Histoire de Rome Livre XVII

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Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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LIVRE XVII.

SOMMAIRE DES CHAPITRES.

I. Julien, après la défaite des Allemands, passe le Rhin, et détruit par le fer et la flamme les établissements de ce peuple. Il répare le fort de Trajan, et accorde aux barbares une trève de dix mois. II. Julien réduit par la famine une bande de Franks qui faisaient des courses dans la Germanie ? III. Ses efforts pour alléger dans les Gaules le poids des impôts. IV. Constance fait élever un obélisque à Rome dans le grand cirque. Des obélisques et des hiéroglyphes. V. Correspondance et négociations inutiles pour la paix entre Constance et Sapor, roi de Perse. VI. Les Juthunges, nation allemande, désolent la Rhétie. Ils sont battus et mis en fuite par les Romains. VII. Nicomédie détruite par un tremblement de terre. Variétés de ce phénomène. VIII. Julien reçoit la soumission des Saliens, nation franke. Il bat ou fait prisonniers une partie des Chamaves, et donne la paix au reste. IX. Julien relève trois forts sur la Meuse, et se trouve en bulte aux reproches et aux menaces des soldats irrités par la disette. X. Les rois allemands Suomaire et Hortaire obtiennent la paix en rendant leurs prisonniers. XI. Sarcasmes des envieux contre les hauts faits d’armes de Julien. On l’accuse à la cour d’indolence et de pusillanimité. XII. Constance oblige les Sarmates ainsi que les Quades, qui dévastaient la Mésie et les deux Pannonies, à rendre leurs prisonniers et à livrer des otages. Il remet les Sarmates expulsés en possession de leurs terres, et leur donne un roi. XIII. Constance fait un grand carnage des Limigantes, et les force à s’expatrier. Sa harangue à l’armée. XIV. Les envoyés romains quittent la Perse sans avoir conclu la paix. Sapor envahit de nouveau la Mésopotamie et l’Arménie.

(An 357 ap. J. C.)

I. Satisfait de l’heureux résultat que je viens de décrire, et voyant le cours du Rhin affranchi par la victoire d’Argentoratum[1], le jeune héros put montrer sa pieuse sollicitude pour les morts, qu’il lui répugnait de voir servir de pâture aux oiseaux de proie ; et il ordonna de les enterrer tous sans distinction. Ensuite il congédia simplement les porteurs de l’insolent message qu’il avait reçu la veille de la bataille, et retourna aux Trois Tavernes[2]. De là il partit pour Mogontiacum[3], confiant son butin et ses prisonniers, jusqu’à son retour, à la garde des Mediomatrices[4]. Son dessein était de jeter un pont sur le Rhin, et d’aller chercher sur leur territoire les barbares ; dont il ne restait plus un seul dans les Gaules. L’armée s’y montra mal disposée d’abord ; mais il la ramena bientôt par les séductions et la grâce entraînante de sa parole. Confirmé par des titres nouveaux, le dévouement du soldat l’enchaînait en quelque sorte aux pas du chef glorieux qui s’associait à toutes ses fatigues, et n’usait de sa prérogative que pour se faire une plus grande part des périls et des travaux. On arrive à Mogontiacum ; le pont est jeté, et l’armée s’avance sur le sol ennemi.

D’abord la hardiesse de l’opération frappa de stupeur les barbares, alors en pleine sécurité, et ne s’attendant à rien moins qu’à se voir attaqués sur leur propre territoire. Justement alarmés de ce qui les menaçait en songeant au désastre récent de leurs compatriotes, ils feignent un grand désir de la paix, seulement pour laisser s’amortir la première furie de l’invasion, et envoient une députation nous porter les paroles les plus amicales. Mais par un retour soudain, dont on ne s’explique guère le motif, celle-ci fut immédiatement suivie d’une autre nous signifiant l’injonction, avec les menaces les plus furibondes, de quitter la contrée sans délai.

Julien, qui voyait clair dans leur pensée, se procura des barques de petite dimension, mais de marche rapide, et y fit monter huit cents hommes à l’entrée de la nuit, avec ordre de remonter le Rhin à une certaine distance, et de tout mettre à feu et à sang devant eux, quand ils auraient pris terre. Cette manœuvre s’exécuta. Au point du jour apercevant les barbares qui couronnaient les hauteurs, cette troupe s’y porte au pas de course, et n’y trouve personne. L’ennemi l’avait vue venir, et avait eu le temps de s’enfuir. Mais d’immenses tourbillons de fumée lui annoncèrent de loin le débarquement des nôtres et le ravage de ses terres. Ce spectacle frappa au cœur les Germains. Ils s’étaient embusqués pour nous attendre dans un défilé étroit et boisé ; ils l’évacuèrent pour repasser le Main et voler au secours de leurs familles. Bien que pressés de deux côtés par les soldats de la flotte, et par un mouvement simultané de notre cavalerie, grâce à leur connaissance supérieure des localités, ils réussirent dans leur retraite ; mais les nôtres en profitèrent. Le défilé fut franchi sans obstacle, et l’on tomba sur de riches bourgades, en faisant main basse sur ce qu’elles contenaient en blé et en bétail. On délivra en même temps les captifs qui s’y trouvaient ; et tout ce qui se rencontra d’habitations élevées, par le goût en progrès des barbares, sur le modèle de l’architecture romaine, fut détruit par le feu.

A dix milles environ par delà, s’offrit devant nos gens une ténébreuse forêt d’un aspect à glacer d’horreur, et qui arrêta la marche assez longtemps. En effet, un transfuge avait donné avis de la présence de bandes nombreuses qui s’y tenaient cachées dans des cavernes, immenses souterrains à mille issues, et qui de là guettaient le moment de fondre sur nous. Nos soldats firent toutefois bonne contenance ; mais ils trouvèrent en avançant les sentiers tellement obstrués par des abatis d’arbres de toute espèce, que force leur fut de rétrograder, convaincus, à leur mortification amère et hautement exprimée, de l’impossibilité de pousser plus loin, à moins de faire un long circuit par tes chemins les moins praticables. Encore était-ce, dans cette saison, s’exposer en pure perte à toute sorte de dangers ; car on avait passé l’équinoxe d’automne, et tout le pays, monts et vallées, était déjà couvert d’une couche épaisse de neige. Julien renonça donc à poursuivre sa marche ; mais, profitant de ce qu’il n’avait point d’ennemis en tête, il voulut qu’un monument en marquât le progrès. Il fit relever à la hâte un fort construit jadis sur ce point par Trajan, et par lui décoré de son nom, mais qui depuis avait été emporté de vive force. Une garnison temporaire y fut placée, et tout le pays fut mis à contribution pour la pourvoir de vivres.

Les Germains voyant soudain s’élever cette construction menaçante, et déjà terrifiés du succès de nos armes, s’empressèrent d’implorer la paix dans un message plein d’humilité. César, après en avoir délibéré longtemps, et mûrement pesé toutes les conséquences, leur accorda une trêve de dix mois. La prudence lui disait en effet que ce n’était pas tout d’avoir occupé ce fort avec une facilité inespérée, et que pour s’y maintenir il fallait le pourvoir de machines de rempart et d’un matériel complet de défense. Sur la foi des promesses de Julien, trois des plus violents parmi les rois qui avaient fourni des contingents à la ligue vaincue à Argentoratum s’en revinrent, tout tremblants cette fois, protester devant lui, avec les formes sacramentelles du rite barbare, de leur tranquillité future, et de la stricte observation du pacte jusqu’au terme fixé ; promettant de respecter ce fort auquel nous attachions tant d’importance, et d’apporter, fût-ce à dos d’homme, des vivres à la garnison dès qu’elle ferait signe d’en manquer. La crainte cette fois l’emporta sur leur duplicité ; ces conditions furent fidèlement remplies. Julien put donc se glorifier à juste titre de l’heureuse issue de cette campagne, dont le succès était comparable à ceux des guerres puniques et des Teutons, mais acheté à moindre prix. Ses détracteurs soutenaient cependant que la bravoure dont il venait de donner tant de preuves n’était chez lui que de calcul, et qu’il cherchait un trépas glorieux sur un champ de bataille, par la peur qu’il avait de périr, comme son frère Gallus, de la main du bourreau. C’était bien là effectivement ce que lui réservaient de coupables espérances ; et on serait tenté de croire que la malignité avait rencontré juste, si tant d’actions d’éclat, postérieures à la mort de Constance, ne donnaient un démenti formel à de telles suppositions.

II. Julien, ayant ainsi tiré de son expédition tout le parti possible, revint prendre ses quartiers d’hiver ; mais d’autres épreuves l’attendaient au retour. Sévère, général de la cavalerie, se rendant à Reims par Agrippine[5] et Juliacum[6], vint se heurter contre une bande agile et déterminée de Francs, au nombre de seize cents, comme on le sut depuis, qui profitaient de l’absence de nos troupes pour ravager le pays. Sachant César occupé à poursuivre les Alamans jusqu’au fond de leurs retraites, leur audace s’était flattée de recueillir un riche butin sans coup férir. À l’approche de l’armée, ils se jetèrent dans deux forts qu’on avait laissé dégarnir, et s’y défendirent de leur mieux.

