Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Pagnerre (Vol 1p. 259-319).


CHAPITRE V.


29 juillet. — Préparatifs de combat. — Abattement des troupes. — Le général Dubourg à l’Hôtel-de-Ville. — Dépêche de l’ambassadeur de Suéde saisie ; dispositions du corps diplomatique. — Terreurs des dignitaires du royaume : ils désirent une transaction ; départ de MM. de Semouville et d’Argout pour Saint-Cloud. — Le général Vincent à Versailles. — Entrevue de Charles X et de M. de Sémouville. — Combats dans Paris ; prise de la caserne de Babylone. — Invasion du Louvre et des Tuileries ; retraite des troupes ; frayeur de M. de Talleyrand. — Le peuple dans le palais des rois ; son désintéressement ; philosophie de ce désintéressement. — Combat dans la rue de Rohan ; scènes de vengeance ; scènes de générosité. — Tentatives pour tromper le peuple. — Défection de deux régiments. — Panique à l’hôtel Laffitte. — Après la bataille, scènes de fraternité ; combien elles durent ; pourquoi on exalte les vertus du peuple. — Les voleurs fusillés sur place : philosophie de ces exécutions. — Aspect de l’hôtel Laffitte ; un complot dans une révolution. — Paris gouverné par un pouvoir imaginaire. — Côté bouffon de ces prodigieux événements. — Commission municipale. — Lafayette à l’Hôtel-de-Ville. Promenade du général Gérard. — Prévoyance du duc de Choiseul. — Courage mêlé de cruauté. — Les troupes en retraite rencontrée, par le dauphin ; insensibilité de ce prince. — Arrivée des troupes à Saint-Cloud. — Le duc de Mortemart nommé ministre à Saint Cloud. — Négociations entre le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville et les messagers de Charles X. — La signature de Casimir Périer toute puissante. — Démarche de M. d’Argout auprès de M. Laffitte. — Paroles remarquables du général Pajol. — La famille royale à Saint-Cloud. — Générosité de Charles X à l’égard du duc d’Orléans. — Partie de whist. — Étranges scènes qui précèdent la révocation des ordonnances. — M. de Mortemart arrive à Paris. — Nuit du 29.


Le 29, à la pointe du jour, quelques bourgeois vigilants sortirent de la maison de M. Baude pour parcourir la ville : elle était silencieuse, déserte, et les combats de la veille y avaient laissé des traces sanglantes. Arrivés sur la place de Grève, où gisaient encore quelques cadavres, ils furent frappés du calme lugubre qui y régnait. Ils convinrent alors de se partager les divers quartiers de Paris et d’aller partout répandre la fausse nouvelle qu’un rassemblement immense s’était formé devant l’Hôtel-de-Ville, et qu’on devait partir de là pour marcher sur le Louvre.

Déjà les ouvriers des faubourgs se préparaient à recommencer la lutte, mais des préoccupations d’un autre genre tourmentaient une certaine portion de la bourgeoisie. M. Baude, suivi d’une bande nombreuse avec laquelle il avait visité plusieurs casernes et interrogé la fidélité du soldat, trouva sur la place Royale une compagnie de gardes nationaux rangés en bataille. Il les harangua vivement, leur apprit que les troupes se laissaient partout désarmer, et voulut les entraîner sur ses pas à l’Hôtel-de-Ville. Il s’y refusèrent obstinément : ils ne s’étaient armés, disaient-ils, que pour sauver leurs maisons du pillage.

Pendant ce temps, un citoyen nommé Galle, perçait la ligne de factionnaires établie sur la place du Carrousel. Il s’avançait guidé par un inconnu auquel les soldats ouvraient passage. Introduit auprès du duc de Raguse, « Monsieur le maréchal, s’écria-t-il, d’une voix tremblante d’émotion, vos troupes tirent du haut de quelques balcons de la rue Saint-Honoré sur des citoyens inoffensifs ; ne pouvez-vous faire cesser de telles atrocités ? — Vous m’insultez, Monsieur, en me regardant comme l’auteur de pareils ordres, répondit le duc de Raguse. Je viens d’ordonner aux troupes de ne faire feu que pour se défendre : une proclamation va en instruire Paris. — Comment ! reprit M. Galle, depuis deux jours, Monsieur le maréchal vous faites tirer sur le peuple et l’autorité municipale ne s’est pas encore montrée ! — C’est vrai, dit le maréchal, en portant la main à son front avec désespoir, c’est vrai ! » Et appelant son secrétaire : « Que les maires de Paris soient convoqués d’ici à une heure. — D’ici à une heure, Monsieur ! mais qui sait ce qui arrivera d’ici à une heure ? Peut-être n’existerez-vous plus, ni deux cent mille Parisiens, ni le roi, ni moi qui vous parle. Ce qu’il faut faire, Monsieur le maréchal, permettez-moi de vous le dire  partez à l’instant arrêtez ces fusillades que vous entendez d’ici ; allez à Saint-Cloud dire, au roi que nous avons dépavé nos rues ; que le haut de nos maisons est rempli de pavés ; que cent mille des plus braves soldats ne prendraient point Paris ; que beaucoup de gens qui entendent la guerre, moi, tout le premier, vont se mettre à la tête de la population si des concessions immenses ne sont pas faites. »

Le duc de Raguse répondit avec accablement que le roi savait tout, mais qu’il prêterait peut-être l’oreille à une députation, pourvu que ce fut une députation de la bourgeoisie[1].

Le duc de Raguse, au sortir de cet entretien, donna ordre aux maires de se réunir. Quatre d’entre eux se rendirent à cet appel. La proclamation dont le maréchal avait parlé était imprimée. On mit en liberté des prisonniers qu’on chargea de la répandre dans le peuple.

Les troupes royales se trouvaient alors refoulées loin des quartiers populeux, dont les innombrables barricades élevées dans la nuit leur fermaient irrévocablement l’accès. Elles n’occupaient plus que le cordon qui s’étend du Louvre aux Champs-Elysées. Des troupes de ligne stationnaient dans le jardin des Tuileries et sur la place Vendôme. La garde couvrait le Carrousel, la place Louis XV, le boulevard de la Madelaine, la cour intérieure du Palais-Royal ; plusieurs postes avaient été établis dans la rue Saint-Honoré ; deux bataillons suisses défendaient le Louvre ; et la gueule des canons était tournée, partout, du côté par où la foule pouvait venir.

Les Suisses se montraient inquiets. Un tout autre sentiment animait le reste des troupes. Épuisés par la faim, domptés par la fatigue, fils du peuple, après tout, en qui la honte de céder était combattue par l’horreur de vaincre, tous ces soldats s’affaissaient sur leurs armes, l’âme abattue, le regard fixe et morne. Ces maisons où, derrière chaque fenêtre fermée, ils devinaient un ennemi ; ces rues inondées de soleil et désertes qu’on leur avait fait sillonner et où gisaient tant de leurs camarades morts sous les balles d’assaillants invisibles ; ces hautes barricades ; ce silence ; cette vaste cité où n’étaient plus ni le tumulte ni le repos ; ces cris aigus et rares de Vive la Charte ! appel sauvage à une légalité que la plupart ignoraient, tout cela déconcertait les plus fermes, et les chefs eux-mêmes hésitaient, troublés jusqu’au fond du cœur.

Le peuple, maître chez lui, quittait par bandes les faubourgs et descendait le long des boulevards en colonnes serrées.

Une scène bizarre se passait en même temps au cœur de Paris. De dix à onze heures, un homme d’une taille moyenne, d’une figure énergique, traversait, en uniforme de général, et suivi par un grand nombre d’hommes armés, le marché des Innocents. C’était de M. Evariste Dumoutin, rédacteur du Constitutionnel, que cet homme avait reçu son uniforme, pris chez un fripier ; et les épaulettes qu’il portait lui avaient été données par l’acteur Perlet : elles venaient du magasin de l’Opéra-Comique. Quel est ce général, demandait-on de toutes parts ? Et quand ceux qui l’entouraient avaient répondu « c’est le général Dubourg, » vive le général Dubourg ! criait le peuple, devant qui ce nom n’avait jamais retenti. Mais tous alors avaient un immense besoin d’être commandés.

Le cortège se rendit à l’Hôtel-de-Ville. Le général s’y installa. Quelques instants après, le drapeau tricolore avait cessé de flotter sur l’Hôtel. Un homme entra dans le cabinet où se trouvait M. Dubourg et où plusieurs jeunes gens, rangés autour d’une table, étaient occupés à écrire. « Général, voici le tapissier. De quelle couleur le drapeau ? — Il nous faut un drapeau noir, et la France gardera cette couleur jusqu’à ce qu’elle ait reconquis ses libertés. »

M. Baude parut à son tour à l’Hôtel-de-Ville pour y jouir des privilèges de l’audace. Il se fit secrétaire d’un gouvernement idéal, il répandit des proclamations. Un avocat, M. Franque, reçut ordre de courir chez le premier président de la cour royale, M. Séguier, de l’arrêter et de le conduire de force à l’Hôtel-de-Ville. On voulait placer l’insurrection sous le patronage apparent des autorités judiciaires. Ainsi les deux hommes qui avaient voulu être le pouvoir pendant quelques heures, furent le pouvoir. On obéissait.

À peine installé, M. Baude prit quelques mesures d’urgence. Il fit faire par M. de Villeneuve l’inventaire de la caisse de l’Hôtel-de-Ville, où l’on trouva un peu plus de cinq millions. Il convoqua les syndics de la boulangerie, qui l’informèrent que Paris était approvisionné de pain pour un mois. Il fit prévenir les syndics de la boucherie que, durant la crise, le bétail entrerait librement à Paris. Enfin, une commission chargée de correspondre avec l’Hôtel-de-Ville, se forma par ses soins dans chacun des douze arrondissements de la capitale.

Au milieu des soucis de cette puissance si hardiment usurpée, M. Baude reçut la visite de M. Claprote, attaché à l’ambassade de Prusse. Il apprit de lui que l’attitude du peuple parisien pendant ces étonnantes journées avait frappé tous les membres du corps diplomatique de stupeur mais en même temps d’admiration ; que leurs dépêches contenaient l’expression de ce double sentiment et rendaient probable le maintien de la paix entre l’Europe monarchique et la France révolutionnaire. La sincérité de ces renseignements ne tarda pas à être vérifiée. Des ouvriers arrivèrent poussant de grands cris et traînant un homme du peuple qu’ils avaient arrêté aux barrières, et qu’ils avaient trouvé porteur d’un paquet soigneusement cacheté. Cet homme, interrogé, se réclama de M. de Lœveinhielm. Le papier saisi sur lui était une dépêche de l’ambassadeur de Suède au cabinet de Stockolm, M. Baude prit la dépêche et, sans en avoir rompu le cachet, la renvoya sur le champ à l’ambassadeur. M. de Loeveinhieim, touché de la générosité de ce procédé, ou, peut-être, curieux de visiter le bivouac d’une révolution dont il n’avait fait qu’entendre le bruit, se rendit en toute hâte à l’Hôtel-de-Ville. Il dit à M. Baude que rien n’égalait le respect qu’avait inspiré au corps diplomatique la conduite, à la fois si énergique et si sage, des Parisiens, et il ajouta qu’à la cour de Suède, dans tous les cas, la nouvelle de ces prodigieux événements ne serait pas probablement mal accueillie. Ce langage, dans la bouche de M. de Lœveinhielm devait paraître d’autant moins suspect, que Bernadotte nourrissait depuis long-temps d’ambitieuses espérances. En le tirant d’un camp pour le placer sur un trône étranger, la fortune avait enflé son cœur à ce point, qu’il avait rêvé la couronne de France. La chûte des Bourbons était une catastrophe dont il s’était préparé secrètement à tirer profit mais les événements devaient marcher plus vite que sa pensée.

Il y avait deux gouvernements militaires dans Paris : auquel des deux allait rester le pouvoir ? Tout espoir de conciliation était alors chimérique. On avait envoyé aux différents postes l’ordre de cesser le feu ; cet ordre n’était point parvenu. Les fourriers des compagnies postées sur la place du Carrousel, avaient été chargés de copier la proclamation du maréchal, et l’avaient copiée en effet, les uns sur leurs genoux, les autres sur des tambours mais la fusillade n’en continuait pas moins devant la colonnade du Louvre et ailleurs, avec une extrême vivacité. Un mois et demi de solde fut alloué à chaque militaire, et la distribution, que rendait possible la proximité du trésor, se fit à l’instant même sur la place du Carrousel. On braqua une pièce de huit à l’entrée de la rue de Rohan. Enfin, des soldats du 6e de la garde, établis dans les maisons qui avoisinent le Palais-Royal, s’y préparèrent à soutenir l’assaut. Car la masse des assaillants grossissait ; le mugissement de la ville s’étendait de plus en plus, et, dans la rue Richelieu, les barricades, se rapprochant des soldats avec une rapidité surprenante, devenaient des tranchées d’attaque.

