Histoire de dix ans,tome 3/Chapitre 8

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(IIIp. 343-418).
CHAPITRE VIII.


Mort du duc de Reichstadt. — Les Saint-Simoniens à Ménilmontant ; leurs pratiques ; réhabilitation de la domesticité. — Procès du 27 août. — Importance capitale de ce procès. — Incidents. — Débats. — Dissolution de la famille saint-simonienne. — Intrigues pour la formation du ministère du 11 octobre. — Ministère du 11 octobre. — Portrait de M. Thiers. — Arrestation de la duchesse de Berri à Nantes. — Affaire du coup de pistolet. — Luttes parlementaires.


La défaite des républicains avait enflé le cœur de leurs ennemis. Lorsqu’un parti est vainqueur, il est rare qu’il ne se hâte pas d’épuiser son triomphe : autant la terreur de la Cour avait été profonde, autant sa joie se montrait insultante et emportée. Déjà beaucoup cherchaient à masquer sous les dehors du fanatisme la honte de leur bassesse, et, prosternés devant une dynastie née de la veille, ils l’eussent volontiers proclamée impérissable. Or, il arriva que, dans ce temps-là même le duc de Reichstadt mourut.

Par une belle et calme journée, on vit s’avancer, à travers une foule muette, dans cette capitale de l’Autriche où Napoléon avait jadis fait entrer ses aigles, un cercueil que précédaient une voiture et quelques cavaliers. Des hommes marchaient à côté, portant des torches. Quand on fut arrivé à l’église, le commissaire de la Cour, suivant un usage remarquable du pays, se mit à décliner le nom et le rang du défunt ; puis, frappant à la porte, il sollicita l’entrée du temple. Les princes et les princesses de la maison d’Autriche attendaient le mort et l’accompagnèrent dans le caveau où allait pour jamais descendre la fortune de l’Empire.

La mort du fils de Napoléon ne causa aucun étonnement parmi les peuples. On le savait d’une santé très languissante. D’ailleurs, on avait parlé d’empoisonnement, et ceux qui croient tout possible à la frayeur ou à l’ambition des princes, ceux-là disaient : Il porte un trop grand nom pour vivre !

Quoi qu’il en soit de ces bruits, inépuisable aliment de la crédulité populaire, les hommes dévoués à la maison d’Orléans se trompaient, s’ils ne virent dans la mort du duc de Reichstadt que l’éclipse d’un prétendant. Car cette mort ne faisait que signaler la fatalité d’une loi terrible, en cours d’exécution dans ce pays. Pour trouver un successeur à Louis XIV, il avait fallu descendre jusqu’à son arrière petit-fils. Il y avait eu la mort d’un héritier présomptif entre Louis XV et Louis XVI. Un autre héritier présomptif, Louis XVII avait cessé de vivre presque sans qu’on le sût. Le duc de Berri était tombé sanglant à la porte d’un spectacle. Le duc de Bordeaux venait de faire le fatal voyage de Cherbourg. Et maintenant, c’était sur l’héritier présomptif de Napoléon lui-même que s’accomplissait l’arrêt inexorable que Dieu, depuis plus d’un demi-siècle, semblait avoir prononcé contre l’orgueil des dynasties qui se prétendent immortelles. Je n’achève pas par respect pour un deuil qui dure encore ; mais la mort du duc de Reichstadt ne devait point fermer la série…

Un des premiers actes qui révélèrent l’empressement du pouvoir à tirer parti de sa victoire fut la suspension violente du culte saint-simonien.

Depuis que Bazard et Enfantin s’étaient séparés, un nouveau schisme avait affligé la famille saint-simonienne. Nous avons exposé les idées d’Enfantin sur la mission du couple-prêtre relativement au mariage. Ces idées, M. Olinde Rodrigues ne les partageait point. Il admettait bien le divorce dans certains cas et après certaines épreuves ; mais, tant que le mariage subsistait, il le voulait sacré, inviolable, et indépendant de l’autorité da prêtre en tout ce qui concerne l’intimité du cœur ou des sens. D’autre part, M. Olinde Rodrigues était loin de s’en remettre d’une manière absolue à la décision de la femme qui, la première, viendrait s’asseoir sur le trône pontifical. Il ne niait pas qu’à la prêtresse il n’appartînt de révéler le code de la pudeur, la loi des convenances ; mais cette loi, suivant lui, devait satisfaire à des conditions rigoureuses ; il demandait que l’enfant pût toujours reconnaître son père, et il repoussait d’avance, comme inconciliable avec l’essence du mariage, toute formule conduisant à une profanation quelconque de l’intimité des époux.

De tels dissentiments étaient trop graves pour ne pas amener une rupture. Elle eut lieu avec beaucoup de retentissement et d’éclat. Olinde Rodrigues appela les saint-simoniens à lui comme à l’héritier direct des doctrines du maître, ce fut en vain. Alors L’emprunt qu’il avait émis se trouva naturellement discrédité, les embarras financiers s’accumulèrent. Bientôt la famille de la rue Monsigny dut se dissoudre.

Dans cette crise, le calme d’Enfantin ne se démentit pas. Il possédait à Ménilmontant, au point culminant de la côte, une maison et un jardin : il résolut d’en faire un lieu de retraite, d’étude et de travaux, pour lui et pour ses plus fidèles disciples. Le 20 avril 1832, il annonçait en ces termes sa nouvelle détermination et la cessation du Globe : « Chers enfants, ce jour où je parle est grand depuis dix-huit siècles dans le monde. En ce jour est mort le divin libérateur des esclaves. Pour en consacrer l’anniversaire, que notre sainte retraite commence, et que, du milieu de nous, la dernière trace du servage, la domesticité disparaisse. »

Quarante disciples suivirent Enfantin à Ménilmontant ; et là commença pour eux, combinée toutefois avec un sentiment profond de la hiérarchie, la pratique de la vie commune. Poètes, musiciens, artistes, ingénieurs, officiers du génie, tous ils se livrèrent gaîment, et à tour de rôle, aux travaux les plus rudes et les plus grossiers. Ils réparèrent la maison, balayèrent et frottèrent les salles communes, les appartements, les cours ; défrichèrent des terrains incultes couvrirent les allées du sable extrait d’une mine qu’ils avaient creusée péniblement. Pour prouver que leurs idées sur la nature du mariage et l’émancipation des femmes n’étaient point le calcul d’un égoïsme voluptueux, ils s’étaient imposé la loi du célibat. Le matin et le soir ils nourrissaient leur esprit de la parole du Père, ou bien ils cherchaient dans la vie d’un des Saints du christianisme, lue en commun, des exemples, des encouragements, des préceptes. Des hymnes, dont l’un d’eux, M. Félicien David, avait composé la musique, servaient à exalter leurs âmes en charmant leurs travaux. A cinq heures, le cor annonçait le dîner. Alors les ouvriers disposaient leurs outils en faisceaux, rangeaient les brouettes autour de l’ellipse du jardin, et prenaient place après avoir chanté en chœur la prière d’avant le repas. Voilà ce que le public fut admis à contempler. Spectacles dont une nation moqueuse a bien pu ne remarquer que la singularité tour à tour emphatique et naïve, mais qui ne manquaient assurément ni de portée, ni de grandeur. Car, dans ces pratiques, toutes de circonstance, les apôtres de Ménilmontant allaient fort au-delà de leurs propres théories, et ils semaient autour d’eux, sans le savoir, des doctrines qui un jour devaient faire oublier les leurs !

Ce fut le 6 juin, au bruit du canon tiré de Saint-Méry. et non loin du sanglant théâtre d’où s’élevaient les cris des combattants, ce fut le 6 juin que, pour la première fois la famille saint-simonienne ouvrit les portes de sa retraite. A une heure et demie, elle était réunie en cercle devant la maison, et, en dehors d’un second cercle formé par ceux que les hôtes de Ménilmontant appelaient la famille extérieure, se formait un petit groupe d’assistants qu’attirait la curiosité. Une cérémonie bizarre, en effet, devait avoir lieu ce jour-là : la prise d’habit.

En adoptant un costume distinctif, les saint-simoniens avaient pour but, non seulement de constater leur originalité comme secte, mais encore de conserver quelque influence sur une société qu’il ne leur était plus loisible d’émouvoir par des publications quotidiennes ou d’infatigables prédications. C’était, d’ailleurs, une excellente épreuve à faire subir aux convictions de chacun d’eux ; car il fallait un courage tout viril et une croyance singulièrement audacieuse, pour revêtir les insignes d’un apostolat qu’allaient sans doute attendre au passage l’incrédulité, l’ironie et l’insulte.

Il avait donc été décidé qu’on prendrait un costume particulier. M. Edmond Talabot en avait fait le dessin et surveillé l’exécution. Rien de plus élégant, de plus simple et de plus commode que cet uniforme : un juste-au-corps bleu qui s’ouvrait par devant sur un gilet dont l’ouverture était cachée, une ceinture de cuir, un pantalon blanc, une toque rouge, voilà ce qui le composait ; le cou était nu, et l’on devait porter la barbe longue, à la manière des Orientaux.

La cérémonie de la prise d’habit fut le sujet de scènes étranges, mais qui donnent une idée assez juste de la seconde phase du saint-simonisme. Le Père Enfantin qui, depuis trois jours, s’était absenté, parut à deux heures, le 6 juin, aux yeux de la famille qui l’attendait avec émotion et recueillement. A sa vue, il eut parmi les fidèles comme un élan soudain d’admiration et d’amour, et tous se mirent à chanter en chœur :


Salut, Père, salut.
Salut et gloire à Dieu !

Et lui, pendant ce temps, il s’avançait d’un pas lent et majestueux, la tête nue, la figure rayonnante. Il avait confié la direction de la communauté pendant son absence à MM. Michel Chevalier, Fournel et Barrault. Ce dernier prit la parole pour rendre compte au Père de tout ce qui s’était passé. Enfantin s’exprima ensuite en ces termes : « Pendant mon absence, je me suis occupé avec Bouffard et Hoart de la division de notre apostolat en deux branches, apostolat régulier et apostolat séculier, comme le chrétien distinguait son clergé. J’ai chargé Bouffard et Hoart de suivre tous nos intérêts passés avec le monde que nous quittons. Aujourd’hui même, j’ai donné à Bouffard le pouvoir de disposer pleinement de ce que, selon la loi du monde, je possède ; je ne veux plus et ne peux plus signer un acte en ce monde, et les hommes qui marcheront à côté de moi, portant le même habit, que moi, n’en signeront pas davantage tous nous serons libres des entraves du monde nous aurons renoncé à ce que les chrétiens appellent Satan et ses pompes, afin d’être mieux préparés à gagner notre pain de chaque jour nous-mêmes, afin d’être dignes de recevoir, comme le peuple, le Salaire. »

Ces mots expriment très-bien quelle était, alors, la grande préoccupation des hôtes de Ménilmontant. Ils voulaient, eux qui s’étaient livrés aux exercices les plus subtils de l’esprit, réhabiliter le travail du corps ; et cela revenait à professer dans la pratique ce qu’ils avaient reconnu dans la théorie : l’égalité de l’intelligence et de la chair, rapprochées et réunies par le sentiment ou la religion.

Après avoir parlé, le Père Enfantin, assisté d’un de ses disciples, revêtit l’habit apostolique. Puis, aidant à son tour celui qui l’avait assisté : « Ce gilet, dit-il, est le symbole dé la fraternité ; on ne peut le revêtir à moins d’être assisté par un de ses frères. S’il a l’inconvénient de rendre un aide indispensable, il a l’avantage de rappeler chaque fois au sentiment de l’association. » A l’exemple du Père, les apôtres de Ménilmontant s’empressèrent de revêtir l’habit. Quelques-uns, cependant, déclarèrent qu’ils ne se sentaient pas encore pour cela toute la force nécessaire. Au moment d’accomplir cet acte de renonciation au monde, à ses idées, à ses plaisirs, M. Moïse Retouret s’exprima ainsi en s’adressant au Père Enfantin : « Je vous ai dit un jour que je voyais en vous la majesté d’un empereur, et pas assez pour ma faiblesse la bonté d’un Messie. Vous m’apparaissiez formidable. Aujourd’hui j’ai senti profondément tout ce qu’il y a de tendresse et de douceur en vous : Père, je suis prêt. »

Que tout cela se soit produit au 19e siècle, en France, à Paris, là même où le soume de Voltaire avait passé, là où rien n’existait plus qui ne rappelât le règne du sarcasme triomphant et la longue domination du libéralisme, les esprits légers peuvent n’y voir que la matière d’un piquant contraste, mais le philosophe y découvre autre chose. Comprimé à l’excès, le sentiment religieux et démocratique réagissait enfin, et cette réaction ne devait pas être stérile, bien qu’elle s’annonçât au milieu de circonstances bizarres, sous les formes d’un mysticisme trop ingénu, et avec une solennité dont l’exagération avait quelque chose de puéril. Et ce qui rend le fait plus extraordinaire, plus digne d’être enregistré, c’est que les fidèles ici étaient presque tous des hommes instruits, studieux, spirituels, éloquents, et fort habiles eux-mêmes à saisir les ridicules d’une société dont ils avaient dénoncé les injustices avec tant de force, de hardiesse, et quelquefois de bon sens.

Toujours est-il que le gouvernement jugea les saint-simoniens trop dangereux pour les laisser jouir des derniers bénéfices de sa tolérance. Depuis quelques mois, on instruisait contre eux. Après les avoir long-temps tenus sous le coup d’un procès scandaleux, après avoir fait plus d’une fois briller les baïonnettes au milieu de leurs paisibles cérémonies, le gouvernement se décida enfin à les traîner devant les tribunaux. Le 27 août, le Père Enfantin et MM. Michel Chevalier, Barrault, Duveyrier, Olinde Rodrigues, furent appelés à comparaître devant la cour d’assises. On les accusait : 1° du délit prévu par l’article 291 du Code pénal, lequel interdit les réunions de plus de vingt personnes ; 2° du délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Voulant donner à ce procès le plus d’éclat possible, Enfantin fit assigner comme témoins, nonseulement tous les membres de la famille de Ménilmontant, mais encore quelques-uns de ceux qui, en dehors de cette étroite communauté, professaient les doctrines saint-simoniennes. Le jour étant venu, les disciples de Saint-Simon se rangèrent dans un ordre symétrique, M. Michel Chevalier fit sonner le départ, et la petite colonie se mit en marche.