D’abord étonné d’un coup de main si hardi, Julien en comprit bien vite les conséquences. Il arrêta donc l’armée devant ces deux forteresses, baignées des eaux de la Meuse, et en fit le siège dans les formes. Mais l’incroyable opiniâtreté des barbares l’y retint cinquante— quatre jours, c’est-à-dire la presque totalité des mois de décembre et de janvier. Les nuits alors étaient sans lune, et la rivière était gelée ; et comme le prévoyant Julien craignait que l’ennemi ne profitât de cette circonstance pour faire retraite, du soir au matin, par son ordre, des soldats montés sur des barques légères parcouraient la rive haut et bas pour rompre la glace, et enlever ce dernier espoir aux assiégés, dont, par ce moyen, pas un ne pouvait fuir. Voyant cette ressource leur manquer, et réduits aux abois par la fatigue et la faim, ils se rendirent prisonniers, et furent aussitôt dirigés vers la cour. Un corps considérable de leurs compatriotes avait essayé d’opérer une diversion pour les dégager ; mais la nouvelle de leur capture et de leur translation lui fit rebrousser chemin, sans pousser plus loin la tentative. La campagne étant donc terminée, César alla passer le reste de l’hiver chez les Parisiens.

III. On était menacé d’une coalition plus formidable encore que la précédente ; grave sujet d’anxiété pour un esprit aussi sage, et qui savait combien les armes sont journalières. Cependant comme la trêve lui laissait quelques moments de répit, moments bien courts et disputés par une multitude d’affaires, il s’occupa néanmoins de soulager la propriété dans les Gaules, par une plus équitable répartition des charges dont elle était accablée. Florence, préfet du prétoire, qui s’était rendu, disait-il, un compte exact de la situation, prétendait que la capitation laisserait un déficit qui ne pourrait être comblé que par voie de prestation extraordinaire. Mais Julien, convaincu des funestes effets de ce système d’impôt, déclarait qu’il aimait mieux mourir que d’en permettre l’application. C’est qu’il savait quelles incurables blessures sont faites aux provinces par ces sortes de subsides ou plutôt de spoliations, et quelles misères ils traînent inévitablement à leur suite. On verra plus tard que la ruine de l’Illyrie n’a pas eu d’antre cause.

Florence fit grand bruit de ce qu’on refusait tout à coup de s’en rapporter à l’homme auquel l’empereur lui-même avait donné la haute main sur cette partie de l’administration. Julien, en premier lieu, tâcha de le calmer, puis lui démontra, par des calculs irréfutables, que la capitation non seulement suffisait aux besoins de la province et de l’armée, mais donnerait même un excédant. On ne laissa pas de lui soumettre ultérieurement un projet d’édit pour une imposition supplémentaire ; mais César refusa péremptoirement de le signer, et jeta le document à ses pieds, sans même en permettre la lecture. L’empereur, prévenu par les plaintes du préfet, en écrivit à Julien, l’engageant à mettre moins de roideur et plus de confiance dans ses rapports avec ce haut fonctionnaire. À quoi Julien se contenta de répondre qu’il fallait savoir gré à la province, dévastée comme elle l’était, d’acquitter exactement l’impôt ordinaire ; mais qu’à l’égard d’un surcroît de taxe quelconque, il n’y avait rigueur qui pût l’arracher d’une population réduite à cet excès d’appauvrissement. C’est à sa seule fermeté que la Gaule dut de se voir, une fois pour toutes, délivrée d’exactions vexatoires.

César donna encore un exemple unique. La seconde Belgique était écrasée de charges de toute espèce. Il sollicita et obtint du préfet de s’en remettre à lui de cette partie de son administration, mais à la condition expresse que nul appariteur ou agent du fisc n’interviendrait, et que nulle contrainte ne serait exercée pour le payement de ce qui était dû. Cette condescendance tutélaire eut son effet : ce fut à qui s’empresserait, sans attendre de sommation, de s’acquitter par avance.

IV. Pendant que la Gaule commençait ainsi à renaître, Rome, sous la seconde préfecture d’Orfite, voyait un obélisque s’élever dans le cirque. Le moment est venu de dire quelques mots de ce monument.

Il existe une vaste cité d’antique et superbe construction, célèbre depuis des siècles par les cent avenues qui y donnent accès, et que ses fondateurs, pour cette raison, ont appelée Thèbes hécatompyle (aux cent portes) ; nom d’où dérive celui de Thébaïde, que la province a conservé de nos jours. Dans la première période de l’agrandissement de Carthage, un de ses généraux tenta brusquement une expédition qui fit tomber Thèbes en son pouvoir. Échappée à cette première oppression, la ville subit celle de Cambyse, roi de Perse, le plus avide et le plus barbare des despotes, qui envahit l’Égypte, attiré par l’appât de ses merveilleuses richesses, et ne respecta même pas les sanctuaires. Ce fut en cette occasion que ce prince, dans le mouvement qu’il se donnait au milieu des pillards à sa suite, s’embarrassa le pied dans les plis de sa simarre, et, tombant de son haut, se blessa presque mortellement avec le court cimeterre qu’il portait le long de la cuisse, et que la violence de la chute avait fait sortir du fourreau. Longtemps après, Cornélius Gallus, procurateur d’Égypte sous l’empereur Octavian, ruina Thèbes par ses exactions. Accusé, au retour, du pillage de cette province, et poursuivi par l’indignation des chevaliers, dont l’ordre était chargé par l’empereur d’informer sur cette affaire, il se donna la mort de sa propre main. Ce Gallus est le même, si je ne me trompe, que le poète de ce nom, à qui Virgile a consacré une si touchante élégie dans sa dixième églogue.

Parmi les ouvrages d’art de cette ville, tels que vastes citernes, simulacres gigantesques des dieux de l’Égypte, etc., j’ai vu moi-même des obélisques en grand nombre, tant debout que gisants et mutilés ; monuments des siècles passés consacrés par d’anciens rois du pays aux dieux immortels, en actions de grâces ou de succès militaires, ou des bienfaits d’une prospérité singulière à l’intérieur, et dont la matière, extraite souvent des gisements les plus lointains, a été transportée, toute taillée, de la carrière au lieu de l’érection. Ces obélisques, espèces de bornes d’une élévation plus ou moins considérable, sont formés d’une seule pierre d’un grain très dur, polie avec le plus grand soin, et qui affecte dans sa coupe, par imitation des rayons du soleil, la figure d’un solide quadrangulaire, dont les quatre arêtes tendent insensiblement à se confondre au sommet. On y voit gravée une innombrable variété de formes ou symboles que nous appelons hiéroglyphes, et qui sont les archives mystérieuses de la sagesse des temps d’autrefois ; figures d’oiseaux, de quadrupèdes, productions de la nature ou de la fantaisie, et destinées à faire passer aux âges suivants la tradition, soit de faits contemporains, soit de vœux que les souverains d’alors ont formés ou accomplis. L’idiome des premiers Égyptiens n’avait pas, comme les langues modernes, un nombre déterminé de caractères répondant à tous les besoins de la pensée. À chaque lettre, chez eux, était attachée la valeur d’un nom ou d’un verbe, et quelquefois elle renfermait un sens complet. Deux exemples suffiront pour en donner une idée. Un vautour désigne dans cette langue le mot nature, parce que cette espèce n’a pas de mâles, suivant les notions de la physique. Une abeille, occupée à faire du miel, exprime le mot roi ; pour faire entendre que si la douceur est l’essence du gouvernement, la présence de l’aiguillon doit toutefois s’y faire sentir. Et ainsi des autres.

L’arrivée d’un obélisque à Rome, sous le règne de Constance, fit jouer aussitôt tous les ressorts de la flatterie. Octavien Auguste, disait-on, avait bien pu amener d’Héliopolis deux obélisques, dont il avait placé l’un dans le grand cirque, et l’autre dans le champ de Mars ; mais quant au colosse qui venait d’être importé, ce prince, effrayé de sa masse énorme, n’avait pas même essayé de le mouvoir. Or il est bon de dire, pour ceux qui l’ignorent, qu’Auguste ne s’était abstenu de toucher à ce dernier, lors de la translation qu’il fit opérer des deux autres, que par motif de déférence au sentiment religieux du pays ; car ce monument était une consécration spéciale à la divinité du Soleil. Il respecta cette destination comme irrévocable, et protégée par l’inviolabilité du temple magnifique où l’obélisque s’élevait, pareil à un géant, au centre du sanctuaire. Mais Constantin, qu’un scrupule semblable touchait peu, ou qui pensait avec raison ne porter aucune atteinte aux idées religieuses en enlevant cette merveille d’un temple particulier, pour en faire la dédicace à Rome, temple de l’univers entier, commença par déplacer ce monument, qu’il laissa couché, en attendant que les préparatifs du transport fussent terminés. Conduit ensuite par le Nil, l’obélisque fut déposé sur le rivage à Alexandrie, où l’on construisit exprès un navire de proportions inusitées, et qui devait être mû par trois cents rameurs. Mais le prince mourut dans l’intervalle, et l’opération languit. Ce ne fut que longtemps après que cette masse, enfin embarquée, traversa la mer et remonta le Tibre, qui semblait craindre que le volume de ses eaux ne suffît pas à convoyer jusqu’à la ville qu’il arrose ce présent d’un fleuve inconnu. Arrivé au bourg d’Alexandrie, à trois milles de Rome, l’obélisque fut hissé sur des rouleaux, et lentement introduit, par la porte d’Ostie et l’ancienne piscine publique, jusqu’à l’esplanade du grand cirque.

