Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII.


Essai de terrorisme monarchique. — État des prisons. — Scènes de violence. — Procès d’Armand Carret devant la Chambre des pairs.


Pour lever le voile sur les intrigues de Cour, nous avons un moment interrompu le récit des actes violents auxquels la dévastation de Lyon avait ouvert carrière. Il faut reprendre au point où nous l’avons laissé, ce fatal récit.

Depuis le mois d’avril, Lyon était au régime de la terreur. Le pouvoir y avait abandonné à ses agents les plus vils le soin de déshonorer sa victoire. La police y régnait. Quand un gouvernement triomphe et paraît tout-puissant, les âmes dégradées courent à l’envi s’atteler à son char. Alors il arrive que ceux-là même qui, le voyant chanceler, étaient prêts à se déclarer ses ennemis, deviennent tout-à-coup ses complaisants, les adulateurs de sa force, et se font, avec un emportement féroce, les ministres de ses vengeances. Cet appui de la bassesse ne manqua pas au parti des victorieux. D’un autre côté, l’esprit militaire venait de recevoir, sur les ruines fumantes de Lyon, une impulsion désastreuse. Parmi les officiers, quelques-uns gémissaient à l’écart de la rigueur du devoir accompli et fuyaient avec noblesse l’occasion de réveiller des souvenirs lamentables ; mais d’autres, épuisant le succès par leur insolence, menaçaient de leur épée les écrivains de l’Opposition, traitaient les vaincus de bandits, se pavanaient sur les places publiques et dans les rues, le front haut, l’œil ardent et la bouche pleine d’orgueilleux défis. Il est vrai que, pour entretenir l’animosité du soldat, rien n’était épargné. La police descendit à des manœuvres sans nom. Souvent, des coups de fusil retentirent dans le silence des nuits ; souvent, des tentatives furent faites pour désarmer des sentinelles. Et, le lendemain, les organes du pouvoir ne manquaient pas de dire que c’étaient là les dernières et sauvages convulsions de la révolte aux abois. Heureusement, la Providence ne permit point que jusqu’au bout la calomnie décidât de la moralité des partis. Un soir, en se défendant contre un inconnu qui s’était élancé sur lui pour le désarmer, un fonctionnaire perça l’agresseur de sa baïonnette. L’inconnu fut emporté sanglant. C’était le même à qui Lagrange avait sauvé la vie sur la place des Cordeliers ; c’était le misérable qui avait vendu son sauveur ; c’était Corteys, agent de police !

Du reste, l’essai de terrorisme monarchique commencé à Lyon s’était étendu à la France entière. La commission des neuf se montrait implacable. Liberté individuelle, inviolabilité du foyer domestique, tout était foulé aux pieds. Malheur au citoyen dont la maison avait été désignée ! En son absence, à quelque heure que ce fût, et sur les plus frivoles indices, sa demeure était envahie par des nuées d’agents. Enfoncer les portes, briser les serrures, forcer les meubles, fouiller dans les papiers de famille, livrer à l’impure curiosité d’espions grossiers les plus naïfs épanchements de la pensée et les doux secrets du cœur, tout cela n’était qu’un jeu. A Lyon à Rouen, à Niort, dans le département de Saône-et-Loire, les visites domiciliaires se firent avec un faste incroyable de violence et d’oppression. A Paris, on avait signalé à la police la maison d’un citoyen nommé Pichonnier. Lui absent, des sergents de ville accourent, et l’on procède aux perquisitions les plus minutieuses. En ce moment, un ami du maître de la maison, M. Mugner, se présente. On l’interroge. Il répond qu’il est venu rendre visite à son ami. On redouble de questions, et comme il hésite étonné, on se jette sur lui et on le traîne en prison. Il y resta au secret pendant plusieurs jours, en attendant qu’on voulût bien reconnaître son innocence. Il avait une femme et deux enfants que son travail nourrissait !