L’audace des chefs royalistes ne répondait ni au caractère menaçant des mesures prises, ni à la gravité du péril. Le duc de Raguse refusa formellement aux artilleurs l’autorisation de mettre le feu à la pièce de la rue de Rohan, et un jeune officier du 6e de la garde étant venu lui demander de lancer quelques boulets sur le quai Voltaire, « Eh ! Monsieur, répondit le maréchal avec colère, vous voulez donc détruire cette ville de fond en comble ! »

Quant aux dignitaires du royaume, aux pairs de France, ils n’étaient occupés en ce moment qu’à se lamenter sur leur position compromise, sur leurs biens jetés en pâture à la populace, sur leurs têtes menacées peut-être ! Le peuple était déchaîné : comment le contenir ? Et ils maudissaient à l’envi M. de Polignac. Possesseurs d’une fortune composée des débris de quatre révolutions, heureux pendant quinze ans dans un pays dont leur bonheur résumait les calamités, ils s’étaient attachés à la royauté absolue par calcul, non par conviction. Cela même leur avait permis une prévoyance dont M. de Polignac n’était point capable, parce qu’il était désintéressé comme tous les fanatiques, et loyal dans son aveuglement.

« Nous l’avions bien prédit, se disaient l’un à « l’autre tous ces grands personnages. Il fallait endormir la bête féroce : on l’a irritée. Nous voilà sur les bords d’un gouffre. Et pourquoi ? parce qu’on a repoussé nos sages conseils ; parce que la cour, dominée par l’ascendant fatal d’un insensé, n’a pas su modérer le mouvement de la contre-révolution. Qu’allons-nous devenir ? Qui sait si le retrait des ordonnances ne suffirait point pour calmer le peuple ? Là serait notre salut. »

Le grand référendaire de la cour des pairs, M. de Sémonville, partit donc du Luxembourg pour se rendre à l’état-major. M. d’Argout l’accompagnait. Ils arrivent ; ils trouvent le duc de Raguse inquiet, désespéré. En les voyant entrer, le maréchal passe dans la pièce voisine où les ministres étaient rassemblés, et en sort aussitôt après avec M. de Polignac. M. de Sémonville accabla le prince de reproches amers et violents. Celui-ci répondit avec calme et se retira. Furieux d’une résistance qui les laissait livrés au péril, les deux négociateurs monarchiques proposèrent au maréchal d’arrêter les ministres, coupables d’avoir risqué, pour la cause du roi, la tbrtune des serviteurs de la royauté. M. de Glandevez offrit son épée. Le duc de Raguse hésita ; M. de Peyronnet reparut. Et tentant un dernier effort, MM. de Sémonville et d’Argout partirent pour Saint-Cloud.

Au moment où leur voiture entrait dans la grande allée du jardin des Tuileries, un homme s’élança devant les chevaux, montrant Saint-Cloud d’une main, et de l’autre, une voiture qui suivait. C’était celle de M. de Polignac, et l’homme qui, avec cette éloquence muette, engageait M. de Sémonville à se hâter, était un de ceux qu’il voulait un instant auparavant faire arrêter, M. de Peyronnet[2].

Une grave et récente nouvelle avait jeté la consternation dans ce château de Saint-Cloud vers lequel se dirigeaient les ministres : on y avait appris de grand matin, que la ville de Versailles était en pleine insurrection. Le voisinage de Versailles donnait à cet événement un caractère formidable. Encore quelques heures, et la révolte, peut-être, viendrait assiéger la royauté jusque dans son palais. Il était urgent de déployer de la vigueur. Deux compagnies de gardes-du-corps se trouvaient dans la cour du château : on pouvait les faire marcher sur Versailles ; mais pour conduire cette aventureuse expédition, aucun capitaine des gardes ne se présentait. D’un autre côté, faire passer sous les ordres de quelque général de l’empire un corps auquel des gentilshommes de la plus haute noblesse se croyaient seuls dignes de commander, c’était une bien rude atteinte aux prérogatives de cour. Dans l’esprit de Charles X une pareille dérogation à l’étiquette avait presque l’importance d’une bataille perdue. Mais un moment vient où les choses reprennent invinciblement leur niveau naturel et où la logique l’emporte sur les petits arrangements de la vanité humaine. Le général Vincent s’offrit à prendre le commandement des gardes, et dans la circonstance, s’offrir, c’était s’imposer. Ses services furent acceptés par le dauphin Charles X dissimula son mécontentement ; et le général partit pour Versailles à la tête des deux compagnies de gardes-du-corps soutenues par deux ou trois cents gendarmes. Parvenu au dernier détour de la route, il fit faire halte à sa troupe, et s’avançant tout seul vers la grille, il envoya demander une entrevue aux autorités de la ville. Bientôt il vit venir à lui le secrétaire-général et le maire, suivis d’un nombreux détachement de gardes nationaux. Ce groupe paraissait fort animé, et, chose assez remarquable, le cri qui sortait de toutes les bouches était celui-ci : À la commune ! À la commune ! cri révolutionnaire de la bourgeoisie au 12e siècle. Le général Vincent, qui dans ce même lieu, en 1814, avait été renversé de cheval en combattant les Cosaques, déploya une grande fermeté mêlée de prudence ; et déjà les esprits commençaient à se calmer, lorsqu’une colonne d’hommes du peuple, armés de fusils ou de pistolets, et les bras nus, se précipita sur la route. Alors les cris recommencèrent. L’agitation devenait terrible : le général Vincent prit le parti de regagner sa troupe. Mais à peine avait-il rejoint les rangs, que les gendarmes l’abandonnèrent pour se ranger du côté du peuple, et il dut ramener les gardes-du-corps sur les hauteurs de Saint-Cloud.

Sur ces entrefaites, les ministres arrivaient au château. La voiture de M. de Polignac entra dans la cour presqu’en même temps que celle de M. de Sémonville. La duchesse de Berry, qui, au bruit des roues sur les dalles, avait ouvert sa fenêtre, envoya un salut amical à M. de Polignac seulement. Bientôt après, le grand référendaire, qui s’était rendu chez le duc de Luxembourg, fut appelé auprès du roi. À la porte de l’appartement, il rencontra M. de Polignac qui lui dit, en portant la main à son cou : « Vous venez demander ma tête ? N’importe. J’ai dit au roi que vous étiez là : parlez le premier. »

M. de Sémonville croyait trouver le roi dans une grande agitation : il fut frappé du calme de sa physionomie et de la gravité de son maintien. Charles X écouta d’un air incrédule les nouvelles alarmantes qu’on lui apportait. Il chercha même à rassurer M. de Sémonville comme il avait fait la veille à l’égard de M. de Vitrolles. Il dit que toutes les mesures étaient prises pour étouffer l’insurrection ; qu’il comptait sur les soldats ; que la révolte s’userait sur elle-même parce que le peuple n’avait pas de chefs, et que l’ordre de fusiller les meneurs avait été exécuté. M. de Sémonville fit tous ses efforts pour détromper le roi, mais en vain. « Eh bien ! Sire, s’écria-t-il enfin, il faut tout vous dire : si dans une heure les ordonnances ne sont pas rapportées, plus de roi, plus de royauté ! — Peut-être bien me donnerez-vous deux heures, répondit le roi blessé dans son orgueil. » Et il se retirait, lorsque, tombant à genoux, M. de Sémonville le saisit par ses vêtements ; le roi reculant toujours, le vieillard allait se traînant sur le parquet d’une façon lamentable. « La Dauphine ! songez à la Dauphine ! sire », s’écriait-il. Charles X fut ému, mais il resta maître de sa résolution.

Toutefois, les ministres tinrent conseil ; M. de Vitrolles était arrivé à Saint-Cloud, lui aussi, et il y avait apporté le carré de papier sur lequel le docteur Thibaut avait écrit la veille ces noms, inconnus de la plupart des combattants : Mortemart et Gérard.

On discutait à Saint-Cloud un changement de ministère : à Paris on ne combattait déjà plus que pour le renversement de la royauté.

La lutte avait recommencé sur plusieurs points. Des élèves de l’École polytechnique parcouraient le faubourg Saint-Jacques, frappant à toutes les portes d’hôtel garni et criant : « À nous l’École ! » Un rassemblement s’était formé sur la place de l’Odéon. Il fallait des armes. Une voix s’éleva : « A la caserne de la rue de Tournon ! » Un instant après, cette caserne était envahie ; les gendarmes fuyaient, et les premiers occupants jetaient à la foule avide, à travers la porte entre-bâillée, sabres, épées, gibernes, fusils et mousquetons. Chaque élève de l’École polytechnique, à mesure qu’il recevait une arme, criait : « Qui veut me suivre ? » Et aussitôt des groupes de vingt, trente ou quarante ouvriers couraient se ranger derrière lui ; le tambour battait et on se mettait en marche. De ces détachements, l’un courut enlever aux Suisses le poste de la place Saint-Thomas-d’Aquin ; un autre alla s’emparer d’un magasin à poudre situé près du Jardin des Plantes ; un troisième, de deux à deux cent cinquante hommes, se dirigea sur un dépôt de la garde royale, place de l’Estrapade. Les soldats se montrèrent aux fenêtres, le fusil à la main. On leur cria : « Ne tirez pas, il ne sera fait aucun mal. » La colonne avançait toujours. Profitant de ce moment d’hésitation, un jeune homme, nommé d’Hostel, grimpa rapidement à la fenêtre. Il dit à l’officier quelques mots qu’on n’entendit pas ; mais à l’instant même, on vit celui-ci ôter son habit et en revêtir le jeune homme qu’il serra dans ses bras. Le poste fut évacué et les armes furent livrées au peuple.

Une scène à peu près semblable eut lieu à quelques pas du Panthéon, à la prison de Montaigu. Le commandant du poste avait rangé sa troupe en bataille dans la rue. Le brasseur Maës, du faubourg Saint-Marceau, était à l’entrée, suivi d’une centaine d’ouvriers et prêt à commencer le feu, lorsque M. Charras, revêtu de son uniforme, arriva en courante. Il prononça quelques paroles sorties du cœur ; il n’en fallut pas davantage : l’officier abaissa son épée, et les soldats jurèrent de ne pas tirer sur leurs frères.

En ce moment, la place de l’Odéon se couvrait d’hommes armés. À l’angle de la rue qui débouche au milieu de la place, dans la boutique d’un marchand de vins, un grand nombre d’étudiants et d’ouvriers faisaient des cartouches, sous la direction et d’après les conseils de quelques anciens militaires. Le papier avait d’abord manqué ; mais, aux cris poussés par le peuple, il en tomba d’énormes monceaux de toutes les fenêtres de la place. À chaque minute on apportait des balles d’un atelier improvisé sur la place Saint-Sulpice : on y fondait de l’étain et du plomb. Tout près du péristyle du théâtre de l’Odéon, une charrette supportait deux tonneaux de poudre défoncés. Ces tonneaux venaient de la poudrière du Jardin des Plantes. Deux élèves de l’École polytechnique, MM. Liédot et Millette, y plongeaient incessamment leurs chapeaux, qu’ils retiraient pleins de poudre.

Pendant la distribution, qui se faisait avec une imprudence héroïque, M. Lothon fut nommé par acclamation général en chef de cette petite armée. Mais un inconnu, ayant réclamé le commandement, en qualité d’ancien militaire, M. Lothon lui céda gaîment l’autorité. L’inconnu ceignit une écharpe rouge ; le tambour battit un ban, et toute la colonne s’ébranla. Elle était composée d’un millier d’hommes.

Trente ou quarante combattants s’en détachèrent pour prendre, sous la conduite de M. Lothon, la route du Pont-Neuf. Ils traversèrent la Seine et allèrent déboucher, par la rue Saint-Thomas du Louvre, sur la place du Palais-Royal. Là ils furent accueillis par un feu très-vif et reculèrent. M. Lothon, pour ramener son monde au combat, s’avança tout seul sur la place ; mais il n’avait pas fait vingt pas qu’une balle l’atteignit à la tête, et le renversa évanoui sur le pavé. On ne le releva que long-temps après : son chapeau d’uniforme était criblé de balles.