La grandeur des questions qui allaient être débattues et le talent des accusés donnaient à la lutte judiciaire qui se préparait plus d’importance que n’en ont la plupart des combats diplomatiques ou parlementaires. Mais ce n’était pas à cause de cela que la curiosité publique était vivement excitée : ce que les Parisiens recherchaient, du spectacle promis à leur impatience, c’était moins sa signification véritable que sa singularité : on s’attendait à une mise en scène divertissante et neuve. Aussi la foule se pressait-elle sur le passage des saint-simoniens.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, tous les yeux se fixèrent sur Enfantin. Il portait un habit semblable à ceux de la famille, mais d’une couleur plus claire, et ces mots : LE PÈRE, étaient écrits sur sa poitrine. Deux femmes, Mmmes Aglaé Saint-Hilaire et Cécile Fournel étaient derrière lui. Debout, à l’extrémité supérieure du banc des prévenus, il promenait lentement ses regards sur l’assemblée, et les assistants remarquaient avec surprise la vénération profonde dont ses enfants l’entouraient. Les interrogatoires firent d’abord connaître au public la jeunesse des accusés. M. Barrault avait trente-trois ans, M. Duveyrier vingt-neuf, M. Michel Chevalier vingt-six ; le Père lui-même n’était âgé que de trente-six ans. Cependant lorsque le président, M. Naudin, lui demanda : « ne vous qualifiez-vous pas Père de l’humanité ? Ne professez-vous pas que vous êtes la Loi vivante ? », il répondit avec beaucoup de sang-froid et d’assurance : « Oui, Monsieur. » Il se passa alors une scène tout-à-fait nouvelle dans les fastes judiciaires. Le premier témoin appelé, M. Moïse Retouret, ayant été sommé de prêter serment, il se tourna du côté d’Enfantin et dit : « Père, puis-je prêter serment ? » Enfantin répondit que non, et le président ordonna au témoin de se retirer. Tous les témoins appartenant à la famille comparurent, tous reçurent sommation de prêter serment, tous déclarèrent qu’ils ne le pouvaient sans l’autorisation du Père suprême.

L’avocat général, M. Delapalme, commença son réquisitoire. Après un rapide exposé de l’origine et des progrès du saint-simonisme, il essaya de flétrir, dans les pratiques saint-simoniennes, une sorte de fétichisme où le mensonge se mêlait. à la niaiserie. Il montra le Père Enfantin comme un homme en qui l’amour de la célébrité était devenu de l’extravagance. Il reprocha aigrement à l’association saint-simonienne l’appel qu’elle avait adressé aux capitalistes et sa fastueuse mendicité. Il affirma qu’une pareille association n’avait rien de commun avec une société religieuse, parce qu’elle n’avait ni dogme, ni culte, ni cérémonies, et qu’elle se gardait bien de reléguer son action hors du monde matériel, ce qui est le caractère distinctif de toute religion. De là cette conséquence que les saint-simoniens n’avaient nullement à invoquer le principe de la liberté des cultes, et s’étaient rendus coupables, en se réunissant au nombre de plus de vingt personnes, d’une violation flagrante de l’article 291 du Code pénal. Passant à la prévention d’outrage à la morale publique, l’avocat-général demanda s’il n’y avait rien de contraire aux bonnes mœurs dans une doctrine qui glorifiait l’inconstance, qui tendait par la réhabilitation de la chair à élever sur les ruines de la pudeur le règne du plaisir, qui soumettait le mariage à l’exercice d’un droit qui rappelait le droit du Seigneur, qui confiait enfin au Prêtre la mission de régulariser, de développer, et les appétits intellectuels et les appétits charnels. « Mais, Messieurs, continua l’avocat- général, ces doctrines perverses n’ont point passé sans obstacle. Quand le Père Enfantin a promulgué ces doctrines, une femme s’est trouvée là, qui a senti son âme pure se révolter contre ces conceptions hideuses ; et elle, faible, timide, elle s’est levée, elle a protesté avec énergie. »

Au moment où l’avocat-général prononçait ces mots, Mme Cécile Fournel (c’était elle que le ministère public venait de désigner à son insu), Mme Cécile Fournel se lève vivement et s’écrie : « Je suis ici pour protester contre le rôle que… Taisez vous, s’écrie à son tour le président. » Et, comme Mme Fournel déclarait que, mieux éclairée, elle avait reconnu la moralité de la doctrine, « Si vous parlez encore, lui dit le président avec colère, je vous ferai mettre à la porte. » Une semblable menace publiquement adressée par un magistrat à une femme causa parmi les auditeurs un étonnement pénible, et ce fut sous cette impression qu’ils attendirent la défense des accusés.

M. Olinde Rodrigues, on l’a vu, avait fait scission ; il n’avait pas suivi Enfantin à Ménilmontant, il n’avait pas revêtu l’habit apostolique. Sa position dans le procès était donc toute particulière. Aussi se borna-t-il à venger la mémoire de Saint-Simon, son maître, de quelques attaques imprudemment hasardées par l’avocat-général, et il le fit en termes clairs, précis, incisifs. MM. Michel Chevalier, Duveyrier, Barrault, et leurs conseils, MM. Simon, Lambert, d’Eichtal, prirent ensuite la parole :

On déniait à la société saint-simonienne le caractère religieux ? On lui reprochait d’avoir remplacé par des hommages superstitieux rendus à un homme le culte dû à la divinité ? Il y avait dans une telle accusation ou une bien grande ignorance ou une bien grande injustice. Qu’avait dit, en effet, le Père Enfantin ? Il avait dit : Dieu est tout ce qui est, donc plus de guerre entre les deux principes, l’esprit et le corps, l’intelligence et la chair ; nul de nous n’est hors de Dieu, mais nul de nous n’est Dieu, donc plus d’esclaves, plus de réprouvés, plus d’adoration servile de l’homme à l’égard de l’homme, plus d’exploitation despotique ; chacun de nous vit de la vie de Dieu et tous nous communions en lui, donc plus d’antagonisme entre l’individu et la société, entre l’intérêt et le devoir. Harmonie, égalité, fraternité, voilà les trois vastes idées sociales qu’embrassait la définition donnée par Enfantin de la divinité, et l’on accusait les saint-simoniens de n’être pas une société religieuse de n’avoir sur Dieu d’autres notions que celles d’un panthéisme confus ! Quant à leurs cérémonies, le gouvernement n’était guère excusable de les ignorer, lui qui avait envoyé à Ménilmontant, pour s’en instruire, et ses commissaires de police, et ses gendarmes, et ses soldats. Il est vrai que les saint-simoniens s’occupaient tout autant de l’ordre temporel que de l’ordre spirituel. Mais comment l’avocat-général avait-il osé prétendre que le propre de toute religion est de laisser en dehors de son influence les intérêts sociaux et politiques de l’humanité ? Est-ce que la religion des Indous, celle des Égyptiens, celle des Guèbres, celle des Hébreux, celle des Druides, celle des adorateurs d’Odin, est-ce que le fétichisme africain, est-ce que l’Islamisme, n’avaient pas embrassé la morale et la politique, n’avaient pas réglé les relations de peuple à peuple, de caste à caste, d’individu à individu ? Le catholicisme lui-même n’avait-il pas fait de la politique, en changeant la condition des femmes et en poussant les sociétés à détruire l’esclavage ? Les beaux temps du christianisme ne s’étaient-ils pas composés d’une série de tentatives sur l’ordre temporel, sur César ? Et l’avocat-général ignorait-il d’aventure ce mot d’un savant historien : « Le royaume de France est un royaume fait par des évêques » ? Après cela, que prétendait-on quand on reprochait aux saint-simoniens d’avoir demandé de l’argent ? De l’argent ! il en avait fallu aux premiers chrétiens, eux qui, suivant les actes des apôtres, « mettaient en commun tout ce qu’ils possédaient, vendant leurs terres et leurs biens, pour les distrihuer à tous, selon le besoin que chacun en avait. » De l’argent ! il en avait fallu aux diacres de la primitive église chargés spécialement de recueillir les dons des fidèles ; il en avait fallu à la religion chrétienne depuis St-Paul, depuis Jésus ; il lui en fallait encore, témoin le budget, où on la voyait figurer tous les ans. Les saint-simoniens étaient donc des hommes religieux ; et certes ils l’avaient prouvé, lorsqu’à la face d’une société égoïste, sceptique moqueuse préoccupée de ses intérêts matériels, ils avaient abandonné, pour obéir à leur foi, famille, carrière, habitudes chéries, espérances de fortune, vues d’avenir ; lorsqu’à la face d’une société qui ne garde à la vie du prolétaire, que dédains et mépris, ils s’étaient volontairement assujettis aux travaux les plus répugnants et les plus durs ; lorsqu’enfin ils étaient venus affronter les railleries de la multitude, revêtus d’un costume distinctif, et offrant à l’injure leur nom écrit sur leur poitrine. Puis quels étaient les hommes qui osaient dénier à la famille saint-simonienne un caractère religieux ? Des hommes qui, faisant profession ouverte d’indifférence en matière de religion, avaient mis l’athéisme dans la loi, des hommes qui avaient fait disparaître de l’enceinte de ce même tribunal où ils siégeaient, la majesté de Jésus crucifié, des hommes qui couvraient d’une toile verte l’image de leur Dieu, ainsi qu’une chose mauvaise à voir ! Du reste, et à supposer qu’on ne voulût pas reconnaître dans la famille saint-simonienne une société religieuse, quels désordres avait-on à lui imputer, pour que toute la rigueur de l’article 291 lui fut devenue applicable ? Les saintsimoniens n’avaient cessé de déclarer la guerre impie et de protester contre l’esprit de révolte. S’ils avaient décrit les maux du peuple, ce n’avait été que pour en indiquer le remède ; et, dans le temps même où le gouvernement ne savait qu’envoyer contre l’insurrection lyonnaise, des canons et des soldats, ils avaient demandé, eux, à l’étude et à la science la guérison des plaies sociales, que révélaient ces troubles mortels. Restait le reproche d’immoralité. Or, qu’y avait-il d’immoral à demander que les relations entre époux fussent soumises à un règlement nouveau qui leur ôtat ce caractère d exclusion, et conséquemment de violence ou de ruse que leur imprimait la loi chrétienne ? Aurait-on aboli le mariage, quand l’homme et la femme le plus capables de diriger l’humanité, quand le prêtre et la prêtresse auraient été investis du droit de consacrer par leur sanction les peines et les plaisirs de l’hymen ? Que voyait-on de monstrueux à ce que, dans un sacerdoce obéi volontairement, l’empire de la beauté se trouvât associé au pouvoir de l’intelligence ? Cet empire de la beauté, après tout, il était absolu, irrésistible ; et ceux-là le subissaient en secret qui affectaient en public de nier sa légitimité. Car enfin, même sous l’influence de la loi chrétienne, la société s’était bien donné de garde de proscrire les joies de la chair ; le peuple, on le savait de reste, allait plus volontiers au bal qu’au sermon ; et les députés, personnages graves, venaient de voter moins de huit cent mille francs aux évêques et près d’un million à l’Opéra. Mais quoi ! cet Opéra n’était-il pas un temple élevé au culte de la beauté ? Au milieu des parfums s’exhalant de la chevelure dénouée de ses danseuses, sous la pluie de lumière tombant de son lustre, devant ces gracieuses phalanges de femmes légères passant au travers des riches peintures et des sons d’une musique énivrante, les sens manquaient-ils d’excitations fortes, la chair manquait-elle d’adorateurs ? La loi chrétienne n’était donc pas observée ! Eh ! comment aurait-elle pu l’être ? En disant anathème à la chair, le christianisme l’avait poussée à la révolte et à une révolte pleine d’affreux désordres. Quel spectacle, en effet, présentait au moraliste cette société au nom de laquelle on accusait les saint-simoniens d’immoralité ? Sur vingt-neuf mille enfants nés dans Paris, prés de dix mille avaient été conçus dans des embrassements illégitimes ; les colléges étaient infectés de vices par qui les enfants étiolés devenaient vieux avant d’avoir atteint l’adolescence ; les amours étaient souillés d’un horrible venin qui empoisonnait jusqu’aux mamelles des nourrices ; on ne pouvait faire un pas dans les rues sans s’y heurter au libertinage patenté ; et naguère encore, au Palais-Royal, dans le même palais qui abritait la reine et sa jeune famille, la prostitution avait son sanctuaire impur. Que parlait-on de la famille, dans une société où l’adultère était enseigné sur tous les théâtres, chanté par tous les poètes, représenté avec charme par tous les artistes, paré dans tous les romans des grâces de l’imagination et couvert par la sainteté de l’amour ? On avait cru flétrir le saint-simonisme en prononçant ce mot : le droit du seigneur. Le droit du Seigneur ! il existait dans la société que les saint-simoniens voulaient régénérer, et c’était le droit du plus riche ! Car, dans cette société il était amplement pourvu aux plaisirs des honnêtes gens, et il y avait, à côté de l’armée des fils du peuple chair à canon jetée à l’agression étrangère, l’armée des filles du peuple, malheureuses que la pauvreté condamnait au plaisir comme à une corvée infâme, chair banale et vénale livrée d’avance à l’assouvissement de tous les appétits matériels. Ainsi, le vice avec l’hypocrisie, ou le vice avec l’impudeur et la faim ; au défaut de la corruption poétisée, la corruption patentée ; en haut l’adultère en bas la prostitution.

Tel fut, au fond et en raccourci, le système de défense présenté par les prévenus, dans l’audience du 27 août. Ils venaient de soulever des questions d’une portée incalculable. Mais la société qu’ils attaquaient voulait être obéie et non discutée. Pendant qu’ils parlaient, il arriva plus d’une fois aux juges de donner des marques d’impatience, et un sourire railleur ne cessa d’errer sur les lèvres de l’avocat-général, heureux de pouvoir échapper par l’affectation du dédain au trouble et à l’embarras de son impuissance.