Il serait trop long de citer tous les faits du même genre que nous avons recueillis. Jamais l’arbitraire n’avait à ce point multiplié ses coups. Et que dire du mode suivi pour les arrestations et les translations ? Victimes de conjectures vraies ou fausses, les malheureux contre qui la commission des neuf lançait la foudre de ses mandats, étaient aussitôt dirigés sur Paris, la chaîne au cou ; et il y en eut qui, plongés dans des cachots, sur une paille humide et infecte, s’y virent condamnés au supplice de coucher côte à côte avec des voleurs et des assassins. Arrêté à Lyon pour avoir dit que jamais il ne tournerait ses armes contre les hommes du peuple, ses frères, un soldat du 57e fut traîné jusqu’à Périgueux, attaché à la queue d’un cheval. Un membre de la Société des Droits de l’Homme, M. Poujol, était au lit où le retenaient, depuis quelque temps, des souffrances cruelles, lorsque les agents chargés de son arrestation se présentèrent. « Je ne réponds pas de la vie de mon malade pendant le transport à la prison, » s’écria le médecin saisi d’effroi. Efforts inutiles ! M. Poujol fut conduit à la prison de Roanne, étendu sur un brancard.

On juge de ce que devait être, au plus fort d’une telle réaction et de ses emportements, le régime des prisons. Un détenu politique, vaincu par l’excès de ses maux, se laissa mourir de faim. Un autre fut tué d’un coup de fusil par un factionnaire, au moment où il s’approchait des barreaux— de sa fenêtre, pour lire une lettre qu’il venait de recevoir de sa famille. Quinze jours d’emprisonnement, c’est à, cela que se réduisit la punition du meurtrier ! Encore si le glaive qui les menaçait n’était pas resté si longtemps suspendu sur la tête des prisonniers ! Mais de quelle amertume ne devait pas être gonflé le cœur de ceux qui, certains d’être reconnus innocents quand le jour de la justice se lèverait pour eux, étaient réduits, en attendant, à souffrir toutes les tortures de la plus longue détention préventive qui fut jamais Et combien aisément l’amertume devait se changer en désespoir chez ceux qui, uniques soutiens de leur famille, pensaient, du fond de leurs cachots, à un vieux père malade, à une femme exténuée de travail et de veilles, à de pauvres enfants privés de pain ! Il faut que nous citions ici une lettre qu’écrivait à M. Pasquier, en septembre 1834, un malheureux ouvrier nommé Durdan. Elle est digne assurément d’avoir une place dans l’histoire ; car c’est un chef-d’œuvre d’éloquence vraie et d’indignation contenue :


« Monsieur le baron, depuis six semaines, je vous ai écrit deux lettres auxquelles vous n’avez pas répondu. Il y a cinq mois que je suis en prison, comme prévenu de complot ; je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y a pas de charge contre moi : vous le savez bien. Avant mon arrestation, ma femme et mes enfants vivaient de mon travail. Depuis que je suis en prison, ils manquent de tout. Ils sont tombés rapidement dans la misère la plus profonde, parce que mes économies sont bien peu de chose, parce que la femme d’un ouvrier, qui a trois enfants à soigner, ne peut pas gagner même du pain. Mais tout cela ne regarde pas la Cour des pairs et la touche peu. Je le savais bien et j’attendais sans me plaindre. Il y a six semaines, deux de mes enfants furent attaqués de la petite vérole. Ma femme, épuisée par les privations et les fatigues, fût bientôt hors d’état de les soigner, et tomba malade auprès d’eux. Plongés dans le dénuement le plus affreux, ils n’avaient pas un seul appui. Je vous écrivis alors. Je vous demandai à sortir une demi-journée pour leur assurer quelques ressources, pour leur trouver au moins un protecteur parmi mes amis… Vous ne me répondîtes même pas. Que pouvaient vous faire à vous, M. le baron, le désespoir d’un ouvrier, la misère et la ruine de sa famille Est-ce que ces gens-là doivent avoir des affections, des familles ? Le 27 juillet, mon fils mourut ; et la malheureuse mère, sans secours, sans conseils, ignorant les formalités à remplir, fut trois jours sans pouvoir le faire enterrer. Je restai une semaine sans recevoir de nouvelles, et ma position devint intolérable quand je sus a que les menus objets du ménage avaient été vendus à mesure des besoins. Je vous écrivis de nouveau. Je vous demandais encore à sortir pour vendre mon métier, ma commode et mon lit : c’est tout ce qui me reste pour empêcher ma femme et mes filles de mourir de faim. À cette seconde lettre vous n’avez pas répondu plus qu’à la première. En voici une troisième. Je l’ai faite aussi modérée que possible. Vous devez vous apercevoir que je n’ai pas dit tout ce que j’ai sur le cœur. Je ne voudrais pas vous indisposer contre moi, monsieur le baron, surtout au moment où je vous demande une faveur. Je vous demande à sortir quelques heures, non pas sur parole, vous ne croyez pas à ces choses là, mais escorté par des gendarmes, pour assurer un toit et du pain à ce qui reste de ma famille. Je ne sais ce que vous déciderez, monsieur le baron, mais je sais que rien ne pourra changer les sentiments que je vous ai voués.