Un autre élève de l’école, M. Baduel, conduisait aux Tuileries un détachement de vingt-cinq ou trente hommes : un coup de mitraille l’étendit par terre presqu’au pied de l’Arc-de-Triomphe.

Le grand rassemblement duquel ces deux bandes s’étaient détachées, se porta sur la caserne de Babylone, occupée par les Suisses. En approchant de cette caserne, il se divisa en trois colonnes. L’une se présenta par la rue où la façade est située ; l’autre alla droit à la porte d’entrée par une rue qui lui est presque perpendiculaire ; la troisième s’avança par derrière, dans une allée que formaient alors en grande partie des murs de jardin. Cette troisième colonne que commandait M. Charras, et qui était d’environ 200 hommes, ne s’était pas plutôt engagée dans l’allée, que, d’une maison en construction située à droite en entrant, partit une vive fusillade. Trois hommes tombèrent ; cinq tambours, qui battaient la charge, prirent la fuite ; un ouvrier, en abattant son arme, tua celui qui marchait devant lui ; le désordre se mit dans la colonne, et elle se replia précipitamment sur, elle-même. M. Charras se jeta en ayant, son chapeau au bout de son épée, et suivi par un homme du peuple nommé Besnard, qui agitait avec enthousiasme un drapeau tricolore. Le feu des Suisses redoubla ; heureusement, quelques tirailleurs parisiens parurent aux fenêtres des maisons voisines, et se mirent à faire feu à leur tour sur les Suisses avec tant de succès, que ceux-ci, abandonnant la maison en construction, regagnèrent la caserne à travers les jardins. Charras, Cantrez, autre elève de l’École polytechnique, et Besnard, s’avancèrent de nouveau, suivis par quelques ouvriers, et bientôt après, par la masse. Des tirailleurs s’établirent dans les jardins et sur les toits d’une maison voisine de la caserne, qui se trouva ainsi attaquée de toutes parts. Les Suisses avaient garni toutes les fenêtres de matelats et se défendaient en désespérés. Les assaillants, de leur côté, presque tous ouvriers, soutenaient le feu avec la plus étonnante intrépidité. À leur tête combattaient trois élèves de l’École ; MM. Vanneau, Lacroix et d’Ouvrier. Le premier reçut dans le front une balle qui l’étendit raide mort ; les deux autres furent grièvement blessés. Un étudiant, M. Alphonse Moutz, eût la cuisse traversée d’une balle, et mourut cinq jours après de sa blessure. Un professeur de mathématiques, M. Barbier, fut atteint au bras gauche. D’autres tombèrent, dont les nom sont restés obscurs : ils étaient du peuple, ceux-là !

L’attaque durait depuis trois quarts d’heure, lorsqu’un combattant eut l’idée d’apporter de la paille devant la porte de la caserne. On y mit le feu, et les Suisses prirent la fuite à travers les coups de fusils. Quelques-uns ne voulurent ni se sauver ni se rendre : ils furent tués. De ce nombre était le major Dufay. Les tambours battirent le rappel ; la colonne se reforma dans la rue de Sèvres, et marcha sur les Tuileries.

Mais déjà le palais des rois était au pouvoir du peuple. Le Louvre qu’on avait érigé en forteresse, était pris. Voici comment s’était accompli cet événement extraordinaire.

Une grande masse d’assaillants débouchant par toutes les ruelles qui avoisinent l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, s’était avancée vers le Louvre, que quelques jeunes gens avaient parlé de prendre musique en tête : bizarrerie poétique ! Les Suisses, postés dans la colonnade, faisaient un feu épouvantable, auquel les Parisiens répondaient avec vigueur.

Le duc de Raguse était, pendant ce temps, sur la place du Carrousel, disposant tout pour un terrible et dernier combat. On vint lui apprendre que, sur la place Vendôme, les soldats étaient en communication avec le peuple ; que leur fidélité chancelait ; qu’une défection était à craindre. Aussitôt le maréchal résolut de soustraire les deux régiments au contact du peuple, de les faire filer vers la place Louis XV et les Tuileries, et de les remplacer par des Suisses, ceux-ci n’ayant ni frères ni parents dans le peuple qu’il s’agissait de mitrailler. Il appelle son aide-de-camp, M. de Guise : « Courez vers M. de Salis, et qu’il m’envoie l’un des deux bataillons qu’il commande : l’autre suffit pour garder le Louvre. »

Quand cet ordre parvint à M. de Salis, il y avait des Suisses dans la cour du palais ; il y en avait dans la colonnade. Ces derniers étaient seuls exposés au feu. M. de Salis voulant opposer au peuple des troupes fraîches, prit le parti d’envoyer au duc de Raguse le bataillon qui combattait, en mettant à sa place celui qui n’avait pas encore combattu. Mais, par une préoccupation singulière, au lieu de faire monter d’abord dans le Louvre le bataillon qui était dans la cour, il commença par faire descendre celui qui garnissait la colonnade. Le peuple voit le feu des Suisses s’éteindre ; il n’aperçoit plus d’ennemis devant lui. Un courageux enfant était déjà monté par un tuyau de décharge et avait planté un drapeau tricolore sur le Louvre. Quelques combattants passent à travers une grille restée ouverte, pénètrent dans les salles abandonnées, courent aux fenêtres donnant sur la cour, et font feu sur les Suisses. Ces mercenaires intrépides s’étonnent, prennent l’alarme : les souvenirs du 10 août, tradition redoutable et sanglante, revivent dans leur esprit effrayé ; ils se précipitent les uns sur les autres et traversent le Carrousel à la course. Pendant ce temps, le peuple tire des coups de pistolet dans les serrures, ébranle les portes à coups de hache, et inonde le Louvre de tous côtés, tandis qu’une partie des combattants s’élance à la poursuite des fuyards. Humilié, le rouge au front et la rage dans le cœur, le duc de Raguse essaie de rallier ses soldats ; il en ramène quelques-uns dans la cour des Tuileries ; mais le désordre était immense. M. de Guise, qui avait son sabre à la main, le perdit dans cet horrible pêle-mêle, et ne le retrouva que beaucoup plus loin, suspendu à la gourmette d’un cheval de gendarme. Les coups de fusil succédaient rapidement ; les hommes du peuple arrivaient frémissants et animés par le succès. Les Suisses gagnent le pavillon de l’Horloge, le passent en tumulte, se répandent dans le jardin des Tuileries. Leur épouvante se communique aux troupes qu’on y avait postées, et qui, à leur tour, entraînent les régiments stationnés sur la place Louis XV. Parmi ces soldats en fuite, les uns, dans leur trouble, arrachaient leurs épaulettes, les autres se débarrassaient précipitamment de leur uniforme ; quelques officiers, entraînés par ce flot irrésistible, brisaient leur épée avec désespoir, en un instant, la déroute était devenue générale, et l’armée du roi battait en retraite à travers les Champs-Élysées.

Au moment où les troupes parcouraient ainsi la ligne qui s’étend du Louvre à l’arc de l’Étoile, une fenêtre s’ouvrit lentement à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin. « Oh mon Dieu ! que faites-vous, M. Keiser, s’écria du fond d’un appartement somptueux, une voix frêle et sénile ? Vous allez faire piller l’hôtel ! — Ne craignez rien, répondit M. Keiser, les troupes battent en retraite, mais le peuple ne songe qu’à les poursuivre. — Vraiment ! reprit M. de Talleyrand », et faisant quelques pas vers la pendule : « Mettez en note, ajouta-t-il d’un ton solennel, que le 29 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France. » C’était sonner un peu prématurément les funérailles de l’ancienne monarchie. Mais prédire les grandes infortunes, pour les trahir ensuite, était la vanité de cette âme sans foi.

Tandis que la foule qui avait envahi le Louvre se précipitait par la longue galerie du Musée, vers le palais des Tuileries, MM. Thomas, Bastide, Guinard, Joubert, Gauja, y entraient par le guichet du Pont-Royal. En un moment, la demeure royale fut occupée tout entière par les Parisiens, et un drapeau tricolore fut planté par Thomas et Joubert sur le sommet de l’édifice. Un combattant ouvrit au général Bertrand une des grilles du jardin des Tuileries, et le compagnon d’exil de l’Empereur entra en pleurant dans ces lieux où il n’avait pas pénétré depuis 1815.

Dans les salles du palais, le peuple brisa des statues de rois ; des portraits de princes furent déchirés avec la pointe des piques ou des baïonnettes et quelques ouvriers emportèrent chez eux, pour tout trophée, des lambeaux de toile peinte. Dans la salle des maréchaux, les vainqueurs couchèrent en joue certains portraits qui rappelaient des souvenirs de trahison, mais plus d’une tête se découvrit avec respect devant celui de Macdonald, que la fortune croûlante de son bienfaiteur avait trouvé fidèle en 1814. Un grand nombre d’ouvriers s’étant installés dans la salle du trône, chacun d’eux s’assit sur le trône à son tour, puis on y plaça un cadavre.

Cette prise de possession présenta, pendant quelques heures, un inconcevable mélange d’héroïsme et d’insouciance, de bouffonnerie et de grandeur. On vit des hommes du peuple passer sur leur chemise ensanglantée des robes à fleurs qui avaient serré la taille des princesses. Ils se promenaient dans cet accoutrement bizarre, raillant ainsi leur propre victoire, entre leur misère de la veille et leur misère du lendemain !

Mais le bruit s’étant répandu que les portes du Louvre et des Tuileries étaient ouvertes à tout le monde, des hommes de conditions diverses y accoururent. Dans ce pêle-mêle, beaucoup de vols élégants furent commis. Les objets qui ont disparu et n’ont pas été retrouvés, étaient en général des livres rares, des éditions de luxe, de chastes pantoufles, une foule de bagatelles charmantes, tout ce qui est de nature à tenter la cupidité des âmes délicates. A part cela, peu de dégâts eurent lieu. L’homme riche allait à l’homme pauvre, et lui disait : « Mon ami, tu as un fusil, veille sur ces armoires splendides. — C’est bien, répondait l’homme pauvre. » Et il se serait fait tuer plutôt que de manquer à cette consigne. Un jeune homme s’était emparé d’un chapeau royal que garnissaient des ornements d’un grand prix. Des gens du peuple l’aperçoivent et l’arrêtent : « Où allez-vous ainsi ? On ne vole pas. — C’est un souvenir que j’emporte. — A la bonne heure ; mais, dans ce cas, la valeur de l’objet importe peu. » En disant ces paroles, ils prennent le chapeau, le foulent aux pieds, et le rendent au jeune homme. Le peuple se surveilla donc parfaitement lui-même. Un ouvrier, nommé Müller, avait été préposé à la garde d’objets précieux par le conservateur du Musée, M. de Cailloux. Il remplit ses fonctions noblement, avec fatigue, avec péril. Quelques jours après, quand l’ordre fut rétabli, un ouvrier, nommé Müller, se présentait chez M. de Cailleux, pour implorer quelques secours. Il était sans ouvrage et avait faim.

Pendant ce temps, la Seine charriait des livres, des chasubles, des rideaux, provenant de l’invasion de l’archevêché et une bande à laquelle s’étaient mêlés des pompiers, revenait triomphante de la caserne de Babylone, agitant au bout des baïonnettes les habits rouges des Suisses vaincus. Le peuple, avait pénétré violemment dans le musée d’artillerie : on vit donc briller, dans cette insurrection du 19e siècle, le casque de Godefroy de Bouillon, l’arquebuse à mèches de Charles IX, et la lance de François Ier.

Les troupes occupaient encore la cour du Palais-Royal, et des soldats de la garde étaient rangés en bataille sur la place. Quelques insurgés débouchant par la rue Montesquieu, se précipitèrent courageusement vers la grille qui donne accès dans la cour du château. L’un d’eux tomba percé d’une balle. Un autre franchit la grille, et se trouva seul au milieu de la garde et des Suisses. Mais tel était le caractère étrange de cette guerre que dans tout combattant le négociateur se confondait avec l’ennemi : l’homme du peuple, devenu prisonnier, entra aussitôt en pourparlers avec l’officier qui commandait, et la cour du palais fut évacuée.

