Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 3

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Pagnerre (Vol 1p. 201-214).


CHAPITRE III.


27 juillet. — La bourgeoisie soulève le peuple. — La révolution commence par les ouvriers imprimeurs renvoyés de leurs ateliers. — Causes réelles de la colère du peuple. — Confiance du premier ministre. — joie des royalistes exagérés. — Exemple de résistance légale. Nouvelle réunion de députés : vains discours ; des jeunes gens chargés par des gendarmes, sous les fenêtres de M. Casimir Périer. — Bourgeois et prolétaires confondus dans l’émeute ; surprise, hésitation des soldats. — Le Palais-Royal, point de départ de l’insurrection, comme en 89. — Les élèves de l’École polytechnique se préparent au combat. — Un drapeau tricolore déployé. — Aspect sinistre de la ville de Paris dans la soirée du 27. — Les meneurs de la bourgeoisie s’étonnent et s’effraient de l’importance du mouvement imprimé par eux-mêmes. — Réunion d’électeurs. — Les bonapartistes concertent. — Parmi les hommes de la bourgeoisie, plusieurs ne songent qu’à faire capituler Charles X ; et de ce nombre, Casimir Périer ; ovation que lui font des hommes du peuple qui le croient révolutionnaire. — Élèves de l’École polytechnique allant frapper à la porte de M. Laffitte. — Distribution de cartouches à Saint-Denis ; le 6e régiment de la garde marche sur la capitale.


Le 27, la portion la plus active de la bourgeoisie se mit à l’œuvre, et rien ne fut épargné pour émouvoir le peuple. La Gazette, la Quotidienne, l’Universel, s’étaient soumis aux ordonnances, par conviction ou esprit de parti ; le Journal des Débats et le Constitutionnel, par frayeur et mercantilisme. Le Globe, le National, le Temps, qui avaient paru, furent répandus avec profusion. L’ordonnance de police qui, la veille en avait interdit la publication, ne faisait qu’irriter la curiosité. On les jetait par centaines dans les cafés, dans les cabinets de lecture, dans les restaurants. Des journalistes couraient, pour les lire et les commenter, d’atelier en atelier, de boutique en boutique. On vit des hommes d’une mise soignée, de mœurs et de manières élégantes, monter sur des bornes, et se faire professeurs de l’émeute, tandis que des étudiants, attirés du fond de leur quartier par ce besoin d’émotions naturel à la jeunesse, parcouraient les rues, armés de cannes, agitant leurs chapeaux et criant : Vive la Charte !

Lancés au milieu d’un mouvement qu’ils ne pouvaient comprendre, les hommes du peuple regardaient toutes ces choses avec surprise ; mais, cédant peu à peu à l’action de ce fluide qui se dégage de toute agitation forte, ils imitaient les bourgeois, couraient de côté et d’autre d’un air effaré, et criaient à leur tour : Vive la Charte !

Parmi les fauteurs de la sédition, il y en eut qui tremblèrent d’avoir trop fait. Ce qui ne devait être qu’une démonstration propre à ramener la royauté en l’effrayant, ne pouvait-il pas devenir un ébranlement au bout duquel seraient le pillage, et la dictature de quelques tribuns, plus redoutable encore que celle d’un roi ? Y avait-il prudence à réveiller toutes les passions endormies au fond d’une société sans lien ? Quelques maîtres d’ateliers retinrent donc leurs ouvriers. D’autres, plus hardis, les renvoyèrent en leur disant : « Nous n’avons plus de pain à vous donner. » Bientôt les imprimeries furent désertes, et les rues inondées.

Là commençait l’alliance révolutionnaire de la bourgeoisie et du peuple. Elle fut rendue plus étroite par la folie de Charles X et de ses ministres.

L’officier général qui devait, pendant la journée du 27 et les journées suivantes, avoir le commandement de Paris, ne put remplir sa mission. Le duc de Raguse fut désigné pour le remplacer. Désignation funeste ! car, Paris livré à l’ennemi, nos palais occupés par des barbares, nos musées dévastés, nos places publiques éclairées par le feu des bivouacs, les Cosaques galopant la lance à la main devant nos mères éperdues, et venant renverser l’Empire sur des chevaux marqués aux flancs de l’N impériale, douleurs et hontes de la patrie, tout cela, pour le peuple, se résumait dans un nom, et ce nom c’était celui du duc de Raguse. En le mettant à la tête de ses défenseurs, la vieille monarchie comblait la mesure de ses fautes ; elle faisait elle-même d’une querelle toute bourgeoise la cause du peuple. Comment se serait-il abstenu ? Derrière lui, des agitateurs pour lui faire peur de la faim ; devant lui Marmont, pour lui rappeler l’Empereur trahi et Waterloo !

