Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/9

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Garnier (tome 2p. 414-416).
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Livre XII


CHAPITRE IX

De la révolution de Portugal, et de la disgrâce du comte-duc.


Peu de jours après le retour du roi, il se répandit à Madrid une fâcheuse nouvelle : on apprit que les Portugais, regardant la révolte des Catalans comme une belle occasion que la fortune leur offrait de secouer le joug espagnol, s’en étaient saisis : qu’ils avaient pris les armes, et choisi pour leur roi le duc de Bragance ; qu’ils étaient dans la résolution de le maintenir sur le trône, et qu’ils comptaient bien de n’en pas avoir le démenti, l’Espagne ayant alors sur les bras des ennemis en Allemagne, en Italie, en Flandre et en Catalogne. Ils ne pouvaient effectivement trouver une conjoncture plus favorable pour s’affranchir d’une domination qu’ils détestaient.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que le comte-duc, dans le temps que la cour et la ville paraissaient consternés de cette nouvelle, en voulut plaisanter avec le roi aux dépens du duc de Bragance ; mais les traits railleurs déplacés tournent ordinairement contre ceux qui les ont lancés. Philippe, bien loin de se prêter à ses mauvaises plaisanteries, prit un air sérieux qui le déconcerta et lui fit pressentir sa disgrâce. Ce ministre ne douta plus de sa chute, quand il apprit que la reine s’était ouvertement déclarée contre lui, et qu’elle l’accusait hautement d’avoir, par sa mauvaise administration, causé la révolte du Portugal. La plupart des grands, et surtout ceux qui avaient été à Saragosse, ne s’aperçurent pas plus tôt qu’il se formait un orage sur la tête du comte-duc, qu’ils se joignirent à la reine, et, ce qui porta le dernier coup à sa faveur, c’est que la duchesse douairière de Mantoue, ci-devant gouvernante de Portugal, revint de Lisbonne à Madrid, et fit voir clairement au roi que la révolution de ce royaume n’était arrivée que par la faute de son premier ministre.

Les discours de cette princesse firent toute l’impression qu’ils pouvaient faire sur l’esprit du monarque qui, revenant enfin de son entêtement pour son favori, se dépouilla de toute l’affection qu’il avait pour lui. Lorsque ce ministre fut informé que le roi écoutait ses ennemis, il s’avisa de lui écrire un billet pour lui demander la permission de se démettre de son emploi, et de s’éloigner de la cour, puisqu’on lui faisait l’injustice de lui imputer tous les malheurs arrivés à la monarchie pendant le cours de son ministère. Il s’imaginait que cette lettre ferait un grand effet, croyant que le prince conservait encore pour lui assez d’amitié pour ne vouloir pas consentir à son éloignement ; mais toute la réponse que lui fit Sa Majesté fut qu’elle lui accordait la permission qu’il demandait, et qu’il pouvait se retirer où bon lui semblerait.

Ces paroles écrites de la main du roi furent un coup de tonnerre pour monseigneur, qui ne s’y était nullement attendu. Néanmoins, quoiqu’il en fût étourdi, il affecta un air de constance, et me demanda ce que je ferais à sa place. Je prendrais, lui dis-je, aisément mon parti ; j’abandonnerais la cour, et j’irais à quelqu’une de mes terres passer tranquillement le reste de mes jours. Tu penses sainement, répliqua mon maître, et je prétends bien aller finir ma carrière à Loeches, après que j’aurai seulement une fois entretenu le monarque : je suis bien aise de lui remontrer que j’ai fait humainement tout ce que j’ai pu pour bien soutenir le pesant fardeau dont j’étais chargé, mais qu’il n’a pas dépendu de moi de prévenir les tristes événements dont on me fait un crime, n’étant point en cela plus coupable qu’un habile pilote, qui, malgré tout ce qu’il peut faire, voit son vaisseau emporté par les vents et par les flots. Ce ministre se flattait encore qu’en parlant au Prince il pourrait rajuster les choses, et regagner le terrain qu’il avait perdu ; mais il ne put en avoir audience, et, de plus, on lui envoya demander la clef dont il se servait pour entrer, quand il lui plaisait, dans l’appartement de Sa Majesté.

Jugeant alors qu’il n’y avait plus d’espérance pour lui, il se détermina tout de bon à la retraite. Il visita ses papiers, dont il brûla prudemment une grande quantité ; ensuite il nomma les officiers de sa maison et les valets dont il voulait être suivi, donna des ordres pour son départ, et en fixa le jour au lendemain. Comme il craignait d’être insulté par la populace, en sortant du palais, il s’échappa de grand matin par la porte des cuisines, monta dans un méchant carrosse avec son confesseur et moi, et prit impunément la route de Loeches, village dont il était seigneur, et où la comtesse son épouse a fait bâtir un magnifique couvent de religieuses de l’ordre de Saint-Dominique. Nous nous y rendîmes en moins de quatre heures, et toutes les personnes de sa suite y arrivèrent peu de temps après nous.