Le lendemain, 28 août, Enfantin prit la parole à son tour. 11 s’exprimait avec gravité, avec lenteur, et s’arrêtait de temps en temps pour fixer ses regards, tantôt sur le président et les deux conseillers, tantôt sur l’avocat-général, tantôt sur l’auditoire. La cour ne tarda pas s’en montrer fort irritée, et comme le président demandait à l’accusé s’il avait besoin de se recueillir : « J’ai besoin, répondit-il, de voir qui m’entoure et d’être vu. Je sais tout ce que donne de puissance le recueillement et la solitude ; mais je sais aussi que le recueillement n’est pas la seule manière de s’inspirer, et d’ailleurs je désire apprendre à M. l’avocat-général l’influence de la chair, de la forme, des sens, et pour cela lui faire sentir celle du regard. » Puis, sans s’arrêter à l’impression produite par ces paroles, où à une pensée sérieuse se mêlait une sorte de bouffonnerie tout-à-fait imprévue, Enfantin continua : « On trouve mauvaise, immorale, et pleine de fatuité, cette pensée que j’ai émise, savoir : que le Prêtre devait être beau : telle est, en effet, notre foi. Le Prêtre doit être beau, sage et bon bonté, sagesse et beauté résument très-nettement notre dogme. Eh bien, l’église chrétienne elle-même qui réprouvait la chair, qui regardait la beauté comme l’arme privilégiée de Satan, n’aurait toutefois jamais ordonné prêtre un homme difforme ou mutilé. Et, à notre époque, lorsque dans l’armée il s’agit de former un corps qui représente dignement, noblement, qui puisse inspirer par la seule vue le respect, l’admiration ou la crainte ; certes quelque indifférent qu’on prétende être pour la beauté, on est loin de la négliger. Ne dit-on pas que, pour être dans les carabiniers, il faut être bel homme : pourquoi ne saurait-on le dire des prêtres sans blesser les oreilles de M. l’avocat-général ? Il est vrai, la mission du soldat n’est pas la même que celle de notre sacerdoce : l’un donne la mort, l’autre la vie. Mais je ne vois pas que ce soit un argument contre ce que j’avance. » La comparaison ne manquait ni de justesse ni d’esprit ; mais l’accusé s’étudiant de nouveau à déconcerter le tribunal par la fixité de son regard, le président déclara tout-à-coup la séance suspendue, et dit à Enfantin : « Nous ne sommes pas ici pour attendre le résultat de vos contemplations. » Alors, se tournant vers les siens avec le plus inaltérable sang-froid : « Encore, dit le Père, une justification de leur incompétence ! Ils nient la puissance morale des sens, et ils ne comprennent pas que par mon seul regard j’ai pu leur faire perdre le calme qui convenait à leur rôle. » A la reprise de l’audience, Enfantin annonça que, puisque c’était un discours qu’on attendait de lui, il allait parler, et après avoir tracé un tableau énergique de tous les désordres engendrés par l’anathème que le christianisme avait lancé contre la chair : « Vous qui nous accusez, s’écria-t-il, si vous voulez vraiment nous juger, il faut que vous présentiez un remède meilleur que le nôtre. Or, je ne vois, d’une part, que les Madelonnettes, les Filles repentantes, la Salpértriere ; de l’autre, que la Force ou Sainte-Pélagie… Quant à nous, voici nos remèdes : sanctification de la beauté et réhabilitation de la chair ; direction et règle des appétits physiques ; réorganisation de la propriété : car la misère du travailleur et la richesse de l’oisif sont les causes matérielles de l’adultère et de la prostitution. Mais voyez lorsque nous venons dire que la misère héréditaire et l’oisiveté héréditaire, résultats de la constitution actuelle de la propriété, qui est fondée sur le droit de naissance, doivent cesser, on nous accuse de vouloir bouleverser l’État. Nous avons beau dire que cette transformation de la propriété ne peut se faire que progressivement, pacifiquement, volontairement ; qu’elle peut se faire beaucoup mieux que ne s’est opérée la destruction des droits féodaux, avec tous les systèmes d’indemnité imaginables, et avec plus de lenteur même que vous n’en mettez dans les expropriations pour cause d’utilité publique, on n’écoute pas, on condamne, nous sommes des perturbateurs Sans nous lasser, nous montrons que cette transformation est appelée par tous les besoins actuels et futurs de la société ; qu’elle est signalée d’une manière palpable par la création du Code de commerce et par toutes les habitudes industrielles qui favorisent la mobilisation de la propriété, sa transmission de la main oisive ou peu capable à la main laborieuse et capable, nous montrons cela ; et vous vous écriez que notre association est dangereuse ! il faut bien cependant substituer à un ordre mauvais un ordre bon, car le but de la société n’est pas seulement de maintenir, elle veut s’améliorer, progresser. C’est ce que nous voulons faire également en morale… Il est vraiment remarquable que ce soient précisément les hommes qui exercent le plus absolu despotisme à l’égard de la beauté et de la femme, qui nous accusent avec le plus de violence de vouloir rétablir dans le monde un despotisme abrutissant. Ils disent que notre sacerdoce abusera de sa puissance. Mais cette objection peut être élevée contre toute autorité. Le chef d’une société, par cela seul qu’il est chef, a du pouvoir, c’est une vérité de définition. Or, quelle est la garantie contre l’abus du pouvoir ? Nous n’en connaissons qu’une, savoir que la puissance soit acquise à la capacité et non à la naissance. Tant que le principe de la transmission du pouvoir politique et de la richesse sera celui de la naissance, nous aurons droit de dire que tous vos systèmes de garanties engendrent ou maintiennent le plus abrutissant despotisme, puisqu’ils confèrent fortuitement la puissance. » À ces développements, l’accusé ajouta diverses explications, celles-ci d’une bizarrerie extrême, bizarrerie naïve ou calculée, celles-là pleines de sens, de sagacité et de finesse. On lui avait refusé le droit de choisir deux femmes pour conseils : il s’en plaignit et en témoigna sa surprise ; car, disait-il, quel est celui de nous qui oserait se prétendre plus capable que sa sœur ou sa mère de parler sur la morale ?

Au discours d’Enfantin succédèrent de vifs débats entre l’avocat-général d’une part, et de l’autre MM. Duveyrier, Barrault, Michel Chevalier. Ce dernier émut fortement l’assemblée, lorsque, rappelant ce mot de Robespierre : « La Convention ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles des diverses religions, » il s’écria : « Vous savez, Messieurs, si nous sommes des hommes paisibles nous vous demandons la tolérance de Robespierre. » Mais depuis long-temps déjà la cause des prévenus était perdue. Enfantin, Duveyrier, Michel Chevalier, furent condamnés à un an de prison et à cent francs d’amende chacun ; Rodrigues et Barrault à cinquante francs d’amende seulement. La famille avait écouté l’arrêt avec le plus grand calme ; elle reprit la route de Ménilmontant, à travers une foule immense qui s’étendait du Palais de Justice à l’Hôtel-de-Ville. La plupart regardaient passer les saint-simoniens avec un étonnement muet ; quelques-uns murmuraient le nom du Père ; d’autres poussaient des cris injurieux.

Les condamnés se pourvurent en cassation ; mais le rejet du pourvoi et l’emprisonnement d’Enfantin devinrent bientôt le signal de la dispersion de la famille. Elle ne fut pas dissoute, néanmoins. Elle avait profité de l’intervalle qui s’écoula entre le jugement de la cour d’assises et le rejet du pourvoi en cassation, pour envoyer dans diverses parties de la France des missionnaires revêtus de l’habit apostolique ; et l’épreuve qu’elle venait de traverser semblait avoir accru son ardeur. Dispersée, et plus tard absorbée par le milieu social qu’elle avait si hardiment combattu, elle continua en quelque sorte son existence collective, grâce au lien mystérieux des sentiments et des idées. Or, cette parenté indestructible fut le résultat de la réunion des saint-simoniens à Ménilmontant. Jusqu’alors, et quoiqu’ils eussent déjà donné à leur association le nom de Famille, ils n’avaient formé qu’une école : ce fut dans la maison d’Enfantin que commença, pour eux, la famille. Dans la rue Monsigny, bruyant laboratoire de leur doctrine, ils n’avaient eu ni le temps ni le repos nécessaires pour s’étudier mutuellement comme individus : c’est ce qu’ils firent à Ménilmontant, au milieu du silence et de la solitude. Après leur séparation, les uns restèrent en France, où ils embrassèrent différentes carrières ; les autres partirent pour l’Orient, qui, remué alors de fond en comble par d’audacieux essais de réforme, semblait appeler les conquêtes de l’intelligence.

Que si on cherche de bonne foi quelle a été l’action du saint-simonisme sur la société française, on verra que cette action est loin d’avoir été stérile. La bourgeoisie, à la vérité, était trop solidement assise, quand les saint-simoniens parurent, pour laisser entamer les principes en vertu desquels sa domination s’était établie ; elle n’accepta donc et ne garda de l’influence des saint-simoniens que ce qui convenait à ses instincts et à ses intérêts, c’est-à-dire un penchant plus prononcé pour les études économiques, une meilleure entente des travaux publics, une manière moins étroite d’envisager l’importance de l’industrie. Quant aux idées des saint-simoniens sur la réhabilitation du principe d’autorité, sur le crédit de l’Etat, sur l’abolition de tous les priviléges de naissance, sur la destruction du prolétariat, et, dans la seconde phase du saint-simonisme, sur la mission religieuse du pouvoir combinée avec l’émancipation des femmes, la bourgeoisie ne pouvait admettre de pareils systèmes, sans prononcer sa propre déchéance. Aussi les repoussa-t-elle avec un emportement sincère et un mépris simulé ; mais ils ne périrent point tout-à-fait pour cela, et ils restèrent comme en dépôt dans les esprits d’élite, où ils devaient germer, et subir de fécondes modifications.

La session approchait. Le ministère, composé d’hommes sans autorité et d’un talent médiocre, pourrait-il se maintenir devant la chambre et la dominer ?

La victoire du mois de juin avait, comme on l’a vu, exalté les ministres à un point extraordinaire. Ils croyaient affermi pour long-temps leur pouvoir qu’un choc aussi rude n’était point parvenu à renverser. Le roi, de son côté, désirait avec ardeur conserver dans son conseil des hommes qu’asservissait à ses volontés leur insuffisance et le caractère peu élevé de leur dévouement. Mais le langage des députés, qui commençaient à se réunir dans la capitale, fit évanouir les espérances de la Cour ; et bientôt il devint manifeste qu’un cabinet placé sous la dépendance absolue du roi trouverait dans la chambre une résistance invincible. Le vice des combinaisons sur lesquelles se fonde le régime constitutionnel apparaissait ainsi dans tout son jour, et les destins de la nation allaient flotter entre deux pouvoirs aspirant l’un et l’autre à la souveraineté, et que la seule rivalité de leurs prétentions rendait d’avance ennemis.

Les trois hommes appelés par leur talent à tenir le sceptre de la majorité parlementaire étaient alors MM. Thiers, Guizot et Dupin aîné. Parmi ces trois candidats il fallait choisir un premier ministre.

Les sympathies du roi étaient pour M. Dupin, qu’il avait engagé depuis long-temps au service de ses intérêts privés, dont il connaissait les secrètes faiblesses, et dont il n’avait pas à redouter le puritanisme. Ce fut donc à M. Dupin aîné qu’on s’adressa d’abord. La négociation fut longue, et elle était au moment de se conclure, lorsque tout-à-coup le bruit se répandit qu’une scène extrêmement vive avait eu lieu entre le monarque et le sujet. La nouvelle était fondée : ils s’étaient séparés fort mécontents l’un de l’autre ; soit que M. Dupin, comme quelques-uns l’ont pensé, n’eût pas consenti à se soumettre à la théorie du gouvernement personnel, soit qu’à propos d’une question de moindre importance, le roi se fût offensé de la brusquerie que M. Dupin apportait quelquefois dans ses manières et dans ses discours.

Restaient M. Guizot et M. Thiers. Mais le premier était d’une impopularité dont les inconvénients étaient sentis même par ceux dont il avait le plus chaudement défendu les intérêts ; et quant au second, quoiqu’il eût déployé un grand talent, il n’avait pas encore assez de consistance pour qu’on le mît à la tête des affaires.

Dans cet embarras, le roi jeta les yeux sur M. de Broglie. Le nom de ce personnage, sa clientelle, la noblesse de son caractère, la considération dont il jouissait, étaient en effet de nature à donner du relief à un cabinet dont il aurait fait partie ; et, sous son égide, M. Thiers aurait pu rendre à la monarchie de très-utiles services.

Cette combinaison parut excellente à la plupart des membres influents de la majorité parlementaire. Mais le roi goûtait peu M. de Broglie, homme à principes inflexibles, d’une volonté ferme, d’une vertu raide, se faisant honneur de sa persistance dans les mêmes idées, et repoussant comme contraire à la dignité humaine toute politique d’expédients, susceptible d’ailleurs et irritable.

Différer, pourtant, était périlleux. M. de Rémusat eut mission d’aller trouver M. de Broglie à sa maison de campagne, et de lui proposer un portefeuille, avec M. Thiers pour collègue.

M. de Broglie hésita d’abord, et finit par déclarer qu’il n’entrerait dans le cabinet qu’à la condition d’y être suivi par M. Guizot. En vain lui fit-on observer que M. Guizot avait soulevé contre lui l’opinion publique ; que, dans la situation des esprits, les services de cet homme seraient funestes à la monarchie ; que c’étaient ainsi qu’en jugeaient les députés les plus dévoués au trône, et, par exemple, MM. Jacques Lefevre, Fulchiron, Jacqueminot ; que, s’il convenait quelquefois de se mettre au-dessus des clameurs de la presse, au moins se devait-on de ménager les répugnances du parlement. M. de Broglie se montra inébranlable. 11 fallut subir ses conditions. Et le 11 octobre, le moniteur publiait la fameuse ordonnance qui appelait : aux affaires étrangères, M. de Broglie ; à l’intérieur, M. Thiers ; à l’instruction publique, M. Guizot ; aux finances, M. Humann. Le maréchal Soult garda le portefeuille de la guerre avec le titre de président du conseil, et M. Barthe fut ministre de la justice.

Voilà comment fut formé ce ministère du 11 octobre, qui devait continuer le combat terrible engagé par Casimir Périer, et dont l’existence ne fut qu’une longue tempête.

A ne considérer que l’importance personnelle ou le talent de ceux qui le composaient, le ministère dans lequel M. Thiers entrait à côté du duc de Broglie et de M. Guizot, était sans contredit le plus fort qu’on pût créer pour la circonstance. Mais cela même était pour le roi un sujet d’affliction. Convaincu avec raison que, dans un pays tel que la France, où l’esprit d’examen avait fait de si rapides conquêtes, où les grandes positions n’étaient plus entourées de leur ancien prestige, où l’on n’obéissait volontiers qu’à une autorité active et vigoureuse, une royauté fainéante tomberait tôt ou tard dans le mépris et finirait par n’être plus considérée que comme une superfluité coûteuse, le roi voulait tout à la fois régner et gouverner. Or, il sentait bien qu’une alliance intime entre des ministres aussi importants que MM. de Broglie, Guizot et Thiers, le condamnerait à un rôle passif Les empêcher de faire faisceau était dans les nécessités de sa position et les divisions qui, dans la suite, armèrent l’un contre l’autre M. Thiers et M. Guizot, furent l’ouvrage de la Cour. Avec une remarquable habileté, elle s’étudia, dès l’abord, à verser dans l’âme de deux hommes, dupes tous deux de leurs passions, le venin d’une ambition jalouse. M. Thiers s’était élevé d’une condition fort obscure, et jusque dans ses grandeurs nouvelles il était poursuivi par la fatalité de certaines circonstances de famille qui, sans atteindre sa considération personnelle, pouvaient néanmoins jeter plus d’un obstacle dans sa carrière. M. de Talleyrand pensa qu’il n’en serait que plus propre à remplir en sous-ordre les fonctions de premier ministre. On résolut donc de mettre à profit contre M. Thiers les difficultés de sa position et les torts du hasard. On lui fit entendre qu’il lui était permis d’aspirer à tout et qu’il était digne par son talent d’occuper dans l’État la première place au-dessous du trône ; mais qu’il avait besoin pour cela du plus haut de tous les patronages, et qu’il serait perdu le jour où la main du roi cesserait de le soutenir.

Ce qu’il fallait à la Cour, c’était un président du conseil qui consentît à s’effacer de la manière la plus complète, et qui fût doué néanmoins d’une capacité assez grande, d’un talent oratoire assez distingué, pour exercer dans le parlement une influence durable. Il était arrivé souvent à Louis-Philippe d’exprimer son regret de ne pouvoir prendre part aux délibérations de la Chambre, desquelles sa dignité de roi l’excluait et dont il semblait croire que sa parole, en plus d’une occasion, aurait modifié le résultat. La Cour aurait donc voulu qu’avec le titre de président du conseil, M. Thiers ne fût en réalité que l’orateur de la couronne. De sourdes manœuvres furent pratiquées en vue de ce dénouement, et comme M. Guizot se trouvait naturellement sur le chemin de la présidence, on n’eut pas de peine à semer dans le conseil les germes de cette mésintelligence qui devait éclater plus tard et rendre le gouvernement parlementaire tout-à-fait impossible.