Mais l’aveuglement de Charles X et de son premier ministre était immense. Aucune précaution n’avait été prise. Il y avait tout au plus 12,000 soldats à Paris, dont la garnison venait d’être affaiblie ; le parquet n’avait pas été prévenu ; au ministère de la guerre, M. de Champagny était relégué dans des détails administratifs, et M. de Polignac regrettait de n’avoir pas de capitaux disponibles pour les mettre dans les fonds publics.

Les exagérés du parti royaliste allaient jusqu’à se réjouir de tout ce bruit. Ils avaient dit souvent qu’il fallait faucher dans le champ les factions ; que Louis XVI s’était perdu par excès de bonté ; que le salut de la monarchie demandait des victimes, et 93 des expiations. Le spectacle qui se passait sous leurs yeux n’était donc pour leur fanatisme que l’indication de l’heure suprême fixée par la Providence. À quoi servirait cette grande secousse donnée à la société, sinon à faire sortir de la foule les têtes qu’il importait de couper ? Des mandats d’amener furent lancés contre les signataires de la protestation des journalistes, et l’ordre fut donné de saisir les presses des journaux en révolte.

Le Temps était celui de tous qui avait déployé le plus d’énergie. On devait s’y attendre à une invasion. Et, en effet, vers midi, un détachement de gendarmerie à cheval vint se ranger en bataille devant la porte. La maison menacée était située dans la rue Richelieu, une des plus passantes de Paris, et les presses qu’il s’agissait de saisir étaient établies au fond d’une vaste cour. On annonce l’arrivée du commissaire. Aussitôt, M. Baude fait fermer les portes de l’imprimerie et ouvrir à deux battants celle qui donnait sur la rue. Ouvriers, rédacteurs, employés de toute espèce se rangent sur deux files ; M. Baude se place au milieu, tête nue, et l’on attend dans un profond silence. Les passants s’arrêtaient émerveillés quelques-uns s’inclinaient avec respect ; les gendarmes étaient inquiets.

Le commissaire arrive. Forcé de passer au milieu de ces hommes impassibles et muets, il se trouble, pâlit, et parvenu jusqu’à M. Baude, lui fait connaître avec politesse l’objet de sa mission. « C’est en vertu des ordonnances. Monsieur, lui dit M. Baude avec fermeté, que vous venez briser nos presses. Eh bien ! c’est au nom de la loi que je vous somme de les respecter. » Le commissaire envoya chercher un serrurier. Les portes de l’imprimerie allaient être enfoncées. M. Baude arrête l’homme du peuple, et prenant un code, il lit à voix haute l’article qui punit le vol avec effraction. Le serrurier se découvre pour rendre hommage à la loi ; mais, sur une injonction nouvelle du commissaire, il paraissait prêt à céder, lorsque M. Baude lui dit avec un sang-froid ironique : « Faites ! Il ne s’agit pour vous que des travaux forcés. » En même temps, il en appelle du commissaire à la cour d’assises, et tire de sa poche un portefeuille pour y dresser la liste des témoins. Le portefeuille passe de main en main, et chacun y inscrit son nom. Tout, dans cette scène, était émouvant et singulier : la stature de M. Baude, sa figure rude, son œil perçant voilé par d’épais sourcils, la loi pour laquelle il demandait respect, l’attitude indomptable des spectateurs, la protection des juges absents invoquée à quelques pas d’un détachement de gendarmes, la foule qui s’amoncelait au-dehors de minute en minute et grondait. Frappé de terreur, le serrurier se retira au milieu des applaudissements et des bravos. Un autre fut appelé. Il essaya d’exécuter les ordres qu’il avait reçus on venait de lui dérober ses instruments. Il fallut recourir au serrurier chargé de river les fers des forçats. Ces débats qui durèrent plusieurs heures et eurent un grand nombre de témoins, empruntaient des circonstances une véritable importance historique. En donnant au peuple l’exemple de la désobéissance combinée avec l’amour des lois, on flattait en lui ce double besoin de sa nature : faire acte d’indépendance et se sentir gouverné.