Il s’agit alors de l’ériger, ce qui était réputé peu praticable, sinon impossible. Dans ce but, on éleva, non sans danger, une forêt de hautes solives, au sommet desquelles venait s’assujettir une multitude de longs et forts câbles, serrés comme les fils de la chaîne d’un tisserand, et formant un rideau assez épais pour dérober la vue du ciel. À l’aide de cet appareil, et des efforts de plusieurs milliers de bras imprimant de concert à la machine un mouvement analogue à celui de la meule supérieure d’un moulin, cette espèce de montagne, dépositaire des rudiments de l’écriture, insensiblement se soulève, et, suspendue quelque temps dans l’espace, prend enfin son assiette au milieu du sol.

L’obélisque fut d’abord surmonté d’un globe d’airain, revêtu de lames d’or. Mais cet ornement ayant été frappé de la foudre, on y substitua une torche du même métal, dont la flamme, également figurée en or, produisait d’en bas l’effet d’une gerbe de feu.

D’autres obélisques furent amenés à Rome dans les siècles suivants. On en voit un au Vatican, un dans les jardins de Salluste, et deux au mausolée d’Auguste. Quant à l’ancien obélisque, celui du grand cirque, Hermapion en a traduit en grec les inscriptions emblématiques, et voici son interprétation :
FACE DU SUD.
Première colonne d’écriture.

« Le Soleil au roi Ramestès. Je t’ai donné de régner avec joie sur la terre, favori du Soleil et d’Apollon ; puissant ami de la vérité, fils de Hérôn, issu d’un dieu, créateur du globe terrestre ; toi que le Soleil préfère à tous, Ramestès, enfant de Mars, à qui la terre est heureuse et fière d’obéir ; roi Ramestès, fils du Soleil, dont la vie est éternelle. »

Deuxième colonne.

« Puissant Apollon, véritable dispensateur du diadème, dominateur glorieux de l’Égypte, qui as fait la splendeur d’Héliopolis et créé le reste du globe ; fondateur du culte d’Héliopolis, que le soleil chérit. »

Troisième colonne.

« Puissant Apollon, fils du Soleil, splendeur universelle ; toi que le Soleil chérit par-dessus tout autre, et que l’intrépide Mars a comblé de ses dons ; toi dont les bienfaits seront éternels ; toi qu’Ammon chérit ; qui as comblé d’offrandes le temple du Phénix, à qui les dieux ont fait don d’une vie immortelle. Puissant Apollon, fils de Héron ; Ramestès, roi de toute la terre, qui as sauvé l’Égypte en triomphant de l’étranger ; que le Soleil chérit, à qui les dieux ont concédé de longs jours ; Ramestès, seigneur de l’univers, qui vivras éternellement. »

Autre deuxième colonne.

« Moi Soleil, suprême dominateur des cieux, je te donne une vie qui ne connaîtra pas la satiété. Puissant Apollon, arbitre du diadème ; à qui nul n’est comparable ; à qui le souverain de l’Égypte a élevé des statues dans ce royaume, par qui Héliopolis est honorée à l’égal du Soleil ; souverain des cieux. Le fils du Soleil, qui vivra éternellement, a achevé un bel ouvrage. »

Troisième colonne.

« Moi Soleil, souverain seigneur des cieux, j’ai donné l’empire, avec l’autorité sur tout, au roi Ramestès, qu’Apollon, ami de la vérité, et Héphaïstos, père des dieux, chérissent à l’égal de Mars. Roi bienheureux, fils du Soleil et chéri du Soleil. »

FACE DE L’EST.
Première colonne

« Grand dieu d’Héliopolis, puissant et céleste Apollon, fils du Soleil ; que les dieux ont honoré, que le Soleil, qui commande à tous, dont le pouvoir égale celui de Mars, a chéri tendrement ; que le brillant Ammon aime aussi, et qu’il a fait roi pour l’éternité. » La suite manque.

(L’an 358 après J. C.)

V. Sous le consulat de Datien et de Céréalis, au moment où l’ordre renaissait dans les Gaules, où les leçons du passé avaient amorti l’ardeur d’invasion chez les barbares ; le roi de Perse, longtemps en lutte sur sa frontière avec les peuples limitrophes, venait de faire alliance avec les deux plus redoutables de ces tribus, les Chionites et les Gélanes, et se disposait à revenir sur ses pas, quand il reçut la lettre où Tamsapor lui annonçait la pacifique initiative prise par l’empereur romain. Sapor ne manqua pas d’en inférer que la puissance de l’empire avait reçu quelque atteinte. Sa fierté naturelle s’en accrut, et tout en acceptant la paix il voulut y mettre de dures conditions. Il envoya donc comme ambassadeur à Constance un certain Narsès, et le chargea d’une lettre où régnait, d’un bout à l’autre, le faste de style propre à cette cour superbe, et dont voici à peu près la substance

« Sapor, roi des rois, commensal des astres, frère du Soleil et de la Lune, à son frère Constance César salut. Je me réjouis de ce que tu rentres enfin dans la bonne route, et consens à écouter la voix incorruptible de l’équité, inspar ta propre expérience de ce qu’il en coûte pour pousser trop loin la convoitise du bien d’autrui. La vérité n’a qu’un langage net et libre, et c’est le privilège de la grandeur de dire ce qu’on pense. Voici donc en peu de mots ma résolution, telle, on s’en souviendra, que je fat souvent notifiée. Les États de mes ancêtres s’étendaient jusqu’au cours du Strymon, jusqu’aux frontières de la Macédoine : vos propres annales en font foi. Voilà ce que j’ai droit de revendiquer, moi qui, soit dit sans présomption, l’emporte, par le nombre et l’éclat de mes vertus, sur tous mes prédécesseurs. Je n’oublie rien, et, depuis que j’ai l’âge d’homme, il n’est aucun de mes actes dont je me sois repenti. C’est donc un devoir pour moi de recouvrer l’Arménie ainsi que la Mésopotamie, enlevées à mon aïeul par une supercherie manifeste. Or, jamais nous n’avons admis votre maxime, proclamée avec tant d’emphase : Ruse ou valeur, en guerre le succès justifie tout. Veux-tu suivre un bon conseil ? Sacrifie, pour assurer le reste, une chétive possession, qui n’est pour toi que sanglante et désastreuse. Imite en cela la prudence du médecin qui applique le fer et le feu aux parties malades afin de préserver les parties saines. Il n’est pas jusqu’aux animaux à qui l’instinct n’enseigne, dans l’intérêt de leur repos, à séparer d’eux-mêmes ce qui les fait rechercher du chasseur. Quant à moi, je le déclare, si mon ambassadeur revient sans avoir conclu, je me mets, aussitôt que l’hiver sera passé, à la tête de toutes mes troupes ; et, fort de la justice de ma cause et de l’équité de mes propositions, je pousse les hostilités aussi loin qu’elles pourront aller. »

Constance médita longtemps sur le contenu de cette lettre, et, après mûre réflexion, y fit de sens rassis la réponse suivante :

« Constance toujours Auguste, vainqueur sur terre et sur mer, au roi Sapor, mon frère, salut. Je te félicite de ton heureux retour, en homme qui sera ton ami si tu veux:mais je ne saurais trop m’élever contre cette ambition insatiable et illimitée. Il te faut, dis-tu, l’Arménie ainsi que la Mésopotamie; et tu me conseilles de mutiler un corps sain, pour qu’il s’en porte mieux. Ce sont de ces avis qu’il est plus aisé de repousser que de suivre. Voici le vrai sans déguisement, le vrai manifeste, auquel de vaines forfanteries ne sauraient rien changer. Un des préfets de mon prétoire a cru bien faire d’ouvrir à mon insu, et par une obscure entremise, des négociations pour la paix avec un de tes généraux. Je ne blâme cette démarche ni ne la désavoue, supposant qu’il n’a été dit rien que de digne et de convenable, rien qui porte atteinte à la majesté impériale. Mais il serait absurde, il serait déshonorant, quand toutes les oreilles ne sont frappées que des succès de mon règne, quand la défaite des tyrans met tout le monde romain sous mes lois, de souffrir le démembrement de ce que j’ai su conserver intact au temps même où les seules limites de l’Orient marquaient celles de ma puissance. Renonce donc à ce vain étalage de menaces convenues. On sait assez que c’est par modération, non par lâcheté, que nous aimons mieux attendre qu’aller chercher la guerre ; mais que toute attaque sur notre territoire nous trouvera toujours prêts à la repousser avec énergie. L’histoire est là pour prouver, outre notre propre expérience, que si la fortune de Rome a pu (et l’exemple en est rare) chanceler dans tel combat, l’avantage en définitive lui est toujours resté. »

L’ambassade perse reçut un congé pur et simple : les extravagantes prétentions de son souverain ne méritaient pas plus. Mais presque immédiatement Constance fit partir, avec sa lettre et des présents, Prosper, accompagné de Spectate, tribun et notaire; et, par le conseil de Musonien, leur adjoignit le philosophe Eustathe, qui passait pour avoir la parole persuasive. Les députés avaient pour instruction de tout tenter pour suspendre les préparatifs de Sapor, pendant qu’on ferait les derniers efforts pour mettre notre frontière du nord en bon état de défense.