Sainte-Pélagie. Septembre 1834.

Durdan, ouvrier passementier. » XXXX

Dans une société régie par des institutions philosophiques, nul doute que l’emploi de géolier ne dût être honoré à l’égal des fonctions les plus respectables, et qu’on ne dût appeler à le remplir des hommes d’un noble caractère et d’une vertu éprouvée. Car, quels trésors de modération, de dignité, de fermeté calme et de tolérance n’exige pas l’exercice d’une fonction qui consiste à veiller sur des esprits chagrins ou ulcérés, et à contenir dans de justes bornes le regret de la liberté perdue ? Mais dans la société, telle que l’avait faite le gouvernement de la bourgeoisie, la peine n’était pas seulement une affaire de sécurité, c’était une affaire de vengeance. Aussi n’employait-on, en général, au service des prisons, que des êtres durs, sans éducation, sans pitié, accoutumés à ne voir dans un prisonnier qu’un ennemi, et mettant volontiers leur amour-propre à outrer la haine.

Nous devons, toutefois, à la vérité de reconnaître que ce ne fut guère que pendant les premiers jours de la réaction qu’on parut se plaire à appesantir sur les détenus politiques de Sainte-Pélagie le fardeau de la captivité. L’ordre qui condamnait les plus compromis à l’effroyable supplice du secret, une fois levé, le séjour de la prison devint, pour tous, fort tolérable. Le directeur de Sainte-Pélagie, M. Prat, était un homme qui semblait tenir en réserve pour les prisonniers ordinaires tout ce qu’il y avait en lui de finesse, de sévérité, et qui ne manquait, à l’égard des prisonniers politiques, ni de laisser-aller ni d’indulgence. On l’effrayait aisément en lui montrant l’émeute en perspective ; car l’appel aux baïonnettes lui répugnait. D’ailleurs, il subissait l’ascendant de certains détenus ; et M. Armand Marrast, entr’autres, avait pris sur lui un empire dont rien n’égalait le spirituel et plaisant despotisme. M. Gisquet lui-même, quoique préfet de police, n’était pas sans adoucir, quand l’occasion s’en présentait, le sort des détenus. Ceux d’entre eux qui avaient besoin, pour des affaires urgentes, de quelques heures de liberté, obtinrent de lui, plus d’une fois, la permission de sortir sans escorte ; et toutes les lettres adressées à des personnages considérables ne restèrent pas sans réponse, comme celle que nous avons citée plus haut.

Malheureusement, la modération des agents supérieurs disparaissait souvent, pour ne laisser place qu’à la brutalité des subalternes, et les prisonniers étaient alors victimes des traitements les plus odieux. Souvent aussi, pour des fautes très-légères, on infligeait aux prisonniers des punitions vraiment barbares. Onze jeunes gens, dont le plus âgé n’avait pas encore atteint sa vingtième année, furent un jours transférés de la prison de Sainte-Pélagie à celle de la Force, pour avoir violé la défense qui leur interdisait le chant dans la cour du bâtiment neuf. Or, comme leurs camarades le firent remarquer dans une lettre rendue publique, jeter ces enfants dans la prison de la Force, c’était les pousser dans une école de crime et de prostitution ; c’était leur donner pour compagnons de chambrée des assassins, des voleurs, des êtres immondes ; c’était les exposer à des propositions infâmes, presque toujours appuyées par la violence.

