Histoire de dix ans/Tome 1/Chapitre 8

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Pagnerre (Vol 1p. 389-436).


CHAPITRE VIII.


Ministère provisoire. — M. Laffitte y entraîne M. Dupont (de l’Eure). — Portrait de M. Guizot. — Fuite de Saint-Cloud. — Mécontentement des troupes. — La famille royale quitte Trianon ; elle arrive à Rambouillet. — Séjour de la famille royale à Rambouillet. — Charles X confie au duc d’Orléans les intérêts de son petit-fils. — Anecdote caractéristique. — Sur une lettre affectueuse du duc d’Orléans, Charles X consent à abdiquer et fait abdiquer le dauphin. — Les courtisans se pressent autour du duc d’Orléans. — La commission municipale dissoute. — Visite à l’Hôtel-Dieu. — Le général Latour-Foissac apporte au Palais-Royal l’acte d’abdication : on refuse de l’admettre auprès du duc d’Orléans. — Sensibilité de la duchesse d’Orléans. — Le duc d’Orléans repousse l’idée d’une régence ; commissaires envoyés à Charles X ; scène de famille. — Retour des commissaires ; changement dans les dispositions du duc. — Expédition de Rambouillet ; son but ; sa physionomie ; aveuglement de Lafayette. — Le Palais-Bourbon dans la journée du 3 août. — Dispositions des troupes à Rambouillet. — Le colonel Poque. — Charles X trompé quitte Rambouillet. — Charles X à Maintenon ; il donne ordre à ses troupes de faire leur soumission au lieutenant-général. — Retour de Rambouillet.


La journée du 31 était décisive. La révolution, trahie par les uns, abandonnée par les autres, venait de tirer d’elle-même un pouvoir assez fort pour la détruire. La commission municipale, cependant, était encore debout ; mais on eût dit qu’elle était impatiente de se dissoudre. Parmi les membres qui la composaient, un seul, M. Mauguin, s’exprima énergiquement sur la nécessité de continuer le gouvernement populaire de l’Hôtel-de-Ville. Le courageux et loyal Audry de Puyraveau, en cette occasion, fut pris au piège de son propre désintéressement. « Il ne faut pas qu’on puisse nous accuser d’ambition, disait-il sans cesse » et il se réunit à MM. de Schonen et Lobau pour briser l’unique instrument de résistance que le duc d’Orléans eût désormais à redouter.

Toutefois, avant de décréter elle-même sa déchéance, la commission municipale se crut obligée de pourvoir à l’administration publique, et elle dressa la liste suivante :

Sont nommés commissaires provisoires :

MM. Dupont de l’Eure, à la justice ;

Le baron Louis, aux finances ;
Le général Gérard, à la guerre ;
De Rigny, à la marine ;
Bignon, aux affaires étrangères ;
Guizot, à l’instruction publique ;

M. Casimir Périer étant entré dans la salle de délibération, le ministère de l’intérieur lui fut offert par M. Mauguin. À cette offre imprévue, M. Casimir Périer se trouble et balbutie une acceptation. Mais, une heure après, il était auprès du secrétaire de la commission municipale, M. Bonnelier, implorant de sa générosité, de sa pitié presque, la faveur d’un erratum au Moniteur. Il lui représentait que, ministre de Charles X la veille, il ne pouvait le devenir, le lendemain même, d’une révolution faite contre Charles X ; et, en disant ces mots, il s’abîmait dans son désespoir. Ainsi cet homme, qu’avait toujours possédé un orgueil dont la violence allait quelquefois jusqu’à la folie, était tout-à-coup devenu humble et suppliant. Il fut fait selon son désir ; mais son inquiétude était si grande que, dans la soirée, il courut s’assurer lui-même au Moniteur de la radiation de son nom, qui fut remplacé par celui de M. de Broglie. Casimir Périer, cependant, comme il le prouva bientôt, n’était pas homme à repousser les avances de la fortune. Mais c’était d’un prince, nouveau venu dans la révolution, qu’il attendait la réalisation de sa secrète espérance. Âme ardente et pusillanime, que rongeaient et abaissaient à la fois les soucis d’une ambition pleine d’épouvante ! D’autres mirent plus de vigueur à leur abaissement, et se précipitèrent du moins la tête haute vers le pouvoir et la servitude.

Les choix faits par la commission municipale furent ratifiés au Palais-Royal ; mais, au-dehors, on les commenta diversement. On trouvait en général fort singulier qu’un pouvoir d’origine révolutionnaire eût désigné, pour représenter la révolution des hommes tels que l’abbé Louis et M. Guizot. Il est vrai que, pendant les trois jours, le premier s’était posé chez M. Laffitte comme le financier de l’insurrection, avec un laisser-aller qui ne manquait pas de courage il avait parlé hautement de certaines mesures à prendre pour lever des impôts au cas où la révolution se prolongerait. Quant au second, sa part dans le mouvement n’était pas de nature à justifier son ambition. Toujours est-il que l’association de leur nom à celui de M. Dupont (de l’Eure), si connu par ses luttes contre les Bourbons aînés avait quelque chose de bizarre et d’inexplicable.

M. Dupont (de l’Eure) refusa d’abord. Il ne se sentait aucun goût pour le pouvoir, et sa modestie lui en faisait redouter le fardeau. Ce fut M. Laffitte qui le détermina. M. Laffitte avait été depuis long-temps subjugué par le duc d’Orléans ; mais il s’était plus étroitement dévoué à lui, depuis l’important service qu’il venait de lui rendre d’abord, parce qu’il avait besoin de se grandir le plus possible dans la personne de son royal protégé ensuite parce que c’est une des ruses de notre vanité de nous attacher à ceux qui nous doivent beaucoup, en raison même du bien que nous leurs faisons. Mais, comme chez M. Laffitte une extrême finesse d’esprit servait de tempérament naturel à la sensibilité d’un cœur très-chatouilleux, il était gagné sans être tout-à-fait convaincu, et séduit sans être trompé. Il chercha donc à se précautionner contre ses propres entraînements, en appelant auprès de lui un homme dont l’amitié fut courageuse et sévère. Il ne pouvait mieux choisir que Dupont (de l’Eure), d’autant qu’aux yeux du peuple, l’adhésion d’un tel homme était en faveur de M. Laffitte une garantie, et, quoi qu’il advint, une excuse.

De là l’insistance qu’il mit à faire accepter à son ami le ministère de la justice. Il le suppliait, lui prenait les mains qu’il serrait dans les siennes, et invoquait à l’appui de sa prière, tout ce qui entraîne un homme généreux. M. Dupont (de l’Eure) céda enfin, et consentit à être présenté au lieutenant-général. L’accueil que lui fit le prince fut plein de bonhomie et de cordialité. Le nouveau ministre commença par exprimer la répugnance que lui inspirait la pratique du pouvoir. Il dit qu’il n’était pas homme de cour ; que ses habitudes, que ses affections étaient républicaines. Le prince répondit qu’il n’y aurait plus de cour, et que, pour son compte, il regrettait de ne pouvoir vivre dans un pays républicain comme l’Amérique. Dupont (de l’Eure) ne cacha rien de ses appréhensions, et, durant tout cet entretien, son langage fut celui d’un homme libre.

Mais quelle pouvait être la place d’un citoyen de cette trempe, au sein d’une monarchie nouvelle, et au milieu de parvenus s’essayant à la flatterie, aux belles manières, à l’intrigue ? Une raison droite, un bon sens inexorable, des allures franches, une bonté mêlée d’honorable rudesse, une grande application aux affaires, ce ne sont pas là des qualités suffisantes pour dominer les complications qui naissent, dans un milieu corrompu, du croisement des intérêts et du jeu des passions. M. Dupont (de l’Eure) entrait au pouvoir avec des qualités semblables à celles de Roland, mais dans des circonstances bien plus défavorables, Or, on sait que Roland ne put se faire goûter de Louis XVI, qui était cependant bien propre à apprécier les vertus simples et modestes.

Il y avait, d’ailleurs, dans ce ministère, à côté de M. Dupont (de l’Eure), M. Guizot, homme sec et hautain, tout entier à son orgueil, passionné sous les dehors du calme. A son front noble, mais triste, à sa lèvre sèchement découpée, à son sourire rempli d’un froid dédain, à un certain affaissement du corps, révélateur des troubles de l’âme, il était aisé de le reconnaître. Nous l’avons vu, depuis, dans les assemblées on distinguait de loin, entre toutes les autres, sa figure bilieuse et altérée. Provoqué par ses adversaires, il fixait sur eux un regard prompt à lancer l’insulte, et il relevait sa tête sur sa taille voûtée, avec une indicible expression de colère et d’ironie. Protestant et professeur, son geste péremptoire, son ton dogmatique, lui prêtaient quelque chose d’indomptable ; sa fermeté pourtant était toute dans les apparences : au fond, c’était un esprit sans activité, et dont la volonté manquait de vigueur. La suite même qu’on remarquait dans les écrits de M. Guizot tenait de l’obstination du maître qui ne veut passe contredire devant ses élèves. On le jugeait cruel : il ne l’était peut-être que dans ses discours ; mais par raffinement d’orgueil, il aimait à se compromettre, et lui, qui volontiers laissait ignorer ses vertus, il avait des vices d’apparat. La versatilité de sa conduite politique n’était, en 1830, un mystère pour personne, et le souvenir de son rôle de 1815 lui avait attiré de vives attaques. Il s’en inquiétait peu : fidèle dans ses amitiés, pour que nul n’eût à se repentir d’avoir compté sur sa fortune, il avait toujours affecté de mépriser ses ennemis, afin qu’on ne le soupçonnât pas de les craindre. Son talent consistait à dissimuler sous la solennité de l’expression et la pompe des formules une extrême pauvreté de vues et des sentiments sans grandeur. Sa parole, cependant, avait de l’autorité ; et son désintéressement, la gravité de sa vie, ses vertus domestiques, l’austérité de ses manières, lui donnaient du relief au milieu d’une société frivole et cupide. Ajoutez à cela qu’il avait, comme Casimir Périer, l’art d’ennoblir les vulgaires desseins et de servir en paraissant régner.