VI. Durant cet échange peu amical de notes, les Juthunges, peuplade allemande voisine de l’Italie, s’avisa, au mépris des traités et du pacte imploré naguère avec tant d’instance, de faire une irruption sérieuse en Rhétie, poussant les hostilités, contre l’usage de ces nations, jusqu’à former le siège des villes. Barbation, qui avait remplacé Silvain à la tête de l’infanterie, fut envoyé contre eux avec des forces considérables. Sans courage pour l’action, cet officier savait trouver des paroles. Ses discours donnèrent un tel élan à son corps d’armée, qu’il extermina les barbares, et qu’une poignée à peine s’en échappa pour rapporter dans leurs foyers cette désolante nouvelle. Névita, depuis consul, commandait un escadron de cavalerie dans cette campagne, et prit, dit-on, une glorieuse part au succès.

VII. Un tremblement de terre se fit sentir à cette époque dans la Macédoine, l’Asie Mineure et le Pont, et y ébranla les monts et les villes. Parmi les désastres de toute espèce qu’entraîna ce fléau il faut citer en première ligne la destruction complète de Nicomédie, capitale de la Bithynie. Donnons sur cette catastrophe quelques détails avérés.

Le 9 des calendes de septembre (24 août), au lever du soleil, l’aspect serein du ciel tout à coup fut troublé par un amas de nuages de couleur de suie. Toute clarté disparut. Il devint impossible, si près qu’on fût des objets, de rien discerner, tant les yeux étaient obscurcis par l’épaisse vapeur dont l’atmosphère venait d’être envahie. Puis, comme si le Dieu suprême eût lui-même lancé les fatals carreaux de sa foudre, et déchaîné les vents des quatre points opposés du globe, une effroyable tempête fit mugir les montagnes, et retentir les rivages du fracas des vagues qui vinrent s’y briser. Le sol trembla, et par des secousses affreuses, accompagnées de trombes et de typhons, renversa de fond en comble la cité et ses faubourgs. La ville étant construite en grande partie sur le flanc d’un coteau, les édifices croulèrent les uns sur les autres avec un bruit épouvantable. L’écho des montagnes renvoyait les cris désespérés de tous ceux qui appelaient une femme, un enfant, un être qui leur était cher. Enfin, après la deuxième heure, et longtemps avant la troisième, le ciel redevenu serein révéla toute l’horreur du désastre. Les uns étaient morts écrasés sous le poids des décombres ; d’autres, ensevelis jusqu’aux épaules, et qu’un peu d’aide eût pu sauver, périssaient faute de secours. On en voyait de suspendus en l’air, au bout des solives qui leur étaient entrées dans le corps. Çà et là gisaient des groupes naguère pleins de vie, et qui, par une commune chance de destruction, étaient devenus des monceaux de cadavres. D’autres, emprisonnés sains et saufs sous les débris de leurs toits, se voyaient condamnés à périr de douleur et de famine. De ce nombre fut Aristénète, qui venait d’obtenir le titre, longtemps ambitionné par lui, de lieutenant gouverneur de cette province, à laquelle Constance avait donné le nom de Piété, en l’honneur de sa femme Eusébie. L’infortuné dut ne succomber qu’après une longue et cruelle agonie. Plusieurs sont encore enfouis sous les ruines, à la place, où l’ébranlement les a surpris. Enfin, ce n’étaient que plaintes déchirantes des blessés, qui, le crâne ouvert, mutilés d’un bras ou d’une jambe, imploraient vainement l’assistance de ceux que le sort avait également maltraités. Néanmoins un certain nombre de temples et de maisons d’habitants, et même une partie de la population, eussent pu échapper au désastre, sans un incendie qui survint, et qui, promenant sa rage durant cinquante jours et autant de nuits, dévora tout ce qui pouvait lui fournir d’aliment.

C’est le cas, j’imagine, de dire quelques mots des hypothèses des anciens sur les tremblements de terre. Je dis hypothèses, car, sur ce point, les infatigables élucubrations des savants, et leurs discussions qui durent encore, ne sont pas plus près d’une démonstration que l’ignorance du vulgaire. Aussi, pour éviter une méprise qui serait un sacrilège, les rituels et les livres des pontifes prescrivent-ils prudemment (et c’est une réserve strictement observée par les prêtres) de s’abstenir en ces occasions d’invoquer un dieu plutôt qu’un autre, puisqu’on ignore encore quelle divinité préside en effet à ce grand désordre de la nature.

Les théories abondent sur la cause des tremblements de terre, et se contredisent au point de mettre Aristote aux abois. Tantôt on les attribue à l’action violente de courants d’eau souterrains contre les parois des canaux déliés qui les contiennent, et qu’en grec nous appelons syringes. Tantôt, comme l’affirme Anaxagore, c’est l’air qui circule dans ces secrètes cavités, et qui, rencontrant l’obstacle d’un corps solide, ébranle, pour trouver issue, le terrain sous lequel il se trouve comprimé. On a souvent observé, en effet, l’absence de toute agitation de l’atmosphère pendant la durée des secousses ; sans doute parce que tout l’air alors est absorbé dans les profondeurs de la terre. De son côté, Anaximandre prétend que ce sont les vents qui s’engouffrent dans ces grandes gerçures ou crevasses qui entrouvrent le sol à la suite d’un été trop ardent ou de pluies continues, et qui le remuent ensuite jusque dans ses fondements ; ce qui expliquerait la coïncidence ordinaire de ces terribles phénomènes avec une période de sécheresse ou d’humidité excessive. Et c’est pourquoi les poètes et les théologiens d’autrefois ont donné à Neptune, divinité modératrice de l’élément humide, les noms d’Ennosigœon[7] et de Sisichthon[8].

Ces tremblements sont de quatre espèces : Les brasmaties, fermentation violente des entrailles de la terre, qui lui fait avec effort soulever à sa surface des masses considérables : ainsi ont surgi en Asie Délos, Hiéra, Anaphé et Rhodes, cette dernière successivement connue des anciens sous les noms d’Ophiuse et de Pélagie, et qu’on dit avoir été arrosée d’une pluie d’or ; ainsi sont nées Éleusis en Béotie, Vulcano dans la mer de Tyrrhène, et nombre d’autres îles. Les climaties, qui couchent sur le flanc des cités, monuments et montagnes, et passent le niveau sur le sol. Les chasmaties, où la force de la commotion ouvre des gouffres, et absorbe toute une contrée. C’est ainsi que se sont abîmées à jamais, dans la profonde nuit de l’Érèbe, une île de la mer, Atlantique, plus spacieuse que toute l’Europe ; Hélicé et Bura, dans le golfe de Crisa ; et, près du mont Ciminus en Italie, la forte ville de Saccumum. Enfin les mycematies, variété des trois autres espèces, s’annoncent par un bruit souterrain et terrible. C’est une convulsion intestine du globe, qui en apparence va se dissoudre, mais dont les éléments ne tardent pas à se rasseoir. Ce qui caractérise surtout ce phénomène, c’est le sourd mugissement qui le devance, et qui ressemble à celui des taureaux. Reprenons notre récit.

VIII Cependant César, tout en hivernant chez les Parisiens, faisait ses dispositions pour prévenir les Alamans, qui n’avaient pas encore formé de ligue nouvelle, mais dont l’audace et la férocité ne laissaient pas de fermenter jusqu’au délire, nonobstant le désastre d’Argentoratum. C’est l’habitude des Gaulois de n’entrer en campagne qu’au mois de juillet, et il lui fallait jusque-là contenir son impatience. Les opérations ne pouvaient commencer, en effet, avant que la fonte des neiges et des glaces eût permis l’arrivée des convois venant d’Aquitaine. Mais peu d’obstacles tiennent contre l’activité du génie. Julien étudia son plan sous toutes les faces, et s’arrêta enfin à l’idée de devancer la saison, et de tomber sur les barbares à l’improviste. Il ouvrit donc les magasins, et fit prendre à ses soldats, qui ne demandaient pas mieux, une provision de vingt jours de ce pain cuit pour être de garde, et qu’on appelle vulgairement biscuit. Quand elle fut faite, il partit sous des auspices non moins heureux qu’à sa précédente expédition, et comptant bien en mettre à fin, en cinq ou six mois, deux autres d’une urgente nécessité. Il se porta d’abord contre les Francs dits Saliens, qui s’étaient établis de leur propre autorité sur le territoire romain en Toxiandrie[9].

À Tongres, il rencontra une députation de ce peuple, qui, le supposant encore dans ses quartiers d’hiver, lui faisait offrir la paix. Ils étaient chez eux, à les entendre, et promettaient de s’y tenir tranquilles, pourvu qu’on ne vint pas les y troubler. Julien amuse les députés quelque temps par des paroles ambiguës, et finalement les congédie avec des présents, leur laissant croire qu’il attendrait leur retour. Mais ils n’eurent pas le dos tourné, qu’il se remit en marche ; et, faisant suivre à Sévère la rive du fleuve afin d’étendre sa ligne d’attaque, il tombe comme la foudre sur le gros de la nation, qu’il trouva plus disposée à s’humilier qu’à se défendre. Le succès le disposait à la clémence ; aussi les reçut-il en grâce quand ils vinrent se livrer avec leurs biens et leurs enfants. De là se jetant sur les Chamaves, qu’il avait à punir d’une semblable agression, il les défait avec une égale promptitude. Une partie de la nation lui opposa une vive résistance, et fut faite prisonnière ; le reste gagna précipitamment ses retraites, où César s’abstint de les poursuivre, voulant ménager les forces de ses soldats. Les vaincus cependant, afin d’assurer leurs chances de salut, ne tardèrent pas à lui envoyer une députation qui implora la paix à genoux. Elle leur fut accordée, à la seule condition de retourner dans leur ancien pays.