Un second ordre de transfèrement donné vers la fin du mois de septembre provoqua des scènes révoltantes. Quelques prisonniers ayant été réintégrés de la Force à Sainte-Pélagie, leur retour avait excité dans cette dernière prison une joie mêlée de turbulence. On s’était promené bras dessus bras dessous en chantant la Marseillaise ; le soir venu, on avait allumé dans chaque cour des poignées de paille et on s’était mis à danser autour des feux enfin, l’agitation continuant le lendemain, on avait forcé les deux guichets qui, de la cour du milieu, conduisent dans celle de la dette et dans celle du bâtiment neuf. Un tel désordre pouvait être réprimé ; mais, outre qu’il ne s’y mêlait aucune idée de révolte, l’autorité semblait s’y être associée elle-même en accordant, la veille, aux prisonniers le droit de rester libres jusqu’à dix heures du soir, et en décidant, sur leur demande, que, pendant la nuit, les portes des corridors resteraient fermées. Quel fut donc l’étonnement des détenus lorsque réunis, le matin, dans la cour du milieu où ils se promenaient paisiblement, ils entendirent tout-à-coup un cri d’alerte, et aperçurent des officiers de police, des sergents de ville et des gardes municipaux qui venaient se ranger en bataille devant eux ! La résistance eut-elle été possible, personne n’y songeait. Mais cette apparition de baïonnettes ne faisait qu’annoncer l’ordre de transfèrement et la présence de l’inspecteur Olivier Dufresne. En vain M. Guinard essaya-t-il de demander, au nom de ses camarades, quelques explications. L’ordre fatal ne tarda pas à être donné et devint le signal de brutalités inouïes. Seul en face des exécuteurs de la police, chaque prisonnier est arraché de sa cellule, meurtri de coups, précipité dans les escaliers, et poussé dans la cour à coups de crosse ou de bâton. Indigné, M. Guinard avait déclaré qu’il n’ouvrirait sa porte qu’au directeur : la porte est enfoncée. Plusieurs agents de ville fondent sur le prisonnier en écumant de rage. Protégé par sa vigueur et son intrépidité, il résiste long-temps ; mais enfin, accablé par le nombre, il est terrassé, chargé de liens et porté dans un fiacre qui l’attendait au sortir de la prison. Parmi ses compagnons, les uns sont saisis par les cheveux, les autres poursuivis à la baïonnette. Toute la prison retentit de ce cri : A l’assassin ! M. Landolphe était retenu au lit, depuis deux mois, par une maladie grave. On l’arrache de son lit et on le force à traverser la cour, pâle, décharné, les vêtements en lambeaux, le sang lui sortant des narines et de la bouche. À cette vue, le compagnon de captivité de M. Landolphe et son médecin, M. Berrier-Fontaine, court au commissaire Lenoir : « Monsieur, voulez-vous donc vous rendre responsable d’un assassinat ? Landolphe n’est pas en état de supporter le transfert. Moi, médecin, je vous le déclare. » M. Landolphe n’en fut pas moins transféré, et M. Berrier-Fontaine eut le même sort, pour avoir voulu protéger son malade.

Il était impossible que de pareilles scènes demeurassent ensevelies dans l’ombre des prisons. Livrées à la publicité, dans toute l’horreur de leurs détails, elles ajoutaient à la fermentation des esprits, donnaient lieu à des commentaires enflammés, quelquefois à des exagérations systématiques ; et tous les partis apprenaient ainsi à devenir implacables. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’à cette époque le langage de la presse républicaine se soit emporté jusqu’à l’invective.

Un coup d’état avait, après les événements d’avril, supprimé le journal la Tribune, et le National avait été en butte, depuis, à des persécutions sans nombre. Quatre de ses gérants, parmi lesquels Armand Carrel, s’étaient vus successivement frappés dans leur liberté. Et cependant, loin de faiblir, le National prenait une attitude plus menaçante de jour en jour. Le 10 décembre (1834) il publiait, au sujet de la compétence de la Cour des pairs, l’article suivant :