Paris avait soudainement changé de physionomie. Les magasins se rouvraient, les affaires tendaient à reprendre leur cours. Un des derniers actes de la commission municipale fut de proroger de dix jours l’échéance des effets de commerce. La suspension de toutes les relations commerciales, qui avait été pour quelques-uns une cause réelle de ruine, fut pour d’autres un prétexte d’improbité. En agitant les sociétés, on fait toujours monter un peu de limon à la surface.

Le 31, à cinq heures du matin, Charles X arriva à Trianon. Le dauphin était resté à Saint-Cloud, qu’il ne quitta qu’à midi. Mais, avant de partir, il voulut tenter un dernier effort. Une compagnie était postée à une extrémité du pont de Sèvres, et de l’extrémité opposée partaient de nombreux coups de fusil. Sur l’ordre du Dauphin, le duc de Lévis se rend auprès des troupes pour les engager à la résistance. Le chef de bataillon, qui les commandait, était immobile à la tête du pont, les bras croisés sur sur sa poitrine, et comme livré à une méditation profonde. Le duc de Lévis lui adresse la parole : c’est en vain. Instruit de cette scène, le Dauphin arrive au galop, et se met à haranguer les troupes. Pas un mouvement, pas un cri. Désespéré, il pousse son cheval sur le pont, mais voyant qu’il n’est pas suivi, il regagne Saint-Cloud, partagé entre la colère et la honte.

La compagnie dont le Dauphin venait d’interroger le zèle, était commandée par M. Quartery. Sa défection livra au peuple une pièce de canon et le pont de Sèvres.

À Saint-Cloud, le prince donna l’ordre du départ. Tant d’humiliation avait altéré ses traits et augmenté le désordre de ses idées. En passant devant le front du 6e de la garde, il s’arrêta devant le colonel et lui dit : « Eh bien, le 3e a passé : pouvez-vous compter sur vos hommes ? » Le colonel répondit avec dignité que chacun ferait son devoir. Le prince fit quelques pas sans prononcer une parole mais apercevant un soldat dont le col était attaché négligemment. « Vous êtes bien mal colleté, lui cria-t-il.  » Un mouvement involontaire d’indignation se fit dans les rangs : les soldats pouvaient juger de ce que valent, contemplés de près, tous ces dominateurs de nations !

Le signal de la retraite ayant été donné, l’artillerie et le 1er de la garde prirent la route de Villeneuve-l’Etang, pendant que les voltigeurs du 6e essayaient d’arrêter à coups de fusil les éclaireurs qui montaient en courant la grande avenue du château. Cette fuite précipitée, cette fuite sans combat, blessait profondément les troupes restées fidèles. Dans leur dépit, dont le respect adoucissait à peine l’expression, plusieurs grenadiers retournèrent leurs bonnets à poils, comme pour faire face, autant qu’il était en eux, aux insurgés qui les poursuivaient. Les officiers marchaient la tête basse, et quelques-uns versaient des larmes.

À leur arrivée à Versailles, les régiments furent entassés pêle-mêle, partie sur la place d’armes, partie dans une plaine en avant de la grille du Dragon. Aucune mesure de prévoyance n’avait été prise, et les officiers eurent beaucoup de peine à procurer des vivres à leurs soldats accablés de fatigue et de chagrin. Mais à la douleur se mêlait déjà la colère, et la désertion commença. Le bivouac durait depuis quelques heures, et les troupes n’avaient pas encore été passées en revue. On se demandait avec surprise dans les rangs ce qui retenait les princes si loin de ceux dont leur présence aurait encouragé la constance et ranimé l’ardeur. Témoins des progrès du mécontentement général, M. Sala et un de ses camarades, tous deux officiers du 6e de la garde, se rendirent aux grilles de Trianon. Mais, ayant rencontré en chemin MM. de Guiche et de Ventadour, ils apprirent qu’on allait se remettre en marche. Ils éclatèrent alors, et se plaignirent de l’inconcevable confusion dans laquelle on laissait l’armée royale. « Personne ne commande, disaient-ils ; c’est tout au plus si quelques généraux viennent d’un air indifférent se promener au milieu de nous, avec des épaulettes sur un habit bourgeois. Les services ne sont pas régularisés ; rien n’est tenté pour réparer les fautes qui ont jeté partout la découragement. Que veut-on faire de l’armée ? qu’on le dise. N’est-il pas temps que la vie des cours finisse, et que celle des camps ait son tour ? » Un ordre de départ fut la seule réponse qu’on fit à ces plaintes militaires.

Bien qu’un nouveau ministère eût été nommé, les anciens ministres n’avaient pas cessé d’accompagner le roi et de délibérer. A Trianon, ils tinrent conseil. M. de Guernon-Ranville fut d’avis que le roi ne pouvait pas rentrer dans Paris avant la soumission des rebelles ; qu’il n’avait plus qu’un parti à prendre : se retirer à Tours, y convoquer sur-le-champ les deux chambres, tous les généraux, les plus hauts fonctionnaires publics, et les dignitaires du royaume. Selon M. de Guernon-Ranville, c’était le meilleur moyen de désorganiser l’insurrection et d’en déconcerter les chefs. Cette opinion fut adoptée, et, en conséquente, on rédigea plusieurs circulaires. Elles n’attendaient plus que la signature de Charles X, et il se montrait disposé à la donner. Mais il changea tout-à-coup de résolution et le fit savoir à ses ministres, qui, désespérés de tant de vacillations, déchirèrent les circulaires, dont le bassin de Trianon reçut les morceaux.

Il est certain que le roi ne pouvait se résoudre à prendre un parti. Le séjour de Trianon le retenait par mille liens, mais il y était environné de périls. Sur les instances de M. de La Rochejacquelein, et sur les avis inquiétants du général Bordesoulle, il se décida enfin à ne pas prolonger davantage cette première halte de la royauté. Le voyage de Rambouillet fut résolu, et les troupes durent se diriger vers Trappes. Elles se mirent en mouvement, après avoir déchiré les gibernes abandonnées par les déserteurs, et jeté dans le canal du parc plusieurs des fusils dont la plaine était jonchée. Le désordre de cette retraite nocturne ne peut se comparer qu’aux suites d’une véritable défaite. Artillerie, infanterie, cavalerie, roulaient pêle-mêle dans les ténèbres. Des coups de fusils tirés en l’air ou dans les bois faisaient craindre à tout instant quelque attaque nouvelle. C’était plus qu’une retraite, c’était une déroute.

La famille royale, de son côté, avait fait tous ses préparatifs de départ. Il avait été convenu que le général Bordesoulle resterait à Versailles à la tête de sa division ; que le Dauphin irait coucher à Trappes, et enfin que Charles X partirait à cheval par une route, tandis que la duchesse de Berri et ses enfants prendraient en voiture une route différente, de manière, cependant, à le rejoindre au sortir des bois, sur le chemin de Rambouillet.

Avant de quitter Trianon, le roi y entendit la messe dans une grande pièce où se trouvait une chapelle contenue dans une armoire. Quand on vint l’avertir de l’heure du départ, on le trouva plongé dans un recueillement pieux et mélancolique. Il traversa les salles solitaires de ce palais de Louis XIV, marchant avec beaucoup de lenteur et se retournant de distance en distance, comme attendri par quelques souvenirs. Il était, minuit lorsque cette famille condamnée arriva au château de Rambouillet. Il y avait seize ans à peine qu’une catastrophe non moins terrible avait conduit dans ce même château l’impératrice Marie-Louise, fuyant le sort des batailles, fuyant son père, et emportant avec elle par les chemins les dieux pénates de l’Empire. Ces jardins où le jeune Henri allait folâtrer en attendant l’heure si prochaine de l’exil, le roi de Rome enfant les avait foulés, lui aussi, avec une égale insouciance et dans une infortune à peu près semblable. Rapprochements dont la singularité est devenue banale ! redites éternelles du destin ! Les fugitifs descendirent dans la cour, déserte en ce moment et muette. La lune seule éclairait les fenêtres de la tour. Le petit duc de Bordeaux s’était endormi dans les bras de son gouverneur. Charles X, fatigué, laissait tomber sa tête sur sa poitrine et pleurait. Suffisamment préparé — il le prouva plus tard — pour une ruine complète, il ployait sous les commencements de son malheur.

Le lendemain les troupes arrivèrent de Trappes. A l’entrée de la forêt de Rambouillet est un petit village nommé le Péray : plusieurs régiments s’y arrêtèrent, d’autres gagnèrent la ville. Le 2e d’infanterie de la garde, campé à droite et à gauche de la route, forma l’arrière-garde avec le 3e et la gendarmerie. Là quelques précautions furent prises : on se couvrit de postes avancés. Mais un découragement sans remède avait atteint déjà une partie des troupes. La route était à chaque instant sillonnée par des malles-postes et des diligences surmontées du drapeau tricolore ; des insurgés passaient à cheval, sous les yeux du soldat, sans que l’ordre de les arrêter fut donné ; l’armée enfin, privée de chef, ignorant l’état des choses, incertaine sur ce qu’elle devait faire comme sur ce qu’il lui était permis de désirer ou de craindre, ne ressemblait plus qu’à une troupe de fugitifs. Un moment vint où toute l’arrière-garde s’ébranla, et parut disposée à reprendre le chemin de Versailles. Averti de ce mouvement, le général de La Rochejacquelein, accourt ; il fait battre le tambour, il fait prendre les armes, et, s’adressant aux troupes avec une émotion éloquente, il invoque leur honneur, les ramène au souvenir de leur serment et au respect de leur drapeau. Vive le roi ! crièrent alors les soldats, et cette impulsion donnée à la fidélité militaire fut si vive, qu’un voltigeur du 2e ayant voulu déserter, ses camarades levèrent sur lui leurs sabres.

