Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/7

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Garnier (tome 2p. 408-411).
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Livre XII


CHAPITRE VII

Gil Blas rencontre encore Fabrice par hasard. De la dernière conversation qu’ils eurent ensemble, et de l’avis important que Nunez donna à Santillane.


Le poète des Asturies, comme on a dû le remarquer me négligeait assez volontiers. De mon côté, mes occupations ne me permettaient guère de l’aller voir ; de sorte que je ne l’avais point revu depuis le jour de la dissertation sur l’Iphigénie d’Euripide. Le hasard me le fit encore rencontrer près de la porte du Soleil. Il sortait d’une imprimerie. Je l’abordai en lui disant : Ho ! ho ! monsieur Nunez, vous venez de chez un imprimeur : cela semble menacer le public d’un nouvel ouvrage de votre composition.

C’est à quoi il doit en effet s’attendre, me répondit-il ; je te dirai que je me suis avisé de composer une brochure qui est sous la presse actuellement, et qui doit faire grand bruit dans la république des lettres. Je ne doute pas du mérite de ta production, lui répliquai-je ; mais je m’étonne que tu t’amuses à composer des brochures : il me semble que ce sont des colifichets qui ne font pas grand honneur à l’esprit. Il y en a quelquefois de bonnes, repartit Fabrice. La mienne, par exemple, est de ce nombre, quoiqu’elle ait été faite à la hâte ; car je t’avouerai que c’est un enfant de la nécessité. La faim, comme tu sais, fait sortir le loup hors du bois.

Comment ! m’écriai-je, la faim ! Est-ce l’auteur du Comte de Saldagne qui me tient ce discours ? Un homme qui a deux mille écus de rente peut-il parler ainsi ? Doucement, mon ami, interrompit Nunez ; je ne suis plus ce poète fortuné qui jouissait d’une pension bien payée. Le désordre s’est mis subitement dans les affaires du trésorier don Bertrand ; il a manié, dissipé les deniers du roi : tous ses biens sont saisis, et ma pension est allée à tous les diables. Cela est triste, lui dis-je ; mais ne te reste-t-il pas encore quelque espérance de ce côté-là ? Pas la moindre, me répondit-il ; le seigneur Gomez del Ribero, aussi gueux que son bel esprit, est abîmé ; il ne reviendra, dit-on, jamais sur l’eau.

Sur ce pied-là, lui répliquai-je, mon ami, il faut que je te fasse donner quelque poste qui te console de la perte de ta pension. Je te dispense de ce soin-là, me dit-il ; quand tu m’offrirais dans les bureaux du ministère un emploi de trois mille écus d’appointements, je le refuserais : des occupations de commis me conviennent pas au génie d’un nourrisson des Muses ; il me faut des amusements littéraires. Que te dirai-je, enfin ? je suis né pour vivre et mourir en poète, et je veux remplir mon sort.

Au reste, continua-t-il, ne t’imagine pas que nous soyons fort malheureux ; outre que nous vivons dans une parfaite indépendance, nous sommes des gaillards sans souci. On croit que nous faisons souvent des repas de Démocrite, et l’on est là-dessus dans l’erreur. Il n’y a pas un de mes confrères, sans en excepter les faiseurs d’almanachs, qui ne soit commensal dans quelque bonne maison ; pour moi, j’en ai deux où l’on me reçoit avec plaisir. J’ai deux couverts assurés : l’un chez un gros directeur des fermes, à qui j’ai dédié un roman et l’autre chez un riche bourgeois de Madrid, qui a la rage de vouloir toujours avoir à sa table des beaux esprits : heureusement il n’est pas fort délicat sur le choix, et la ville lui en fournit autant qu’il en veut.

Je cesse donc de te plaindre, dis-je au poète des Asturies, puisque tu es content de ta condition. Quoi qu’il en soit, je te proteste de nouveau que tu as toujours dans Gil Blas un ami à l’épreuve de ta négligence à le cultiver ; si tu as besoin de ma bourse, viens hardiment à moi : qu’une mauvaise honte ne te prive point d’un secours infaillible, et ne me ravisse point le plaisir de t’obliger.

À ce sentiment généreux, s’écria Nunez, je te reconnais, Santillane, et je te rends mille grâces de la disposition favorable où je te vois pour moi ; il faut, par reconnaissance, que je te donne un avis salutaire. Pendant que le comte-duc peut tout encore, et que tu possèdes ses bonnes grâces, profite du temps, hâte-toi de t’enrichir ; car ce ministre, à ce qu’on m’a dit, branle dans le manche. Je demandai à Fabrice s’il savait cela de bonne part, et il me répondit : Je tiens cette nouvelle d’un vieux chevalier de Calatrava, qui a un talent tout particulier pour découvrir les choses les plus secrètes : on écoute cet homme comme un oracle, et voici ce que je lui entendis dire hier : Le comte-duc a un grand nombre d’ennemis qui se réunissent tous pour le perdre ; il compte trop sur l’ascendant qu’il a sur l’esprit du roi ; ce monarque, à ce qu’on prétend, commence à prêter l’oreille aux plaintes qui déjà vont jusqu’à lui. Je remerciai Nunez de son avertissement ; mais j’y fis peu d’attention, et je m’en retournai au logis, persuadé que l’autorité de mon maître était inébranlable, le regardant comme un de ces vieux chênes qui ont pris racine dans une forêt, et que les orages ne sauraient abattre.