Nul, du reste, n’était plus propre que M. Thiers à conduire la bourgeoisie. Son esprit délié, sa figure fine mais bienveillante, le sans-façon de ses manières, son caquetage, la grâce nonchalante avec laquelle il faisait, au besoin, bon marché de son importance, tout cela rendait sa supériorité légère et en assurait d’autant mieux l’empire ; tout cela le servait auprès d’une classe qui veut des chefs d’un abord facile et d’un mérite complaisant. Il s’était élevé de fort bas, et c’était un titre à la faveur des parvenus, qui saluaient en lui la légitimité de leur propre fortune. Et puis, quelle fécondité d’expédients quelle vivacité d’intelligence ! quelle aptitude à tout comprendre, à tout expliquer ! M. Thiers était journaliste, homme de lettres, financier : il se fût fait, le cas échéant, général d’armée. Et même, en dépit de la direction de ses études, il enviait par-dessus tout le rôle de l’homme de guerre. Dans son histoire de la Révolution française, il avait affecté de grandes connaissances stratégiques, et il n’eût aimé rien tant que de monter à cheval, de passer des troupes en revue, de se mettre auprès du soldat en quête de popularité. Éloquent, il ne l’était pas ; et sa petite taille lui donnait, à la tribune, un désavantage marqué. Mais il exposait les affaires avec tant de lucidité ; il parlait avec tant d’abandon de son amour pour son pays ; sa pantomime était si expressive ; sa voix aigre et impuissante empruntait de la fatigue quelque chose de si touchant, qu’il arrivait au succès par ses défauts même : l’absence de noblesse, la diffusion, l’excès de négligence, la trivialité. Dans une assemblée, personne ne savait mieux que lui se faire médiocre. Ses idées étaient manifestement tournées vers l’Empire. Il voulait le pouvoir actif et respecté ; il le méprisait scrupuleux. Les principes, il les dédaignait avec étourderie, quelquefois avec impertinence ; car, en politique, il ne reconnaissait d’autre divinité que la force, et il l’adorait dans ses manifestations les plus opposées, pourvu, toutefois, qu’elle ne se présentât point sous les traits du rigorisme. Il l’aimait indifféremment comme moyen de tyrannie et comme instrument de révolte ; il l’avait admirée dans Bonaparte, il l’avait admirée dans l’impétueux Danton, il l’eût admirée jusque dans Robespierre, si dans Robespierre il ne l’eût trouvée unie à l’austérité. Du reste, pas de tenue dans la conduite, peu de profondeur dans les sentiments, plus d’inquiétude que d’activité, plus de turbulence que d’audace, de la suffisance quelquefois, et de l’élévation dans l’esprit s’il en avait eu davantage dans le cœur. Sous beaucoup de rapports, M. Thiers était un Danton en miniature. Il avait, néanmoins, beaucoup plus de probité qu’on ne lui en supposait, et ses ennemis lui adressaient à cet égard des accusations injustes. Mais, homme d’imagination, aimant les arts avec une passion enfantine, dévoré de besoins frivoles, capable d’oublier les affaires d’état pour la découverte d’un bas-relief de Jean Goujon, fougueux dans ses fantaisies, pressé de jouir, il donnait aisément prise à la calomnie. Quoiqu’il n’eût pas de fiel, comme particulier, il répugnait bien moins que M. Guizot, comme ministre, aux mesures violentes. Il est vrai qu’il n’avait pas, ainsi que M. Guizot, un despotisme de parade : il eût volontiers fait peur à ses ennemis, sans éprouver le désir de s’en vanter, l’essentiel étant pour lui de mettre en œuvre le système d’intimidation que M. Guizot mettait en formules. Car l’un brûlait d’agir, l’autre de paraître. Quelquefois, après avoir combattu, dans le conseil, des desseins funestes, M. Guizot courait en faire l’apologie à la tribune, et y prononçait des mots implacables, de ces mots qui restent. Il n’en était pas de même de M. Thiers, corrupteur infatigable de la presse, habile à ruser avec l’opinion, et courtisan heureux de cette portion de la bourgeoisie qui se piquait de libéralisme et d’orgueil national. Quoi qu’il en soit, M. Thiers n’avait ni l’amour de l’humanité, ni l’intelligence de ses progrès possibles ; ne devinant rien au-delà de l’horizon, il n’avait nul souci du peuple, ne l’admirait que sur les champs de bataille où il court se faire décimer, et ne le jugeait bon qu’à servir de matière aux combinaisons de ces spéculateurs insolents qui, sous le nom usurpé d’hommes d’Etat, jouent entre eux les dépouilles du monde.

Les ministres du 11 octobre trouvaient, en arrivant aux affaires, deux grands actes à accomplir : il fallait que le trône nouveau fut consolidé par l’arrestation de la duchesse de Berri, et la paix générale assurée par la soumission du roi Guillaume.

Depuis que l’insurrection vendéenne étouffée avait réduit la duchesse de Berri à chercher un asile dans la ville de Nantes, les provinces de l’Ouest étaient restées silencieuses, immobiles ; et pourtant les frayeurs du pouvoir ne s’étaient point calmées. Trompés par de faux rapports, jouets des impressions les plus diverses, se croyant toujours sur le point d’être trahis par ceux qu’ils avaient choisis pour instruments, les ministres n’avaient su jamais adopter, à l’égard de la Vendée, une politique nette et suivie. L’insurrection vendéenne avait été combattue, en dehors de la direction du pouvoir, par suite d’inspirations qui ne venaient pas de lui, et sous la responsabilité personnelle des généraux chargés de la pacification de l’Ouest. Cette pacification s’étant accomplie sous le commandement du lieutenant-général Solignac, il était naturel que le pouvoir lui en gardât quelque reconnaissance. Cependant, le lendemain même de sa victoire sur la chouannerie, le lieutenant-général Solignac voyait arriver à Nantes, investi d’un commandement supérieur au sien le lieutenant-général Bonnet, sous les ordres duquel il avait une fois déjà refusé de servir. Et cette mesure venait frapper le général Solignac, alors que s’éteignaient les dernières rumeurs de la Vendée où il ne restait plus guère que des morts à ensevelir et des prisonniers à juger. Il y avait là, pour un vétéran distingué des guerres de l’Empire, pour un homme signalé par des services récents, une injure dont la convenance des formes et une hypocrite affectation d’éloges ne suffisaient point pour adoucir l’amertume. À ce trait, le général Solignac crut reconnaître la haine que le maréchal Soult lui avait vouée ; il protesta, écrivit au ministre de la guerre une lettre véhémente, fit monter ses plaintes jusqu’au trône. Et elles avaient d’autant plus d’autorité, que le général était en droit de rappeler de quelles précautions offensantes on avait entouré son commandement. Car, tandis qu’il faisait la guerre aux Vendéens, plusieurs des autorités placées sous lui correspondaient avec un aide-de-camp de Louis-Philippe, M. de Rumigny, envoyé dans le Morbihan pour y exercer, au nom de la Cour, une influence occulte, que servait à Nantes, d’une manière plus directe, la contre-police de M. Carlier. Voilà ce qu’avait été, à l’égard de la Vendée, la politique du ministère : politique dépourvue d’initiative, de décision, de franchise, de loyauté.

Au reste, le général Bonnet n’occupa qu’en passant le poste qui venait de lui être assigné, et il ne tarda pas à être remplacé lui-même par le lieutenant-général d’Erlon.

Ce fut sous le gouvernement militaire de ce dernier, et peu de jours avant la formation du ministère du 11 octobre qu’eut lieu, devant la cour d’assises de Blois, le procès de Caqueray fils, de Sortant, de Condé, de Cresson, et autres chouans, au nombre de vingt-deux. La plupart furent acquittés, quelques-uns condamnés à la détention. La modération de ce jugement était remarquable, au sortir d’une guerre civile qui avait soulevé de si violentes passions ; mais, outre que les accusés avaient été fort éloquemment défendus par M. Janvier, homme d’un talent élevé et du caractère le plus généreux, les dépositions avaient jeté une vive lumière sur la situation de la Vendée et sur la nature du soulèvement. Au milieu de tant d’exagérations et de mensonges répandus par l’esprit de parti, ce ne fut pas sans surprise et sans émotion qu’on entendit un des témoins, capitaine du 41e, dire la vérité sur ceux qu’il avait combattus comme sur ceux qu’il avait servis. Ce loyal officier se nommait Calleran. Il déclara que l’opinion avait été égarée par les récits des journaux et les rapports des agents du pouvoir ; qu’on avait fait sonner bien haut des victoires purement imaginaires et dénoncé à l’indignation publique des faits mensongèrement présentés ; que les paysans vendéens étaient en général de braves gens, animés d’un vrai patriotisme, et républicains, sinon par leurs idées politiques, du moins par leurs mœurs, leurs habitudes, leur vie intérieure ; que les prétendues distributions d’argent faites aux chouans se bornaient à des sommes de 17, de 20 sous, données aux plus pauvres ; que le seul système à employer, vis-à-vis de tels hommes et dans un tel pays, était un système de modération et d’équité. Mais à ces déclarations le témoin en ajouta d’autres où les bandes étaient formellement accusées de brigandage. « Les bandes, dit-il, ne manifestaient leur présence que par des vexations de toute espèce ; elles n’entraient chez le métayer que le fusil à la main, et ne se faisaient servir qu’à coups de crosse ; elles répandaient adroitement le bruit que la ligne était avec elles et avait ordre de ne les point arrêter. Aussi avaient-elles acquis par la terreur une telle influence, que les métayers maltraités n’osaient ouvrir la bouche, et que les pères ou les enfants des individus cruellement assassinés n’osaient donner des renseignements à la justice… En général, les bandes ne faisaient pas de mal aux soldats. Un de mes soldats, le jeune Valleret, fut pris dans une battue. — « N’es-tu pas, lui dirent les chouans, de ceux qui nous ont envoyé des balles ce matin ? — Oui, répondit Valleret, j’ai fait mon devoir. » Et ils le laissèrent aller. Il n’en était pas de même pour les gendarmes et les gardes nationaux. Les bandes ne leur faisaient pas de quartier. »

Au procès des vingt-deux Vendéens succéda celui de M. Berryer. Mais la politique qui traînait l’illustre orateur sur le banc des accusés n’avait fait, en réalité, que lui fournir l’occasion d’un éclatant triomphe. Lorsqu’il parut devant le tribunal, jurés et spectateurs se levèrent par un mouvement spontané. Plusieurs avocats étaient venus s’asseoir à côté du prévenu. Le président leur ayant fait observer que là n’était pas leur place, un d’eux, M. Vallon, répondit : « Le banc des accusés est aujourd’hui tellement honoré, que nous avions cru nous honorer nous-mêmes en y prenant place. » Quelques paroles nobles et émouvantes suffirent à M. Berryer pour repousser l’accusation, que le ministère public s’empressa d’abandonner. Il était bien étrange, en effet, qu’on eût arrêté comme instigateur de la guerre civile celui qui en avait combattu la pensée, en présence de la duchesse de Berri, avec tant d’énergie, d’entraînement et d’éloquence.

Réfugiée à Nantes dans la maison des demoiselles Duguigny, Marie-Caroline nourrissait au sein de ses douleurs et de ses périls des espérances hautaines. Du fond de son asile, protégé par la fidélité la plus vigilante et la plus discrète, elle entretenait avec quelques-uns de ses partisans une correspondance active, et se tenait prête à tirer parti des événements. Parmi les lettres qu’elle écrivit durant son séjour à Nantes, il en est une qui mérite d’être rapportée ; elle était adressée à la reine des Français.

La voici :

« Quelles que soient les conséquences qui peuvent résulter pour moi de la position dans laquelle je me suis mise en remplissant mes devoirs de mère, je ne vous parlerai jamais de mon intérêt, madame. Mais des braves se sont compromis pour la cause de mon fils, je ne saurais me refuser à tenter pour les sauver ce qui peut honorablement se faire.

Je prie donc ma tante, son bon cœur et sa religion me sont connus, d’employer tout son crédit pour intéresser en leur faveur. Le porteur de cette lettre donnera des détails sur leur situation ; il dira que les juges qu’on leur donne sont des hommes contre lesquels ils se sont battus.

Malgré la différence actuelle de nos situations, un volcan est aussi sous vos pas, madame, vous le savez. J’ai connu vos terreurs, bien naturelles, à une époque où j’étais en sûreté, et je n’y ai pas été insensible. Dieu seul connaît ce qu’il nous destine, et peut-être un jour me saurez-vous gré d’avoir pris confiance dans votre bonté et de vous avoir fourni l’occasion d’en faire usage envers mes amis malheureux. Croyez à ma reconnaissance.

Je vous souhaite le bonheur, madame. Car j’ai trop bonne opinion de vous pour croire qu’il soit possible que vous soyez heureuse dans votre situation.

Marie-Caroline. »

Cette lettre, si touchante et si digne, fut portée à Saint-Cloud par un officier royaliste et remise décachetée à M. de Montalivet qui en donna connaissance à la reine. L’officier attendait la réponse, au bas de l’escalier. On lui rendit la lettre, en lui disant que la reine ne pouvait la recevoir. Ce qui est certain, c’est qu’elle ne pouvait y répondre. Malheureuse reine, qu’on avait pour jamais condamnée au supplice d’étouffer la voix de son cœur, et pour qui le plus terrible des anathèmes se cachait dans une prière affectueuse, dans un vœu de parente et d’amie !

Déjà près de cinq mois s’étaient écoulés depuis l’entrée de la duchesse de Berri à Nantes, et le lieu de sa retraite était encore un secret ; soit qu’à force de prudence, elle fut parvenue à déjouer tous les efforts de ses ennemis, soit que le gouvernement eût apporté dans ses poursuites une mollesse calculée. Car la duchesse de Berri, prisonnière, était un embarras et un danger. Son impunité, en effet, désignait Louis-Philippe au mépris des peuples ; sa mort le vouait à l’exécration des rois. Rendre la princesse à la liberté, c’était la rendre aux complots et à la guerre civile ; la faire juger, c’était mettre en action le principe de l’égalité devant la loi, principe fatal aux monarchies. Qui, d’ailleurs, la jugerait dans un pays qu’on voulait monarchique, cette mère d’un enfant, devenu roi par l’abdication de son aïeul ? La Pairie ? Devant une telle responsabilité elle aurait évidemment reculé d’épouvante. Un jury ? Quelques hommes pris au hasard auraient donc pu, en montrant la justice désarmée devant la royauté de la veille, condamner par cela seul, comme coupable d’usurpation et de félonie, la royauté du lendemain ! Invoquer, dans de semblables circonstances, le principe de la souveraineté du peuple, on ne le pouvait sans attacher en quelque sorte le mineur au pied du trône. Frapper dans la duchesse de Berri le crime de la révolte, on ne le pouvait sans rappeler sous quel effort avait succombé la plus fondamentale des lois de la monarchie, l’inviolabilité de Charles X.