Des assemblées tumultueuses se tenaient pendant ce temps sur divers points de Paris. Dans celle des électeurs, où se trouvait M. Thiers, on commençait à agiter la question du soulèvement des masses, et M. Féline s’écriait : « Il faut mettre tous nos ennemis hors la loi, roi et gendarmes. » Mais, préoccupé de l’idée qu’une lutte entre une multitude sans armes et des troupes réglées ne pouvait qu’amener d’affreux malheurs, M. Thiers insistait pour qu’on se bornât à la résistance légale, et, surtout, pour « qu’on ne mêlât pas le nom du roi à ces discussions brûlantes. »

Ces sentiments étaient ceux de la plupart des députés présents à Paris. Rassemblés dans le salon de M. Casimir Périer, ils y perdaient en discours des heures irréparables. Ce fut vainement que l’assemblée des électeurs leur envoya MM. Mérilhou et Boulay (de la Meurthe) pour échauffer leur zèle. Ce fut vainement que MM. Audry de Puyraveau, Mauguin, Labbey de Pompières les adjurèrent de protester, à l’exemple des journalistes, contre un coup d’état qui les désarmait. M. Sébastiani ne parlait que d’une lettre au roi ; M. Dupin soutenait, comme la veille, qu’il n’y avait plus de députés ; et, comme la veille, M. Casimir Périer conseillait à ses collègues de s’endormir dans leur défaite et d’ajourner le courage. Tout s’était agité pourtant depuis la veille autour de ces législateurs immobiles. Et ils purent s’en convaincre ; car, de leur cénacle, ils entendirent le pas des chevaux retentir sur le pavé ; et des jeunes gens qui venaient encourager Casimir Périer, l’applaudir, furent chargés par des gendarmes sous ses fenêtres, et vinrent tomber sanglants contre les portes fermées de son hôtel.

À sept heures du soir il n’y avait pas eu encore d’engagement bien sérieux. Des pierres avaient été lancées contre les gendarmes sur la place du Palais-Royal. Dans la rue du Lycée, les troupes avaient fait feu après quelque hésitation, et un homme avait été tué. Dans la rue Saint-Honoré, un coup de fusil, parti des fenêtres d’un hôtel et tiré par un étranger, avait provoqué une décharge qui avait tué cet étranger et ses deux domestiques. Enfin, une barricade avait été construite à quelques pas du Théâtre-Français, et des lanciers avaient parcouru, le sabre à la main, les rues voisines, où quelques personnes furent blessées. Ce n’était qu’une insurrection essayée. Mais la physionomie de la ville était lugubre, et Paris ressentait déjà ce frémissement précurseur d’une grande lutte. La foule regorgeait dans les rues, poussée par une curiosité sombre. Quelques boutiques d’armuriers venaient d’être pillées ; deux barricades nouvelles coupaient la rue Saint-Honoré, et, pour les détruire, un détachement de la garde accourait du côté de la Madeleine, tandis qu’un bataillon du 15e léger partait, pour aller à sa rencontre, du marché des Innocents. Des fusils étincelaient d’un bout à l’autre de la rue Saint-Denis, et des cris de Vive la ligne sortaient du sein de ce mugissement populaire, aussi vague et plus profond que celui de la mer. Flattés et menacés tour à tour, les soldats étaient en proie aux plus cruelles incertitudes : ils chassaient devant eux la multitude avec des regards amis et des gestes suppliants. Cela devait être : des femmes élégantes avaient été vues aux fenêtres, criant sur le passage des troupes : « Ne faites pas de mal au peuple » ; et le frac des gens du monde paraissait dans l’émeute à côté de la veste en lambeaux des prolétaires. Ce n’était donc pas ici, comme plus tard à Lyon, une armée d’esclaves modernes conduite au combat par d’autres esclaves. Les chefs, ici, étaient puissants par l’intelligence, par la richesse, par les honneurs. Or, tel est dans toute société en enfance le servilisme des âmes, que le malheur protestant contre l’iniquité, y est moins sacré que la puissance soulevée contre qui a osé la méconnaître.

Au reste, l’agitation ne fut pas plus tôt descendue des salons dans les carrefours qu’elle y rencontra des milliers d’hommes atteints du dégoût de la vie. Et il est à remarquer qu’elle prit naissance au Palais-Royal, c’est-à-dire dans ce quartier tout ruisselant d’or et de pierreries, où la civilisation enveloppe ses misères dans ses pompes, quartier des riches et des prostituées. Aussi, ce fut du fond de ces repaires impurs que masquent d’étincelantes boutiques, qu’on vit sortir, dans la soirée du 27, le regard égaré et le visage en feu, quelques-uns des hommes du commencement. Mais au vrai peuple, à celui qui travaille et qui souffre, il devait être donné de remplir tout entière l’histoire de ces combats Et, de la part de ce peuple, tout ne fut qu’héroïsme, nobles Instincts, générosité ignorante et aveugle.

