos leçons les développent peu à peu, et leur font prendre insensiblement une forme ; en un mot, nous leur enseignons à se mouvoir avec grâce, nous leur donnons des attitudes avec des airs de noblesse et de gravité.

Je me rendis aux raisons de ce maître à danser, et je le retins pour montrer à don Henri sur le pied de quatre doubles pistoles par mois, puisque c’était un prix fait par les grands maîtres de l’art.