Dans la précipitation de la retraite, le duc de Raguse avait oublié, rue de Rohan, une compagnie du 3e de la garde. Postée dans la maison d’un chapelier, à quelques pas du théâtre Français, les soldats de cette compagnie faisaient feu de toutes les fenêtres sur quelques hommes qui, couverts par les colonnes du péristyle ou par les angles des rues, soutenaient cette lutte ardente avec une inépuisable vigueur. Deux jeunes gens combattaient côte-à-côte. L’un d’eux est mortellement frappé. L’autre, qui chargeait son fusil, continue, en disant à ses camarades, d’une voix sourde : « Si je suis tué, vous releverez ce malheureux, n’est-ce pas ? C’est mon frère. »

Après un combat meurtrier, la maison est emportée ; le capitaine Menuisier est précipité du haut d’un troisième étage ; on égorge plusieurs soldats, et les autres sont conduits prisonniers à la place de la Bourse. Ce fut un des plus terribles épisodes de l’insurrection : ce fut le dernier.

La résistance avait été opiniâtre : elle provoqua des vengeances. Un soldat s’était caché dans une armoire ; il y fut découvert par un manufacturier du faubourg Saint-Antoine, qui le perça de sa baïonnette.

Mais si la victoire, chez quelques-uns, se montra implacable, elle fut, chez la plupart, magnanime et pieuse. Un officier, nommé Rivaux, s’étant évadé par les toits, s’était glissé dans l’allée d’une maison voisine, d’où il était entré dans la boutique, déserte en ce moment, d’un layetier. Un auvent renversé lui servit de refuge. Tout-à-coup des éclats de voix retentissent dans l’obscure allée ; la porte de la boutique s’ouvre. « Il est dans cette maison », disaient les visiteurs armés qui avaient envahi la salle. Et ils accompagnaient ces mots des plus horribles menaces. Blotti sous l’auvent protecteur, l’officier entendait tout ; chaque parole retentissait à son oreille comme un arrêt de mort, et il écoutait avec effroi le bruit de sa propre respiration. Mais son haleine agitait autour de lui quelques papiers d’emballage et suffisait pour le trahir. Le pied d’un homme vint s’appuyer légèrement sur son bras, il se crut perdu, il était sauvé. « Que faisons-nous ici ? cria rudement celui qui venait de le découvrir. Allons visiter la maison. » Il sortit, entraînant ses camarades, et revint un instant après chercher l’officier, qui lui dut la vie, et disparut à la faveur d’un déguisement. Le lieutenant Goyon, après s’être courageusement défendu d’étage en étage, s’était renfermé dans une chambre avec quelques-uns de ses soldats. Mort à l’officier, criait de toutes parts la foule irritée des assaillants. « Me voilà ! » répondit-il aussitôt, en ouvrant la porte. Frappé de plusieurs coups, il tombe, le visage inondé de sang ; mais deux des insurgés s’élancent vers lui, le prennent dans leurs bras, et l’emportent au péril de leur vie. Un autre officier, nommé Ferrand, eut un sort plus funeste. Ses blessures étaient mortelles : il succomba ; mais ce fut un des insurgés qui veilla sur son agonie, reçut son dernier soupir, et se chargea d’exécuter ses volontés suprêmes. L’histoire des révolutions est remplie de traits semblables. Ils prouvent que les grandes crises, en surexcitant les diverses puissances de l’âme, agrandissent en tous sens la nature humaine.

Deux heures après, un des combattants du Louvre, le docteur Delaberge, regagnait son domicile, lorsqu’il rencontre dans la rue-Neuve-des-Capucines un homme qu’il eut de la peine à reconnaître, tant sa figure était blême et ses yeux hagards. M. Casimir Périer court à lui et le conjure de sauver des gendarmes qui s’étaient réfugiés dans l’hôtel des affaires étrangères et contre lesquels on poussait des cris de mort. Le docteur Delaberge pénètre dans l’hôtel ; il était suivi de quelques hommes déterminés. Il trouve, en effet, dans l’office, dix-huit gendarmes qui avaient dépouillé l’uniforme et s’attendaient à être massacrés. Il leur fit revêtir des habits bourgeois, et tandis qu’il se présentait à la porte qui donne sur le boulevard et tenait la multitude attentive à sa parole, les malheureux s’évadaient par la porte qui s’ouvre sur la rue des Capucines.

Vers le même temps on vit arriver sur la place de la Bourse deux grandes caisses que recouvrait une toile grise. M. Charles Teste, qui occupait alors le palais de la Bourse, les fit découvrir : elles contenaient l’argenterie du château et les ornements les plus précieux de la chapelle. Ceux qui escortaient ces richesses, en les protégeant, n’avaient sur le corps que des haillons ensanglantés.

La lutte paraissait finie, et cependant la ville ne s’appartenait pas encore. De la place Vendôme, que couvraient deux régiments de la ligne, la garde royale s’étendait jusqu’à la Madeleine, le long de la rue de la Paix et du boulevard des Capucines. Mais un découragement invincible avait gagné les troupes. Quelques soldats avaient pu voir, de la place Vendôme, rouler le flot de fuyards venant du Louvre, dont l’occupation par le peuple n’était déjà plus ignorée dans les rangs. Une défection était imminente. Le général Wall ayant aperçu M. Auguste Billiard, poussa son cheval vers lui et lui dit : « Monsieur, connaissez-vous Casimir Périer ? Il importe de le prévenir sans retard que le roi désire lui parler. » M. Billiard courut chez Casimir Périer : il était absent.

La nouvelle d’un armistice conclu entre lui et Charles X se répandait avec rapidité. Des agents inconnus la colportaient dans les groupes et engageaient vivement le peuple à mettre bas les armes. D’autres citoyens conjuraient, au contraire, les insurgés de se défier de ces discours et de ne quitter le champ de bataille qu’après la victoire. Tel fut notamment le langage que tinrent au peuple, à quelques pas de la rue de la Chaussée-d’Antin, MM. Bérard et Dupin aîné. L’ardeur de ce dernier était extrême et démentait singulièrement l’attitude qu’il avait gardée jusqu’alors, soit que le spectacle des Parisiens victorieux eût enflammé son imagination mobile, soit qu’il voulût se faire pardonner de n’avoir pas cru au succès, en s’y associant d’une manière bruyante. Quoi qu’il en soit, ce furent les excitations belliqueuses qui l’emportèrent ; on s’indigna contre ceux qui venaient parler d’accommodement, au milieu des victimes de l’obstination royale. Un mouchoir blanc, agité par un homme qui parcourait à cheval le boulevard, mit le comble à la fureur de la multitude. Le commandant Roux et M. Durand, orateurs de la pacification de Paris se virent bientôt entourés d’une foule ardente qui demandait leur mort. Ils furent sauvés par l’Intervention de MM. Gérard et Bérard qui les conduisirent chez M. Laffitte, sous prétexte de les y faire juger.

Pendant ce temps, une colonne d’insurgés débouchait dans la rue de la Paix par la rue Neuve-Saint-Augustin. Un courageux citoyen, M. Froussard, la précédait et arrivait en courant, son fusil en bandoulière et un pistolet dans chaque main. Après avoir menacé le général Wall, il s’adressa militairement aux troupes, les conjurant de se rappeler leur origine, et que leurs ennemis, dans cette horrible lutte, c’étaient leurs frères. Profitant de l’hésitation des soldats, plusieurs hommes du peuple s’étaient peu à peu approchés des rangs, et du sein de cette foule animée sortaient mille exhortations énergiques ou touchantes. Bientôt l’entraînement devint irrésistible, et les soldats répandus le long de la rue de la Paix mirent leurs crosses en l’air. Casimir Périer, qui se trouvait alors chez M. Noël, son notaire, dans une maison située à l’angle de la rue de la Paix et de la rue Neuve-Saint-Augustin, aperçoit d’une fenêtre le mouvement de la garde ; il descend rapidement, se fait reconnaître, et au milieu des cris dont on salue sa présence, un capitaine brise son épée.

Casimir Périer comprit bien alors de quel côté penchait décidément la fortune, et il se rendit en toute hâte chez M. Laffitte. A peine était-il arrivé, que M. Auguste Billiard courut à lui : « Je suis chargé de vous dire que Charles X désire conférer avec vous. » Casimir Périer répondit à cette proposition par un refus hautain. Déjà son âme appartenait au succès.

Beaucoup de personnes marquantes étaient en ce moment réunies chez M. Laffitte. Un grand bruit se fit à la porte de l’hôtel : c’était un sergent, nommé Richemont, qui demandait à entrer, et comme on faisait difficulté pour laisser pénétrer un soldat dans des salons où se discutaient de si graves intérêts, Richemont avait tiré son sabre dont il présentait la poignée aux laquais, en redoublant d’instances. On l’introduisit enfin. Il venait annoncer que le 53e de ligne était prêt à fraterniser avec le peuple, et que le corps des officiers, à l’exception du colonel et des chefs de bataillon, l’avait député vers le général Gérard pour l’en instruire. Sur l’invitation du général, le colonel Heymès sortit habillé en bourgeois, et se dirigea vers la place Vendôme avec le sergent Richemont. Ils rencontrèrent en chemin le frère de M. Laffitte, qui réunissait quelques gardes nationaux et qui se joignit au cortége. MM. Heymès et Jean-Baptiste Laffitte s’avancent jusqu’au colonel à travers les soldats. Leurs vives, paroles circulent dans les rangs ; les officiers applaudissent ; le colonel, qui résistait, est entraîné. Les soldats ne demandent qu’à garder leurs armes et leur drapeau, condition militaire qui ne pouvait leur être refusée, et le régiment, tambours en tête, se dirige vers l’hôtel Laffitte.

Bientôt la cour de l’hôtel regorgea de soldats. Cinq officiers entrèrent dans le grand salon. M. Laffitte, blessé à la jambe, était étendu dans un fauteuil. Il les reçut avec bienveillance et dignité. « Messieurs, leur dit-il, gardez vos armes, mais jurez de ne point les tourner contre le peuple. » Les officiers étendirent la main comme pour un serment. « Pas de serment, Messieurs, reprit M. Laffitte d’une voix émue, les rois les ont déshonorés : il suffit de la parole des braves. » Ces mots furent couverts d’applaudissements, et chacun se livrait aux fortes émotions de cette journée, quand tout-à-coup une décharge se fit entendre. Comment peindre le tumulte qui alors éclata dans les appartements ? La garde royale était certainement victorieuse ; l’ennemi allait paraître… Et chacun de fuir. On se pousse, on se heurte dans les vestibules ; plusieurs, et M. Méchin entr’autres, sautent dans les jardins par les fenêtres du rez-de-chaussée ; deux députés sont trouvés blottis dans les écuries. En un clin-d’œil, M. Laffitte avait été abandonné de tous ceux qui assiégeaient son fauteuil. Son neveu, M. Laroche, était seul resté auprès de lui. Sa femme s’était évanouie. Quant à lui, toujours calme, il profitait de ce désordre pour se faire panser la jambe par son neveu. Qu’était-il donc arrivé ? Les soldats du 6e avaient suivi l’exemple de leurs camarades du 53e et, gagnés à la cause du peuple, ils avaient déchargé leurs fusils en l’air pour le rassurer.

Eh bien, cet hôtel Laffitte, théâtre de terreurs si ridicules, on devait l’appeler plus tard le quartier-général de la révolution.

La bataille finie, la ville si long-temps immobile et cachée, s’anima tout à coup et s’agita sur tous les points d’une manière imposante. En quelques instants, une masse innombrable s’était répandue comme une mer dans les rues, sur les places publiques, le long des boulevards. À ce silence lugubre de la veille qu’interrompaient seules les détonations de la mousqueterie succédait, dans ce qu’il a de plus orageux, le mugissement de Paris. Mais comment se faisait-il que la capitale fut libre ? Quelle puissance mystérieuse avait fait plier devant quelques bandes éparses, composées en grande partie d’ouvriers et d’enfants, des troupes si braves, si bien disciplinées ? Il y avait dans un tel événement quelque chose d’inexplicable pour tous, et l’étonnement fut universel.

Quoi qu’il en soit, les premiers moments du triomphe appartinrent à la joie et à la fraternité. Une exaltation sans exemple faisait battre tous les cœurs. L’homme du monde abordait familièrement l’homme du peuple, dont il ne craignait point alors de presser la main. Des gens qui ne s’étaient jamais vus s’embrassaient comme d’anciens amis. Les boutiques s’ouvrirent aux pauvres, ce jour-là. Sur divers points, des blessés passaient portés sur des brancards, et chacun de les saluer avec attendrissement et respect. Confondues dans un même sentiment d’enthousiasme, toutes les classes semblaient avoir déposé leurs vieilles haines ; et à voir la facile générosité des uns, la réserve et la discrétion des autres, on eût dit d’une société rompue à la pratique de la vie commune. Cela dura quelques heures.