C’étaient là des considérations d’une haute impôt tance. Elles durent prévaloir tant que la guerre étrangère ne fut pas imminente. Mais bientôt l’on crut toucher au moment où l’Europe devait s’embraser. Guillaume, avec un orgueil croissant, bravait les décisions de la Conférence, remplissait le Nord du bruit de ses préparatifs militaires, et du haut de la citadelle d’Anvers occupée par ses soldats, menaçait de réduire en cendres la seconde ville de la Belgique. Alors la présence de la duchesse de Berri en France prit un caractère de gravité vraiment formidable. Il était permis de prévoir qu’au premier coup de canon tiré sur la frontière, les royalistes du Midi et ceux de la Vendée, pour la seconde fois se lèveraient en armes qu’on aurait devant soi la guerre, derrière soi l’anarchie ; que le nom du prince d’Orange et le nom de Henri V se mêleraient dans les mêmes vœux, dans le même cri ; et que, pressée entre deux tentatives de restauration, la dynastie de Louis-Philippe serait étonnée au berceau. S’emparer de la duchesse de Berri devenait dès-lors la plus impérieuse des nécessités du moment. Mais pour conduire le gouvernement jusqu’à la mère de Henri V, il fallait trouver un traître on ne put le trouver, sur cette noble terre de France, que dans un juif, un renégat.

Admis, pour avoir renié son Dieu, dans la confiance du pape, et dans celle de la duchesse de Berri, pour avoir su masquer la noirceur de son âme, ce misérable s’était offert depuis long-temps à M. de Montalivet, lorsque le ministère du 11 octobre se forma. M. de Montalivet laissa au nouveau ministre de l’intérieur l’hypocrisie de Deutz à employer. On savait la duchesse de Berri à Nantes : Deutz se chargea de découvrir l’asile de la princesse ; et, pour tirer parti plus sûrement des services de cet homme, on nomma préfet de la Loire-Inférieure M. Maurice Duval, le même dont l’administration avait pesé si cruellement sur Grenoble.

Deutz[1] était loin d’avoir auprès de la mère du duc de Bordeaux l’influence dont il s’est vanté depuis. Mais il avait accompagné de Londres en Italie Mmes de Bourmont ; il avait vu la princesse en passant à Massa pour se rendre à Rome il l’avait revue, après le voyage à Rome, et, grâce aux recommandations du Saint-Père, il avait été chargé de remettre des missives importantes à la reine d’Espagne et à don Miguel. Il avait donc été naturellement initié de la sorte à de graves secrets, dont la révélation devait peu coûter à son âme perfide et lâche. Il est vrai que lorsqu’au mois d’avril il avait quitté Massa, M. de Choulot l’avait contraint à s’arrêter à une lieue environ de la ville, dans une vallée plantée d’oliviers, et lui avait fait prêter là un serment solennel et redoutable[2] ; mais que valent les serments ? L’honneur les rend superflus, la bassesse les viole. Deutz trahissait le parti légitimiste, par correspondance, depuis près de cinq mois, lorsqu’il fut envoyé. mystérieusement à Nantes par M. Thiers. Comme on se défiait de lui, on lui avait donné, pour l’accompagner, le commissaire de police Joly, celui qui, sous la Restauration, avait arrêté Louvel. Arrivé à Nantes, Deutz se présente à quelques légitimistes influents, il parle de dépêches pressantes à communiquer, il sollicite avec instance la grâce d’être admis auprès de Madame, dont son unique but était de découvrir l’asile. Mais déjà certains bruits alarmants avaient couru dans le parti légitimiste sur le compte de ce juif ; et, d’ailleurs, il était à craindre que la police, qui surveillait les démarches de tous les étrangers, ne parvînt sur les traces de celui-ci jusqu’à Marie-Caroline. Deutz redoubla de prières, et ce ne fut pas en vain. Le 30 octobre, la duchesse de Berri disait au frère des demoiselles Duguigny : « Demain au soir, à six heures, vous vous rendrez à l’hôtel de France. Vous y demanderez M. Gonzague. Vous l’aborderez par ces mots : Monsieur, vous arrivez d’Espagne. Voici la moitié d’une carte découpée, M. Gonzague a l’autre moitié. Vous le reconnaîtrez à ce signe et me l’amènerez. » Le lendemain, en effet, à l’heure dite, M. Duguigny se rendit à l’hôtel de France, reconnut Deutz par le moyen de la carte partagée, et s’offrit à lui pour guide. Pendant qu’ils descendaient tous deux la rue Jean-Jacques et suivaient la route qui conduit du port Maillard à la rue Haute-du-Château, Deutz paraissait inquiet, il aurait voulu savoir d’une manière précise dans quelle maison il allait être reçu. « Dans une maison, lui dit M. Duguigny, où Madame ne se rend que pour vous donner audience et qu’elle quittera aussitôt après. » A quelques pas de la maison, M. Duguigny fit observer à Deutz que l’une des deux domestiques de Madame, Marie Boissy, n’était pas très-discrète, quoique d’une fidélité à toute épreuve ; que devant elle par conséquent il fallait se tenir sur la réserve. Aussi Deutz s’empressa-t-il de demander, à l’aspect de la domestique qui vint ouvrir la porte : « Est-ce de celle-là, que vous m’avez parlé ? » Et sur la réponse affirmative de M. Duguigny, il ajouta : « Et l’autre, est-ce qu’elle est discrète ? » Introduit par son guide, Deutz fut reçu dans une chambre où se trouvaient les deux demoiselles Duguigny, Mlle Stylite de Kersabiec et M. Guibourg. M. Duguigny affecta de demander si Madame était arrivée, et on lui répondit qu’on le croyait, parce qu’on avait entendu du bruit dans la pièce voisine. A l’instant même, M. de Mesnard entrait. Ne le reconnaissant pas, bien qu’il l’eût vu en Italie, Deutz se trouble, recule, et s’écrie avec un accent d’effroi : « Qu’est-ce donc ? Où suis-je ? » Le malheureux se rappelait sans doute le serment prêté entre les mains de M. de Choulot La duchesse de Berri parut à son tour, et s’adressant à Deutz, elle lui demanda d’un ton affectueux des nouvelles de sa santé. Deutz ne put répondre qu’en s’inclinant ; puis, sans avoir prononcé une seule parole, il suivit la duchesse de Berri et M. de Mesnard dans la mansarde qu’il désigna plus tard à la police sous le nom de salon de réception. L’entrevue se prolongea jusqu’à huit heures et demie du soir. Deutz s’y ménagea des prétextes pour demander un second entretien, car il croyait la duchesse de Berri dans une maison tierce, et il n’en douta plus lorsqu’il vit la princesse chercher son châle et son chapeau, comme peur sortir. Dans ce moment M, Duguigny s’étant présenté pour prendre les ordres de Madame : « Si vous avez, dit-il à Deutz, quelque chose à &ire parvenir à S. A. R., je m’en charge. Vous me trouverez Place de la Préfecture, n° 2, au troisième étage. Mais, auparavant, et de peur de surprise, tâchons de nous bien reconnaître ! » Regardé en face, Deutz fut déconcerté, fit un mouvement convulsif, et dit en balbutiant : « Avez-vous remarqué combien j’étais troublé en arrivant ici ? C’est une chose extraordinaire. » Alors, montrant à Deutz M. Duguigny, la duchesse de Berri dit : « C’est un bon Breton celui-là, d’un dévoûment absolu et sans bornes. »

Réduit à solliciter une nouvelle entrevue, Deutz, pour l’obtenir, eut recours à une religieuse en qui la duchesse de Berri avait beaucoup de confiance, et dont il sut, par d’odieux mensonges, abuser la crédulité.

Cette seconde entrevue fut fixée au 6 novembre. Or, ce jour-là, Deutz, pour donnée encore plus de prix à ses perfidies, Deutz alla trouver le maréchal Bourmont, lui apprit que le soir même il devait voir la duchesse chez Mlles Duguigny et le pressa fortement d’y venir. La police aurait pu s’emparer du maréchal pendant la visite de Deutz ; mais c’eût été compromettre le succès d’une arrestation bien plus importante. Et voilà pourquoi Deutz aurait voulu entraîner le maréchal chez la duchesse de Berri. Quoi qu’il en soit, M. de Bourmont fut assez heureux pour échapper à ce piège. Dans la soirée, il sortait de Nantes, accablé de chagrin, en proie à une fièvre ardente, et soutenu sur le bras d’un ami.

Cependant, l’heure fatale allait sonner pour la duchesse de Berri ; car, cette fois, toutes les mesures avaient été prises. Des troupes, sous le commandement du général Dermoncourt, avaient été chargées de l’investissement du quartier. Deutz est introduit auprès de la duchesse de Berri, sa bienfaitrice. Le visage de ce misérable est calme ; ses paroles ne respirent que le dévoûment et le respect. Cependant un jeune homme entre, et remet à la princesse une lettre dans laquelle on lui annonce qu’elle est trahie. Elle se tourne alors vers Deutz, lui fait part de la nouvelle reçue, l’interroge du sourire. Lui, maîtrisant son trouble, il répond par des protestations plus vives de gratitude, de fidélité. Mais à peine s’est-il retiré que des baïonnettes brillent de toutes parts ; des commissaires de police se précipitent dans la maison, le pistolet à la main. Avertie de l’approche des troupes, la duchesse de Berri n’a que le temps de se réfugier, avec Mlle Stylite de Kersabiec, MM. de Mesnard et Guibourg, dans une petite cachette pratiquée à l’extrémité de la chambre de la duchesse, cachette formée par l’angle du mur et dont la plaque de la cheminée masquait l’entrée. Ne trouvant dans la maison que les deux demoiselles Duguigny, Mme de Charette et Mlle Céleste de Kersabiec qui toutes quatre font bonne contenance, les commissaires de police, et M. Maurice Duval à leur tête, se livrent aux perquisitions les plus minutieuses. Des sapeurs et des maçons ont été appelés : on ouvre les meubles ou on les enfonce ; on sonde les murs à coups de hâche, de marteau ou de merlin. La nuit était venue, et l’œuvre de démolition continuait. Dans l’étroit espace où ils étaient emprisonnés, la duchesse et ses compagnons n’avaient, pour respirer, qu’une mince ouverture à laquelle il fallait que chacun d’eux vînt successivement coller sa bouche. Du feu allumé dans la cheminée à diverses reprises transformait la cachette en une fournaise ardente, et il y eut un moment où les madriers l’ébranlèrent au point que ceux qu’elle étouffait dans un cercle invincible tremblèrent d’y avoir trouvé leur tombeau. Il fut décidé, au dehors, que la maison serait occupée militairement jusqu’à ce qu’on eût découvert la princesse, et cette décision, entendue de la cachette, y porta le désespoir. L’agonie des reclus durait depuis seize heures, lorsque deux gendarmes, qui occupaient la chambre, allumèrent un grand feu avec des tourbes et des journaux. Il fallut se rendre alors : Mlle Stylite de Kersabiec cria : « Nous allons sortir, ôtez le feu » et, d’un coup de pied, M. Guibourg fit tomber la plaque, devenue rouge. Le feu fut à l’instant dispersé par les gendarmes, et tandis que, sur le foyer brûlant, la duchesse de Berri se traînait pâle, chancelante, épuisée de fatigue et d’émotion, le général Dermoncourt, averti, montait accompagné du substitut du procureur du roi, M. Baudot, et de quelques officiers. En apercevant le général, la duchesse de Berri lui dit, comme il l’a raconté lui-même : « Général, je me remets à votre loyauté. — Madame, répondit le général Dermoncourt, vous êtes sous la sauve-garde de l’honneur français. » Et, conformant sa conduite à ses paroles, le général traita en effet la prisonnière avec tous les égards dus à une femme, à une femme malheureuse surtout. Libre et armée, la mère du duc de Bordeaux avait trouvé dans le général Dermoncourt un ennemi actif, redoutable ; vaincue et captive, elle ne trouva plus dans lui qu’un ennemi plein de courtoisie et de générosité. Quant à M. Maurice Duval, qui dans la guerre de la Vendée n’avait pas eu, ainsi que le général Dermoncourt, à payer de sa personne, il ne se fit remarquer, en cette occasion, que par une grossière affectation de rudesse.

Deutz, pendant plusieurs heures, fut gardé à vue par M. Lenormand, commissaire central de police. Le traître était dans un état déplorable, il se frappait la tête contre les murs, s’arrachait les cheveux, et demandait des armes pour s’ôter la vie.

Le 8 novembre 1832, à huit heures du matin, la duchesse de Berri s’embarquait, à l’embouchure de la Loire, avec M. de Mesnard et Mlle de Kersabiec, sur un petit brick de guerre ayant à bord le capitaine Leblanc et commandé par M. Mollien. Le signal fut donné, et celle qui, venue en France comme régente, portait maintenant tous ses effets renfermés dans un mouchoir de poche, la bru de Charles X, la nièce de la reine des Français, fut conduite prisonnière vers la citadelle de Blaye, d’où l’on devait faire sortir, sous le règne d’un Bourbon, le déshonneur de la famille !

Parmi les faits qui se rapportent au drame de Nantes, il en est de fort curieux que nous avons cru néanmoins devoir omettre, parce qu’ils ont été consignés déjà dans divers ouvrages[3] ; mais il se rattache à l’arrestation de la duchesse de Berri un fait très-grave qui est resté inconnu. Il vaut la peine qu’on le raconte avec quelques développements, et nous sommes obligé à reprendre les choses d’un peu plus haut.

En 1831, la Bourse de Paris avait été le théâtre d’une lutte acharnée et mémorable. M. Ouvrard était un spéculateur puissant, que jamais ne parurent ni décourager ni troubler, même quand elles venaient de l’abattre, les tempêtes soulevées par ses combinaisons. M. Ouvrard eût volontiers bouleversé la Bourse, par une sorte d’instinct poétique, et à peu près comme les conquérants se plaisent à manier et à remanier le monde : pour le bruit, pour l’éclat, pour l’intérêt de la lutte, pour la grandeur des émotions. Pressentant bien les fortes secousses que les journées de juillet allaient donner à tous les peuples, il s’était mis, après 1830, à jouer à la baisse[4] sur les plus vastes proportions. Ébranlé déjà par les révolutions successives qui remuaient alors de fond en comble le sol de la vieille Europe, le crédit public en France menaçait de succomber ; et la rente, continuellement offerte par Ouvrard, allait s’avilissant de plus en plus. Le 6 avril 1831, les fonds français se trouvaient avoir atteint leur minimum de baisse : le 5 p. 0/0 fut coté à 47,50 ; le 5 p. 0/0 à 76,50, et plusieurs agents de change qui avaient spéculé à la hausse disparurent. Cependant un emprunt de 120 millions venait d’être annoncé, et il devait être adjugé le 19 avril. Or, Ouvrard, qui avait été l’âme ou le conducteur de la plupart des opérations à la baisse, Ouvrard semblait dominer la Bourse. D’ailleurs, l’imminence de la guerre paralysait les efforts, et des banquiers intéressés à la hausse, et du ministre qui avait besoin de crédit, et des receveurs-généraux, dont la liquidation menaçait d’être désastreuse, pour peu que la dépréciation continuât. Il fallait donc à tout prix arrêter ce mouvement, relever les fonds, couper court aux opérations des baissiers. Les banquiers se concertèrent, le ministre des finances appela auprès de lui les receveurs généraux, et il fut arrêté qu’on aurait recours aux escomptes sur les rentes françaises. Pour réaliser les moyens de faire ces escomptes, on convint, assure-t-on, que la maison Rothschild d’une part, que les receveurs généraux d’autre part, créeraient pour vingt millions de valeurs de crédit environ ; que la Banque de France escompterait[5] ces valeurs ; qu’avec les capitaux fournis par elle, la maison Rothschild et les receveurs généraux prendraient livraison des rentes escomptées à la Bourse et les déposeraient de rechef à la Banque qui leur avancerait de nouveaux fonds pour continuer leurs opérations. Il est certain que les 9, 11 et 12 avril, on annonçait à la Bourse des escomptes considérables, des escomptes s’élevant à plus de 900,000 fr. de rentes 5 p. 0/0, et à plus de 500,000 fr. de rentes 5 p. 0/0. Ce fut un véritable coup de théâtre. Les fonds remontèrent avec une rapidité extraordinaire de 48 et 80 à 58 et 89 ; si bien que les spéculateurs qui avaient joué à la baisse furent, comme les agents de change associés à leurs opérations, ou forcés de s’arrêter ou poussés dans l’abîme. C’était tout simple. Les escomptes obligeaient les vendeurs de rentes fin du mois à livrer ces rentes sans délai aux acheteurs qui apportaient leurs écus pour payer. Mais les vendeurs ne pouvant remplir la condition qui leur était imposée de la sorte, que par des achats empressés, la hausse était inévitable. Tel fut l’effet de ces escomptes que, dans tout le mois d’avril, le 5 p. 0/0 se releva de 47 à 62 ou 65, et le 5 p. 0/0 de 75 à 90. Et pourtant, la menace d’une guerre européenne était encore si présente aux esprits que l’emprunt de 120 millions n’avait pas trouvé de soumissionnaire a 84 fr., minimum fixé par le ministre, et que la souscription à l’emprunt national avait produit une somme très-minime relativement aux besoins.