« Il y aurait un beau chapitre à faire sur les raisons qui devaient déterminer l’incompétence de la Chambre des pairs à l’égard des prévenus d’avril. Ces raisons seraient tirées surtout du ressentiment présumé que doit nourrir contre l’opinion à laquelle appartiennent les prévenus d’avril, tous hommes de juillet, une Chambre que la révolution de juillet a traitée elle-même en prévenue ; qu’elle a dépouillée de son hérédité, privée de ses plus importantes prérogatives ; qu’elle a traduite à la barre de la démocratie ; qu’elle en a renvoyée à demi-convaincue de complicité avec la Restauration, et qu’elle fait trembler tous les jours encore en lui redemandant le maréchal Ney, juridiquement assassiné par ses émigrés, ses hommes de Gand, et ses renégats de la révolution, parvenus de l’ordre militaire et civil.

Non, aux yeux de l’éternelle justice, aux yeux de la postérité, au témoignage de leur propre conscience, les vieux sénateurs de Bonaparte, ses maréchaux tarés, les procureurs-généraux, les ennoblis de la Restauration, ses trois ou quatre générations de ministres tombés sous la haine et le mépris public et couverts de notre sang, tout cela rajeuni de quelques notabilités jetées la par la royauté du 7 août, à la condition de n’y jamais parler que pour approuver ; tout cet ensemble de servilités d’origines si diverses n’est pas compétent à prononcer sur la culpabilité d’hommes accusés d’avoir voulu forcer les conséquences de la révolution de juillet. Tel n’a pas été le sentiment de la commission de la Chambre des pairs chargée de présenter le rapport dont nous avons déjà publié plusieurs extraits plus étonnants les uns que les autres. Le chapitre par lequel nous allons terminer nos citations a pour objet d’établir la compétence de la Chambre. On attribue ce travail à M. Portalis, ancien ministre de la résistance sous Charles X. Nous demanderons permission à M. Portalis d’en rougir pour lui. (Suit l’extrait du rapport.)

On pense bien que nous ne pouvons pas laisser passer ce ramas d’hérésies constitutionnelles, de violations de tous les principes de droit criminel admis chez les peuples civilisés, ces sophismes niais, ces vieilleries de justice prêvotale, ces âneries de Bridoison, conseiller de chambre étoilée, sans les accabler de l’inexprimable dégoût que tous les cœurs honnêtes que tous les esprits éclairés éprouveront à une telle lecture. Il n’est pas besoin d’indiquer l’objection de sens commun, de vérité, de pudeur qui naît à chaque phrase de cette indigne rapsodie. Mais l’étendue de ce document qui caractérise si bien l’abjecte apostasie appelée pompeusement à la tribune législative système de résistance, nous oblige à renvoyer nos observations à un prochain numéro. Nous ne disons ici que notre impression première, et nous la mettrons de côté pour introduire dans la plus pénible, la plus irritante des réfutations, le calme qu’il ne faut jamais perdre, même en face de la plus basse iniquité. »

Cet article était injurieux à l’excès et sortait même par là des habitudes littéraires du National. La Chambre des pairs s’en offensa, et, sur la proposition de M. Philippe de Ségur, vainement repoussée par MM. Dubouchage, de Lanjuinais, Pontécoulant et Excelmans, elle traduisit le journal à sa barre, dans la personne du gérant, M. Rouen. M. Rouen ayant aussitôt demandé à être assisté dans sa défense par Armand Carrel, alors prisonnier, l’autorisation qu’il réclamait lui fut accordée ; et, le 15 décembre, ils parurent l’un et l’autre devant la Chambre des pairs.