IX. Heureux jusque-là dans ses entreprises, et roulant continuellement dans son esprit quelque pensée d’utilité pour les provinces, Julien résolut de réparer, si le temps le permettait, trois forts construits sur une même ligne pour défendre le passage de la Meuse, et qui avaient depuis longtemps succombé sous les efforts des barbares. L’exécution fut assez prompte pour ne pas causer de suspension sensible dans les opérations militaires ; et, afin de mettre à profit sa célérité, Julien approvisionna ces forteresses avec une partie des rations qu’il convoyait avec lui, à dos de soldats, depuis le commencement de la campagne, et qui représentaient encore la subsistance de dix-sept jours. Il comptait, pour remplacer ce prélèvement, sur les moissons des Chamaves ; mais cet espoir fut bien déçu. Le soldat eut consommé ce qu’il portait avant que le grain sur pied eût mûri ; et, ne trouvant plus de quoi vivre, il se répandit en menaces et en reproches : les épithètes d’Asiatique, de Grec efféminé, d’enjôleur, de savant imbécile, lui furent prodiguées. La troupe a toujours ses orateurs d’office. Il fallait entendre ceux-ci pérorer, et s’écrier tout haut : « Nous a-t-on ménagé les marches dans la neige et au travers des glaces ? Et, pour comble, au moment où nous tenons le sort de l’ennemi dans nos mains, voilà qu’il nous faut périr de la plus ignoble des morts, de la faim. Et qu’on n’aille pas nous traiter de séditieux ! Ce que nous demandons, par le ciel ! c’est du pain. Pour de l’or, pour de l’argent, on nous a dès longtemps déshabitués d’y toucher ou d’en voir. Nous ne serions pas traités plus mal si c’était en combattant contre l’État que nous eussions essuyé toutes ces fatigues et tous ces périls. » Il y avait du vrai dans ces plaintes. Après tant d’exploits, tant d’épreuves de tout genre, le soldat, épuisé par sa campagne des Gaules, en était encore, depuis que Julien avait pris le commandement, à ne recevoir ni gratification ni solde, Constance se refusant à ouvrir le trésor public, et Julien se trouvant personnellement trop pauvre pour y suppléer de son propre fonds. La suite prouva qu’il y avait chez l’empereur plus de malveillance encore que de parcimonie ; car un jour un simple soldat ayant demandé à Julien, selon l’usage, de quoi se faire raser, et Julien ne lui ayant donné que quelques pièces de menue monnaie, Gaudence, alors secrétaire d’État, qui était depuis longtemps dans les Gaules pour épier la conduite de César, prit texte de ce fait pour répandre contre lui les plus injurieuses calomnies. Ce même Gaudence, comme on le verra plus tard, fut dans la suite mis à mort par l’ordre de Julien.

X. Cependant César vint à bout de la sédition à force d’art et de caresses. On passe le Rhin sur un pont de bateaux, et l’on met le pied sur le territoire des Alamans. Alors Sévère, général de la cavalerie, qui avait jusque-là fait preuve de talent et de bravoure, mollit tout d’un coup. Lui, qu’on vit tant de fois donner à tous et à chacun la leçon du courage, ne savait plus que conseiller lâchement d’éviter d’en venir aux mains, comme un homme qui aurait eu le pressentiment de sa mort prochaine. C’est ainsi, dit le livre de Tagès, que ceux qui sont prédestinés à être frappés de la foudre contractent une susceptibilité nerveuse qui les rend incapables de supporter le tonnerre ni tout autre bruit. Loin de pousser en avant avec sa vigueur accoutumée, ce général s’emporta jusqu’aux dernières menaces contre les guides qui marchaient allègrement en tête de l’armée, et cela pour leur faire déclarer d’une commune voix qu’ils ne savaient pas le chemin. Ces gens, intimidés, n’osèrent plus faire un pas.

Durant l’inaction forcée qui s’ensuivit arrive tout à coup Suomaire, l’un des rois alamans, avec sa suite. Jusqu’alors ennemi féroce et acharné du nom romain, il en était venu à considérer en ce moment comme une concession inespérée la conservation de son propre territoire. Sa démarche, son attitude étaient d’un suppliant. Julien le reçut en grâce, et le rassura. Suomaire se mit alors à sa discrétion, et ce fut à genoux qu’il implora la paix. Il l’obtint, à la condition de rendre tous les prisonniers, et de procurer au besoin des vivres aux troupes ; s’astreignant, comme un fournisseur ordinaire, à recevoir chaque fois une reconnaissance de ce qu’il avait livré, et à l’exhiber à toute réquisition, sous peine de livraison double.

L’arrangement conclu fut exécuté sans délai. Il s’agissait alors de parvenir à la résidence d’un autre roi nommé Hortaire, et l’on avait besoin pour cela d’un guide. L’ordre fut donné en conséquence à Nestica, tribun des scutaires, et à Charietton, officier d’une valeur éprouvée, de faire un prisonnier à tout prix. Ils ne tardèrent pas en effet à se saisir d’un jeune Alaman, à qui Julien promit la vie à condition qu’il montrerait le chemin. L’armée, sous la conduite de ce guide, rencontra d’abord un grand abatis d’arbres qui lui fermait la route ; mais, après un long circuit, elle atteignit enfin sa destination. La colère du soldat ne manqua pas de se signaler par l’incendie des moissons, le pillage des troupeaux, et par le massacre sans pitié de tout ce qui offrit résistance. Le roi fut frappé de ce désastre. Ce qu’il vit du nombre des légions et des ravages du feu lui fit croire que c’en était fait de sa puissance. Il vint donc également implorer son pardon, se soumettre à toutes les exigences, et fit serment, sur sa tête, de libérer tous les prisonniers. C’est sur cet article qu’on insistait le plus : cependant il n’en rendit d’abord qu’un petit nombre, et retint le reste. Ce manque de foi indigna Julien ; et quand le roi vint recevoir les présents d’usage, quatre de ses officiers les plus braves et les plus affidés furent gardés comme otages, et ne furent eux-mêmes relâchés qu’après reddition complète des captifs. Sommé alors de paraître devant César, Hortaire se prosterna, la terreur dans les yeux, et, dompté par la présence de son vainqueur ; s’entendit imposer la plus dure des conditions pour lui, mais qui n’était pourtant que l’exercice d’un droit acquis par tant de victoires : celle de fournir à ses frais les voitures et les matériaux nécessaires à la reconstruction des villes détruites par les barbares. Il y souscrivit ; et quand il eut engagé tout son sang pour garantie de sa parole, il lui fut permis de s’en retourner. Quant aux subsistances, on n’en exigea pas de lui comme de Suomaire : l’entière dévastation de son pays eût rendu tout tribut de ce genre illusoire.

Ainsi le féroce orgueil de ces rois, naguère habitués à s’enrichir du pillage de nos provinces, venait enfin se courber sous la domination romaine, et ils acceptaient l’obéissance comme s’ils eussent été tributaires nés et rompus par l’éducation à la servitude. Toutes ces dispositions terminées, César distribua ses troupes dans leurs divers cantonnements, et revint prendre ses quartiers d’hiver.

XI. Quand la nouvelle de ces événements parvint à la cour de Constance (César étant tenu, comme un simple appariteur, de lui rendre compte de tous ses actes), quiconque se trouvait jouir de quelque crédit au palais, en qualité d’adepte en l’art de la flatterie, s’empressa de tourner en ridicule ces entreprises si habilement conçues, si heureusement mises à fin. Ils avaient sans cesse à la bouche cette phrase impertinente : On a bien assez de la chèvre et de ses victoires. Ce trait portait sur la longue barbe de Julien. On lui donnait aussi les sobriquets de taupe babillarde, de singe empourpré, de Grec manqué, etc. ; toutes plaisanteries qui étaient loin de mal sonner aux oreilles du prince, et qu’il se faisait même un plaisir de provoquer. Aussi c’était à qui viendrait travestir plus impudemment toutes les vertus de Julien, et le qualifier de mou, de pusillanime, d’efféminé, de phraseur habile à donner aux faits une importance qu’ils n’avaient pas en réalité. Plus le mérite s’élève, et plus il est en butte à l’envie. L’histoire dépose des effets de la malveillance contre les plus grands hommes : on leur prête des fautes et des imperfections, dans l’impuissance de leur en trouver. Ainsi l’on accusa d’intempérance Cimon, fils de Miltiade, dont le bras détruisit, près de l’Eurymédon en Pamphylie, une innombrable armée de Perses, et qui contraignit cette arrogante nation à s’humilier pour avoir la paix ; ainsi la jalousie chercha-t-elle à flétrir de l’épithète d’endormi ce Scipion Émilien, dont l’énergique activité valut à Rome la destruction de ses deux plus mortelles ennemies. Enfin n’a-t-on pas vu les détracteurs de Pompée, à bout de leurs recherches pour découvrir son côté faible, se rabattre sur les deux particularités les plus futiles et les plus insignifiantes ? le tic, auquel il était sujet, de se gratter du doigt ta tête, et cette bandelette blanche dont il enveloppait un mal qu’il avait à la jambe. On voulait voir dans l’une l’indice de mœurs dissolues, et dans l’autre une inclination à changer la forme du gouvernement. C’est, disait-on, l’insigne de la royauté : n’importe où on le place. Pitoyable rapprochement qui servit de prétexte à tant de clameurs. Et à qui s’adressaient de telles imputations ! À l’homme qui notoirement, d’après les témoignages les plus respectables, montra le plus de tempérance dans sa conduite privée et de modération dans la vie politique.