La défaite de M. Ouvrard était complète, mais il n’était pas homme à renoncer aux spéculations hardies. En 1832, son activité fut de nouveau sollicitée par l’entreprise de la duchesse de Berri. Une Restauration en France exigeait un grand déploiement de ressources financières. M. Ouvrard, qui était en Hollande, proposa au roi Guillaume et à Marie-Caroline, un projet d’emprunt fondé sur la combinaison que voici :

Une maison de banque anglaise, attachée à la cause des tories et rivale des Rothschild, aurait émis, au nom de Henri V, 6 millions de rentes 5 p. 0/0. Le 5 p. 0/0 étant alors à 60, l’emprunt aurait produit 120 millions. Ce capital aurait été employé à acheter aux diverses Puissances de l’Europe, en rentes 5 p. 0/0, de quoi payer les 6 millions de rentes 3 p. 0/0 émises. Or, le 5 p. 0/0 étant à 90, pour obtenir 6 millions en rentes 5 p. 0/0, il aurait suffi d’un capital de 108 millions. De sorte que, sur les 120 millions produits par l’emprunt, 12 millions seraient restés à la disposition de Henri V[6]. L’opération offrait donc deux avantages : 1° un bénéfice de 12 millions ; 2° une garantie solide assurée aux prêteurs, puisqu’elle reposait, non sur le crédit d’une seule Puissance, mais sur celui de toutes les Puissances prises ensemble. Cela posé, deux hypothèses se présentaient : ou bien la rente 3 p. 0/0 émise au nom de Henri V se serait soutenue, ou bien elle se serait affaissée. Dans le premier cas, le crédit du prétendant était fondé, et l’on pouvait faire des 12 millions de bénéfice l’usage le plus convenable pour le succès de la cause. Dans le second cas, force était, à la vérité, d’employer l’argent en caisse à relever la rente 3 p. 0/0 par des achats habilement calculés ; mais ici éclatait tout ce qu’il y avait d’ingénieux dans la combinaison. Car, qu’aurait prouvé l’affaissement de la rente 3 p. 0/0 ? Que l’Europe était à l’abri de commotions nouvelles ; que les entreprises de la légitimité n’étaient pas de nature à menacer d’une réaction prochaine le repos des peuples. Et c’étaient là, pour les rentes 5 p. 0/0, acquises par Henri V, des motifs évidents de hausse. Ainsi, les rentes émises ne pouvaient baisser sans que les rentes acquises ne montassent. D’où il suit qu’en vendant celles-ci très-cher pour racheter celles-là fort bon marché, la caisse de la légitimité devait, même dans l’hypothèse la moins favorable, réaliser des bénéfices énormes. C’était faire en grand l’opération que les habitués de la Bourse font en petit, sous le nom d’arbitrage.

Un vaste plan fut construit sur ce projet financier. Le roi de Hollande n’ignorait pas de quelle importance était pour lui une diversion en Vendée, et il allait volontiers au-devant de toutes les combinaisons propres à faire retomber la Belgique sous son pouvoir. Dès le mois de juin, un agent avait été envoyé au prince d’Orange pour lui annoncer que s’il recommençait les hostilités, le roi de Sardaigne était décidé, soutenu ou non par l’Autriche, à se déclarer contre la France. Mais cette ouverture n’avait pas eu de suite à cause de la politique timide de la Prusse qui fit savoir au roi de Hollande qu’elle l’abandonnerait, s’il lui arrivait de prendre l’initiative de la guerre. Depuis, la situation de l’Europe s’était compliquée encore davantage ; de sourdes divisions s’étaient introduites au sein de la Conférence de Londres ; la Russie, la Prusse, l’Autriche, paraissaient disposées à se séparer de la politique suivie par les cabinets des Tuileries et de Saint-James. Le fil des négociations légitimistes fut renoué. La famille royale exilée de France aurait quitté l’Angleterre et se serait réfugiée dans les états du roi de Hollande. Venloo aurait été assigné pour résidence à Henri V. On avait lieu de compter sur la coopération de quelques généraux, à demi détachés de la cause de Louis-Philippe. On savait qu’à un signal convenu, un lieutenant-général devait faire passer sa division sous le drapeau blanc. Le partage de la Belgique entre la Hollande et la France aurait été annoncé comme un des avantages résultant, du triomphe de la légitimité. Enfin, on se promettait beaucoup de la réalisation du projet d’emprunt, dont nous avons indiqué le mécanisme. Mais, pendant la dernière période du séjour de la duchesse de Berri à Nantes, tant de brillantes espérances commençaient à s’évanouir : elles furent tout-à-fait détruites par l’arrestation de la duchesse de Berri.

Le roi venait de mettre momentanément à couvert sa dynastie ; il ne se doutait pas qu’un grand danger allait menacer ses jours. La joie fanfaronne et cruelle déployée à la suite des journées de juin, les vaincus livrés au gourdin des sergents de ville, les prisons encombrées de suspects, Paris placé inconstitutionnellement et violemment sous la juridiction des conseils de guerre, l’infâme édit de 1666 ressuscité tout-à-coup et les médecins sommés de descendre au rôle de délateurs, l’atteinte récente portée au droit d’association par la dispersion du club des Amis du Peuple, tout cela irrita au plus haut point les ennemis du gouvernement. Jusqu’alors les plus fanatiques n’avaient juré que par l’insurrection. L’insurrection venant à leur manquer, le sentiment de leur impuissance les précipita dans l’excès de l’audace, et ils concentrèrent sur une seule tête toute la haine dont ils étaient animés.

Croire possible le succès d’un assassinat, même consommé, et accorder cet honneur à un homme qu’on fasse tenir dans sa vie le salut d’un peuple, il n’est point assurément d’erreur plus profonde, il n’en est point de plus funeste. Les destins d’une nation ne dépendent pas de si peu ! Quand le mal existe, c’est qu’il est dans les choses : là seulement il le faudrait poursuivre. Si un homme le représente, en faisant disparaître cet homme, on ne détruit pas la personnification, on la renouvelle. César assassiné renaquit plus terrible dans Octave. Mais comment de semblables idées auraient-elles été universellement admises dans un pays où l’on apprenait aux enfants à honorer le courage d’Armodius et d’Aristogiton, où la mémoire de Brutus était l’objet d’un culte classique, où l’attentat de nivôse, essayé par les grands et dans leur intérêt, n’avait été blâmé que faute d’avoir réussi, où chacun était admis à traduire devant sa raison la société tout entière, et où cette doctrine de l’individualisme avait fait des progrès si rapides, qu’elle se produisait partout : dans la morale, par l’athéisme de la loi et la confusion des cultes ; dans la politique, par le fractionnement extraordinaire des partis ; dans l’éducation, par l’anarchie de l’enseignement ; dans l’industrie, par la concurrence ; dans le pouvoir, par les encouragements prodigués depuis plus d’un demi-siècle à l’insurrection ? Le libéralisme avait professé pendant quinze ans cette fausse et pernicieuse théorie que les gouvernements ne doivent pas être chargés de la direction morale des esprits : les conséquences ne s’étaient pas fait attendre. Sous l’empire d’une loi athée et d’une morale abandonnée à tous les caprices de la controverse, chacun en était venu à n’accepter, de la légitimité de ses actes, d’autre juge que lui-même.

Tel était donc l’état de la société lorsque, pour la première fois depuis 1830, quelques jeunes gens, aveuglés par leur colère, se mirent à agiter de vagues projets d’attentat. Exaltée comme un acte de courage, la promenade triomphale de Louis-Philippe dans la journée du 6 juin ne leur avait paru, à eux, qu’une bravade. Ils se demandèrent s’ils n’immoleraient pas une grande victime aux mânes de ceux dont les dalles de la Morgue avaient reçu les cadavres. Bientôt le bruit courut que la route de Paris à Neuilly avait été éclairée en mainte occasion par des conjurés, dont le hasard des circonstances ou l’active surveillance exercée sur la route avaient seuls arrêté le bras.

Ce fut sous l’impression de ces rumeurs sinistres que le roi dut se préparer à ouvrir la session de 1833. Le 19 novembre, jour fixé pour la séance royale, tout l’espace compris entre les Tuileries et le Palais-Bourbon se couvrit de troupes. Deux voitures contenant, l’une la reine et ses filles, l’autre les ministres, se dirigèrent vers la Chambre. Suivait le cortège, qui s’avançait avec lenteur au milieu d’une double haie de gardes nationaux et de soldats. Le roi était à cheval, en tête de l’escorte. Il arrivait sur le Pont-Royal, lorsque soudain, à quelques pas de lui, une détonation d’arme à feu se fit entendre. Il tressaillit, se courba rapidement sur le pommeau de la selle, comme s’il eût été blessé ; puis, tournant vers l’endroit d’où le coup était parti, des yeux hagards et un visage altéré, il prononça quelques mots qui se perdirent dans un long murmure de surprise et d’effroi. Il eut toutefois la force de lever en l’air son chapeau pour saluer la foule, et il rassura son escorte au sein de laquelle il s’était replié. La consternation y était générale. Cette première tentative n’était-elle pas le signal ou le prélude d’une agression plus terrible ? Le cortège parut un moment disposé à rebrousser chemin. Cependant, après deux ou trois minutes d’hésitation, pendant lesquelles le général Pajol, le colonel Raffé, et-d’autres officiers supérieurs avaient recueilli à la hâte des renseignements erronés mais rassurants, on se remit en route. Le coup avait été tiré si près de la troupe de ligne formant la haie, que, personne n’ayant été atteint, on attribua d’abord toute cette alerte à l’explosion fortuite de l’arme d’un soldat ; opinion qui, un instant accréditée dans les groupes et parmi les agents de l’autorité, contribua sans doute à l’évasion du coupable, et de ses complices, s’il en existait.

Mais la vérité ne tarda pas à se faire jour. Une jeune femme, élégamment vêtue, avait chancelé, s’était évanouie, et, dans le cercle de curieux formé autour d’elle, on avait trouvé un pistolet récemment déchargé. Bientôt, à quelques pas de là, sur le milieu de la chaussée, que la foule avait envahie après le passage du cortège, un second pistolet entièrement semblable au premier, mais chargé et amorcé, fut remis aux agents de la force publique.

Ayant repris ses sens, la femme dont nous avons parlé raconta d’un ton plein de terreur qu’un jeune homme était venu se placer devant elle ; qu’il avait tiré de sa poche un pistolet, et que, pour mieux ajuster le roi, il s’était fait un point d’appui de l’épaule d’un soldat. Elle ajouta qu’elle s’était alors efforcée de saisir le bras du jeune homme, mais qu’il l’avait repoussée d’un coup violent dans la poitrine, et que la brusquerie de ce mouvement avait dérangé la direction de l’arme meurtrière. Mlle Boury, c’était son nom, donna, sur le lieu même, le signalement du coupable et les renseignements les plus précis. On la conduisit ensuite aux Tuileries, où, après avoir subi un nouvel interrogatoire, elle fut présentée à de hauts personnages qui la comblèrent de félicitations et de caresses. On s’enquit de sa position, qui était assez modeste, et l’on apprit qu’elle était venue de Bergues à Paris pour solliciter la survivance d’une direction de poste. Elle n’en fut pas moins entourée de soins délicats ; l’hôtellerie où elle était descendue ne fut pas jugée digne de recevoir une femme devenue à ce point importante dans l’État ; les journaux de la cour ne parlèrent plus de Mlle Boury qu’avec respect, et affectèrent de l’appeler exclusivement : « La jeune personne qui a sauvé le roi. » Lui, cependant, il était arrivé au Palais-Bourbon, où la nouvelle du danger couru ne l’avait point précédé. Aussi, n’y eut-il rien d’insolite dans la réception que les députés firent au monarque ; les uns poussant des cris, les autres restant silencieux et immobiles, selon la diversité des opinions ou des sentiments. Louis-Philippe lut avec une émotion, dont une grande partie de l’assemblée ignorait encore la cause, le discours préparé par les ministres. Ce discours respirait la menace. Le gouvernement s’y félicitait de sa double victoire sur les factions, promettait de les accabler, s’exprimait en termes fort vagues sur la paix de l’Europe, et en termes décisifs sur l’impossibilité d’alléger les charges publiques. Nul doute qu’un pareil langage n’eût été froidement accueilli si, avant la fin de la séance, la nouvelle ne se fut répandue que Louis-Philippe venait d’échapper à la mort. Aussitôt toutes les opinions se réunirent dans une même pensée de réprobation et, le soir, les députés se rendirent en grand nombre au château ; ceux-ci, parce qu’ils étaient pénétrés réellement d’indignation et de douleur, ceux-là, parce qu’ils ne voulaient point perdre cette occasion particulière de flatter. « Eh bien ! dit le roi à M. Dupin, ils ont donc tiré sur moi ? — Sire, répondit M. Dupin, ils ont tiré sur eux. » Mot profond, mais qui calomniait tout un parti !

Et en effet, cet attentat n’était l’œuvre d’aucun parti, et les républicains en repoussèrent la solidarité avec une énergie hautaine et sincère. N’importe on vit se reproduire la polémique sans bonne foi, sans dignité, sans pudeur, que l’assassinat du duc de Berri avait soulevée sous la Restauration. Du fanatisme de quelques hommes les courtisans conclurent à celui d’une opinion, dont la logique était ainsi condamnée comme homicide. Sous la Restauration, les feuilles de la Cour avaient dit : « Le poignard de Louvel est une idée libérale. » Sous Louis-Philippe, il se trouva des hommes qui dirent : « La vie du roi vient d’être menacée par une idée républicaine. » Car le mensonge est l’arme éternelle des partis.