Une scène d’enthousiasme avait eu lieu dans la matinée : la Dauphine était arrivée de Dijon à Rambouillet, à travers des périls, évités au moyen d’un déguisement. Cette princesse avait la voix rude, le front sévère, l’abord glacial ; et le malheur, qui l’avait prise au berceau, semblait avoir tari en elle toutes les sources de la sensibilité. Les gardes l’aimaient cependant, parce qu’elle avait toujours témoigné aux défenseurs les plus intimes des personnes royales une sollicitude active et prévoyante. Quand elle traversa le camp, ils se précipitèrent sur son passage. Elle les salua en pleurant, et eux, ils agitaient leurs épées avec des cris fidèles. Mais c’était la dernière explosion d’un dévouement qui, faute d’être encouragé, devait bien vite s’éteindre.

En apercevant cette princesse dont les yeux avaient renfermé tant de larmes, Charles X s’avança, les bras étendus, vers la fille de Louis XVI, et des sanglots se mêlèrent à ces premiers embrassements. « Nous voilà, je l’espère, réunis pour toujours », dit la Dauphine.

A Rambouillet, château de plaisance, demeure somptueuse ou tant de princes avaient oublié dans les plaisirs combien il faut que le peuple souffre pour qu’un roi s’amuse ; à Rambouillet, où, le 26 juillet, Charles X lui-même était allé se délasser des fatigues de la chasse, pendant que ses ordonnances embrasaient Paris, il y avait tout au plus en ce moment de quoi héberger cette famille en fuite. Pour payer les dépenses de bouche de sa maison militaire, le roi de France en fut cédait à vendre son argenterie. La Dauphine ne put se procurer des vêtements nouveaux, et se plaignit de manquer de linge. Enfin comme pour mettre le comble à tant d’amertumes, le colonel du 15e léger alla, ce jour-là, remettre au roi son drapeau. Treize hommes l’accompagnaient : tout le reste avait déserté.

Les gardes-du-corps, s’étant répandus dans le parc, avaient tué un grand nombre de pièces de gibier dans la faisanderie : ce fut une des plus vives douleurs de Charles X ; car son âme n’étant pas assez forte pour son rôle, il tenait plus aux petits avantages de la grandeur qu’à la grandeur elle-même. Le chasseur se retrouvait presque inconsolable dans le roi résigné.

Le 1er août, le duc d’Orléans reçut une ordonnance de Charles X, ainsi conçue :

« Le roi, voulant mettre fin aux troubles qui existent dans la capitale et dans une autre partie de la France, comptant d’ailleurs sur le sincère attachement de son cousin le duc d’Orléans, le nomme lieutenant-général du royaume.

Le roi, ayant jugé convenable de retirer ses ordonnances du 25 juillet, approuve que les chambres se réunissent le 3 août, et il veut espérer qu’elles rétabliront la tranquillité en France.

Le roi attendra ici le retour de la personne chargée de porter à Paris cette déclaration.

Si on cherchait à attenter à la vie du roi et de sa famille, ou à sa liberté, il se défendrait jusqu’à la mort. Fait à Rambouillet, le 1er août.

Charles. »

Ce message parvint au Palais-Royal a sept heures du matin. M. Dupin aîné s’était déjà rendu chez le duc d’Orléans. Tremblant de perdre le bénéfice d’une royale amitié, M. Dupin conseilla au prince de faire au message de Charles X une réponse énergique et propre à séparer nettement la cause de la maison d’Orléans de celle de la branche aînée. Il alla jusqu’à se charger de la rédaction de cette réponse. La lettre qu’il écrivait était rude et sans pitié. Le duc d’Orléans la lut, la mit lui-même sous enveloppe, et il présentait à la bougie le morceau de cire qui devait servir à la cacheter, lorsque paraissant se raviser tout à coup : « Ceci est trop grave, dit-il, pour que je ne consulte pas ma femme. » Il passe dans une pièce voisine, et reparaît quelques instants après tenant à la main la même enveloppe, qui fut remise à l’envoyé de Charles X. La lettre que cette enveloppe contenait émut doucement le vieux monarque : elle était affectueuse et pleine de témoignages de fidélité. Charles X en fut si touché que, dès ce moment, toutes ses hésitations s’évanouirent. Charles X n’avait jamais eu pour le duc d’Orléans la même répugnance que beaucoup d’hommes de la cour. Et il en avait donné récemment une preuve éclatante, en ordonnant au général Trogof de confisquer tous les exemplaires des mémoires de Maria Stella, libelle dirigé contre le duc d’Orléans, et que les courtisans faisaient circuler à Saint-Cloud avec une joie maligne. Il fut donc charmé de trouver dans ce prince le protecteur de son petit-fils, et convaincu que la loyauté du duc d’Orléans était la meilleur garantie de l’avenir royal destine au duc de Bordeaux, il réalisa sans retard un projet qu’il n’avait encore conçu que vaguement. Non content d’abdiquer la couronne, il usa de l’empire absolu qu’il exerçait sur le Dauphin pour le faire consentir, lui aussi, à une abdication, et il crut au salut de sa dynastie.

Cependant, au sortir de la scène qui vient d’être décrite, le duc d’Orléans donnait audience à tous les hauts personnages qui venaient adorer déjà sa fortune. M. Laffitte, que le prince avait fait prévenir, fut devancé au château par MM. Casimir Périer, de Broglie, Guizot, Dupin, Sébastiani, Molé, Gérard. Cet empressement étonna un peu M. Laffitte, qui se croyait le droit d’être reçu avant tous les autres. Mais le duc d’Orléans s’avança vivement au-devant de lui, et l’entoura de caresses familières, tandis que les assistants, pour plaire au prince, renchérissaient sur les hommages rendus à la puissance du favori. Le duc d’Orléans savait combien les flatteries qui viennent de haut sont irrésistibles. Il connaissait, d’ailleurs, M. Laffitte. Le prenant par le bras, avec une sorte de laisser-aller affectueux, et se retournant vers les intimes. « Messieurs, dit-il, suivez-nous. » Et il entraîna dans l’appartement voisin l’opulent plébéien, charmé, fasciné par ce seul mot qui semblait lui promettre une si large part dans le maniement des affaires publiques. Après quelques paroles destinées sans doute à tempérer par les apparences de la modestie l’éclat d’une subite élévation, le duc d’Orléans raconta d’un air mystérieux le message par lequel Charles X le nommait lieutenant-général du royaume. Il ajouta que ce qu’on en faisait n’était que pour le compromettre aux yeux des révolutionnaires, et qu’à un trait pareil il reconnaissait bien la branche aînée. Il poussa si loin l’amertume de sa plainte, que M. Laffitte prit la défense de Charles X devant celui qui allait s’emparer de sa couronne.

Le duc d’Orléans reçut dans cette même journée la commission municipale, qui venait déposer en ses mains tous les pouvoirs de la révolution. Le prince avait été de fort bonne heure instruit de cette démarche par une lettre dont les collègues de M. Mauguin lui avaient dérobé la connaissance, parce qu’ils redoutaient son opposition. Ainsi, chacun se hâtait vers la puissance nouvelle. Le duc d’Orléans accueillit avec beaucoup d’affabilité la députation, à la tête de laquelle était le général Lafayette. Au moment où les commissaires sortaient, un aide-de-camp se pencha à l’oreille de M. Mauguin, et l’introduisit dans un cabinet où M. Guizot rédigeait une réponse à la lettre par laquelle la commission municipale avait résigné ses pouvoirs. M. Guizot fit part à son collègue de la réponse qu’il écrivait pour le compte du lieutenant-général. Le prince y remerciait le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville du patriotisme qu’il avait déployé, acceptait sa démission, mais le priait de rester en permanence en attendant de nouveaux ordres. « Des ordres ! s’écria vivement M. Mauguin ? — Ah ! ce mot vous paraît trop rude, reprit M. Guizot. Eh bien, je vais écrire instructions. » Hommage puéril et dérisoire à une autorité qui était venue proclamer elle-même son néant !

Au reste, pour couvrir ce qu’il pouvait y avoir de dangereux dans cet empressement à désarmer la révolution, les chefs de la bourgeoisie éclataient en démonstrations patriotique. Les journaux célébraient la grandeur des Parisiens sur le ton de l’épopée. Des souscriptions étaient ouvertes de toutes parts : adoucissement amer au deuil de tant de familles ! On faisait le compte des morts, on s’intéressait au sort des blessés ; en un mot, on étourdissait le peuple avec son propre enthousiasme. Au milieu de ces distractions héroïques et touchantes, les menées des ambitieux paraissaient moins.