M. Rouen ne prononça que quelques paroles, pleines, d’ailleurs, de modération et de noblesse. Puis Armand Carrel se leva. Sa physionomie trahissait tout ce qu’il y avait d’émotion dans ses pensées, et sa contenance exprimait une sorte d’urbanité virile et légèrement dédaigneuse. Il commença en ces termes : « Je ne sais, Messieurs les pairs, si vous vous étonnez d’être nos juges ; nous nous demandons, quant à nous, par quel renversement de principes, par quelle suite de changements inaperçus nous sommes devenus vos justiciables… Qu’il soit resté dans un coin obscur du code de la presse, sans que personne s’en doutât, l’attribution si tentante pour les deux Chambres de se faire justice elles-mêmes des écarts d’une discussion libre, nous ne le nions pas. Oui, cela est écrit, comme sont écrites quarante mille lois de vengeance par lesquelles les partis se sont décimés les uns les autres pendant vingt ans, et qu’on n’a pas cru devoir nommément abolir, parce qu’on pensait qu’elles n’oseraient plus affronter les regards d’une nation policée et libre. Nous ne pouvons reprocher qu’à nous-mêmes, hommes de la révolution de juillet, l’oubli qui a laissé aux pouvoirs nouveaux de telles armes. Nous apprenons à nos dépens que la liberté ne se défend pas par les mœurs de la paix et par l’opinion publique, si avancée qu’elle soit, mais par la clarté, la force, la parfaite harmonie des garanties qu’on a su obtenir avant de déposer les armes.

La révolution de juillet a été fort louée de son extrême mansuétude, et ce n’est pas nous qui l’en blâmerons ; car si nous lui avons imprimé l’audace au moment de la lutte, nous lui avons aussi prêché l’humanité. Mais la postérité lui reprochera son incroyable ingénuité de confiance. A peine était-elle sauvée de la baïonnette des Suisses, qu’elle tombait dans la mésalliance qui l’étouffe aujourd’hui. Nous avons eu notre part dans ces fautes du courage inexpérimenté et nous en portons la peine. C’est que la Restauration ne nous avait formés qu’à la haine, et la nature demi-théocratique de ses moyens d’oppression nous avait confinés dans les redites de l’incrédulité voltairienne. C’était presque là toute notre éducation libérale ; nous avions des haines plébéïennes et philosophiques, presque point d’opinions politiques arrêtées ; nous savions comment on peut reconquérir la liberté perdue, nous ne savions pas assez comment on se préserve de la perdre de nouveau ; aussi ne nous reste-t-il de nos conquêtes de juillet qu’un emblême, le drapeau tricolore, qu’un mot, la souveraineté nationale, et un immortel exemple à nous rappeler pour ne désespérer jamais d’une grande et sainte cause.

Imprudents et jeunes que nous étions le lendemain de la victoire ! Nous avions les yeux fixés devant nous, et nous ne songions pas à garantir notre point de départ ; nous nous avancions à la conquête de réformes nouvelles, nous nous précipitions à la découverte d’un avenir glorieux et inconnu et lorsqu’on nous signalait les doctrines et les hommes de la Restauration sortant de la boue sanglante dans laquelle nous les avions ensevelis et se reformant en bataillons sur nos derrières, nous haussions les épaules de pitié. Quand on nous montrait les archives de police, le grimoire procédurier des vieux parlements, les décrets du comité de salut public et d’inquisition impériale, sur lesquels travaillaient jour et nuit les légistes du nouvel ordre de choses ; quand on nous disait : il y a dans cette montagne de paperasses de quoi étouffer toutes les libertés du genre humain, tous les droits de la pensée, toutes les généreuses inspirations du cœur, nous n’avions qu’une réponse, réponse juste d’abord, mais devenue triviale à force d’avoir été démentie par les faits, nous disions ils n’oseront pas ! … le peuple n’a pas donné sa démission ; l’opinion publique est éveillée ; la révolution de juillet n’est pas si ancienne : ils n’oseront pas ! …

Ils ont osé ! car le génie praticien est assuré de corrompre tout ce qu’il touche, de découvrir, quand il lui plaît, contre chaque droit du pays, un droit du gouvernement plus ancien et plus imprescriptible. C’est ainsi que nous avons vu l’état de siège dans Paris les écrivains politiques livrés à la juridiction des sergents d’infanterie, la liberté individuelle adjugée aux caprices du dernier des agents de la force publique la sainteté du domicile universellement violée d’abord, puis ensanglantée, le secret des correspondances devenu la matière première du réquisitoire, l’association, le principe d’union, de mutuelle protection entre tous les citoyens d’une même classe ou d’une même opinion politique, devenu crime de haute trahison contre l’État ; c’est ainsi que nous nous sommes vus nous-mêmes dépouillés de nos droits d’écrivains et de citoyens, frappés dans notre liberté et dans notre fortune, pour avoir voulu conserver l’existence du journal d’où partit le premier appel en faveur de la dynastie d’Orléans… (j’en demande pardon pour mon « compte à la liberté et à mon pays)… »