Le soir, la bourgeoisie veillait en armes à la conservation de ses propriétés. Le sentiment de la fraternité avait fait place brusquement, chez les heureux, à une défiance dans laquelle entrait la crainte du retour des troupes, et, beaucoup plus encore, celle du peuple. On rencontrait partout des postes de garde nationale. Des patrouilles vigilantes parcouraient la ville en tous sens. Pour aller avec quelque liberté d’un lieu à un autre, il fallait savoir le mot d’ordre. Un grand nombre d’arrestations arbitraires furent opérées. Les bourgeois en uniforme désarmaient les ouvriers en veste, et même les bourgeois sans uniforme. Deux des combattants de la veille, MM. Dupont et Godefroi Cavaignac, furent arrêtés de la sorte, à la Croix-Rouge, et ne durent qu’à leur énergie de rester en possession de leurs fusils.

Au surplus, dès le 28, on avait vu des gardes nationaux faire sentinelle aux portes de la Banque, conjointement avec les troupes de ligne ; et pendant que le peuple se battait, M. Dequevauvilliers s’était rendu à l’état-major pour s’entendre sur le mot d’ordre avec le duc de Raguse, et demander qu’on laissât la garde nationale protéger librement les propriétés.

Les propriétés, au mois de juillet, ne coururent donc pas le moindre risque. Elles auraient été protégées par la prévoyance des bourgeois, alors même qu’elles ne l’auraient pas été par le désintéressement des prolétaires.

Il faut ajouter que ce désintéressement ne manqua pas d’excitation. Pendant les jours qui suivirent la victoire de Paris, les journaux glorifièrent à l’envi l’abnégation des pauvres. L’admiration était unanime et bruyante. On racontait qu’un ouvrier était allé déposer à la préfecture de police un vase en vermeil et n’avait pas même voulu dire son nom ; qu’un autre avait trouvé sous le guichet du Louvre un sac de trois mille francs, qu’il s’était empressé de remettre à la commune. On disait beaucoup valoir ce mot d’un malheureux artisan : « L’égalité devant la loi, à la bonne heure ; mais l’égalité de fortune, c’est impossible. » Enfin, oh ne tarissait pas sur la sagesse de ce peuple qui avait fusillé des voleurs pris en flagrant délit, et on exagérait à dessein le nombre de ces exécutions populaires. Mais on ne disait pas tout. Un homme ayant été arrêté pour avoir dérobé une pièce d’argenterie de très-mince valeur, on le traîna sous une arche du pont d’Arcole. Ce malheureux fondait en larmes et criait : « Quoi ! la mort pour si peu de chose ! C’est la misère qui m’a égaré. Grâce ! j’ai une famille. Qu’on me laisse embrasser, du moins, une dernière fois, ma femme et mes enfants. Il n’y a donc personne parmi vous qui ait souffert de la faim ? Grâce ! grâce ! » On le fit mettre à genoux et on le fusilla. Cette justice sauvage n’eut rien de spontané de la part de ceux qui en furent les instruments. L’ordre du meurtre était venu de l’Hôtel-de-Ville.

Du reste, tout ce qu’on disait du désintéressement du peuple était vrai, et il n’y avait pas de raison, alors, pour qu’on s’abstînt d’encourager des vertus dont on avait besoin !

À la chute du jour, M. Charras conduisit à l’Hôtel-de-Ville une partie de ceux qui avaient emporté la caserne de Babylone. Il trouva le général Lafayette fort tranquille ; et lui ayant demandé ce qu’il fallait faire des deux cents volontaires qui attendaient sur la place de Grève, il reçut cette réponse : « Qu’ils retournent paisiblement chez eux ; ils doivent avoir besoin de repos. » M. Charras fit observer au général que beaucoup de ces braves gens ne trouveraient pas de pain chez eux en y rentrant. « Eh bien dit-il, qu’on leur donne cent sous par tête. » L’offre fut transmise aux ouvriers. Nous ne nous battons pas pour de l’argent, fut le cri qui s’échappa en même temps de toutes les bouches. Parmi ces hommes, le moins pauvre n’avait pas sur lui pour dix francs de linge et de vêtements.

Tandis que la fusillade s’éteignait dans Paris, et que devant le Louvre on creusait deux grandes fosses qui furent bénies par un prêtre et surmontées d’une croix avec ces mots : Aux Français morts pour la liberté, on s’occupait, à l’hôtel Laffitte, de fonder une dynastie nouvelle.

Ici commence une série d’intrigues, frivoles en apparence, mais qui sont caractéristiques et furent décisives.

Tous les financiers que le sentiment du danger avait appelés dans ces salons somptueux, étaient troublés et pensifs. Ils croyaient déjà voir leurs hôtels envahis, et, frappés de la force que le peuple venait de déployer, ils comptaient peu sur sa grandeur d’âme.

Le plan de M. Laffitte était arrêté. Il s’approche de M. Oudart : « Hier, je vous ai prié de vous rendre à Neuilly. À l’avertissement que je lui faisais donner, le prince a répondu : Je vous remercie. Veuillez retourner auprès de lui. Entre une couronne et un passe-port, qu’il choisisse. Si je réussis, je ne lui ferai point payer ma commission de banque. Si j’échoue, il me désavouera. »

On affluait de toutes parts vers l’hôtel Laffitte. On voyait se presser dans les appartements, dans les cours, dans les jardins, grands seigneurs, gens de finance, hommes de robe, gardes nationaux. Des curieux étaient montés sur les toits des maisons voisines. C’était un bourdonnement immense dans cette foule animée de passions diverses et sans cesse renouvelée. Des cartouches apportées dans la cour y firent naître un violent tumulte. Les hommes du peuple se les arrachaient, les derniers coups de fusil n’ayant pas encore été tirés. M. Degousée entra tenant un papier à la main. Dès la pointe du jour cet intrépide citoyen était allé offrir au général Pajol le commandement de la garde nationale. Dans les révolutions le pouvoir appartient à qui s’en empare. Mais le général ayant répondu que l’autorisation des députés lui paraissait nécessaire, M. Degousée avait couru chez le duc de Choiseul, y avait rencontré M. Dupin, et celui-ci, prenant une plume, avait écrit : « Messieurs les députés réunis à Paris autorisent le général Pajol à prendre le commandement des milices parisiennes.  — Milices parisiennes, s’écria M. Degousée surpris ! et pourquoi ce mot ? — Parce que la garde nationale se trouve légalement dissoute » répondit M. Dupin qui, dans cette révolution, ne voulait pas jouer sa tête. Dans cette même matinée, dans ce même hôtel du duc de Choiseul, il avait dit en entendant parler des succès de l’armée royale et en présence du chevalier de Pannat : « Les troupes royales l’emportent sur tous les points, et c’est, ma foi, très-heureux. »

Les députés réunis chez M. Laffitte signèrent l’autorisation écrite que M. Degousée leur présentait ; mais le trouble était dans leur cœur. Donner au peuple armé un chef qui n’était pas député, c’était créer à côté de l’autorité légale une autorité purement insurrectionnelle. Au moment où M. Degousée allait sortir, un député de Melun, M. Baillot, court à lui, demande comme pour le consulter, l’autorisation compromettante, et ne rend le papier qu’après en avoir subrepticement déchiré les signatures. Car c’est ainsi que la bourgeoisie se préparait au maniement des affaires.

Cependant la foule croissait ; on répandait mille bruits divers ; un homme du peuple vint annoncer que le Louvre était pris ; M. de Lafayette arrivait. M. Audry de Puyraveau s’était rendu chez lui de grand matin pour le presser de prendre le commandement des troupes. M. Audry de Puyraveau fut reçu par M. Carbonel, qui lui dit : « Mais savez-vous bien que vous allez faire courir de grands risques au général » à quoi M. Audry de Puyraveau répondit énergiquement : « Et moi, Monsieur, est-ce que je ne cours pas de risques, depuis deux jours ? » En se rendant chez M. Laffitte, M. Audry de Puyraveau trouva dans la rue d’Artois un grand nombre d’hommes du peuple, à qui M. Mignet criait : « Soyez tranquilles, mes amis, ce soir vous aurez le duc d’Orléans pour roi. »

Chez M. Laffitte tous n’avaient pas encore un plan aussi nettement tracé, mais tous appelaient de leurs vœux l’établissement d’un pouvoir ; les uns, pour que la révolution fut dirigée ; les autres, et c’était le plus grand nombre, pour qu’elle fut surveillée sévèrement et contenue. Déjà, du reste, la nécessité d’une direction avait été proclamée dans les rues par les combattants eux-mêmes. Plusieurs citoyens s’étaient réunis tumultueusement rue Sainte-Avoye, dans la maison de Garnier-Pagès. Il y avait été arrêté que le général Lafayette, le général Gérard, le duc de Choiseul, seraient invités à prendre en main la force publique. En même temps, par une coïncidence singulière, MM. Charles Teste et Taschereau créaient, dans les bureaux du National, un gouvernement provisoire, composé de MM. Lafayette, Gérard et Labbey de Pompières. Sur l’avis du poète Béranger, ce dernier nom fut remplacé par celui du duc de Choiseul. Et une proclamation, que le Constitutionnel trompé publia, répandit dans tout Paris la grande nouvelle d’un gouvernement qui n’existait que dans l’esprit de quelques courageux faussaires comptant sur le succès pour se faire absoudre.

Bientôt rien ne se fit dans la capitale qu’en vertu de ce pouvoir imaginaire : la ville la plus intelligente du monde fut gouvernée par un mot.

Des hommes, n’ayant reçu leur mandat que d’eux-mêmes, vinrent s’installer à l’Hôtel-de-Ville, comme représentants du gouvernement provisoire. En cette qualité, ils parodiaient la majesté du commandement, signaient des ordres, distribuaient des emplois, conféraient des dignités. Le nombre fut grand de ceux qui, sur la foi de je ne sais quelles réminiscences de collége, révèrent alors le rôle de Sylla ; et à côté de quelques jeunes gens au courage réfléchi, et désintéressés dans leur audace, on vit paraître des ambitieux de hasard en qui la hardiesse n’était que l’ignorance des obstacles ou le vertige de la vanité. Leur règne fut court, parce qu’il faut pouvoir beaucoup lorsqu’on s’avise de beaucoup oser ; mais il fut réel, et donna lieu à des scènes d’une bouffonnerie sans exemple. Dans la salle Saint-Jean, on se partageait à l’amiable l’administration de la France. Des solliciteurs y venaient à tout instant s’incliner devant l’omnipotence des dominateurs du lieu. Là M. Dumoulin exerçait l’empire de son chapeau à plumes et de son brillant uniforme. Il s’était promu au grade de commandant de l’Hôtel-de-Ville, et il en remplit jusqu’à un certain point les fonctions. M. Alexandre de Laborde s’étant présenté, cherchant une place dans la victoire, le commandant de l’Hôtel-de-Ville le nomma préfet de la Seine, au roulement du tambour, et avec un admirable sang-froid. M. de Montalivet, qui était absent de Paris pendant la lutte, vint à son tour à l’Hôtel-de-Ville faire connaître ses espérances. Mais ce fut à M. Baude qu’il s’adressa. Il réclama la direction des ponts-et-chaussées, déclarant toutefois que, si M. Baude se l’était réservée, il la lui abandonnerait volontiers. M. Baude répondit en homme qui ne se croit ni le droit de donner ni celui de prendre. Ainsi cette étrange révolution était venue montrer, dans l’espace de quelques jours, les divers aspects des choses humaines héroïsme et petitesse, passions mâles et vanités d’enfants, grandeur et misère, c’est-à-dire tout l’homme.

Pendant ce temps, une députation, dont les deux frères Garnier-Pagès faisaient partie, entrait dans le vestibule de l’hôtel Laffitte. Elle venait offrir le pouvoir aux généraux Lafayette et Gérard. Le second répondit d’une manière évasive ; le premier s’offrit avec une ardeur toute juvénile. Il demanda seulement à faire part de cette proposition à ses collègues, et s’avançant au milieu d’eux : « Messieurs, dit-il, on me presse de prendre le commandement de Paris. » Mais Lafayette maître de Paris, c était le peuple maître de la place publique.