Les hôpitaux étaient encombrés de blessés. On résolut au Palais-Royal de leur faire une solennelle visite. La duchesse d’Orléans, Madame Adélaïde, et les princesses Louise, Marie et Clémentine, se rendirent à l’Hôtel-Dieu, accompagnées de MM. Barbé-Marbois, Berthois, Alexandre de Laborde, Delaberge, Degousée, etc… En entrant dans ces funèbres dortoirs, où tant de souffrances étaient rassemblées, les jeunes princesses éprouvèrent un saisissement douloureux. Là duchesse d’Orléans ressentit une vive émotion, a peine tempérée par la gravité naturelle de son maintien. Trop élevée par sa piété au-dessus des choses de ce monde, pour abaisser à un calcul d’intérêt un acte d’humanité, elle adressa de douces paroles aux premiers blessés que le hasard plaça sur son chemin : c’étaient des gardes royaux. « Est-ce pour consoler nos ennemis que ces dames viennent ? » murmura d’une voix éteinte un combattant de juillet. Ces paroles avaient frappé l’oreille de M. Degousée, qui donnait le bras à la princesse Clémentine. Il s’approche rapidement de la duchesse d’Orléans et lui dit : « Madame, ceci n’est pas seulement une visite d’humanité, c’est une visite politique » ; et il montrait du doigt un lit surmonté d’un drapeau tricolore. Dans ce lit était un jeune homme à qui un boulet avait emporté une jambe. Le feu de la fièvre et celui de l’enthousiasme brillaient dans ses yeux. Madame Adélaïde courut à lui, et, comme elle se répandait en paroles pour le consoler, il dit en levant ses regards vers le drapeau placé sur sa tête : « Voilà ma récompense. — D’où êtes-vous, continua Madame Adélaïde. — De Randan. — Ah ! tant mieux. Nous avons là un château : vous y passerez votre convalescence, n’est-ce pas ? » Et se tournant vers M. Degousée, la princesse lui demanda à voix basse : « Eh bien, êtes-vous content ? » Le soir, M. Degousée dîna au Palais-Royal. Au moment où il se retirait, M. de Berthois lui dit : « Vous ne ferez pas votre chemin ici. Vous dites des vérités utiles, mais vous les dites trop crûment. »

On sait ce qui avait déterminé Charles X à abdiquer avec tant d’insouciance. Le Dauphin s’était soumis sans murmure aux volontés de son père ; mais il en gémissait à l’écart, et les suites d’une abdication se peignaient à son esprit sous les plus noires couleurs. Toutefois, il aurait cru calomnier la descendance de Louis XIV, en prêtant à un prince de son sang l’intention d’usurper la couronne. Ces sentiments étaient ceux de la Dauphine : dans un entretien qu’elle eut, dans la journée du 2 août, avec un des plus fidèles serviteurs de son mari, elle ne parut préoccupée que d’une crainte : elle se demandait si, sous les auspices du duc d’Orléans, et au milieu des orages d’une régence, le jeune Henri ne serait pas élevé dans des principes contraires aux traditions de la monarchie et de l’Église. De son côté, Charles X, je le répète, ne pensait pas que sa chute pût entraîner celle de son petit-fils, surtout dans une crise que le premier prince du sang était en mesure de dominer. Sa confiance, à cet égard, était si grande qu’il manda auprès de lui le général de Latour-Foissac, et lui donna, en présence du baron de Damas, diverses instructions relatives à la rentrée du duc de Bordeaux dans Paris. Il lui prescrivit en même temps de disposer, selon les convenances du moment, des troupes qui se trouvaient encore dans la capitale. Enfin, il lui remit l’acte d’abdication dont on lira plus bas la teneur, en le chargeant de l’aller porter au duc d’Orléans.

Le général Latour-Foissac partit aussitôt de Rambouillet, et arriva au Palais-Royal dans la soirée du 2 août. Il pénètre dans la demeure du prince, et demande à être introduit. L’aide-de-camp auquel il s’adresse lui répond par un refus formel le général insiste ; il s’annonce comme un envoyé de Charles X. Nouveau refus de la part de l’aide-de-camp. « Mais, Monsieur, s’écrie le général Latour-Foissac, il y va de nos intérêts les plus chers : le message dont je suis chargé est de la plus haute importance. » L’aide-de-camp avait sans doute reçu des ordres positifs, car il demeurait inflexible. Il se contenta de dire à l’envoyé de Charles X qu’il y avait séance le lendemain à la chambre des députés, et qu’il ajournât son message. L’étonnement de M. de Latour-Foissac était au comble. En arrivant au Palais-Royal, il avait remarqué des hommes du peuple couchés jusque sur les marches de l’escalier ; il avait été frappé de la liberté avec laquelle on circulait dans le palais et le mouvement qui y régnait lui avait même rappelé de dramatiques souvenirs. Il ne pouvait donc concevoir que là où de simples curieux étaient admis sans façon, il ne pût se faire admettre, lui, messager d’un roi vaincu, mais non encore détrôné, lui qui venait porter l’abdication de ce roi au lieutenant-général du royaume. Il conclut de ce rapprochement bizarre que le duc d’Orléans avait été prévenu de la visite par de secrets émissaires, et qu’il avait résolu de l’éviter, soit pour ne pas livrer à un envoyé de Charles X le secret de ses desseins qu’aurait trahi peut-être le jeu de sa physionomie, soit pour n’avoir pas à s’enchaîner, devant un intermédiaire officiel, par des engagements trop précis.

Dans l’embarras où le plongeaient ces suppositions, M. de Latour-Foissac prit le parti de se rendre chez le duc de Mortemart et de réclamer ses bons offices. Ils montèrent tous les deux en voiture et se dirigèrent vers le Palais-Royal. Le fiacre s’étant arrêté, le duc de Mortemart en descendit seul, reçut la dépêche des mains de M. de Latour-Foissac, et promit de ne la remettre au prince qu’après avoir fait tous ses efforts pour amener l’entrevue désirée. Il reparut quelques instants après. Le duc d’Orléans avait pris la dépêche, et refusait formellement de recevoir celui à qui Charles X l’avait confiée.

Ne pouvant rien obtenir, le général Latour-Foissac demanda qu’on lui permît, au moins, de voir la duchesse d’Orléans pour laquelle il était chargé de deux lettres, l’une de Madame de Gontaut, l’autre de Mademoiselle. Il fut plus heureux cette fois, et grâce à l’intervention du neveu de M. de Mortemart, qui était lié avec les fils du duc d’Orléans, on l’introduisit dans l’appartement de la princesse. À la lecture de la lettre que lui écrivait d’une main novice encore l’enfant dont elle avait tant de fois reçu les caresses, la duchesse d’Orléans se mit à pleurer. Elle ne cacha rien de la douleur que lui causait cette récente et terrible catastrophe ; mais elle ne s’expliqua point sur les projets de son époux, se bornant à dire que la famille royale pouvait compter sur lui, et qu’il était un honnête homme.

L’acte d’abdication, apporté par M. de Latour-Foissac, était conçu en ces termes :

« Je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples, pour n’avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J’ai donc pris la résolution d’abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils.

« Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

« Vous aurez donc, en votre qualité de lieutenant-général du royaume, à faire proclamer l’avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d’ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici, je me borne à faire connaître ces dispositions : c’est un moyen d’éviter bien des maux.

« Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V.

« Je charge le lieutenant-général vicomte de Latour-Foissac de vous remettre cette lettre. Il a ordre de s’entendre avec vous sur les arrangements à prendre en faveur des personnes qui m’ont accompagné, ainsi que sur les arrangements pour ce qui me concerne et le reste de ma famille.

« Nous règlerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne.

« Je vous renouvelle, mon cousin, l’assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionne cousin.

« Charles. »

Il était singulier que Charles X eût rédigé sous forme de lettre l’acte important qui changeait l’ordre de successibilité à la couronne. Une pareille négligence était remarquable, surtout, de la part d’un monarque, observateur scrupuleux des lois de l’étiquette. Mais les assurances de dévoûment contenues dans la lettre du duc d’Orléans avaient fermé l’esprit de Charles X à la défiance. La manière même dont l’acte d’abdication fut rédigé en était une preuve solennelle. Le duc d’Orléans dans cet acte était considéré comme le protecteur naturel de l’enfance de Henri V, et on le laissait arbitre suprême de toutes les mesures que pouvait commander la fatalité des circonstances.

Quel parti allait prendre le lieutenant-général ? Une issue honorable était ouverte à ses désirs, quelque audacieux qu’ils pussent être, et son ambition était trop bourgeoise pour le pousser à d’héroïques ardeurs. En prenant sous sa tutelle la royauté d’un enfant, il conciliait avec les jouissances du pouvoir ce respect du principe de légitimité, qu’il n’était peut-être pas sans péril de violer, et il s’assurait les bénéfices de la monarchie, sans en ébranler les fondements. Voilà ce que pensèrent tout d’abord ceux qui croyaient lire dans l’âme du prince, et M. Sébastiani tint un langage conforme à ces sentiments. D’autres étaient convaincus, comme Béranger, que c’était tout risquer que de ne pas précipiter les choses, et qu’il fallait, sous peine d’exciter de nouvelles tempêtes, prendre une résolution qui eût la puissance de tout ce qui est net et décisif. Au milieu de ces opinions diverses, le prince ne hasardait aucune démarche éclatante, et parlait sans cesse de sa répugnance naturelle pour les soucis d’un aussi grand pouvoir. Mais en même temps, il s’expliquait avec vivacité sur les inconvénients d’une régence et sur les soupçons auxquels ouvrait naturellement carrière toute situation indécise ; on racontait même qu’il avait dit à ce sujet : « Henri V n’aurait qu’à avoir une douleur d’entrailles, je passerais en Europe pour un empoisonneur. »

Charles X, à Rambouillet, se trouvait encore à la tête de plus de 12,000 hommes, et, quoique déchue, cette royauté était gardée par trente-huit bouches à feu. Un tel voisinage ajoutait aux embarras d’une position qui par elle-même exigeait déjà tant de réserve. Il était à craindre, d’ailleurs, que la duchesse de Berri ne se résolut à venir confier son fils à la générosité du peuple parisien. On n’ignorait pas, au Palais-Royal, que le conseil en avait été donné à la princesse par la duchesse de Gontaut. Il fallait à tout prix conjurer une semblable démarche et trouver moyen de forcer Charles X à s’éloigner. Il fut donc convenu que, sous prétexte de le protéger contre les éclats de la colère publique, on lui enverrait des commissaires chargés de hâter son départ et de l’accompagner en lui faisant honneur. Le choix du prince tomba sur MM. de Trévise, Jacqueminot, de Schonen, Odilon Barrot. Mais, comme il était douteux que ces messieurs trouvassent accès auprès de Charles X, on leur adjoignit, sur l’avis de M. Sébastiani, le duc de Coigny, qui devait leur servir d’introducteur, et donner à leur mission un certain caractère de protection respectueuse. Le duc de Trévise allégua, pour refuser, un motif futile ; et, par un singulier retour de la fortune, l’homme qu’on lui donna pour successeur fut le maréchal Maison, le même qui, en 1814, était allé recevoir le frère aîné de ce monarque qu’on chassait maintenant, presque sous les yeux d’un prince de la famille !