Passant aux injures récentes dont la Chambre des pairs entendait tirer vengeance Armand Carrel rappela que déjà en février 1830, un de ses anciens collaborateurs, M. Mignet, n’avait pas craint de dire de la pairie qu’elle était « la retraite des députés émérites, le prix de toutes complaisances, l’hôpital de tous les blessés au pouvoir. » Il citait ensuite ces paroles par lesquelles un autre de ses anciens collaborateurs au National, M. Thiers, avait flétri la Chambre des pairs en 1830 « MM. les pairs n’ont évidement d’autre soin que d’observer la fortune, pour voir de quel côté elle se décidera à passer… Il faut de la vigueur avec tous ces poltrons. » Suivant l’orateur, la violence de ces attaques, émanées de M. Mignet, maintenant conseiller d’État et de M. Thiers, maintenant ministre, n’avait jamais été, depuis, dépassée. « Pour nous, ajouta-t-il, nous n’avons pas cherché les occasions de renouveler ces hostilités qu’on nous reproche aujourd’hui comme systématiques. Ces occasions, on nous les a données à souhait, en s’obstinant à maintenir les hypocrites douleurs du 21 janvier, à rejeter les droits des militaires des cent-jours, à repousser la loi du divorce deux fois inutilement votée par la Chambre élective, et, ce qui a paru le comble du mauvais-vouloir, en opposant une inébranlable fin de non-recevoir à la révision du procès du maréchal Ney. » À ce nom, une légère agitation se manifeste dans l’assemblée. Le public des tribunes redouble d’attention. Chacun reste comme en suspens. « Ici je m’arrête, continue Armand Carrel, par respect pour une glorieuse et lamentable mémoire. Je n’ai pas mission de dire s’il était plus facile de légaliser la sentence de mort que la révision d’une procédure inique. Les temps ont prononcé. Aujourd’hui le juge a plus besoin de réhabilitation que la victime… » Le président, debout et alarmé : « Défenseur, vous parlez devant la Chambre des pairs. Vos expressions, prenez-y garde, pourraient être considérées comme une offense. » Alors, avec un admirable accent de fierté de courage, de reproche, d’indignation : « Si parmi les pairs qui ont voté la mort du maréchal Ney, dit Armand Carrel, si parmi les pairs qui siègent dans cette enceinte, il en est un qui se trouve blessé de mes paroles, qu’il fasse une proposition contre moi, qu’il me dénonce à cette barre, j’y comparaîtrai. Je serai fier d’être le premier homme de la génération de 1830 qui viendra protester ici, au nom de la France indignée, contre cet abominable assassinat. » Les auditeurs s’étaient levés, dans les tribunes, saisis d’un transport d’enthousiasme ; les pairs étaient consternés. « Défenseur, s’écrie M. Pasquier, je vous retire la parole. » Mais, au moment même, d’une voix sortie des plus intimes profondeurs de l’âme le général Excelmans s’écrie, à son tour : « Je partage l’opinion du défenseur. Oui, la condamnation du maréchal Ney a été un assassinat juridique. Je le dis, moi ! » Des applaudissements répétés se font entendre. La séance est suspendue. Un trouble inexprimable domine les juges de 1815. L’ombre de Michel Ney était dans la salle ! Armand Carrel avait repris la parole au milieu de l’anxiété générale. Mais le nom terrible revenait à chaque instant sur ses lèvres. Interrompu encore une fois par le président, il dit : « Je considère la défense comme impossible. »

M. Rouen ayant été déclaré coupable à la majorité de 138 contre 15, les pairs allaient voter sur l’application de la peine. Pour toute faveur, M. Armand Carrel demanda à la Chambre d’appliquer à M. Rouen le minimum de la peine et de réserver, si elle voulait être sévère, toute sa sévérité pour le journal. Une condamnation à dix mille francs d’amende et à deux ans de prison, telle fut la réponse de la pairie, jugeant dans sa propre cause.

De tous les faits importants et déplorables qui avaient marqué l’année 1834, celui-là fut le dernier.