Durant ces cabales de la cour, Artémius, déjà vice-préfet de Rome, remplaça Bassus, titulaire récemment investi de la charge, et qui venait de mourir. L’administration d’Artémius, bien que fréquemment troublée par des séditions, n’offre rien d’assez intéressant pour trouver place dans ce récit.

XII. Auguste passait alors l’hiver à Sirmium : son repos y fut troublé par des courriers qui lui apportèrent une fâcheuse nouvelle, celle de la jonction des Quades et des Sarmates. Ces deux peuples, chez qui la proximité de territoire, et une similitude de mœurs et de manière de combattre, entretient une sorte d’intelligence, ravageaient de concert, par petits détachements, les deux Pannonies et la haute Mésie. Tous deux entendent mieux la petite guerre que les batailles rangées. Ils portent de longues lances et des cuirasses de toile, sur lesquelles de petites lames de corne polie s’étagent à la façon des plumes sur le corps d’un oiseau. Ces peuples n’emploient guère que des chevaux hongres ; parce que ceux-ci ne s’emportent pas à la vue des cavales, et que, moins ardents que les étalons, ils sont moins sujets à hennir, et à trahir par là le secret des embuscades. Les Sarmates peuvent, à l’aide de ces coursiers aussi rapides que dociles, franchir aisément les plus grandes distances, soit qu’ils fuient ou qu’ils poursuivent. Un cavalier en mène d’ordinaire un, quelquefois deux en laisse, et les monte alternativement, pour ménager leurs forces par cette succession de charge et d’allégement.

Dès que l’équinoxe de printemps fut passé, Constance se mit en campagne à la tête d’un corps d’armée considérable, et sous les plus favorables auspices. Arrivé au bord de l’Ister[10], alors enflé par la fonte des neiges, il choisit le point le plus commode pour établir un pont de bateaux, passe le fleuve, et va porter le ravage sur les terres de l’ennemi. Surpris de cette attaque, et se voyant sur les bras une armée complète, dont ils avaient cru la réunion impossible à cette époque de l’année, les barbares ne purent tenir pied, et, sans même prendre haleine, ne surent que se dérober par la fuite à ce péril imprévu. Il en périt plus d’un dont la terreur enchaîna les pas. Ceux qui durent leur salut à la rapidité de leur course, et trouvèrent à se réfugier dans les gorges de leurs montagnes, purent, de leurs retraites, contempler le désastre de leur patrie ; désastre qu’ils auraient sans doute conjuré s’ils eussent déployé pour se défendre la même vigueur que pour s’enfuir.

Tel était l’aspect de l’expédition dans la partie du pays des Sarmates qui fait face à la Pannonie inférieure. Une autre colonne, parcourant comme un tourbillon la Valérie, y dévastait avec non moins de fureur les possessions des barbares, pillant ou incendiant tout ce qui se trouvait sur son passage. Cette immense désolation émut enfin les Sarmates ; ils renoncèrent à se cacher, et simulèrent des propositions de paix. Leur plan était de profiter de la sécurité que devait nous inspirer cette démarche, et d’exécuter contre nous, en divisant leurs forces, une triple attaque assez brusque pour ne nous laisser la faculté ni de parer leurs coups, ni d’user de nos traits, ni même de recourir à la ressource extrême de la fuite. Les Quades, que nous n’avions pas plus ménagés dans nos excursions, firent cause commune avec eux. Mais il fallait se battre de front, et leur coup de main échoua, malgré l’audace et la célérité de leurs mesures. On fit d’eux un grand carnage ; et ce qui put s’échapper n’y réussit qu’en gagnant des réduits connus d’eux seuls dans leurs montagnes.

Ce succès donna du cœur à nos troupes, qui marchèrent alors en colonnes serrées contre les Quades. Ceux-ci jugeant, d’après ce qui venait de se passer, du sort qui les attendait, se présentèrent en suppliants devant l’empereur, enhardis à cette démarche par la mansuétude dont il avait souvent fait preuve en pareille occasion.

Au jour fixé pour régler les conditions, Zizaïs, jeune Sarmate d’une taille avantageuse, issu du sang royal, arriva avec les siens qu’il fit ranger, pour présenter leur supplique dans le même ordre que s’il se fût agi de donner bataille. À l’aspect de l’empereur, il jeta ses armes et se prosterna ventre à terre. On lui dit d’exposer sa demande. Il veut parler, la crainte étouffe sa voix ; mais ses efforts visibles pour surmonter ses sanglots avaient, pour toucher le cœur, plus d’éloquence que les discours. On le rassure, on l’engage à se relever ; il reste à genoux, et, retrouvant enfin l’usage de la parole, il implore avec insistance le pardon et l’oubli de ses torts envers nous. Alors sa suite, qui, dans une muette terreur, attendait ce qui serait décidé de son chef, fut admise aussi à faire entendre sa prière ; lui-même en se relevant en donna le signal tardif, au gré de leur impatience. Tous, d’un mouvement simultané, jettent leurs boucliers et leurs traits, et, levant leurs mains jointes, s’efforcent de surpasser leur prince en démonstrations d’humilité. Parmi les Sarmates qu’avait amenés Zizaïs, se trouvaient trois petits rois ses vassaux, Rumon, Zinafre et Fragilède, et plusieurs autres chefs qui l’avaient suivi dans l’espoir d’obtenir la même faveur. Tous, se sentant ranimés par l’heureux succès des premières instances, demandaient seulement à racheter par les conditions les plus dures le mal qu’avaient causé leurs hostilités, et se mettaient de grand cœur eux, leurs femmes et leur territoire, à la merci du gouvernement romain. Mais la clémence et l’équité parlèrent plus haut. Il leur fut ordonné de rentrer dans leurs foyers sans crainte, et de nous renvoyer leurs captifs. Ils livrèrent autant d’otages qu’on en demanda, s’engageant à obtempérer à l’autre condition dans le plus bref délai.

Cette clémence eut son effet. On vit accourir avec tous les leurs Araharius et Usafre, tous deux du sang royal, guerriers d’élite, et les premiers parmi les notables de leur pays. L’un était chef d’une fraction des Transjugitains et des Quades ; l’autre, d’un parti de Sarmates étroitement unis aux premiers par les liens du voisinage et par une sauvage conformité d’habitudes. En les voyant si nombreux, l’empereur appréhenda que, sous prétexte de traiter, on n’eut l’intention d’en appeler aux armes. Il jugea donc à propos de les séparer, et de tenir à quelque distance ceux qui avaient à porter parole pour les Sarmates, jusqu’à ce qu’il eût terminé la négociation avec Araharius et les Quades.

Ceux-ci se présentèrent le corps plié en deux, suivant le cérémonial de leur pays. Nulle excuse ne pouvait être alléguée pour les atrocités dont ils s’étaient rendus coupables. Ils se soumirent donc, pour éviter de terribles représailles, à livrer les otages qu’on leur imposa ; eux dont on n’avait jamais pu obtenir jusqu’alors la moindre garantie pour un traité.

Cet arrangement terminé à l’amiable, Usafre, à son tour, fut admis à solliciter séparément son pardon. Mais Araharius se récria, et soutint obstinément que le pacte qu’on venait de conclure avec lui profitait implicitement à ce prince son allié, quoique son inférieur en rang, et son vassal. On examina la question, et il fut décidé que les Sarmates, de tout temps clients des Romains, n’étaient sujets à aucune autre dépendance, et qu’ils étaient séparément tenus de livrer des otages pour garantie de leur conduite à venir ; ce qui fut accepté par eux avec reconnaissance.

Ce fut alors une affluence infinie de peuplades et de rois qui arrivaient à la file, et qui, apprenant qu’Araharius avait obtenu sa grâce, venaient aussi nous supplier d’écarter le glaive suspendu sur leurs têtes. La même faveur leur fut octroyée, et ils offrirent pour otages les enfants des premières familles, qu’ils firent venir du fond de leur pays. Ils rendirent aussi tous leurs prisonniers, et montraient autant d’affliction à se séparer de ceux-ci que de leurs compatriotes.