Les commissaires choisis pour cette mission se rendirent au Palais-Royal. Le duc d’Orléans leur dit que c’était Charles X lui-même qui réclamait une sauve-garde, et tout en leur donnant leurs instructions, il témoigna pour la branche aînée des sentiments pleins de bienveillance. M. de Schonen lui ayant demandé ce qu’ils auraient à faire si on leur remettait le duc de Bordeaux. « Le duc de Bordeaux ! s’écria vivement le prince, mais c’est votre roi ! » La duchesse d’Orléans était présente. Profondément attendrie, elle s’avança vers son époux et se jeta dans ses bras en disant : « Ah vous êtes le plus honnête homme du royaume. »

Le duc d’Orléans avait préparé toutes choses pour l’embarquement et l’exil de la dynastie vaincue. Le général Hulot fut envoyé à Cherbourg, et reçut le commandement des quatre départements qui séparent la capitale de la mer, dans la direction de la Grande-Bretagne. On enjoignit aussi, dès le 2 août, à M. Dumont-d’Urville de partir pour le Havre en toute hâte et d’y fréter deux bâtiments de transport.

En même temps on imprimait dans le Courrier Français, feuille dévouée à l’établissement d’une dynastie nouvelle un article tendant à prouver l’illégitimité du duc de Bordeaux[1].

A quatre heures du soir, les commissaires se mirent en route. Il était nuit quand ils atteignirent les avant-postes de l’armée royale. Elle campait dans la forêt, à droite et à gauche de la route. A la lueur des feux qui étaient allumés de distance en distance, les commissaires crurent apercevoir des visages menaçants, et virent briller des épées nues. Ils gagnèrent cependant Rambouillet, protèges par le nom du duc de Coigny. Prévenu de leur arrivée, Charles X refusa de les recevoir. Il trouvait étrange qu’on lui envoyât quatre hommes pour le garder au milieu de son armée. Il fit répandre aux commissaires que les usages de sa royale maison ne lui permettaient pas de leur donner audience à pareille heure, mais qu’il leur offrait, pour la nuit, l’hospitalité du château.

Les commissaires retournèrent à Paris en toute hâte, et coururent rendre compte des résultats de leur voyage. Le duc d’Orléans, qui était au lit, alla lui-même leur ouvrir, et les reçut sans s’être donné la peine de s’habiller. Les deux monarchies étaient ainsi mises en présence : à Rambouillet, le respect de l’étiquette poussé jusqu’à la témérité ; au Palais-Royal, le mépris des formes poussé jusqu’à l’oubli des plus vulgaires convenances. Les commissaires ne manquèrent pas de remarquer le contraste. Ce monarque en caleçon, qui était devant eux, leur parut plus digne que l’autre de commander à un grand peuple, en vertu d’un droit mystérieux. Faibles esprits qui, dans cette religion de l’étiquette, n’avaient vu qu’une monarchie qui s’écroule en un jour, tandis qu’ils auraient pu y voir une monarchie qui se maintient durant plusieurs siècles ! Il faut à l’enfance des sociétés, des grelots dont elle s’amuse et qui la puissent étourdir. Des puérilités traditionnelles, voilà de quoi se compose la majesté des rois. Supprimer la sottise humaine, c’est supprimer les empires qui durent.

Le rapport des commissaires trouva le lieutenant-général dans des dispositions bien différentes de celles qu’il avait manifestées la veille à l’égard de sa famille. « Qu’il parte, s’écriait-il avec véhémence ; il faut absolument qu’il parte : il faut l’effrayer. » Mais, pour l’y contraindre, c’était trop peu d’une pacifique ambassade. On imagina de la soutenir par une démonstration menaçante. Le colonel Jacqueminot se chargea se la provoquer. Une expédition sur Rambouillet avait d’ailleurs cela d’utile, qu’elle poussait hors de Paris tous les hommes effervescents. On était le 3 août ; le lieutenant-général se proposait de paraître aux yeux des députés dans l’éclat de sa dignité récente : une diversion pouvait être nécessaire. On envoya dans tous les quartiers des hommes qui criaient : « Charles X menace Paris ! A Rambouillet ! à Rambouillet ! » Au palais-Royal, on avait fait apporter de chez l’armurier Lepage une grande corbeille remplie de pistolets, que M. de Rumigny distribuait, avec des paquets de poudre, aux élèves de l’École polytechnique. Le rappel battit dans la capitale comme aux jours des grands dangers, et la ville entière s’émut. Il y avait au fond du peuple ce bouillonnement qui se voit au sortir des agitations. L’idée d’une campagne révolutionnaire aux environs de la capitale flattait l’imagination mobile des Parisiens, et semblait leur promettre dans un acte de patriotisme une partie de plaisir. Bientôt tout Paris fut sur pied. On ne rencontrait dans les rues que jeunes gens faisant briller sur leur habit noir des baudriers de gendarmes, qu’ouvriers en veste portant des casques et armés de lances ou de carabines. Pour se procurer des chevaux au manège de Kuntzmann, quelques élèves de l’École polytechnique n’eurent qu’à signer leur nom, en indiquant leur qualité au bas d’un billet ainsi conçu : « Bon pour un cheval. » C’était un immense désordre. Le patriotisme de ces recrues d’un nouveau genre éclatait en rires bruyants, en paroles touchantes, en confuses clameurs. Les hommes habiles, qui avaient compté sur la frivolité de l’esprit français, purent se féliciter de leur clairvoyance. Ils avaient amené le peuple à parodier sa propre grandeur !

Le commandement de cette expédition fut donné au général Pajol, dont le Palais-Royal se défiait et qu’on était bien aise de compromettre à la fois et d’éloigner. Mais, pour surveiller ses démarches, on le crut du moins, le colonel Jacqueminot dut faire partie de l’expédition et résigna ses fonctions de commissaire.

Quant au général Lafayette, absorbé par une foule de préoccupations futiles, il ne vit dans un mouvement si bien préparé que l’élan volontaire de la population, et il donna ordre qu’on fît passer sous le commandement du général Pajol cinq cents hommes par légion. Mais des craintes très-vives le tourmentaient : lancer cette armée de hasard contre des troupes braves, bien disciplinées, combattant en rase campagne, n’était-ce pas l’exposer à une affreuse boucherie ? Aussi, en même temps qu’il signait des ordres si imprudents, il envoyait M. Frédéric Degeorge prescrire à la garde nationale d’Arras et à celle d’Amiens de se mettre en marche pour secourir l’armée expéditionnaire qui, disait-il, risquait fort d’être taillée en pièces.

Cependant, dès six heures du matin, une grande foule stationnait aux abords du Palais-Bourbon. On avait annoncé une séance publique. Les hommes qui avaient pris la révolution au sérieux, faisaient remarquer avec amertume qu’il n’était pas convenable de donner à l’ouverture des chambres la date que Charles X avait fixée ; qu’il y avait dans cette continuation du passé quelque chose d’extraordinaire, et qu’on ferait bien de prendre garde aux commencements… Mais ces observations chagrines se perdaient dans l’ivresse d’un si récent triomphe ; Enfin, les portes du palais s’ouvrirent, et les députés arrivèrent successivement. A quelques pas de M. Laffitte qui s’avançait appuyé sur le bras de M. Vassal, M. de Martignac se promenait seul et pensif. MM. Guizot, Dupin, Casimir Périer, Sébastiani n’avaient rien gardé de leurs terreurs et avaient le visage rayonnant des victorieux. MM. Berryer, Jacquinot de Pampelune, Roger, de Bois-Bertrand, Arthur de La Bourdonnaye, s’entretenaient à l’écart, et leurs figures abattues contrastaient avec la physionomie générale. Les pairs de France parurent à leur tour. Enfin le duc d’Orléans entra, suivi du duc de Nemours, monta lentement l’estrade, et s’assit sur un pliant. Derrière lui était un trône de velours brodé de fleurs de lys d’or et surmonté d’un dais couronné. De toutes parts s’élevèrent des cris et des applaudissements, comme on en fait entendre à l’avènement de tous les princes. Le discours du lieutenant-général fut beaucoup moins réservé que celui qu’il avait prononcé le 31, quand la situation des choses était encore tout-à-fait incertaine. C’est ainsi qu’il parla de la liberté menacée, et de l’odieuse interprétation donnée à l’article 14. Toutefois il fit allusion en termes convenables, à certaines infortunes augustes ; mais, tout en déclarant qu’il les déplorait, il annonça d’un ton solennel à la chambre qu’il avait ordonné le dépôt dans les archives, de l’acte d’abdication de Charles X et du dauphin. Pour ce qui était du motif de ce dépôt, la reconnaissance tacite du principe de légitimité, il ne s’en expliqua pas. Ce dépôt devait-il profiter au duc de Bordeaux ou à un autre ? Sur ce point, le duc d’Orléans laissait les esprits dans le doute.

En attendant, tout se préparait pour l’expédition de Rambouillet. Une multitude frémissante couvrait la place Louis XV et débordait dans les Champs-Élysées. Fiacres, omnibus, cabriolets, voitures de toute espèce, avaient été mis en réquisition pour transporter le gros de l’armée. On arrêtait les équipages des grands seigneurs, et des hommes du peuple, les faisant descendre, montaient à leur place. Avocats, médecine, bourgeois de toutes les professions, jeunes gens de toutes les classes, se coudoyaient dans ce vaste pêle-mêle, d’où sortait un indéfinissable bourdonnement. A trois heures la colonne se mit en marche. Elle se composait de quinze mille hommes environ. A l’avant-garde marchaient le colonel Jacqueminot, George Lafayette, et enfin le général en chef qui, n’ayant pu avoir son équipement que pièce à pièce, avait dû, pour le compléter, emprunter au banquier Rothschild ses épaulettes de consul d’Autriche. Jamais expédition ne fut plus précipitée, plus irréfléchie. A la barrière des Bons-Hommes, le général ayant demandé une carte du pays, il se trouva que personne n’avait songé à se munir de cet indispensable élément de toute opération de guerre. Un aide-de-camp du général Pajol fut envoyé en avant pour se procurer une carte, qu’il obtint à la manufacture de Sèvres, de M. Dumas, membre de l’Institut, sur un bon portant la toute-puissante qualification d’élève de l’École polytechnique.