Du reste, en cette querelle, l’injustice se trouva aussi du côté des journaux de l’Opposition. A des insinuations odieuses, quelques-uns d’entre eux opposèrent des hypothèses invraisemblables, et la police fut accusée gravement d’avoir joué, pour ranimer en faveur de la monarchie l’enthousiasme éteint, la comédie d’un assassinat.

Quoi qu’il en soit, l’instruction se poursuivit avec activité. La police, qui n’avait pu arrêter personne sur le Pont-Royal, fit de nombreuses arrestations à domicile. On assure que plusieurs mandats d’arrêt avaient été préparés, dès la veille, dans la prévision des troubles qu’annonçait la fermentation des sociétés populaires.

Le 14 novembre, cinq jours avant la séance royale, deux individus faisant partie de la Société des Droits de l’Homme, les sieurs Collet et Cantineau, s’étaient présentés à la préfecture de police et y avaient révélé un prétendu complot formé entre les citoyens Bergeron, Billard et Girou. Pour se mettre à l’abri de tout soupçon et de toute vengeance, autant que pour donner à la police un gage de leur sincérité, les deux délateurs demandèrent à être mis en état d’arrestation. Billard, le seul qu’ils eussent désigné clairement, le seul dont ils eussent pu indiquer la demeure, fut arrêté sur-le-champ. Girou ne tomba aux mains des agents de l’autorité que le lendemain de l’attentat, et Bergeron que cinq jours après, quoiqu’il ait été établi par l’instruction que ce dernier n’avait pas interrompu l’exercice de ses fonctions dans l’institution à laquelle il était attaché comme répétiteur.

Pendant que Bergeron était conduit de son domicile à la préfecture de police, une voiture de poste, escortée par la gendarmerie, amenait de Chauny dans la capitale le docteur Benoist, républicain avoué. Une dénonciation, imputée à la jalousie d’un confrère, avait signalé M. Benoist comme s’étant rendu à Paris la veille de l’ouverture des Chambres, et l’ayant quitté précipitamment le lendemain. Par une étrange coïncidence, Benoist était l’ami intime de Bergeron, et il fut constaté qu’ils avaient passé ensemble une partie de la journée du 19.

Le prévenu Girou avait été mis en présence de Mlle Boury, qui, sans le reconnaître positivement, lui trouvait quelque ressemblance avec le coupable. Bientôt cette demoiselle fut appelée, ainsi que les autres témoins, à une confrontation dans laquelle figuraient quatre suspects, Bergeron, Benoist, Girou et Lambert. Celui-ci, ouvrier influent par son intelligence et son courage, fut rendu à la liberté, parce qu’aucun des signalements donnés ne se rapportait à lui. Il en fut de même de Girou, quelque temps après. A travers beaucoup de contradictions et d’incertitudes, les principales charges pesèrent sur Bergeron ; mais ces charges n’allaient pas audelà du doute : pas de témoignage affirmatif, nulle reconnaissance formelle.

Bergeron, à peine âgé de vingt-un ans, était un jeune homme d’une exaltation froide, de mœurs douces, d’un caractère bienveillant, quoique ferme et résolu. Son attitude devant le juge ne fut ni arrogante ni timide. Il ne dissimula point son ardent républicanisme, avoua sa participation aux combats des 5 et 6 juin, et se déclara prêt à reprendre un fusil pour peu qu’il y eût dans une insurrection nouvelle des chances de succès. Le magistrat instructeur lui ayant demandé : « Avez-vous dit que le roi méritait d’être fusillé ? » Bergeron répondit avec calme : « Je ne me rappelle pas l’avoir dit, mais je le pense. »

Cette audacieuse franchise semblait donner plus de poids aux dénégations formelles qu’il opposait à l’accusation. Interrogé sur l’emploi de son temps dans la journée du 19, il allégua son alibi au moment de l’attentat, et de nombreux témoignages vinrent confirmer ses déclarations.

L’instruction touchait à son terme les incertitudes du parquet étaient au comble, et une ordonnance de non lieu paraissait imminente, lorsqu’un incident imprévu raviva l’accusation. Une femme, d’une moralité équivoque, signala tout-à-coup à la justice, comme pouvant donner des renseignements précieux, un camarade de collège de Bergeron, nommé Janety. Janety prétendit que, se trouvant le 19 sur le quai Voltaire avec les sieurs Planel et Benoist, il avait rencontré Bergeron et lui avait entendu dire qu’il venait de tirer sur Louis-Philippe, qu’il avait déployé beaucoup de sang-froid et s’était soustrait à une arrestation par sa présence d’esprit. Mais Planel, Benoist et plusieurs autres personnes démentirent les principales circonstances du récit de Janety. Quelques-uns de ses parents, son frère lui-même, affirmèrent qu’il était naturellement porté à l’exagération et au mensonge. Bergeron et Benoist furent néanmoins renvoyés devant la cour d’assises, le premier comme auteur, le second comme complice de l’attentat du Pont-Royal.

Plus tard, les débats s’étant ouverts, sous la présidence de M. Duboys (d’Angers), dont les journaux remarquèrent la partialité, involontaire sans doute, cent trente témoins furent entendus. Parmi eux figurait Mlle Boury, qui, après avoir été l’héroïne du drame, était descendue au rôle de simple comparse. Tant qu’on avait espéré obtenir d’elle des aveux accusateurs, on l’avait environnée d’hommages, accablée d’éloges : le jour où son témoignage consciencieux, invariable, désintéressé, put être invoqué en faveur des prévenus, on oublia l’immense service qu’elle avait très-vraisemblablement rendu au roi, pour ne songer qu’à sa franchise importune. Les témoins, jaloux de ressaisir l’importance dont elle les avait frustrés, s’accordèrent, sur les interpellations encourageantes du procureur-général et du président, à lui contester la part de gloire qu’elle s’attribuait. Il y en eut qui allèrent jusqu’à nier sa présence sur le lieu de l’attentat. Bergeron déjoua cette manœuvre en faisant observer que, la première, Mlle Boury avait donné le signalement du coupable, et que la plupart des dépositions faites après la sienne s’étaient rapportées à ce signalement ; d’où il fallait conclure qu’elle avait dit l’exacte vérité, à moins qu’on ne lui supposât un rare talent de divination.

L’accusation fut abandonnée à l’égard de Benoist, et soutenue avec un acharnement extrême contre Bergeron, par le procureur-général, M. Persil, et son substitut, M. Franck-Carré. Mais l’accusé et Me Joly, son habile défenseur, la repoussèrent avec autant de bonheur que d’énergie, et ne tardèrent même pas à prendre l’offensive. Après huit jours de débats orageux qui se terminèrent, du côté de Bergeron, par une profession de foi républicaine, très-noble et très-fière, le jury prononça un verdict d’acquittement. Des acclamations joyeuses se firent entendre et se prolongèrent sur le quai de l’Horloge, que couvrait une foule impatiente et que sillonnaient de nombreux soldats.

Armand Carrel, qui avait suivi les débats assidûment, rendit compte de ses impressions, dans le National, de la manière suivante :

« Le jeune Bergeron a débité avec émotion et naturel une courte défense noblement écrite et fermement sentie, et qui prouvera aux gens qui se connaissent en hommes, que celui-ci n’est point un homme ordinaire. C’est le résultat de presque tous les procès politiques intentés jusqu’ici à l’opinion républicaine. Ils n’ont rendu d’autre service au pouvoir que de mettre en relief des caractères d’une forte trempe et des talents pleins d’espérance. Tel est le jeune accusé dont le jury a prononcé aujourd’hui l’acquittement. »

Ce qu’Armand Carrel disait ici à propos du ppocès intenté à Bergeron était également applicable à un procès antérieur, qui n’avait eu ni moins de retentissement ni moins d’importance. Vers la fin de l’année, plusieurs membres de la Société des Amis du Peuple, MM. Rittiez, Caunes, Achille Roche, Berrier-Fontaine, Godefroi Cavaignac, Gabour, Desjardins, Félix Avril, Bonnias, Carré, Despréaux, Plagniol, Plocque, Trélat, Raspail, avaient été appelés à comparaître devant la cour d’assises de la Seine pour avoir pris part, un an auparavant, à des réunions composées de plus de vingt personnes. L’accusation s’appuyait sur l’article 291, et on allait décider si, dans un pays prétendu libre, le droit d’association serait maintenu ou aboli.

Après une brillante improvisation de M. Rittiez, M. Godefroi Cavaignac prit la parole. Il commença d’abord par défendre, avec une simple et forte éloquence, le droit d’association. Puis, s’adressant à ceux qui affectaient de ne voir dans la république qu’une pensée de désorganisation et d’anarchie, il s’écria :

« Nous sommes, dites-vous, les ennemis de la société comme du gouvernement… Mais j’ai déjà répondu. Ce que nous haïssons dans la société, ce sont ses vices ; nous sommes les véritables amis de l’ordre social, car nous voulons qu’il soit corrigé, et nous croyons qu’il est susceptible de l’être. Vous, qui dites qu’il est bon, vous le flattez ; vous le calomniez, vous qui dites qu’il restera toujours vicieux. Aussi bien, je pourrais, cette fois encore, demander où donc est cette organisation que nous voulons détruire : religion, science, travail, qu’y a-t-il de constitué dans la société actuelle ?

La religion ? interrogez un prêtre, M. de Lamennais. La science ? interrogez Raspail. Quelle organisation scientifique y a-t-il dans un pays où manque l’enseignement populaire ?

Quant au travail, demandez à tous ceux qui le pratiquent s’il est organisé. Souvenez-vous de Lyon ; examinez tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, parce que les lois organiques du travail font défaut. Étrange calomnie ! nous sommes des désorganisateurs dans une société où l’organisation manque, et où nous voulons qu’elle se fonde enfin !

Est-ce en religion ? Nous sommes pour la liberté absolue de conscience. Nous ne voulons pas de prêtres qui, sous quelque nom que ce soit, gouvernent les affaires du monde. Nous n’adoptons pas non plus une foi qui met tout au ciel, qui réduit l’égalité à l’égalité devant Dieu, à cette égalité posthume que le paganisme proclamait, aussi bien que le catholicisme.

La religion, comme nous l’entendons, nous, ce sont les droits sacrés de l’humanité. Il ne s’agit plus de présenter au crime un épouvantail après la mort, au malheureux une consolation de l’autre côté du tombeau, il faut fonder en ce monde la morale et le bien-être, c’est-à-dire l’égalité ; il faut que le titre d’homme vaille, à tous ceux qui le portent, un même respect religieux pour leurs droits, une pieuse sympathie pour leurs besoins. Notre religion, à nous, c’est celle qui changera d’affreuses prisons en hospices pénitentiaires, et qui, au nom de l’inviolabilité humaine, abolira la peine de mort.

La science, nous demandons qu’elle soit organisée de manière à faciliter le travail, multiplier la production, la richesse, le bien-être, propager l’enseignement, défendre les hommes contre les fléaux qui les attaquent. Nous demandons qu’elle soit organisée de façon que, quand un homme comme Broussais se portera candidat, il soit élu ; qu’il ait pour électeurs des hommes qui ne l’écartent point : car l’élection bien organisée est à son tour la loi organisatrice par excellence. Autant en dirons-nous pour les lettres et pour les arts : utilité sociale, gloire, liberté, concours, élection.

Quant au travail, nous demandons qu’il ne soit plus subordonné à l’intérêt des avides et des oisifs. Nous demandons que le travailleur ne soit pas exploité par les capitaux ; que la main-d’œuvre ne soit pas son seul gain ; qu’il trouve dans l’établissement des banques publiques, dans la propagation de l’enseignement et des méthodes, dans la sagesse de la justice et l’assiette de l’impôt, dans la multiplicité des voies de communication, dans la puissance même de l’association, les moyens de faciliter sa tâche, d’affranchir son activité, de récompenser son industrie et son courage. Nous demandons surtout que le travail soit le premier des titres à l’exercice des droits politiques, car les sociétés vivent par le travail et non par la propriété.

À ce mot, messieurs, je m’arrête : j’ai besoin de prolonger encore mes explications, car on nous accuse de doctrines hostiles aux propriétaires, et d’ailleurs je dois ajouter que, dans la société française, et au milieu de ce défaut d’organisation et de vie que j’ai signalé partout, la propriété se présente puissante, organisée. Notre première révolution l’a constituée sur des bases nouvelles, imparfaites, mais fondées sur un principe utile : celui de la division.

Cette division, elle l’a opérée seulement en limitant le droit de transmettre, par l’égalité des partages et l’interdiction des substitutions. Ce n’était pas l’unique moyen ; par exemple, il eût fallu aussi étendre le droit d’hérédité, c’est-à-dire que la division de la propriété se fut accrue et perfectionnée, si l’on eût, dans chaque héritage d’une certaine valeur, affecté une sorte de légitime à un fonds commun à répartir entre les prolétaires.

Qu’on ne se récrie pas, Messieurs, car le fisc ne fait pas autre chose en prélevant les droits de succession. Seulement, c’est lui qui en profite, et nous aimerions mieux que ce fût la main féconde des travailleurs.

Mais, quoi qu’il en soit, il y a puissance et organisation de la propriété en France. Le principe de la division y a été introduit, et il a multiplié les propriétaires, multipliés déjà par la vente des biens nationaux ; et cette possession, fractionnée, divisible, récente, a donne a la propriété une constitution à la fois vivante et perfectible.

Quant à nous, nous ne l’avons pas attaquée : le sentiment de la propriété compte parmi les sentiments naturels à l’homme ; mais c’est justement pour cela, c’est justement parce que l’homme veut posséder, parce qu’il ne faut pas méconnaître ce penchant, que nous demandons qu’il soit satisfait chez le plus grand nombre d’hommes possible, au lieu de n’être gratifié que chez quelques-uns et de constituer une exception.

Il n’y aurait plus de grandes fortunes, il n’y aurait plus d’excessive pauvreté. En politique et en morale, ce serait un bien. On prétend que l’accumulation des capitaux est nécessaire à certains cas de la production. Mais on aura toujours un assez grand capitaliste : le budget. D’ailleurs, qui suppléera à la division des capitaux ? encore l’association.

Nous ne contestons pas le droit de la propriété ; seulement nous mettons au-dessus celui que la société conserve de le régler suivant le plus grand avantage commun. Nous n’étendons pas le droit d’user et d’abuser jusqu’à celui d’abuser au détriment de l’état social. Le gouvernement lui-même ne soumet-il pas aux Chambres une loi sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique, demandant à la loi de prémunir l’intérêt général contre les préventions abusives du droit individuel de propriété ?

Ce que nous lui contestons, messieurs, c’est le monopole des droits politiques, et ne croyez pas que ce soit seulement pour les revendiquer en faveur des capacités. Selon nous, quiconque est utile est capable ; tout service entraîne un droit ; à tout travail un bénéfice et une garantie car c’est au travail surtout que le bénéfice est dû, et que la garantie est nécessaire.