On reprit ensuite en considération le cas particulier du peuple sarmate, qui parut plus digne de pitié que de ressentiment. Notre intervention dans ses affaires fut pour lui d’un bonheur incroyable ; et cette circonstance semble vérifier l’opinion que le pouvoir du prince enchaîne les événements et dispose du sort. Une race indigène, forte et puissante, avait jadis eu la haute main dans ce pays ; mais il éclata contre eux une conspiration de leurs esclaves : c’est la force qui fait le droit chez les barbares. Les maîtres durent succomber sous des adversaires non moins énergiques et plus nombreux. La peur mit le trouble dans leurs conseils ; ils s’enfuirent dans le pays lointain des Victohales, préférant, dans le choix des maux, le joug de leurs défenseurs à celui de leurs propres esclaves. Quand ceux-ci furent reçus par nous en grâce, les Sarmates se plaignirent de la sujétion que le malheur leur avait fait accepter, et réclamèrent notre protection directe. L’empereur, touché de leurs peines, leur adressa en présence de toute l’armée de bienveillantes paroles, leur enjoignit de n’obéir qu’à lui seul et aux généraux romains ; et, pour sanctionner leur réhabilitation comme peuple par un acte solennel, il leur donna pour roi Zizaïs. Celui-ci, dans la suite, se montra digne de son élévation et de l’insigne confiance que l’on avait mise en lui. Ainsi se termina cette série de transactions glorieuses. Mais nul des impétrants n’eut permission de se retirer avant le retour convenu de tous les prisonniers nos compatriotes.

On se porta ensuite sur Bregetium[11]. Les Quades exerçaient dans ce canton un reste d’hostilité qu’on voulait éteindre dans le sang ou dans les larmes. À la vue de notre armée, déjà parvenue au cœur du pays, et dont le pied foulait leur sol natal, Vitrodore, fils du roi Viduaire, et Agilimunde, son vassal, accompagnés des chefs ou juges de diverses tribus, vinrent se prosterner devant nos soldats, et jurèrent sur l’épée nue, seule divinité reconnue par ce peuple, de nous garder fidélité.

XIII. Ce n’était pas tout des brillants résultats qu’on venait d’obtenir : les raisons d’utilité et de morale exigeaient encore que l’on marchât sans perdre de temps contre les Limigantes, les esclaves révoltés des Sarmates, et qu’il fût fait justice de tous les griefs qui s’élevaient contre eux. Ceux-ci en effet, laissant dormir leur vieille ques’étaient empressés, au moment où leurs ci-devant maîtres envahissaient notre territoire, d’en faire autant de leur côté. En un point seulement l’intelligence subsistait entre eux ; c’était pour la violation de nos frontières.

(2) Le châtiment qu’on se proposait de leur infliger était toutefois peu proportionné à la grandeur des offenses ; car il ne s’agissait que de les dépayser, en les transportant à distance suffisante pour les mettre hors d’état de nous nuire. Avertis par la conscience de leurs crimes,

(3) ils sentaient que la guerre allait, après une longue impunité, retomber sur eux de tout son poids. Ils se disposèrent donc à conjurer l’orage, en mettant en œuvre, suivant le cas, ruse, force ou prière. Mais à la première vue de l’armée ils furent comme frappés de la foudre. Croyant leur dernier moment venu, ils demandèrent la vie, offrant un tribut annuel en argent et en hommes valides, et enfin leur soumission entière. Mais leur parti était pris de refuser l’émigration, et l’on pouvait lire dans leur attitude et sur leur physionomie leur confiance entière dans les défenses naturelles du sol qu’ils avaient conquis par l’expulsion de leurs maîtres.

(4) Le rapide Parthisque, en effet, borde d’un côté les Limigantes, et, courant obliquement se jeter dans le Danube, forme du pays une espèce d’enclave allongée et terminée en pointe, que protège contre les Romains le fleuve principal, et qui oppose dans son affluent une forte barrière aux incursions des barbares. Le sol de cette péninsule, fréquemment détrempé par les débordements des deux rivières, est humide, marécageux, et il faut une parfaite connaissance des localités pour se guider sûrement au travers des forêts de saules dont elle est couverte. Une île, détachée de ce continent par la violence des eaux du Danube, y fait annexe un peu au-dessus du confluent.

(5) Les Limigantes, sur l’appel de Constance, passèrent fièrement de notre côté du fleuve. Comme la suite le fit voir, ce n’était pas chez eux un acte de déférence ; ils tenaient à montrer que l’aspect de notre force militaire ne leur imposait point. Ils nous bravaient par leur contenance, et semblaient exprimer qu’ils n’avaient voulu que refuser de plus près.

(6) Constance pressentit ce qui pouvait arriver. Il divisa l’armée en plusieurs corps ; et pendant que les barbares avançaient d’un air d’audace, il les fit envelopper avant qu’ils s’en fussent aperçus. Placé lui-même, avec une suite peu nombreuse, sur un tertre d’ailleurs bien entouré de sa garde, il tenta de les engager, par de douces paroles, à se montrer moins récalcitrants.

(7) Ceux-ci se consultaient, et semblaient flotter entre divers partis. Mais tout à coup, cachant la violence sous la ruse, et pensant qu’un simulacre d’humilité serait un moyen avantageux d’en venir aux mains, ils jettent au loin devant eux leurs boucliers, puis s’avancent insensiblement pour les reprendre, espérant ainsi gagner du terrain vers nous sans qu’il y parût.

(8) Cependant le temps marchait, et le jour déjà baissant conseillait de couper court à cette indécision. On lève les enseignes, et nos soldats abordent l’ennemi avec la fureur d’un incendie. De leur côté, les Limigantes serrent leurs rangs, et se précipitent en masse compacte vers le tertre où j’ai déjà dit que se tenait l’empereur, le menaçant du geste et de la voix.

(9) L’indignation de l’armée éclate à cet excès d’audace : en un clin d’œil elle adopte l’ordre de bataille triangulaire appelé, dans l’argot des soldats, tête de porc, fond sur l’ennemi, et le culbute. À la droite notre infanterie fait un grand carnage de leurs gens de pied, tandis qu’à la gauche nos escadrons enfoncent leur cavalerie.

(10) La cohorte prétorienne préposée à la garde du prince avait d’abord vaillamment soutenu l’attaque ; elle n’eut bientôt plus qu’à prendre à dos les fuyards. Les barbares montraient même en succombant un acharnement invincible, et leurs cris de rage disaient assez que le plus pénible pour eux n’était pas de mourir, mais de voir la joie de leurs vainqueurs. Outre les morts, le champ de bataille était jonché de malheureux à qui leurs jarrets coupés ôtaient le pouvoir de fuir, ou qui avaient perdu quelque membre, ou qui, épargnés par le fer, étouffaient, renversés sous des monceaux de cadavres. Tous souffraient en silence.

(11) Nul, parmi tous ceux qui enduraient l’un de ces genres de torture, ne demanda quartier, ne rendit les armes, n’implora même le bienfait d’une mort plus prompte. Serrant encore le fer de leur main mourante, ils trouvaient moins de honte à succomber qu’à se déclarer vaincus. Le sort, murmuraient-ils, et non la bravoure, avait décidé de tout. Le massacre de tant d’ennemis prit à peine une demi-heure. On ne s’aperçut que par la victoire qu’il y avait eu combat.

(12) Immédiatement après cette vigoureuse exécution sur la population armée, les familles de ceux qui avaient péri furent tirées hors des cabanes, sans distinction d’âge ni de sexe. Ce n’était plus l’orgueil superbe d’autrefois, on descendait alors aux soumissions les plus humiliantes. En un instant on ne vit plus que monceaux de cadavres et bandes de captifs.

(13) L’ardeur de combattre, l’avidité du butin se réveillent alors dans la troupe ; elle veut exterminer tout ce qui avait fui du champ de bataille, ou s’était tenu caché au fond des chaumières. Altéré du sang des barbares, le soldat court aux habitations, renverse leurs toits fragiles, et massacre tout ce qu’il y rencontre. Nul ne trouva d’abri dans sa maison, si solidement qu’elle fût construite.

(14) Pour en finir on eut recours au feu, et tout refuge devint impossible. Alors il n’y eut plus que le choix de se laisser brûler ou de périr par le fer ennemi, en fuyant ce genre de supplice. Quelques-ans cependant, échappés au glaive et aux flammes, se jetèrent dans le fleuve voisin, comptant sur leur adresse à nager pour gagner l’autre rive. Ils se noyèrent pour la plupart, et nos traits en atteignirent un grand nombre. L’eau du vaste fleuve fut bientôt rouge du sang de ce peuple, que deux éléments semblaient conspirer à détruire avec le fer des vainqueurs.

(16) On ne s’en tint pas encore là. Pour ôter aux barbares jusqu’à l’espérance d’avoir la vie sauve après l’incendie de leurs demeures et l’enlèvement de leurs familles, on rassembla tout ce qu’ils possédaient de barques, pour aller à la recherche de ceux que le fleuve séparait de nous.

(17) Conduite avec mystère, une troupe de vélites y prit place, et pénétra par ce moyen dans les retraites des Sarmates. Ceux-ci, à la forme connue des embarcations, mues par des rameurs de leur pays, crurent d’abord n’avoir affaire qu’à des compatriotes ;

(18) mais le fer des javelots, qui brillait, de loin, leur révéla l’approche de ce qu’ils redoutaient le plus. Ils s’enfuirent dans leurs marais, où ils furent suivis par nos soldats, qui en tuèrent an grand nombre, et, dans cette occasion, surent combattre et vaincre sur un sol où il semblait qu’on ne pût pas même tenir pied.