Aux dernières lueurs du jour, un homme parut sur le quai de l’École, tenant à la main ce drapeau tricolore qu’on n’avait pas vu pendant quinze ans. Aucun cri ne fut poussé, aucun mouvement ne se fit dans la foule rangée le long des parapets du fleuve. Étonnée, silencieuse, et comme recueillie dans ses souvenirs, elle regarda passer, en le suivant longtemps des yeux, cet étendard, évocation inattendue de glorieux fantômes. Quelques vieillards se découvrirent, d’autres versaient des pleurs : tout visage avait pâli.

Pendant ce temps, voici ce qui se passait à l’École polytechnique, destinée à un rôle si glorieux. Un élève, qui s’était vu chassé de l’École pour avoir chanté la Marseillaise dans un banquet cinq mois trop tôt, M. Charras, écrivit à un de ses camarades que, selon toute apparence, on en viendrait aux mains, et qu’il fallait pousser au mouvement. Il lui faisait passer en même temps les journaux qui avaient paru dans la matinée. Les simples élèves n’avaient pu sortir en ville, les jours de sortie étant le mercredi et samedi de chaque semaine ; mais les élèves gradés, les sergents et les sergents-majors, qui jouissaient du privilège de sortir tous les jours, de deux à cinq heures, allèrent parcourir Paris, et, en rentrant, ils racontèrent que la troupe avait chargé, qu’il y avait eu des victimes, que tout semblait se préparer pour une lutte sérieuse. Vers six heures, en effet, les élève entendent distinctement le bruit des feux de peloton exécutés de l’autre côté de la Seine. Aussitôt l’effervescence la plus vive se manifeste parmi eux ; les études sont interrompues ; les élèves méprisent les menaces d’abord, puis les remontrances des officiers et de l’inspecteur général des études, M. Binet ; ils se réunissent dans les salles de billard et se mettent à délibérer sur le parti à prendre. L’agitation était extrême. Enfin, il fut arrêté qu’une députation de quatre élèves serait envoyée auprès de MM. Laffitte, Casimir Périer et Lafayette, pour leur déclarer que l’École était prête à seconder leurs efforts, et, s’il le fallait, à se jeter dans l’insurrection. Les élèves choisis furent MM. Lothon, Berthelin, Pinsonnière et Tourneux. Ils forcèrent la consigne, et se rendirent rue des Fossés-du-Temple, chez M. Gharras. Là ils revêtirent des habits bourgeois, parce qu’ils craignaient d’être arrêtés, le pavé n’étant pas libre, et ils prirent tous les cinq la route de l’hôtel Laffitte.

Quel aspect que celui de la ville de Paris au moment où les ténèbres descendirent sur elle ! Le long des boulevards, sur la place Louis XV, sur la place Vendôme et sur celle de la Bastille, des Suisses, ou des lanciers, ou des gendarmes d’élite, ou des cuirassiers de la garde, ou des fantassins ; des patrouilles se croisant dans tous les sens ; à la rue de l’Échelle, à celle des Pyramides, des tentatives de barricades ; et, tout autour du Palais-Royal, une fourmilière d’hommes accourus pour humer la révolte ; des coups de fusils, rares encore ; au pied des colonnes de la Bourse, un corps de garde incendié et inondant la place de clartés sinistres ; sous le péristyle du théâtre des Nouveautés, un cadavre qu’on venait d’y jeter après l’avoir promené en criant vengeance ; l’obscurité s’épaississant de plus en plus sur la ville par le bris des réverbères ; des hommes parcourant la rue Richelieu les bras nus et la torche à la main… Ah ! les meneurs durent s’effrayer alors ; car où s’arrêterait le char qu’ils avaient lancé ? « Non, s’écriait avec force M. de Rémusat dans les bureaux du Globe, non, ce n’est pas une révolution que nous avons prétendu faire : il s’agissait uniquement d’une résistance légale. » — Ces paroles ayant été vivement relevées par le docteur Paulin, un débat violent s’engage ; des exclamations menaçantes font craindre une lutte plus sérieuse.

M. de Rémusat, pourtant, avait fait preuve d’une honorable fermeté, tant qu’il ne s’était agi que d’une résistance constitutionnelle. Mais il s’alarmait de tout ce qui, alors, pouvait être osé.