M. Bertin de Vaux était présent, homme sans élévation de cœur, mais d’une rare pénétration d’esprit et d’une certaine portée dans le mal. Habile à diriger les autres par le soin qu’il mettait à s’effacer toujours lui-même, son frère avait groupé depuis long-temps autour de lui plusieurs écrivains d’élite qui s’animaient à leur insu de ses inspirations, et subissaient d’autant mieux sa supériorité, qu’il la leur laissait ignorer. Il était parvenu de la sorte à créer, dans le Journal des Débats, une puissance avec laquelle tous les gouvernements s’étaient vus contraints de traiter. M. Bertin de Vaux n’avait pas de passions politiques : l’égoïsme de ses opinions était froid et parfaitement calculé. Trop intelligent pour ne pas comprendre que le changement des formes politiques peut fort bien n’être qu’un mode nouveau de protection accordé aux mêmes intérêts, il avait servi l’un après l’autre tous les gouvernements sans cesser d’être fidèle à ses doctrines, celles de 1789. M. Bertin de Vaux était un des hommes d’état de la bourgeoisie.

Aussi la connaissait-il à merveille. Il savait combien sa force était grande, et jusqu’où elle était capable de pousser le fanatisme de cette passion : l’amour de la propriété. Il savait par conséquent que, pour étouffer la révolution sociale prête à sortir des flancs d’une révolution politique, il n’y avait qu’une chose à faire : réorganiser promptement la garde nationale, ou, en d’autres termes, enrégimenter les propriétaires pour la défense des propriétés. Quand il entendit Lafayette parler de prendre en main le pouvoir, il se mit à jouer l’enthousiasme, et s’écria : « Si nous ne pouvons retrouver Bailly, le vertueux maire de Paris en 1789, félicitons-nous d’avoir retrouvé l’illustre chef de la garde nationale. » C’était rappeler adroitement à Lafayette un de ces souvenirs que caresse volontiers la vanité des vieillards. Celui-ci, d’ailleurs, ne voyait pas de bien haut.

Lafayette accepte, il part pour l’Hôtel-de-Ville, ces Tuileries du peuple depuis le 10 août. On se précipitait sur le passage de ce marquis aimé du peuple. On le soulevait pour l’aider à franchir les barricades. Et lui, appuyé d’un côté sur le bras de M. Carbonel, de l’autre sur celui de M. Audry de Puyraveau, il s’avançait porté par l’acclamation populaire, et souriant à cette ovation qui le ramenait aux vives impressions de sa jeunesse.

Dans la rue Neuve-Saint-Marc, il aperçut un jeune homme, M. Etienne Arago, qui portait à son chapeau une cocarde tricolore. Il lui fit dire par M. Poques de l’ôter, et comme le jeune homme en manifestait sa surprise : « Pas encore, mon ami », dit-il, en lui faisant un signe de la main. Pourtant des milliers de citoyens portaient déjà des rubans tricolores leur boutonnière. Mais telle était la stupeur dont cette révolution inopinée avait frappé les plus nobles esprits Au moment où M. de Lafayette entrait sous la voûte de l’Hôtel-de-Ville, la foule répandue sur la place de Grève poussa au ciel un long cri de joie mêlé à une décharge de mousqueterie. Le colonel Dubourg, prévenu par M. Étienne Arago de l’arrivée de ce personnage, avait répondu : « A tout seigneur, tout honneur. » Il alla au-devant du vieux général, s’inclina respectueusement devant lui, et une heure après M. de Lafayette tenait dans ses mains les destinées de la France.

Les députés qui avaient formé chez M. Laffitte un petit conciliabule dans lequel le public n’était pas admis, comprirent combien il leur importait de contrebalancer la puissance d’un homme qui avait reçu du peuple son investiture. Dans ce but, ils choisirent parmi eux, pour lui confier la direction des opérations actives, le général Gérard. Quant à l’organisation du pouvoir civil, fallait-il créer un gouvernement provisoire, comme le demandait M. Mauguin, ou seulement une commission municipale, comme le proposait M. Guizot ? Ce dernier avis prévalut, parce qu’il était le plus timide et ne décidait rien. On recourut au scrutin pour la désignation des membres dont cette commission devait être composée. Les noms qui sortirent du scrutin furent ceux de MM. Casimir Périer, Laffitte, Gérard, Odier, Lobau et Audry de Puyraveau. Ce dernier fut nommé à son insu et n’apprit sa nomination qu’à l’Hôtel-de-Ville. M. Odier refusa et fut remplacé par M. de Schonen. M. Laffitte s’était foulé le pied ; mais il avait besoin, d’ailleurs, pour l’accomplissement de ses projets, de faire aboutir à son hôtel le fil de tous les événements. Enfin, le général Gérard prétexta, pour ne point aller à l’Hôtel-de-Ville, les devoirs militaires qui venaient de lui être imposés. Les députés applaudirent, charmés d’avoir à leur disposition un homme d’épée ; et la commission, composée définitivement de MM. Casimir Périer, Lobau, de Schonen, Audry de Puyraveau, se compléta par l’adjonction de M. Mauguin.

A peine formée, la commission municipale publia l’acte suivant, témoignage irrécusable de la défiance qui armait contre le peuple cette bourgeoisie qui allait s’emparer de la direction des affaires :

« Les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés. Une commission a été nommée pour veiller aux intérêts de tous, en l’absence de toute organisation régulière. »

Cet acte, si injurieux au peuple, fut la première mesure prise par le premier pouvoir issu de la révolution. C’était beaucoup se hâter.

La commission municipale, toutefois, rendit quelques services, et elle en aurait rendu de bien plus grands, si elle eût consenti à subir l’impulsion que lui voulait donner M. Mauguin. Malheureusement, M. Mauguin n’exerçait sur ses collègues qu’un faible ascendant : il inspirait des craintes au rigide Audry de Puyraveau ; M. de Schonen n’éprouvait pour lui aucune sympathie, et le général Lobau se défiait d’une supériorité qu’il ne pouvait subir sans en être amoindri. Un jeune homme actif et intelligent, M. Hippolyte Bonnelier, était entré des premiers à l’Hôtel-de-Ville, où les fonctions de secrétaire lui avaient été confiées par Lafayette. Il fut maintenu à son poste par la commission municipale ; mais elle s’adjoignit, en même temps, sous le titre de secrétaire, M. Odilon Barrot, que M. Laffitte avait désigné. Cette circonstance n’influa pas médiocrement sur l’attitude du pouvoir nouveau siégeant à l’Hôtel-de-Ville. Entre M. Mauguin et M. Odilon Barrot, il existait une dissidence d’opinions, rendue plus vive par une rivalité sourde, à laquelle, sans se l’avouer, ils obéissaient l’un et l’autre.

Quoi qu’il en soit M. Mauguin n’avait pas été plus tôt installé à l’Hôtel-de-Ville, qu’il y avait déployé toute son activité. M. Bavoux fut nommé préfet de police, et M. Chardel directeur des postes. Une proclamation mit sous la protection du peuple les monuments français. Diverses circulaires ayant pour but de pourvoir aux besoins les plus urgents, furent rédigées. M. Mauguin voulait que la commission municipale prît le titre de gouvernement provisoire. Le général Lobau s’y opposa de la manière la plus formelle. Sur ces entrefaites, on vint annoncer que beaucoup d’ouvriers manquaient de pain. Il fallait de l’argent. On s’adressa à M. Casimir Périer, qui répondit : « Il est plus de quatre heures ; ma caisse est fermée. »

Pendant toute cette journée du 29, l’hôtel Laffitte ne cessa pas un seul instant d’être le centre des agitations de Paris. On s’y rendait de tous les côtés à la fois ; les députations y succédaient aux députations ; les hommes du peuple y avaient accès, et dans ce vaste pêle-mêle, pas une violence ne fut commise, pas un objet ne fut dérobé. Les chevaux de M. Laffitte coururent dans toutes les directions, montés par des cavaliers inconnus, et le soir ils étaient tous rentrés à l’écurie. Mais les représentants de la haute bourgeoisie n’en nourrissaient pas moins contre le peuple une défiance profonde.

Le général Pajol, qui était arrivé dans la cour de l’hôtel, en criant : « Je vous apporté le chapeau de Waterloo », y avait été fort mal accueilli. M. de Lafayette était trop populaire pour ne pas inspirer encore plus d’ombrage. Afin de créer au général Gérard une influence dont on put se servir au besoin, on le pressait de revêtir l’uniforme, de se montrer à la population, de visiter les barricades. St. Casimir Périer écrivait à l’instituteur de ses enfants : « Venez sans retard à l’hôtel Laffitte, et amenez-y des chevaux. » M. Gérard hésitait ; mais on redoublait d’instances. « Vous voilà bien, vous autres militaires, lui disait M. Eugène Laffitte pour l’exciter, vous ne pouvez marcher que suivis par des pantalons garance. » Enfin le général céda. Il partit pour aller montrer au peuple que les chefs ne lui manqueraient pas après la bataille. Toutefois, il portait encore la cocarde blanche. Il l’ôta, sur les observations de M. Sarrans, mais sans la remplacer par la cocarde de la révolution.

Au reste, soit crainte, soit indifférence ou étourdissement, ceux qui déjà se présentaient comme chefs, ne se montraient nulle part impatients d’arborer les couleurs pour lesquelles le peuple avait combattu. La manière dont le drapeau tricolore fut arboré à l’Hôtel-de-Ville, le 29, mérite d’être rapportée. M. Dumoulin ayant aperçu derrière un meuble un drapeau tricolore roulé et tout couvert de poussière, témoigna l’intention de le placer à une fenêtre de la salle Saint-Jean, ce qu’il fit, sur un signe d’assentiment de M. Baude. On conduit trop souvent les peuples avec des signes et avec des mots. Mais voilà ce que tous les grands hommes du moment semblaient ignorer secondé par le vieux colonel Zimmer, son chef d’état-major, brave officier, mais qui avait moins de portée d’esprit que de patriotisme et de zèle, M. de Lafayette laissait flotter la politique aux mains des subalternes.

Un pair de France se hâtait sur ces entrefaites, vers l’hôtel Laffitte. C’était le duc de Choiseul. Il avait appris qu’il gouvernait la France, et cette nouvelle le glaçait de terreur. Comme nul ne pouvait dire encore ce qui sortirait d’une aussi soudaine commotion, le duc de Choiseul venait prendre M. Laffitte à témoin de son innocence. Il protestait, surtout, contre l’association de son nom à celui de Lafayette, ajoutant qu’il voudrait être seul au pouvoir ou n’être rien. « À ce compte, vous ne serez rien, M. le duc », cria une voix. Plus tard, le duc de Choiseul publia une proclamation qui se terminait de la sorte : « Maintenant que la victoire n’est plus incertaine, il est de ma conscience de déclarer que jamais je n’ai fait partie du gouvernement provisoire ; que jamais la proposition ne m’en fut faite. J’ai accepté en silence tous les dangers à l’heure du combat : je dois hommage à la vérité à l’heure de la victoire. » Cela fut admiré.

Cependant l’armée royale, forcée d’abandonner la capitale, avait continué vers Saint-Cloud son mouvement de retraite. Mais chaque bataillon suivait sa route, pour ainsi dire au hasard. Les bataillons suisses, une partie du 3e bataillon de la garde, le 15e léger, et des détachements du 1er de la garde, prirent le chemin du Cours-la-Reine et du quai de Chaillot. A Chaillot, il y eût encore des victimes. On voyait des enfants paraître inopinément à l’angle des rues et faire feu sur les troupes avec une fureur que rien n’expliquait. Là périt un des plus élégants et des plus braves officiers de la garde, M. Lemotheux. Nul n’avait plus énergiquement que lui désapprouvé les ordonnances, et il se préparait à notifier sa démission. Il tomba mort, atteint par une balle que venait de lancer la main d’un insurgé de dix ans. D’autres officiers reçurent des coups mortels ; un d’eux fut sur le point d’être fait prisonnier. Séparé de son régiment, il dût passer la nuit à Chaillot d’où il s’enfuit déguisé le lendemain. Le désintéressement et la grandeur du but peuvent seuls absoudre ceux qui donnent aux peuples la soif du sang, car elle a quelque chose d’épidémique. La révolution du juillet fut, même pour l’enfance, un encouragement à l’héroïsme, mais aussi une excitation à la cruauté.