(19) Les Acimicences (c’était le nom de cette tribu) totalement détruits ou dispersés, on marcha sans délai contre les Pincences, ainsi nommés de la contrée qu’ils avoisinent. Ceux-ci n’ignoraient pas le désastre de leurs compatriotes, mais la nouvelle n’avait fait qu’augmenter leur sécurité. Cette peuplade était dispersée sur un vaste territoire, où il nous eût été difficile de l’aller chercher, dans l’ignorance où nous étions des routes. On emprunta donc pour la dompter le secours des Taïfales et des Sarmates libres.

(20) Le plan d’opération fut réglé d’après les positions respectives, nos troupes attaquant l’ennemi par la Mésie, et nos alliés occupant chacun la partie de la contrée qui lui faisait face.

(21) Les Limigantes, tout consternés qu’ils étaient des terribles leçons données à leurs compatriotes, se demandaient encore s’ils devaient recourir aux armes ou à la prière. Ils avaient tout lieu cependant, après ce qui s’était passé, de savoir à quoi s’en tenir sur l’alternative. Enfin, dans un conseil des vieillards, la résolution de se rendre prévalut, et à la gloire des triomphes précédents vint s’ajouter la soumission d’ennemis qui devaient la liberté â leur courage. Le peu qui en restait, dédaignant de se rendre à d’anciens maîtres qu’ils regardaient comme au-dessous d’eux, vinrent en suppliants courber le front devant des hommes qu’ils reconnaissaient pour leurs supérieurs.

(22) Presque tous, avec notre foi pour garant, quittèrent l’asile inexpugnable de leurs montagnes, et se rendirent au camp romain, d’où ils furent dispersés au loin dans une vaste contrée, emmenant avec eux leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants, et le peu de ce qu’ils possédaient, dont un départ si précipité leur permit le transport.

(23) Ces mêmes hommes, qui semblaient ne devoir abandonner leur pays qu’avec la vie, au temps où ils appelaient liberté ce qui n’était qu’une démence effrénée, se résignaient ainsi à obéir, et acceptaient un établissement paisible, assurés désormais contre les maux de la guerre et ceux de l’émigration. Ils vécurent quelque temps en paix dans cette condition, qui les satisfaisait en apparence ; mais leur férocité naturelle, prenant bientôt le dessus, les poussa, par des forfaits nouveaux, à mériter enfin leur destruction entière.

(24) L’empereur couronna cette série de succès en donnant à l’Illyrie un double gage de sécurité. L’idée lui en appartenait, et il eut l’honneur de l’accomplir. Ce fut la rentrée en possession de son pays d’un peuple d’exilés, dont le caractère mobile pouvait à la vérité inspirer quelques craintes, mais dont il était en droit d’attendre plus de circonspection à l’avenir. Et, pour rehausser encore ce bienfait, il lui donna pour roi, non pas un inconnu, mais l’homme de son choix, un prince du sang royal, non moins remarquable par ses avantages extérieurs que par les qualités de son esprit.

(25) Cette conduite, aussi pleine d’adresse que de bonheur, releva le caractère de Constance aux yeux de l’armée, qui d’une voix unanime lui décerna pour la seconde fois le titre de Sarmatique, du nom des peuples qu’il avait subjugués. Le prince, au moment de son départ, fit assembler les cohortes, les centuries et les manipules ; puis, montant sur son tribunal, entouré des principaux chefs de l’armée, il lui adressa ces paroles, bien faites pour produire sur elle une favorable impression :

(26) "Fidèles soutiens de la puissance romaine, les souvenirs de gloire, je le sais, sont pour les cœurs courageux la plus douce des jouissances. Je veux donc, puisque la protection d’en haut nous a donné la victoire, passer en revue devant vous, sans que la modestie en soit blessée, ce que chacun de nous a fait avant la bataille et pendant la chaleur de l’action. Quoi de plus légitime, en effet, de moins suspect aux yeux de la postérité, que ce loyal témoignage que se rendent à eux-mêmes, après le succès, et le soldat de sa bravoure, et le chef de sa bonne direction ?

(27) L’ennemi déchaîné désolait l’Illyrie, et, dans sa jactance effrénée, insultant à notre absence, commandée par le salut de l’Italie et de la Gaule, il étendait bientôt ses ravages jusqu’au- delà de nos frontières. S’abandonnant sur des troncs d’arbres creusés, il franchissait ainsi les fleuves, ou les passait à gué. Mal armé, sans force réelle, et incapable de lutter contre une troupe régulière, il s’était fait craindre de tout temps par l’audace de ses brigandages imprévus, et son adresse singulière à se rendre insaisissable. Trop éloignés du théâtre du mal, nous avons dû longtemps nous en reposer sur nos généraux du soin d’en réprimer l’excès ;

(28) mais il s’est accru par l’impunité jusqu’à devenir une sorte de dévastation organisée de nos provinces. C’est alors qu’après avoir fortifié les accès de la Rhétie, pourvu d’une manière efficace à la sûreté des provinces de la Gaule, tranquilles désormais sur nos arrières, nous sommes venus, avec l’aide de Dieu, rétablir l’ordre dans les Pannonies. Tout était prêt, vous le savez, dès avant la fin du printemps, pour aborder de front les difficultés d’une telle campagne. Et d’abord il a fallu protéger contre un orage de traits la construction des ponts qui nous étaient nécessaires. Cet obstacle est bientôt vaincu, et déjà nous foulons du pied le sol ennemi. Une partie des Sarmates s’obstine à combattre ; il nous en a peu coûté pour lui faire mordre la poussière. Les Quades, qui prétendent les secourir, viennent avec la même fureur fondre sur nos braves légions, et sont pareillement écrasés. Enfin, des pertes énormes essuyées, soit en fuyant devant nos coups, soit en s’efforçant de nous faire tête, leur ont donné la mesure de la valeur romaine. Ils ont compris que pour eux l’unique voie de salut était la prière. Ils ont mis bas les armes, offert aux liens de l’esclavage ces mains qui avaient tenu le fer, et sont venus se jeter aux pieds de votre empereur, implorant la clémence de celui. dont ils avaient éprouvé la fortune dans les batailles.

(29) Débarrassés de ces ennemis, nous avons abattu non moins glorieusement les Limigantes. Un grand nombre de leurs guerriers est tombé sous nos coups ; le reste a cherché contre la mort un refuge dans ses marécages.

(30) Notre triomphe était complet : c’était le tour de la clémence. Les Limigantes ont été forcés d’émigrer assez loin pour ne pouvoir désormais rien entreprendre contre nous. À cette condition, nous avons fait grâce au plus grand nombre. Zizaïs, un allié fidèle et dévoué, va régner sur les Sarmates libres. Ils auront un roi de notre main ; c’est mieux que de leur en ôter un ; et, ce qui ajoute à l’éclat de son avènement, c’est qu’il est l’homme du choix de ses peuples, le chef qu’eux-mêmes ils avaient élu.

(31) Cette seule campagne aura produit quatre résultats heureux, pour vous, pour moi, et pour la chose publique. Justice a été faite des plus dangereux de tous les brigands, voilà pour l’État. Une multitude de captifs vous est échue en partage ; et pour des braves c’est déjà beaucoup de la récompense conquise par leurs sueurs et par leurs exploits.

(32) Mais il me reste encore dans mon trésor d’amples moyens de m’acquitter envers vous. Quant à moi, j’ai réussi, par mes veilles et mes efforts, à assurer à tous mes sujets l’intégrité de leur patrimoine. C’est où tendent tous les vœux, où se résume toute l’ambition d’un bon prince.

(33) Enfin j’ai personnellement reçu ma part des dépouilles, dans cette glorieuse réitération du nom de Sarmatique, que vous m’avez unanimement, et, j’ose le dire, justement décerné."

(34) Des acclamations extraordinaires accueillirent la fin de ce discours ; et le soldat, dont l’enthousiasme s’enflammait par la promesse de récompenses ultérieures, regagna ses tentes en prenant, suivant la formule consacrée, le ciel à témoin que Constance était invincible. De retour au quartier impérial, le prince y prit deux jours de repos, et revint à Sirmium dans tout l’appareil d’une pompe triomphale. L’armée ensuite rentra dans ses cantonnements.

Chapitre XIV[modifier]

(1) Dans le même temps les trois négociateurs envoyés au roi de Perse, Prosper, Spectate et Eustathe, arrivaient à Ctésiphon, où ils trouvèrent ce monarque de retour. Ils remirent entre ses mains la lettre et les présents dont ils étaient porteurs, et, fidèles à leur mandat, proposèrent de prendre le statu quo pour base du traité, ne se relâchant sur aucun point de ce qu’exigeaient les intérêts et la dignité de l’empire, et insistant principalement sur ce qu’aucun changement ne fût apporté à l’état des choses à l’égard de l’Arménie et de la Mésopotamie.

(2) Après de longs efforts pour vaincre l’obstination du roi, et voyant qu’il s’opiniâtrait de plus en plus sur la cession préalable de ces deux provinces, ils revinrent sans rien avoir conclu.

(3) À cette mission succéda, sur les mêmes errements, celle du comte Lucillien et de Procope, alors simple notaire, et qui depuis se vit entraîné, par la force des choses, à lever à son profit l’étendard de la révolte.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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  1. Strasbourg.
  2. Saverne.
  3. Mayence.
  4. Habitants de Metz.
  5. Cologne.
  6. Juliers.
  7. qui ébranle la terre
  8. remuer
  9. Zélande.
  10. Le Danube.
  11. Aujourd’hui Szoeni, près de Cormorn.