Car tous ces bourgeois craignaient le peuple encore plus que la cour. « Songez-y bien, disait ce soir-là à ses amis du National un manufacturier du faubourg Saint-Marceau, si vous donnez des armes aux ouvriers, ils se battront ; si vous ne leur en donnez pas, ils voleront. »

On ne leur en donna point, ils en prirent, ne volèrent pas, et ne songèrent qu’à combattre.

Cependant quelques citoyens, parmi lesquels MM. Thiers, Cauchois-Lemaire, Chevallier, Bastide, Dupont, discutaient chez M. Cadet-Gassicourt les moyens de régulariser la résistance. La maison était située dans la rue Saint-Honoré : on y délibérait au bruit de la fusillade, et il y régnait plus de confusion que d’ardeur. La nécessité de recourir aux formes légales y fut énergiquement proclamée par M. Thiers. Dans l’esprit de la plupart des assistants, le mouvement qui agitait la capitale n’avait pas un autre caractère et ne devait pas avoir une autre issue que celui qui, en 1827, avait éclaté dans la rue Saint-Denis. La réunion elle-même n’avait pour objet que de former dans chaque arrondissement un comité de résistance chargé de correspondre avec les députés. Mais les révolutions ne se font point avec tant de méthode. Retirés dans un coin de la salle, quelques hommes intrépides, tels que MM. Charles Teste et Anfous, s’impatientaient de ces lenteurs de la discussion sans attendre la fin ils sortirent, et coururent dans la ville se concerter avec leurs amis pour la bataille du lendemain.

Une autre réunion eut lieu chez le général Gourgaud, dans laquelle se trouvèrent MM. Clavet-Gaubert, ancien aide-de-camp du général Bertrand, M. Dumoulin, le colonel Dufays, le commandant Bacheville, tous hommes de l’Empire. On s’y donna rendez-vous pour le lendemain sur la place des Petits-Pères, non loin du Palais-Royal.

D’autres ne songeaient qu’à faire capituler Charles X, seul moyen, suivant eux, de passer entre ces deux écueils : le despotisme et le pillage. Le baron de Vitrolles reçut la visite du docteur Thibault, qui avait avec le général Gérard d’assez étroites relations. Le but de cette visite était d’engager M. de Vitrolles à une démarche conciliatrice auprès de Charles X, sur l’esprit duquel on connaissait son influence.

Mais une révolution était devenue inévitable. Or, ce peuple, qui allait la faire, en comprenait-il bien le sens, et pouvait-il en pressentir la portée ? Savait-il où étaient ses ennemis Savait-il quels hommes il devait prendre pour chefs ? Dans cette soirée, une voiture fut arrêtée, rue de Clichy, par une bande d’ouvriers armés de bâtons. « C’est un ministre qui s’enfuit », crièrent ces ouvriers d’une voix terrible. Dans la voiture se trouvaient Mme Danrémont, ses deux enfants et un inconnu. La portière s’ouvre, et l’inconnu s’élance à terre. Il aurait été tué peut-être, car il n’osait livrer le secret de son nom, lorsqu’un passant, l’ayant reconnu, s’écria Casimir Périer ! À ces mots l’enthousiasme succède à la menace, et on porte en triomphe comme un des plus implacables adversaires de Charles X celui qui, dans ce moment même, ne réfléchissait qu’aux moyens de lui sauver une couronne. Car, trop souvent, le peuple ne combat que pour un déplacement de tyrannie, et prend des chefs dont il ne sait que le nom.

À peu près à la même heure, les jeunes gens députés par l’École polytechnique venaient frapper à la porte de l’hôtel Laffitte. On leur répondit que le maître de la maison était couché. Il devait se réveiller le lendemain au bruit d’une révolution ; car on descendait une pente qu’il n’était déjà plus possible de remonter.

M. de Polignac, de son côté, prenait ses mesures, et envoyait l’ordre à deux bataillons du 6e régiment de la garde, alors en garnison à Saint-Denis, de marcher sur Paris en toute hâte. Il était nuit quand cet ordre parvint au colonel. Le tambour appela les deux bataillons autour du drapeau ; quinze cartouches par giberne furent distribuées aux soldats ; et, s’adressant aux officiers, le colonel leur dit d’une voix profondément émue : « Messieurs, nous allons à Paris. Maintenez l’ordre dans vos compagnies, et, si la garde donne, que chacun fasse son devoir. »