Les bataillons qui n’avaient pas suivi le Cours-la-Reine, s’étaient ralliés à l’Arc-de-l’Étoile, d’où ils s’étendaient jusqu’à la porte Maillot : ils touchaient à la maison de campagne de Casimir Périer. Un chef de bataillon et quelques officiers furent invités à y entrer. On leur y fit un accueil convenable, et des rafraîchissements leur furent servis. Leur tristesse était amère et profonde. Quels soldats terribles que ces Parisiens ! disait le chef de bataillon, en rappelant les vides que la mort venait de faire dans son régiment. Là, comme à Chaillot, une bande d’enfants vint assaillir quelques soldats à coups de fusils. Ceux-ci, exaspérés, entrèrent, en poursuivant leurs aggresseurs, dans une maison où des ouvriers étaient à boire, et par l’effet d’une vengeance égarée, ces ouvriers furent égorgés. Quelques coups de canon, tirés dans la direction de Neuilly, envoyèrent dans le parc des boulets que le duc d’Orléans put peser dans sa main ; l’un de ces boulets tua un villageois qui passait sur le pont. Ainsi les malheurs que toute guerre enfante survivaient à la guerre.

Le Dauphin, qui s’était fait substituer au duc de Raguse dans le commandement des troupes, vint les recevoir au bois de Boulogne ; mais il ne trouva pas une seule inspiration dans sa douleur ou plutôt dans sa colère. S’étant approché d’un capitaine, il lui demanda combien il avait perdu d’hommes. « Beaucoup, Monseigneur, » répondit le capitaine. Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues. « Vous en avez bien assez, vous en avez bien assez, » reprit d’un air distrait le Dauphin, qui était né prince. Les troupes arrivèrent à Saint-Cloud, mourant de faim, consternées, haletantes. On les fit bivouaquer dans le parc. Le plus grand désordre régnait aux environs du château. Déjà, dans la cour, les chevaux étaient sellés et chargés. Les élèves de Saint-Cyr accoururent : il y eut de plus, autour de ce trône en péril, quatre pièces de canon, et, pour en faire le service, quelques écoliers. Le duc de Bordeaux dînait. On raconte que M. de Damas, ayant fait dégarnir la table, le duc de Bordeaux prit lui-même plusieurs plats d’argent qu’il élevait avec effort au-dessus de sa tête et faisait passer aux gens de service pour qu’ils les descendissent aux soldats. Cela divertit beaucoup le jeune prince : c’était un jeu nouveau pour cet enfant.

Déjà l’heure des transactions était passée pour Charles X. Ses ennemis avaient obtenu de tels succès, qu’il n’avait plus qu’à rester roi tout à fait ou qu’à cesser tout à fait de l’être. Situation favorable, parce qu’elle était extrême ! Tant que les chances avaient été de son côté, il lui fut permis de céder quelque chose ; mais près d’être abattu, il ne lui restait qu’un parti à prendre, un seul : combattre jusqu’à la mort, non plus pour la royauté seulement, mais pour la dictature. C’est le parti qu’il aurait pris, si son âme avait été aussi haute que son rang. Et, dans ce cas, ses ennemis, en voulant lui enlever tout, lui auraient donné le pouvoir de tout conserver. Car, pour les cœurs dignes de l’empire, l’excès des revers est une force. Mais le malheur de ce roi fut de laisser germer dans son esprit, qui était vulgaire, des desseins qui furent gigantesques. Il devait rester écrasé sous le poids de tout ce qu’il avait osé.

Le duc de Mortemart était arrivé là veille à Saint-Cloud. C’était un grand seigneur à demi gagné aux principes du libéralisme. Soldat, il avait puisé dans la vie des camps une rondeur de langage et une simplicité de mœurs qui l’éloignaient des habitudes aristocratiques : il avait servi avec le général Sébastiani, cet ami du duc d’Orléans ; à Waterloo, il avait presque sauvé ta vie à un enfant du peuple, le général Mouton ; ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il s’était rendu, auprès du cabinet des Tuileries, l’organe des recommandations constitutionnelles de l’empereur Nicolas. Pour toutes ces causes Charles X l’aimait peu. Il le fit venir cependant. Dans un premier entretien qu’ils avaient eu ensemble, Charles X avait dit, à propos du danger des concessions : « Je n’ai point oublié comment les événements se sont passés il y a quarante ans. Je ne veux pas, comme mon frère, monter en charrette, je veux monter à cheval. » Mais les dispositions du vieux monarque n’étaient déjâ plus les mêmes, et il déclara au duc de Mortemart qu’il le nommait premier ministre. Celui-ci s’en défendit avec respect et vivacité. Il alléguait son éloignement naturel pour les affaires, son incapacité, l’amour du repos, une fièvre rapportée des bords du Danube. Charles X insiste, et finit par s’écrier impétueusement : « Vous refusez donc de sauver ma vie et celle de mes ministres ? — Si c’est là ce que sa majesté me demande… — Oui, c’est cela même, interrompit le roi, et, par un mouvement involontaire de défiance, il ajouta : « Heureux encore qu’ils ne m’imposent que vous ! »

M. de Polignac parut dans la salle où MM. de Vitrolles, de Sémonville et d’Argout attendaient une décision. M. de Polignac ne voulait admettre auprès du roi que M. de Vitrolles ; mais, s’avançant vers le président du conseil, M. de Sémonville lui prit les mains affectueusement, et il lui disait : « Vous savez, mon cher prince, quelle est en vous notre confiance, mais les circonstances sont graves ; il faut absolument que nous parlions à Charles X. » M. de Vitrolles appuya cette prière, et les trois négociateurs furent introduits auprès du roi. Il y avait dans tout son maintien une noblesse résignée ; mais son visage trahissait cette amertume intérieure que désavoue inutilement la vanité humaine. « Messieurs, leur dit-il, vous l’avez voulu ; partez ! allez dire aux Parisiens que le roi révoque les ordonnances ; mais, je vous le déclare, je crois ceci fatal aux intérêts de la France et de la monarchie. »

Les trois négociateurs partirent en calèche pour Paris. Le comte de Girardin les suivait à cheval. Sur la route, M. de Sémonville criait : « Mes amis, les ministres sont à bas ; » et il accompagnait ces mots de jurements grossiers, flatteries que, du haut de sa calèche, un grand seigneur croyait adresser au peuple. Ils gagnèrent de la sorte la place de Grève. Dans le trajet, il était arrivé à M. de Vitrolles de sentir ses mains pressées affectueusement par des hommes qui, sachant son nom, l’auraient laissé mort sur la place.

L’Hôtel-de-Ville présentait alors le double aspect d’un club et d’un camp. Là se pressaient tous les audacieux ; là bivouaquait l’insurrection. A la vue de ces mâles figures, de ces corps robustes sous des habits en lambeaux, de ces fusils, de ces épées, de ces taches de sang, les trois gentilshommes tressaillirent. Quel langage tenir dans ce palais de légalité ? Ne faudrait-il pas se servir de ce mot citoyen, que 93 avait écrit dans son formidable vocabulaire. Ayant rencontré sur les marches de l’hôtel M. Armand Marrast qu’il ne connaissait point, M. de Sémonville lui dit avec hésitation : « Peut-on parler à M. de Lafayette… jeune homme !  » Il couvrait ainsi sous la dignité de son grand âge l’orgueil opiniâtre de son rang.

Les négociateurs furent accueillis avec bienveillance par la commission municipale, au sein de laquelle s’était rendu M. de Lafayette. Cette première tentative de conciliation entre la royauté et la bourgeoisie pouvait avoir des conséquences incalculables. Mais vouloir sauver le trône eût été hasardeux en un tel moment, surtout en un tel lieu. Car la multitude frémissait en bas, et demandait, pour prix du sang, non pas quelque chose de meilleur, mais quelque chose de nouveau.

Cependant, M. Baude ayant annoncé à la foule que Charles X consentait à retirer les ordonnances, un homme du peuple fit retentir ce cri, dont ceux qui l’entendirent ne parurent pas émus : « Vive notre bon roi qui capitule !  »

Introduit dans la commission municipale, M. de Sémonville prit la parole. Sa voix était très-faible, soit que la fatigue eut réellement épuisé ses forces, Mit qu’il voulut éveiller dans le cœur des commissaires ce genre d’intérêt qui s’attache au dévouement d’un vieillard. Son discours fut habile et suppliant. Il demanda grâce pour la présence du trop fameux baron de Vitrolles. Il recommanda ensuite à la générosité des vainqueurs cette royauté si souvent frappée, et qui s’était laissé désarmer en pleurant. Quoiqu’il n’eût encore été question à Saint-Cloud que de la nomination de MM. de Mortemart et Gérard, il fit entendre que le roi leur donnerait volontiers pour collègue M. Casimir Périer, qu’il montrait de la main. Puis, se tournant vers M. de Lafayette, il lui rappela que, quarante ans auparavant, les dangers de Paris les avaient réunis l’un et l’autre dans ce même Hotel-de-Ville. Tout à coup un messager entre et remet à M. Casimir Périer une lettre du comte Alexandre de Girardin, annonçant que des négociations sont ouvertes. La surprise fut extrême. Que signifiait ce croisement de démarches ? La commission serait-elle le jouet de quelque intrigue ? M. Casimir Périer était pâle, immobile et muet. Une défiance inquiète se peignait sur l’austère et noble visage de M. Audry de Puyraveau. M. de Vitrolles, placé à côté de M. Schonen, lui disait en vain, pour l’adoucir, et en lui frappant le genou : « Eh mon Dieu ! je suis plus ami de la Charte que vous ; car c’est moi qui ai inspiré la déclaration de Saint-Ouen. » M. de Schonen s’était trop engagé pour chercher son pardon ailleurs que dans la chute d’une royauté à qui Ney, en mourant, avait enlevé le droit de grâce. Il fit éclater toute l’agitation de son âme dans ces mots terribles : « Il est trop tard ! Le trône de Charles X s’est écroulé dans le sang ! » Quant à M. Mauguin, chez qui une nature ardente était tempérée par un esprit calculateur, il ne jugeait pas encore la monarchie perdue, et voulait qu’on ouvrît l’oreille aux négociations. « Avez-vous des pouvoirs écrits, demanda-t-il ? » Cette question imprévue déconcerta M. de Sémonville. Alors se levant avec impétuosité et courant à la fenêtre le loyal M. de Puyraveau s’écria : « Ne parlez plus d’arrangement, ou je fais monter ici le peuple ! »

Les envoyés de Charles X se retirèrent. Mais M. Casimir Périer conservait encore quelque espérance : il les conjura d’aller trouver M. Laffitte et de tenter en faveur de Charles X un dernier effort. M. de Sémonville, découragé, s’y refusa ; les deux autres y consentirent ; et le collègue de M. de Mortemart leur donna un laissez-passer dans lequel le nom d’Arnaud fut substitué à celui de Vitrolles, qui pouvait réveiller de dangereux souvenirs. Avec ce chiffon de papier, les deux négociateurs parcoururent librement la ville, où l’on arrêta ce soir là, comme je l’ai dit, plusieurs jeunes gens qui avaient combattu vaillamment, mais à qui M. Casimir Périer n’avait pas donné de sauf-conduit !

M. d’Argout se présenta seul chez M. Laffitte. La chaleur était étouffante, les fenêtres ouvertes et les appartements remplis de monde. M. d’Argout attira M. Laffitte dans l’embrasure d’une croisée. La voix du négociateur était altérée, et il avait presque les larmes aux yeux en parlant de Charles X. « Les ordonnances sont retirées, dit-il, et nous avons de nouveaux ministres. — Il fallait se décider plus tôt, répondit M. Laffitte. Aujourd’hui… — Les intérêts sont les mêmes. Sans doute ; mais les situations sont changées. Un siècle s’est écoulé depuis vingt-quatre heures. » M. Bertin de Vaux était là. Il crut comprendre qu’il s’agissait d’une transaction, et il s’écria joyeusement : « On pourra donc enfin négocier ! » Ces mots, répandus dans la foule qui encombrait l’hôtel, y produisent l’agitation la plus violente. Quelques hommes du peuple étaient étendus, couverts de poussière et brisés par la fatigue, sur les sièges de la salle à manger. Un d’eux ouvre brusquement la porte qui séparait cette salle de l’appartement où se trouvaient MM. d’Argout et Laffitte fait résonner son fusil sur le parquet, et d’une voix terrible : « Qui ose ici parler de négocier avec Charles X ? — Plus de Bourbons criait-on en même temps dans le vestibule. — Vous les entendez, dit M. Laffitte. — Ainsi, vous n’écouteriez aucune proposition, répondit M. d’Argout. — Votre visite est-elle officielle ? — Officieuse seulement mais si elle était officielle ? — Alors comme alors. » M. d’Argout sortit. Le Louvre était pris : la cause de Charles X était perdue.