Ainsi, des milliers d’hommes entreprenaient une route de quinze lieues, sans direction, sans vivres, sans argent, dans un pays dont le passage des troupes avait épuisé les ressources. Il y avait encore à Versailles, que l’expédition devait traverser, les débris de deux régiments. Était-il prudent de les laisser derrière soi ? Cette réflexion, faite par M. Dupoty, fut communiquée au général Pajol par un élève de l’École polytechnique, et ils se rendirent tous les trois à la caserne de la rue d’Anjou. Or, telle était la démoralisation des troupes que la démarche audacieuse de ces trois hommes ne rencontra pas le moindre obstacle. Les soldats offrirent eux-mêmes leurs armes, qui furent sur-le-champ distribuées au peuple, et ils partirent pour Meaux, tandis que le général Pajol, suivi de ces deux lieutenants improvisés, rejoignait la colonne.

Les hommes de l’expédition arrivèrent à trois quarts de lieue de Rambouillet, harassés, affamés, et dans le plus épouvantable désordre. La municipalité de Versailles devait livrer six mille rations : elles n’avaient point été livrées. Pour comble de malheur, la colonne s’était grossie de tous les aventuriers qui venaient la rejoindre à travers champs, et de deux mille volontaires rouennais qui avaient marché au secours de Paris. Rencontrés à Saint-Germain par M. Laperche, que le lieutenant-général lui-même leur avait envoyé, ils avaient rejoint à Trappes les derrières de l’armée dont ils formaient le corps de réserve. A Saint-Cyr, M. Degousée enleva huit pièces de canon appartenant à l’École : c’était toute l’artillerie de l’expédition.

Un peu en avant de Rambouillet, la tête de la colonne fut dépassée par une voiture qui allait avec une extrême vitesse. Cette voiture ramenait à Rambouillet le maréchal Maison et MM. Odilon-Barrot et de Schonen. A Coignères, ils trouvèrent les chevaux de poste retenus par le général Boyer et le frère de M. Cadet Cassicourt. La présence de ces deux voyageurs mystérieux les frappa de surprise, et ce ne fut qu’après avoir donné la consigne de ne lasser passer personne que les commissaires continuèrent leur route.

La nuit ayant surpris l’expédition à Coignères, le général Pajol ordonna une halte. Il regardait la défaite comme inévitable en cas d’attaque ; mais il était dans les habitudes de sa vie militaire de jouer avec la fortune et de la braver. Il comptait, d’ailleurs, sur la démoralisation de la garde royale, et on l’entendit répéter, à plusieurs reprises : « Troupes démoralisées, troupes perdues. »

Cependant, quelques jeunes gens qui connaissaient les lieux, virent dire au général Excelmans qu’il fallait se porter en avant ; que les tirailleurs trouveraient un abri sûr dans la Forêt-Verte, située au-delà de Coignères ; qu’ils pourraient de là menacer sérieusement le château de Rambouillet ; que c’en était fait des Parisiens, au contraire, s’ils restaient campés dans une plaine, où il suffirait, pour les mettre en déroute, d’une charge de cavalerie. Sur cet avis, le général Excelmans donna ordre à l’avant-garde de continuer son mouvement. Elle avait à peine fait quelques pas, qu’elle rencontra des hommes qui revenaient en toute hâte de Rambouillet et apportaient la nouvelle du départ de Charles X. Ceux qui marchaient au premier rang tirèrent leurs fusils en l’air, en signe de triomphe. Ceux qui suivaient, de leur côté, crurent que le combat s’engageait. L’émotion gagnant de proche en proche, le désordre fut bientôt universel. Pour protéger des troupes naturellement indisciplinables, le général Pajol fit ranger en ligne, de manière à leur servir de rempart, les voitures qui les avaient transportées. On s’aperçut enfin que ce n’était qu’une fausse alerte, et on bivouaqua sur la route.

Comme les vivres manquaient, les uns pillèrent des maisons en passant, les autres se répandirent dans la campagne et en rapportèrent des moutons qu’on fit rôtir au feu des bivouacs.

Mais ces ressources étaient insuffisantes, et le pain, attendu de Versailles, n’arrivait pas. M. Charras partit pour connaître les causes de ce retard. Arrivé à Trappes au milieu de l’arrière-garde, il se fait conduire auprès du général Excelmans, qu’il trouve roulé dans son manteau et couché sous un arbre ; il lui apprend le but de sa mission. Alors, d’un ton où éclatait la colère : « Monsieur, lui dit le général, si à quatre heures du matin les voitures me sont pas en marche, je vous ordonne de faire fusiller le préfet de Versailles. — Voulez-vous me donner cet ordre par écrit ? — C’est inutile : faites toujours. » M. Charras poursuivit sa route : à la barrière de Versailles, où était un poste de gardes nationaux, il demanda deux hommes, qui l’accompagnèrent à la préfecture. Il était une heure du matin : le concierge refusait d’ouvrir ; on le menaça, il eut peur, prit une lampe et introduisit dans la chambre du préfet l’élève de l’École polytechnique. « Où sont les dix mille rations de pain qui devaient partir dans la journée, dit le jeune homme en entrant ? » Réveillé en sursaut et frappé de surprise, le préfet répondit qu’il n’était arrivé à Versailles que de la veille, et qu’il avait fait de son mieux. « Votre place, répliqua le messager avec une brusquerie que justifiaient les circonstances, votre place n’est pas au lit, mais là où se confectionnent les rations », et il exposa l’ordre qu’il avait reçu. Au mot fusiller, le préfet sauta rapidement à bas de son lit, en promettant qu’avant une heure les voitures seraient en marche pour Rambouillet. « J’attendrai pour vérifier le fait, dit l’aide-de-camp d’un ton sévère. » La physionomie de la révolution de juillet est tout entière en de semblables scènes, et rien ne montre mieux quel parti aurait pu tirer des forces nées de l’insurrection un homme capable de les diriger. Il faisait grand jour quand l’aide-de-camp du général Pajol le rejoignit à Coignères. La nuit n’avait amené aucun accident fâcheux. Parmi les hommes de l’expédition, beaucoup, accablés de fatigue, s’étaient laissé tomber dans les champs de blé qui bordaient la route et s’y étaient, endormis.

De tels ennemis étaient à coup sûr peu formidables. Et pourtant, la seule nouvelle de leur voisinage mit tout en rumeur au château de Rambouillet. On y délibérait dans d’inexprimables angoisses. Les uns voulaient qu’on y attendit de pied ferme tous les hasards. Ne pouvait-on espérer de prochains renforts ? Fallait-il jouer sur une panique les destinées de la monarchie ? Une retraite sur la Loire serait toujours possible ; et la Vendée, en désespoir de cause, ne gardait-elle pas à la royauté poursuivie des refuges et des vengeurs ? D’autres conseillaient une prompte fuite. Ils représentaient que l’insurrection gagnait au loin les campagnes ; que les Parisiens étaient peut-être au nombre de 80,000 hommes ; qu’une fois la retraite coupée, il n’y aurait aucun quartier à attendre du vainqueur ; et qu’on ne saurait trop tôt soustraire à la fureur des rebelles le frêle, le dernier rejeton de tant de rois.

Aussi bien, la fidélité commençait à se décourager. On racontait, il est vrai, qu’un soldat s’était brûlé la cervelle pour se punir d’un moment de faiblesse, et que l’artillerie ne comptait qu’un seul déserteur. Mais des émissaires, envoyés de Paris, ne cessaient de souffler la désertion parmi les troupes. La division de grosse cavalerie, commandée par le général Bordesoulle, avait déserté en masse. Déjà quelques officiers parlaient de leur licenciement probable et commençaient à se préoccuper de leur avenir. Ceux, et c’était le plus grand nombre, qui, témoins des malheurs de la famille royale, auraient noblement oublié qu’ils en étaient victimes, remarquaient avec amertume l’absence de plusieurs grands personnages qui n’avaient jamais manqué aux fêtes de la monarchie. Quelques hommes de cour venaient-ils à passer, dans un costume élégant, au milieu de ces militaires aux vêtements souillés, les murmures redoublaient. Et puis, où était le roi ? où était le dauphin ? Quoi ! ces princes qui voulaient qu’on mourut pour eux, ne se montraient pas à cheval, l’épée à la main, et disposés, s’il le fallait, à combattre et à mourir ? Quelle honte y aurait-il, après tout, à abandonner un monarque qui s’abandonnait lui-même ?

A l’effet de ces discours s’ajoutait l’impression produite par la nouvelle, déjà connue, de l’abdication, et par les conjectures que faisaient naître les voyages mystérieux du comte de Girardin. On se demandait s’il n’était pas entre Charles X et le duc d’Orléans l’intermédiaire de quelque correspondance secrète. Tout cela servait à augmenter l’hésitation.

Le général Vincent avait désapprouvé les ordonnances ; mais il jugeait que ceux qui les avaient faites, se devaient au moins de les soutenir avec vigueur. Sachant ce qui se passait, et que les Parisiens étaient en route pour Rambouillet, il se mit en devoir de prendre l’offensive ; mais comme il donnait l’ordre de marcher, le général Bordesoulle vint lui dire, de la part du roi, d’arrêter le mouvement.