Pourquoi donc la propriété seule aurait-elle des droits politiques ? Et puis, ces droits ne seront-ils pas eux-mêmes une propriété ? Ne peut-on rien posséder que terre ou maison ? Ne sera-ce pas aussi une propriété, cette instruction, premier élément de travail et d’industrie, que la société est tenue de distribuer à chacun de ses membres ? ce titre de citoyen réalisé enfin par les garanties, l’assistance et la protection qu’elle doit à tous ? »

Ces explications de M. Godefroi-Cavaignac indiquent d’une manière assez exacte jusqu’où allaient et où s’arrêtaient, vers la fin de 1832, les opinions de la plupart des républicains. Le discours de l’accusé se terminait en ces termes :

« Sur le sol que nous exploitons, vous n’avez pas le droit d’empêcher que nous fondions notre commune. La loi, dites-vous ? mais elle parle ici le langage de la force, et ce langage n’est pas à notre portée. « Tu me cites, disait un protestant à un inquisiteur, tu me cites une loi qui nous défend de nous réunir, comment veux-tu que j’exécute une telle loi ? Je ne la comprends pas. »

Non, nous ne la comprenons pas, et lorsque du présent nous revenons vers le passé, tout ceci nous semble un rêve. Hier encore je parcourais les tables du Moniteur, j’y trouvais indiquées ces journées fameuses, ces grands travaux, ces guerres gigantesques, toute la vaste entreprise du peuple français pour la conquête de ses droits. Je suivais cette trace lumineuse que le génie de la liberté a jetée sur les quarante années, nos contemporaines, et sur les événements qui, d’un pôle à l’autre, ont ébranlé la terre, ne laissant debout que la fortune des nations. Je voyais ce génie libérateur songeant à tous les peuples, faisant de leur cause sa cause, et pour les soutenir, choisissant la France, l’armant, l’inspirant, lui soufflant au cœur une énergie incroyable, et remplaçant dans ses veines tout ce sang qu’elle a prodigué.

Je voyais nos triomphes, puis nos revers, dignes encore de nous, montrant tous les bras de l’Europe tendus pour nous renverser ; puis, sous les Bourbons, la liberté fournissant à la tyrannie de sanglants sacrifices ; puis enfin les jours de juillet qui, au droit sacré du peuple, ajoutèrent le droit du plus fort.

Je pourrais compter peut-être tant de victoires et de désastres, tant de puissants travaux ; je pourrais recueillir ces leçons que la France a données au monde ; mais que trouverai-je pour résultat de ces enseignements, de ces efforts ? Rien que des hommes comme ceux qui nous gouvernent ; rien, que des lois comme celles qu’on vous demande d’appliquer. </nowiki>

En être encore à l’article 291, certes, c’est une énigme inconcevable, désespérante, messieurs…, s’il ne se trouvait des citoyens pour le violer, des jurés pour les en absoudre. »

M. Godefroi Cavaignac n’avait pas trop auguré de l’opinion des jurés auxquels il s’adressait. La défense ayant été complétée par quelques graves et énergiques paroles de MM. Plocque, Desjardins, Carré, Gaussuron-Despréaux, la clôture des débats fut prononcée, et M. Fenet, chef du jury, donna lecture de la déclaration suivante :

Y a-t-il eu association de plus de vingt personnes ? Oui. — Cette association était-elle périodique ? Oui. – Était-elle autorisée par le gouvernement ? Non. – Les prévenus sont-ils coupables ? Non.

Ainsi, le même fait que la cour de cassation avait jugé coupable, lorsqu’elle avait rejeté le pourvoi des saint-simoniens, le jury venait de le déclarer innocent ! Ainsi, l’article 291, confirmé par une magistrature émanant du pouvoir, venait d’être implicitement aboli par une magistrature sortie de la nation ! Et, pour qu’il ne restât aucun nuage sur la pensée qui avait dicté son verdict, le jury eut soin de déclarer formellement, par l’organe de son chef ; que dans sa conscience il avait jugé non coupable « le fait d’association au-dessus de vingt personnes. » Malgré cette protestation solennelle, le président de la cour d’assises, tout en prononçant l’acquittement des prévenus, déclara la Société des Amis du Peuple dissoute. C’était l’anarchie poussée jusqu’à sa dernière limite : c’était la justice dans le chaos.

Tandis que les républicains profitaient de la persécution même à laquelle ils étaient en butte, pour soulever, pour débattre les plus hautes questions de l’ordre politique et de l’ordre social, les deux Chambres retentissaient de stériles récriminations.

Au palais du Luxembourg, le gouvernement avait dans M. le marquis de Dreux-Brézé un adversaire brillant et opiniâtre. Mais comme M. de Dreux-Brézé ne parlait jamais qu’au nom de la Restauration et qu’il était l’orateur d’une puissance vaincue, ses paroles n’éveillaient pas dans la société de nombreux échos. D’ailleurs, la pairie ayant perdu depuis long-temps toute consistance, les luttes qui pouvaient naître dans son sein occupaient faiblement l’attention publique. La Chambre des députés fut donc le principal théâtre des combats que se livrèrent, à propos du discours de la Couronne, le parti du ministère et celui de l’Opposition.

Pour se défendre, le pouvoir avait eu recours à des mesures d’une évidente brutalité ; il avait abusé des procès de presse ; il avait violé en mainte occasion, avec une étourderie cruelle, le domicile des citoyens ; il avait, par le déploiement intempestif de ses forces et la protection accordée aux fureurs des agents subalternes, jeté à l’esprit de révolte des défis de nature à changer le désordre en émeute et l’émeute en insurrection ; vainqueur sur la place publique, il s’était armé de la dictature pour ses vengeances, alors que la légalité suffisait à sa justice ce fut sur cet ensemble d’actes attentatoires à la liberté que l’Opposition attaqua le ministère, par l’organe de MM. Thouvenel, de Sade, Havin, Eusèbe Salverte.

À ces attaques, les défenseurs du gouvernement répliquèrent, les uns, comme M. Roul, avec un emportement injurieux, les autres, comme M. Duvergier de Hauranne, avec une conviction calme et raisonnée, qu’un système de demi-mesures eût inévitablement perdu l’Etat au milieu de tant de passions furieuses et dans ce choc de toutes les factions ; qu’on encourageait la révolte en refusant aux ministres les moyens de lui écraser la tête ; que ce n’était pas trop de toute l’énergie déployée jusqu’alors pour abattre cette audace des partis, qui, de l’insurrection, se réfugiait dans l’assassinat ; que l’Opposition mentait à ses propres principes, lorsqu’après avoir réclamé à grands cris l’application de l’état de siège aux provinces de l’Ouest, elle trouvait mauvais que l’état de siège fût appliqué à la capitale, livrée, comme l’Ouest, à tous les dangers, à toutes les horreurs de la guerre civile. Ensuite, prenant l’offensive, le parti ministériel reprochait à l’Opposition d’avoir poussé à l’anarchie par la publication de son fameux compte-rendu. Que ne donnait-elle plutôt à ce gouvernement dont elle avait semé la route d’obstacles, des conseils utiles et modérés ? Que n’apprenait-elle aux ministres, en termes plus clairs et plus précis, cet art précieux de bien gouverner, dont elle semblait se vanter de posséder seule le secret ? « Qu’auriez-vous fait à notre place, criait M. Thiers à ses adversaires ? Comment auriez-vous surmonté tant de difficultés, conjuré tant de périls ? Voyons, indiquez-nous vos procédés ; initiez-nous aux mystères de votre sagesse ! »

M. Odilon Barrot n’eut pas de peine à montrer combien étaient peu sérieuses de pareilles sommations. Mais lorsqu’il rappela, d’un ton amer et avec un geste animé : la chambre du double vote maintenue, l’hérédité de la pairie disputée à l’opinion, l’abaissement du cens électoral contesté, la capacité en quelque sorte proscrite par la loi électorale ; lorsqu’il condamna hautement, dans les allures du gouvernement nouveau, les traditions de celui qui avait péri dans une tempête ; lorsqu’il affirma que la royauté voulue en juillet n’était pas une royauté s’appuyant sur des intérêts de famille, de caste, d’aristocratie, et vivant sous le patronage de l’étranger ; lorsqu’enfin il accusa les ministres de n’avoir su que continuer la Restauration, M. Odilon Barrot fit, à son insu, le procès de la monarchie, considérée dans son principe. Car une royauté ne saurait puiser dans son propre fonds ses moyens d’existence. Établie sur le plus exorbitant de tous les priviléges, il faut qu’elle ait à côté d’elle un corps privilégié qui la détende. On la détruit, si on l’isole ; on la rend superflue et onéreuse, si on ne lui donne pas, comme en Angleterre, une aristocratie à représenter. Toute royauté qui n’est pas un symbole est nécessairement une tyrannie, par cette raison bien simple qu’un pouvoir qui ne tire pas sa raison d’être du milieu dans lequel il vit, ne se conserve qu’à la condition de s’imposer. L’Opposition demandait, conséquemment, l’impossible, en demandant une royauté qui, selon l’expression de M. Odilon Barrot, « répondît à ce sentiment d’égalité qui était dans la société française. » Jamais doctrines politiques n’avaient reposé sur des données plus contradictoires, sur une utopie plus monstrueuse. Mais tel était l’aveuglement inconcevable de tous les libéraux honnêtes ! Bercés dans des sentiments monarchiques, et toujours préoccupés de cette crainte que la permanence de l’échafaud ne succédât à l’hérédité du trône abolie, ils disaient : « Conservons le régime monarchique. » Puis, entraînés par le torrent des idées révolutionnaires et irrésistiblement soumis à l’empire du principe d’égalité, ils ajoutaient : « Qu’il n’y ait dans ce régime monarchique ni distinctions injustes, ni fictions honteuses, ni priviléges, » ce qui revenait à demander que la monarchie existât en dehors des seules conditions qui la puissent rendre possible.

Le parti ministériel, sans avoir raison, avait, du moins, sur ses adversaires de la gauche dynastique, l’avantage d’être conséquent dans ses erreurs. Aussi sa victoire fut-elle complète. Dans les premières séances, M. Dupin aîné l’avait emporté sur M. Laffitte pour la présidence, et, pour la vice-présidence, M. Bérenger avait obtenu plus de voix que M. Dupont (de l’Eure). L’adhésion donnée au discours de la couronne par l’adresse, telle qu’on la vota, rendit le triomphe du ministère incontestable. La rédaction de cette adresse ne laissait pas même percer le doute timide que la chambre des pairs avait exprimé sur la question de l’état de siège. Il est vrai que la chambre des députés manifestait ce désir, que la politique suivie par les ministres se tînt également éloignée des souvenirs de la Restauration et des doctrines de la République. Étrange chimère que poursuivent encore les constitutionnels de nos jours ! Quand on veut la monarchie, il faut la vouloir avec tout ce qui la constitue, il faut la vouloir entière. La proclamer indispensable, quand on lui conteste la faculté d’agir et jusqu’aux moyens d’éblouir à force d’éclat, c’est de toutes les imprudences la plus dangereuse et la moins pardonnable. Car, tout ce qu’on ne lui accorde pas, un pouvoir, proclamé indispensable, le désire ; et tout ce qu’il désire, il essaie tôt ou tard de l’enlever, soit par corruption soit par violence.




  1. Le récit qu’on va lire présente, sur l’arrestation de la duchesse de Berri, certains détails qui ; s’écartent de ceux qui ont été déjà publiés, mais qui viennent d’une source authentique. Notre récit s’appuie sur des notes fournies au général Dermoncourt, postérieurement à la publication de son livre la Vendée et Madame. Ces notes qui rectifient quelques inexactitudes échappées à M. Dermoncourt, il a bien voulu lui-même nous tes transmettre.
  2. C’est ce que Deutz raconte lui-meme dans une brochure qu’il a publiée touchant sa trahison ; et, sur ce point, il est permis de l’en croire, puisqu’il s’accuse. Car, du reste, sa brochure est remplie de mensonges cyniques.
  3. Voir : La Vendée et Madame, par le général Dermoncourt ; les Mémoires de la duchesse de Berri, par M. Nettement ; la Biographie de la duchesse de Berri, par MM. Germain Sarrut et Saint-Edme ; Madame, Nantes, etc., par M. Guibourg.
  4. On sait que jouer à la baisse, c’est vendre des rentes quand elles coûtent cher, pour les racheter quand elles coûtent meilleur marché, de façon à gagner )e montant de la différence.

    On sait aussi qu’entre joueurs la vente et le rachat sont deux opérations qui se sous-entendent. Supposons, par exemple, que les rentes 3 p. 0/0 soient à 70, c’est-à-dire coûtent 70 fr. Le joueur à la baisse, qui espère les voir descendre à 65 ou 60, en vendra un certain nombre, sans en posséder en réatité une seule. Le moment de la liquidation venu, si la rente est en effet descendue à 65 ou à 60, il se fera tout simplement payer, par l’intermédiaire de l’agent de change, le montant de la différence 5 fr. dans le premier cas, 10 dans le second.

    Et, si au lieu d’être en baisse, la rente se trouve en hausse, ce sera au joueur à la baisse à payer la différence résultant de la hausse.

    Jouer à la hausse, c’est calculer sur des éventualités heureuses, c’est acheter de la rente. Jouer à la baisse, c’est calculer sur des éventualités fâcheuses, c’est vendre de la rente.

    Nous avons dit qu’entre le vendeur et l’acheteur, la vente et l’achat se sous-entendent, de sorte que tout se réduit à gagner ou à perdre la différence résultant de la baisse ou de la hausse. Cependant, l’acheteur a le droit, en offrant le prix des rentes au vendeur, d’exiger de celui-ci la remise des titres des rentes vendues. C’est ce qui s’appelle, en termes de Bourse, escompter. Pour comprendre quel intérêt on peut avoir à escompter, il faut ne pas perdre de vue que, quand la rente est beaucoup demandée. elle éprouve par cela seul un mouvement de hausse que lorsqu’au contraire elle est beaucoup offerte, elle éprouve un mouvement de baisse. Exiger de celui qui vous a vendu des rentes qu’il n’avait pas, la remise des titres, c’est le forcer à s’en procurer réellement, à en demander ; c’est conséquemment pousser à la hausse. L’escompte, à la Bourse, est un moyen de faire hausser la rente.

  5. Il faut avoir soin de ne pas confondre les escomptes à la Bourse avec les escomptes ordinaires, les escomptes de la Banque.
  6. Ce bénéfice de 12 millions résulte, on le voit, de ce qu’on vend 6 millions de rentes à un prix plus élevé que celui auquel on les achète. Rendons ceci sensible par un exemple. Si une rente de 3 fr. coûte 60 fr., cinq rentes de 3 fr. ou 15 fr. de rente, coûteront cinq fois 60 fr. ou 300 fr. Si une rente de 5 fr. coûte 90 fr., trois rentes de 5 fr. ou 15 fr. de rente, coûteront trois fois 90 ou 270 fr. Donc, en vendant 15 fr. de rente dans le premier système, en même temps qu’on les achète dans le second, on recevra une somme de 300 fr. et on n’en déboursera qu’une de 270, ce qui constituera 30 fr. de bénéfice.