Ce soir-là, M. Laffitte reçut aussi la visite de M. de Forbin-Janson, qui venait demander un sauf-conduit pour M. de Mortemart, son beaupère. M. de Mortemart fut attendu jusqu’à minuit, il ne vint pas.

M. d’Argout avait pu juger, par le résultat de sa visite, du véritable état des choses ; mais en donnant suite à sa médiation, dût-elle être stérile, il ménageait son avenir dans l’un ou l’autre parti. Il alla donc retrouver le baron de Vitrolles qui l’attendait en compagnie de M. Langsdorff, et ils reprirent tous trois la route de Saint-Cloud. MM. Charles Laffitte et Savalette les accompagnaient et leur servaient de sauve-garde.

La journée du 29 avait été doublement remarquable. Le peuple y rendit le trône vacant. La bourgeoisie prit ses mesures pour en disposer. D’un côté le labeur, de l’autre la récompense. Alors comme toujours, des victimes sans nom servirent de piédestal à des ambitieux sans cœur.

Au moment où les ténèbres se répandaient sur Paris, le général Pajol montait tristement la rue de Chabrol. Il se retourne vers M. Degousée, qui l’accompagnait, et lui dit : « Vous meniez au combat des hommes déterminés : pouvez-vous compter sur leur zèle ? — Sans doute. — Assez pour leur donner l’ordre d’arrêter les députés ? — Oh ! pour cela, je n’oserais en répondre. — Dans ce cas, la révolution est avortée. »

Les alarmes, au château de Saint-Cloud, avaient cessé depuis quelques heures. Le grand salon donnant du côté de Paris présentait un étonnant spectacle. Le roi était assis avec M. de Duras, gentilhomme de la chambre, M. de Luxembourg, capitaine des gardes, et la duchesse de Berri, à une table de jeu. Le Dauphin, qui se laissait toujours absorber par les petites choses et ne pensait jamais aux grandes, contemplait d’un air méditatif une carte géographique. M. de Mortemart, agité au milieu de tous ces personnages tranquilles, allait à chaque instant sur le balcon, prêtant l’oreille à des bruits lointains.

La partie de whist que Charles X joua dans cette soirée, ne tarda pas à être racontée dans la capitale. Elle y excita une grande colère, très-raisonnable chez ceux qui ne voulaient plus de royauté, puérile chez ceux qui s’occupaient à faire un autre roi.

Le duc de Luxembourg avait donné ordre à un lieutenant des gardes de se mettre à la tête de quelques cavaliers et d’éclairer la route de Neilly. L’officier, de retour, apprit à M. de Luxembourg qu’il avait remarqué un mouvement inaccoutumé dans le parc de Neuilly et aux environs du château. 11 ajouta que, s’il y avait été autorisé, il lui eût été facile d’enlever le duc d’Orléans. Charles X, entendant ces derniers mots, dit à l’officier d’un ton sévère : « Si vous aviez fait cela, Monsieur, je vous aurais hautement désavoué. »

La nuit était venue, et on allait se séparer, quand le duc de Mortemart s’approcha du dauphin et le pria de révoquer, au moins pour lui, que le roi envoyait à Paris avec une mission, la consigne qui coupait toute communication entre Paris et Saint-Cloud. « Comment ?… la consigne ?… c’est bien… nous verrons… » Le duc de Mortemart ne put pas obtenir une réponse plus précise. Il se retira dans son appartement, plus affligé que surpris, car il sentait peser sur son cœur ces paroles de Charles X : « Heureux qu’ils ne m’imposent que vous », paroles bien ambres, adressées à un homme qui croyait jouer sa tête pour le salut de son roi ! Mais Charles X ne se fiait qu’à ceux qui avaient un assez grand fonds de bassesse pour asservir sans réserve leur pensée à la sienne. C’était peu connaître l’art de régner, qui consiste, non pas à annuler l’initiative du génie d’autrui, mais à se l’approprier, comme firent Louis XIV et Napoléon.

Du reste, et par une de ces contradictions faciles à comprendre dans des journées aussi pleines d’imprévu, Charles X montra autant d’hésitation quand le duc de Mortemart voulut remplir sa mission, qu’il avait mis d’empressement à la lui faire accepter. « Sire, lui disait son nouveau ministre, le temps presse : il faut que je parte. » Et le roi répondait : « Pas encore, pas encore : j’attends des nouvelles de Paris. »

Pendant la nuit arrivèrent MM. d’Argout et de Vitrolles. Ils coururent chez M. de Mortemart pour le solliciter à une décision prompte. « Mais comment me faire reconnaître dans la capitale, disait le duc de Mortemart ? Voulez-vous que je m’y présente comme un aventurier politique ? Il me faudrait, au moins, la signature du roi. » Les nouveaux venus insistèrent. Ils avaient vu Paris dans une de ces situations violentes où il suffit d’une minute pour donner comme pour enlever un empire.

Il fut donc décidé qu’on rédigerait à la hâte des ordonnances révoquant celles du 25 ; rétablissant la garde nationale, dont le commandement était confié au maréchal Maison ; nommant M. Casimir Périer aux finances et le général Gérard à la guerre. Mais tout manquait : encre, plumes, papier ; on n’avait pas même de protocole qui put servir de modèle on eût beaucoup de peine à sortir de ces petits embarras, fils imperceptibles auxquels Dieu se plaît à suspendre le destin des familles royales ! La difficulté s’accrut quand il fallut obtenir la signature de Charles X. Pour parvenir jusqu’à son appartement, il y avait plusieurs lignes de gardes-du-corps à traverser. Le duc de Mortemart mit tout en œuvre pour faire fléchir l’étiquette dans ce moment solennel. Ce fut en vain. Les gardes-du-corps se croyaient enchaînés d’autant plus étroitement à leur consigne, que la royauté était en péril. Impatienté, irrité, le duc de Mortemart se fit conduire chez le valet de chambre de service, et, d’un ton extrêmement animé : « Monsieur, je vous rends responsable de tout ce qui peut arriver. » Enfin, il fut introduit dans l’appartement de Charles X. Le vieux roi était au lit : il se souleva languissamment : « Ah c’est vous, Monsieur le duc, dit-il d’un air abattu ? » M. de Mortemart lui fit observer qu’il fallait se hâter ; que les ordonnances voulaient être signées à l’instant même, et que, pour lui, il était prêt à partir. « Attendons encore, répondit Charles X. — Mais, sire, le comte d’Argout est là. Il vous dira quelle est à Paris la situation des choses. — Je ne veux point voir M. d’Argout. dit Charles X, qui ne l’aimait pas. — Eh bien, sire, le baron de Vitrolles est avec lui. Voulez-vous qu’on l’introduise ? — Le baron de Vitrolles ? Oui, qu’il entre. » On appela M. de Vitrolles. Il sortait de l’appartement de M. de Polignac. Il avait trouvé le prince à moitié endormi, et comme il lui demandait par quelle inconcevable témérité il avait jeté un aussi orgueilleux défi à l’esprit révolutionnaire, n’ayant à sa disposition que sept mille hommes, « les états en portaient treize mille », avait répondu le prince de Polignac.

M. de Vitrolles s’étant approché du lit du roi, Charles X fit signe au duc de Mortemart de se retirer. Le ministre, blessé, dit à voix basse : « Ah ! s’il ne s’agissait pas de sauver la tête du roi ! », et il sortit.

En apercevant, dans de semblables circonstances, celui qui avait toujours exercé sur son esprit un si puissant empire, Charles X prit un visage sévère : « Comment ! c’est vous, M. de Vitrolles, qui venez m’engager à céder devant des sujets rebelles ! » M. de Vitrolles répondit avec vivacité qu’au point où en étaient les choses, il n’avait pas cru pouvoir donner à son roi une plus grande preuve de dévouement, et que ce serait le tromper que de chercher à lui adoucir l’amertume de cette situation. « Je vais plus loin, ajouta-t-il, et je doute que votre majesté puisse désormais rentrer dans Paris révolté ; je sens que la dignité de votre couronne en recevrait une rude atteinte ; mais que faire ? Comment vaincre une population de toutes parts soulevée ? Mieux vaudrait cent fois transporter ailleurs le centre de cette guerre cruelle. Croyez-vous pouvoir compter sur la Vendée ? Je suis prêt à me dévouer jusqu’au bout. » Charles X parut un moment réfléchir. « La Vendée dit-il, comme répondant à ses propres pensées… c’est bien difficile !… bien difficile !… »

Le duc de Mortemart fut rappelé. Les dispositions du roi lui parurent tout-à-fait changées. Son accablement avait fait place à une sorte d’ardeur singulière ; il mit presque de l’empressement à signer les ordonnances, s’arrêtant toutefois, dans ses concessions, à certaines limites. Voilà comment la monarchie rendit son épée.

Quand le duc de Mortemart sortit de la chambre du roi, il faisait presque jour. Il rencontra M. de Polignac sur la terrasse. C’était la première fois qu’il le voyait revêtu de l’uniforme d’Officier-général. M. de Polignac était vivement ému. Devant eux Paris se cachait dans un nuage composé de brouillards et de fumée ; on entendait par intervalles les coups de feu des avant-postes. Tout-à-coup M. de Polignac, étendant le bras vers la capitale, s’écria d’un air inspiré : « Quel malheur que mon épée se soit brisée entre mes mains, j’établissais la Charte sur des bases indestructibles ! » Puis se retournant vers M. de Mortemart : « Ne craignez point que je fasse ici obstacle à votre mission. Vous partez pour Paris ; moi, pour Versailles. »

Une calèche conduisit M. de Mortemart jusqu’au bois de Boulogne. MM. d’Argout et Mazas l’accompagnaient. Là on refusa de les laisser passer. Le dauphin, qui la veille avait pris le commandement des troupes et qui voulait à tout prix empêcher les concessions, le dauphin avait écrit aux chefs des avant-postes pour leur défendre, sous peine de la vie, d’ouvrir passage à quiconque viendrait de Saint-Cloud. Après une discussion fort vive, M. de Mortemart obtint de continuer sa route, mais il dût tourner à pied le bois de Boulogne. Craignant d’être arrêté à la barrière de Passy, il fit un long détour pour gagner la capitale. Du Point-du-jour au pont de Grenelle, il remarqua que tout était solitude et silence. Il entra dans Paris en escaladant un mur dans lequel avait été pratiquée une brèche, par où on faisait passer des vins de contrebande. Sans cravate et sa redingote sur le bras, il marchait mêlé à quelques hommes du peuple dont il déjouait la surveillance par des propos militaires, et c’est ainsi, qu’il arriva sur la place Louis XV. Il était environ huit heures du matin ; la ville était muette et toutes les fenêtres étaient fermées ; on n’apercevait dans les rues que de tranquilles passants. « C’est le calme de « la force » dit le duc de Mortemart à ceux qui l’accompagnaient.

Les Parisiens avaient employé la nuit à construire des barricades, pour mettre la ville à l’abri de toute attaque. Des lampions placés aux fenêtres et sur les pierres amoncelées dans les rues, éclairaient les travailleurs, groupés de distance en distance. De quelle condition étaient ces travailleurs ? pour qui veillaient-ils auprès de ces monceaux de pierres ? et quel était leur espoir ? On entendit s’élever, du sein des quartiers reculés, des clameurs étranges, aussitôt suivies d’un long silence. Et les patrouilles de bourgeois s’arrêtaient pour écouter cette voix du peuple dans la nuit. On veillait aussi à l’hôtel Laffitte.



  1. Déposition de M. Galle dans le procès des ministres ; tome II, p-128.
  2. « Ce ne furent ni les sommations du duc de Raguse, ni celles de M. de Sémonville qui donnèrent lieu, comme on l’a supposé, au départ des ministres pour Saint-Cloud. Et cela, par une raison toute simple, c’est qu’ils n’en firent aucune, n’ayant aucune qualité pour leur en adresser. Le départ des ministres fut occasionné par une lettre de Charles X, qui leur faisait connaitre son intention de réunir son conseil le lendemain matin. Ma voiture m’attendait dans la cour des Tuileries long-temps avant l’arrivée de M. de Sémonville.

    La déposition de M. de Sémonville à la chambre des pairs n’est qu’une scène à effet, composée dans le silence du cabinet. Je déclare ignorer la majeure partie des choses rapportées par lui et où il me fait agir comme acteur ; mais chacun a sa manie : celle de M. de Sémonville est de mettre toujours quelque drapeau en scène. »

    (Note manuscrite de M. de Polignac.)