Il n’y avait pourtant plus pour la royauté que deux partis à prendre : fuir ou avancer. A dix heures du matin, en effet, le colonel Poque était arrivé aux avant-postes, et on l’avait vu, laissant derrière lui une petite bande d’insurgés qu’il commandait, venir planter un drapeau tricolore dans la grande avenue, à quelques pas d’un peloton de gardes-du-corps. Il s’annonçait comme parlementaire, et il avait envoyé demander une entrevue. Le général Vincent, sous les ordres duquel M. Poque avait été maréchal-des-logis en 1814, se refusa formellement à des pourparlers qu’il croyait dangereux et, après plusieurs refus successifs, il menaça M. Poque de le faire coucher en joue, s’il ne consentait à se retirer. M. Poque n’avait en ce moment auprès de lui qu’un brigadier de cuirassiers qui s’était rangé du côté de l’insurrection, et qui l’avait suivi. Il engage ce brigadier à se retirer : mais celui-ci refuse ; et lui-même il croise les bras avec une froide intrépidité Feu ! crie alors la général Vincent aux Suisses qui bordaient la route. Le cheval du brigadier est tué, et le colonel Poque reçoit une balle à la cheville du pied gauche. On le fit transporter aux communs du château.

En apprenant cette nouvelle, Charles X témoigna la plus vive émotion. Il envoya exprimer ses regrets au colonel par le général Trogoff, et le fit soigner par son propre chirurgien. Madame de Gontaut, de son côté, rendit visite au blessé, et se chargea d’écrire à la mère du colonel Poque, au fond, des Pyrénées, pour la rassurer sur l’état de son fils. Qu’on juge de l’impression que des scènes de cette nature devaient laisser dans l’esprit du soldat !

Telle était la situation morale de la famille royale et des troupes, lorsque les Parisiens s’étaient mis en marche pour Rambouillet. Ce fut à l’issue de son dîner, que Charles X fut instruit de leur approche. Les courtisans disparurent l’un après l’autre, et quelques-uns avec une précipitation si honteuse, qu’ils oublièrent leurs chapeaux à plumes blanches. MM. Maison, de Schonen, Odilon-Barrot, arrivèrent à neuf heures. On les introduisit au château, après leur avoir fait parcourir lentement le parc, afin qu’ils pussent juger par eux-mêmes des forces dont Charles X était encore en état de disposer.

Charles X les reçut avec une brusquerie qui n’était point dans ses habitudes. Sa sérénité ne l’avait point abandonné, tant que l’orage n’avait grondé que sur sa tête et sur celle de son fils. Sa dévotion, je l’ai dit, lui faisait regarder son malheur comme un châtiment que lui infligeait la Providence. Mais quel crime avait commis cet enfant qu’on voulait offrir en holocauste à des rancunes déjà si largement satisfaites ? Les exigences naturelles de la victoire se peignaient dans cet esprit exalté comme des violences impies. Toujours confiant, d’ailleurs, dans les dispositions qu’il supposait au duc d’Orléans, il ne pouvait comprendre dans quel but on troublait ainsi son repos. « Que me voulez-vous, Messieurs, dit-il, en apercevant les commissaires ? Tout est réglé maintenant, et je me suis entendu avec mon lieutenant-général. — Mais, sire, répondit le maréchal Maison, c’est précisément lui qui nous envoie, pour prévenir votre majesté que le peuple de Paris marche sur Rambouillet, et pour la supplier de ne point s’exposer aux suites d’une attaque furieuse. » Charles X se croyant alors trompé, laissa éclater son ressentiment avec violence, et le maréchal Maison, qui s’était présenté le premier, fut si intimidé, qu’il alla se placer derrière M. de Schonen. M. Odilon-Barrot prit la parole avec assurance. Il parla des horreurs de la guerre civile, du danger de braver des passions encore incandescentes. Et comme Charles X insistait sur les droits du duc de Bordeaux, formellement réservés par l’acte d’abdication, l’orateur lui représenta d’une voix caressante que ce n’était pas dans le sang qu’il fallait placer le trône de Henri V. — « Et soixante mille hommes menacent Rambouillet, ajouta le maréchal Maison. » À ces mots, le roi, qui marchait à grands pas, s’arrête, et fait signe au maréchal Maison qu’il désire l’entretenir en particulier. Après quelques moments d’hésitation, le maréchal y consent. Alors, le regardant fixement : « Monsieur, lui dit le roi, je crois à votre loyauté ; je suis prêt à me fier à votre parole : est-il vrai que l’armée parisienne, qui s’avance, soit composée de soixante mille hommes ? — Oui, sire. » Charles X n’hésita plus.

On avait lu aux troupes la lettre du roi à son altesse le duc d’Orléans. Le duc de Luxembourg publia un ordre du jour pour apprendre aux gardes que leur position sous Henri V serait la même que sous Charles X, tant le vieux monarque avait de peine à se persuader qu’il pût avoir un successeur dans le lieutenant-général ! Il le croyait si peu, qu’il chargea M. Alexandre de Girardin d’aller prendre à Paris six cent mille francs sur le trésor, et, comme il lui était revenu qu’on craignait qu’il n’emportât les diamants de la couronne, il repoussa cette supposition avec beaucoup de véhémence et de dignité. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il emporté des diamants qu’il savait faire partie de l’héritage de son petit-fils ?

Le départ ayant été résolu sur l’avis du duc de Raguse lui-même, Charles X se mit en route pour Maintenon, avec sa famille. Des chasseurs de la ligne, des hussards et des lanciers formaient l’avant-garde ; puis, précédées et suivies par les gardes-du-corps, venaient les voitures renfermant : la première le petit-fils, et la seconde l’aïeul ; un enfant et un vieillard : toute la monarchie. Quatre régiments d’infanterie de la garde, les gendarmes des chasses et l’artillerie légère, composaient le corps d’armée. Un régiment de dragons fermait la marche de ce , qui déjà était un convoi funèbre. Sur la route se trouvaient plusieurs châteaux. Nul d’entre leurs possesseurs ne parut pour saluer celui par qui les grands avaient été comblés de bienfaits. Quand vient le malheur, les pauvres seuls se souviennent.

Les commissaires, qui étaient restés à l’hôtel Saint-Martin, à Rambouillet, pour y donner quelques ordres, rejoignirent Charles X au château de Maintenon, où la famille royale reçut une hospitalité touchante. Dans la nuit qu’il fallut passer au château, la duchesse de Gontaut dit à M. de Schonen, avec un sourire triste : « J’ai bien envie de laisser cet enfant sur vos genoux », et elle lui montrait le duc de Bordeaux. « Je ne le prendrais pas, Madame ! répondit-il » Quel mystère cachait donc cette réponse, et que s’était-il passé depuis que le duc d’Orléans avait dit à ce même M. de Schonen : « Cet enfant, c’est votre roi ! »

Les commissaires obtinrent de Charles X qu’il congédiât sa garde, et ne conservât pour escorte jusqu’à Cherbourg, lieu fixé pour son embarquement, que sa maison militaire. Alors fut rédigé cet ordre du jour dont les termes méritent d’être pesés :

« Aussitôt après le départ du roi, tous les régiments d’infanterie de la garde et de la gendarmerie se mettront en marche sur Chartres, où ils recevront tous les vivres qui leur seront nécessaires. MM. les chefs de corps, après avoir rassemblé leurs régiments, leur déclareront que Sa Majesté se voit, avec la plus vive douleur, obligée de se séparer d’eux ; qu’elle les charge de leur témoigner sa satisfaction, et qu’elle conservera toujours le souvenir de leur belle conduite, de leur dévouement à supporter les fatigues et les privations dont elles ont été accablées pendant ces circonstances malheureuses.

Le roi transmet pour la dernière fois ses ordres aux braves troupes de la garde qui l’ont accompagné : c’est de se rendre à Paris, où elles feront leur soumission au lieutenant-général du royaume, qui a pris toutes les mesures pour leur sûreté et leur bien-être à venir. »

Cette dernière phrase était remarquable ; elle semblait prouver qu’entre Charles X et le duc d’Orléans il existait des rapports tels que le premier de ces deux princes avait droit de compter entièrement sur le second. C’est ce que conclurent de l’ordre du jour plusieurs officiers, qui crurent posséder alors le secret des continuels messages de M. Alexandre de Girardin. Ils pensèrent que Charles X ne s’en serait pas reposé avec autant d’abandon sur le lieutenant-général du soin de leur bien-être et de leur avenir, s’il n’avait eu pour cela des raisons sérieuses. Plus tard, leur surprise fut grande lorsqu’ils apprirent que la garde était licenciée.

Ce fut le 4 août, vers dix heures du matin, que la famille royale quitta le château de Maintenon. La duchesse de Noailles parut sur le seuil en pleurant. La Dauphine donnait sa main à baiser aux officiers, et leur disait d’une voix entrecoupée de sanglots : « Mes amis, soyez heureux ! » Les commissaires étaient partis pour Dreux, afin d’y préparer des logements. Pour faire ses derniers adieux aux exilés, la garde se mit en bataille sur la route. Quand Charles X passa, le tambour battit comme pour un roi qui passe, et les drapeaux s’inclinèrent.

Instruit du départ de Charles X, le général Pajol donna l’ordre de la retraite. Cet ordre fut mal accueilli. Des républicains, qui lisaient partie de l’expédition, eurent un moment la pensée de rassembler dans cette foule trois cents hommes parmi les plus braves et les plus résolus. Ils se seraient mis a leur tête, et seraient rentres dans Paris, en criant à la trahison. L’occasion était favorable pour un coup de main : l’ivresse des âmes, l’incertitude des événements, la réunion sur un même point de tout ce que la capitale contenait d’esprits remuants, d’existences inoccupées et amoureuses de l’imprévu, que d’éléments de succès offerts à l’audace ! Mais ce projet n’eut pas de suite. Ceux qui, l’avaient conçu ne purent ni se réunir ni se concerter. Et puis, même parmi les plus défiants, cette opinion s’était accréditée, qu’on descendait une pente sur laquelle les traîtres eux-mêmes seraient irrésistiblement entraînés, et qu’enrayer une semblable révolution était impossible.

Quoi qu’il en soit, un grand nombre de volontaires, irrités de leurs fatigues, devenues stériles, refusèrent d’obéir à l’ordre de retraite, et coururent à Rambouillet, où le général en chef fut forcé de les suivre pour empêcher le désordre. Ils se mirent à parcourir tes rues, ivres de joie, et tirant au hasard des coups de fusil qui célébraient leur facile triomphe. Un des leurs, placé en faction à la Verrerie, tomba frappé par une balle égarée. Mêlé à ces vainqueurs en débandade, M. Degousée, qui avait essayé de les rallier sur la route, fut poussé par le flot jusque dans le château de Rambouillet, où son premier soin fut de s’assurer des diamants de la couronne, dont la valeur s’élevait à 80 millions. Le fourgon qui les renfermait, laissé dans une cour des communs, avait été scellé en présence des commissaires, et le dernier dépositaire de ce trésor, le maire de Rambouillet, en avait remis les clefs au maréchal Maison. En présence des fonctionnaires de la ville et de plusieurs officiers, M. Degousée reçut le fourgon et en donna décharge. Mais craignant qu’on ne brisât les voitures de l’ex-roi, il imagina de les faire servir à ramener les plus turbulents de l’expédition. En un moment, les carrosses dorés aux armes royales furent remplis d’hommes du peuple qui donnaient issue par les portières à la longueur des piques et des baïonnettes.

En attendant, le général Pajol, resté à Coignière, fit prévenir les paysans de l’endroit qu’ils n’avaient qu’à présenter, avec certification du maire, l’état des réquisitions irrégulières frappées sur eux, et qu’ils seraient indemnisés sur-le-champ. Sur cet avis, un grand nombre de villageois accoururent. La caisse de l’expédition pourvut à toutes les exigences. Un amis du général Lafayette, M. Cassan, venait d’être improvisé payeur-général. Les indemnités promises furent payées. Bientôt parut une voiture que surmontait un petit drapeau tricolore sur lequel on avait écrit en lettres noires : Diamants de la couronne. Le signal fut donné alors, et on se remit en route.

C’était un épisode tout nouveau dans la vieille histoire des fragiles grandeurs de ce monde, que le spectacle de cette multitude bruyante et débraillée, s’entassant à plaisir dans les magnifiques voitures du sacre attelées de huit chevaux, et se faisant reconduire avec des guides de soie par les cochers de la cour. Ces heureux ouvriers, que la misère attendait au sein de leur famille, firent dans Paris une pompeuse et triomphale entrée, suivis de tout le service des écuries du château. Cortège héroïque et grotesque, bien propre à faire réfléchir le philosophe, mais que la foule insouciante saluait au passage par des éclats de rire, des refrains joyeux et des bravos !

Le peuple se rendit donc en équipage dans la cour du Palais-Royal. Ce fut là qu’on mit pied à terre et tous criaient, sous les fenêtres du prince : « Tenez ! voilà vos voitures ! » Des sentinelles veillaient à chaque porte du palais, ouvriers au visage noirci, aux bras nus. Les uns avaient des fusils, les autres des piques. La duchesse d’Orléans était fort effrayée de ce spectacle qui rappelait les scènes de la première révolution. Mais le duc s’était armé de courage, et le sourire ne cessa d’animer ses lèvres, Charles X fuyait avec sa famille laissant le trône vacant. Encore quelques vaines formalités à remplir, et le lieutenant-général devenait roi.

  1. Les propositions que M. le duc de Mortemart est venu faire à la chambre des pairs en faveur du duc de Bordeaux vont ramener l’attention sur une question qui pourra être enfin examinée et discutée librement. Nous nous bornerons à publier aujourd’hui la première pièce insérée dans les journaux anglais du temps ; elle n’a jamais paru en France, sa publication est tout-à-fait opportune ; elle complète les rapprochements qu’on a faits jusqu’ici entre la famille des Stuart et celle des Capet.

    Voici la teneur de ce document intitulé : Protestation du duc d’Orléans, et rendu public à Londres en novembre 1820.

    « S. A. R. déclare par les présentes qu’il proteste formellement contre le procès-verbal daté du 29 septembre dernier, lequel acte prétend établir que l’enfant nommé Charles-Ferdinand-Dieudonné est fils légitime de S. A. R. Madame duchesse de Berri.

    Le duc d’Orléans produira en temps et lieu les témoin qui peuvent faire connaître l’origine de l’enfant et de sa mère il produira toutes les pièces nécessaires pour rendre manifeste que la duchesse de Berri n’a jamais été enceinte depuis la mort infortunée de son époux et il signalera les auteurs de la machination dont cette très-faible princesse a été l’instrument.

    En attendant qu’il arrive un moment favorable pour dévoiler toute cette intrigue, le duc d’Orléans ne peut s’empêcher d’appeler l’attention sur la scène fantastique qui, d’après le susdit procès-verbal, a été jouée au pavillon Marsan.

    Le Journal de Paris, que tout le monde sait être un journal confidentiel, annonça le 20 août dernier le prochain accouchement dans les termes suivants :

    Des personnes qui ont l’honneur d’approcher la princesse, nous assurent que l’accouchement de S. A. R. n’aura lieu que du 20 au 28 septembre.

    Lorsque le 28 septembre arriva, que se passa-t-il dans les appartements de la duchesse ?

    Dans la nuit 28 au 29, à deux heures du matin, toute ta maison était couchée et les lumières éteintes ; à deux heures et demie la princesse appela ; mais la dame de Vathaire, sa première femme de chambre, était endormie ; la dame Lemoine, sa garde, était absente, et le sieur Deneux, l’accoucheur, était déshabillé.

    Alors la scène changea : la dame Bourgeois alluma une chandelle, et toutes les personnes qui arrivèrent dans la chambre de la duchesse virent un enfant qui n’était pas encore détache du sein de la mère.

    Mais comment cet enfant était-il placé ?

    Le médecin Baron déclare qu’il vit l’enfant placé sur sa mère et non encore détaché d’elle.

    Le chirurgien Bougon déclare que l’enfant était placé sur ta mère et encore attache par le cordon ombilical.

    Ces deux praticiens savent combien il est important de ne pas expliquer plus particulièrement comment l’enfant était placé sur sa mère.

    Madame la duchesse de Reggio fait la déclaration suivante :

    « Je fus informée sur le champ que S. A. R. ressentait les douleurs de l’enfantement ; j’accourus auprès d’elle à l’instant même, et en entrant dans la chambre je vis l’enfant sur le lit et non encore détaché de sa mère. »

    Ainsi l’enfant était sur le lit, la duchesse sur le lit, et le cordon ombilical introduit sous la couverture.

    Remarquez ce qu’observa le sieur Deneux, accoucheur, qui à deux heures et demie fut averti que la duchesse ressentait les douleurs de l’enfantement, qui accourut sur le champ auprès d’elle sans prendre le temps de s’habiller entièrement, qui la trouva dans son lit et entendit l’enfant crier ;

    Remarquez ce que dit madame de Goulard qui, à deux heures et demie, fut informée que la duchesse ressentait les douleurs de l’enfantement, qui vont sur le champ, et entendit l’enfant crier ;

    Remarquez ce que vit le sieur Franque, garde-du-corps de Monsieur, qui était en faction à la porte de S. A. R., et qui fut la première personne informée de l’évènement par une dame qui le pria d’entrer ;

    Remarquez ce que vit M. Lainé, garde national qui était en faction à la porte du pavillon Marsan, qui fut invité par une dame à monter, monta, fut introduit dans la chambre de la princesse où il n’y avait que le sieur Deneux et une autre personne, et qui, au moment où il entra, observa que la pendule marquait deux heures trente-cinq minutes ;

    Remarquez ce que vit le médecin Baron, qui arriva à deux heures trente-cinq minutes, et le chirurgien Bougon qui arriva quelques instants après.

    Remarquez ce que vit le maréchal Suchet qui était logé par ordre du roi au pavillon de Flore, et qui, au premier avis que S. A. R. ressentait les douleurs de l’enfantement, se rendit en toute hâte à son appartement, mais n’arriva qu’à deux heures quarante-cinq minutes, et qui fut appelé pour assister à la section du cordon ombilical quelques minutes après.

    Remarquez ce qui doit avoir été vu par le maréchal de Coigny, qui était logé aux Tuileries par ordre du roi, qui fut appelé lorsque S. A. R. était délivrée, qui se rendit en hâte à son appartement, mais qui n’arriva qu’un moment après que la section du cordon avait eu lieu.

    Remarquez enfin ce qui fut vu par toutes les personnes qui furent introduites après deux heures et demie jusqu’au moment de la section du cordon ombilical, qui eut lieu quelques minutes après deux heures trois quarts. Mais où étaient donc les parents de la princesse pendant cette scène qui dura au moins vingt minutes ? Pourquoi durant un si long espace de temps affectèrent ils de l’abandonner aux mains de personnes étrangères, de sentinelles et de militaires de tous les rangs ? Cet abandon affecté n’est-il pas précisément la preuve la plus complète d’une fraude grossière et manifeste ? N’est-il pas évident qu’après avoir arrangé la pièce, ils se retirèrent à deux heures et demie, et que, placés dans un appartement voisin, ils attendirent le moment d’entrer en scène et de jouer les rôles qu’ils s’étaient assignés.

    Et en effet, vit-on jamais, lorsqu’une femme de quelque classe ce soit était sir le point d’accoucher, que pendant la nuit les lumières fussent éteintes, que les femmes placées auprès d’elle fussent endormies, que celle qui était plus spécialement chargée de la soigner s’éloignât, que son accoucheur fut deshabillé, et que sa famille habitant sous le même toit, demeurât plus de vingt minutes sans donner signe de vie.

    S. A. R. le duc d’Orléans est convaincu que la nation française et tous les souverains de l’Europe sentiront toutes les conséquences dangereuses d’une fraude si audacieuse et si contraire aux principes de la monarchie héréditaire et légitime.

    Déjà la France et l’Europe ont été victimes de l’usurpation de Bonaparte. Certainement une nouvelle usurpation de la part d’un prétendu Henri V ramènerait les mêmes malheures sur la France et sur l’Europe.

    Fait à Paris, le 30 septembre 1820. »

    (Courrier Français du 2 août 1830).