Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE II

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CHAPITRE II


Saint Bernard prêche la deuxième croisade. — Amédée d’Hauterive, régent des États de Savoie. — Mort d’Amédée III en Orient.

Amédée d’Hauterive eut pour successeur sur le siège abbatial d’Hautecombe, Rodolphe, que nous ne connaissons guère que de nom, bien qu’il ait dirigé le monastère probablement pendant une quinzaine d’années. Si, pendant cette période, nous avons peu de choses à dire sur la vie intime de cette maison, nous en serons dédommagé par le récit des grands événements qui remuèrent alors l’Europe et auxquels furent mêlés les augustes personnages qui présidèrent à la création de notre abbaye.

Vers la fin de l’année 1144, la ville d’Édesse, principal boulevard de la chrétienté en Orient, fut prise, après un horrible massacre, par le sultan de Bagdad. Sa chute laissait Jérusalem sans défense et l’œuvre de la première croisade allait être anéantie.

Cette triste nouvelle arriva en France au commencement de 1145. Malgré tout l’effroi qu’elle excita, elle semblait impuissante à provoquer une seconde expédition, tant les maux soufferts par les premiers croisés et les difficultés de l’entreprise étaient encore présents à tous les esprits.

Néanmoins, le pape Eugène III n’hésita pas : il s’adressa directement au jeune roi de France », Louis VII, par une lettre où il rappelle avec enthousiasme la valeur des intrépides guerriers du royaume des Francs, qui ont conquis le tombeau du Christ, espérant que leur héroïsme n’a pas dégénéré.

Ces paroles trouvent un écho sympathique dans la conscience du roi : une assemblée générale des évêques et des grands du royaume est convoquée à Vézelay ; le pape, ne pouvant aller la présider, délègue, pour le remplacer, l’abbé de Clairvaux. Dès lors, saint Bernard met tout son zèle à préparer cette importante réunion : lettres, voyages, supplications, rien ne fut négligé ; et quand les fêtes de Pâques arrivèrent, un immense concours de fidèles avait répondu à son appel.

Vézelay était une petite ville du comté de Nivernais. Aucune église ni place publique n’aurait pu contenir la foule innombrable de personnes de toute condition qui s’y rendaient. On choisit le versant d’une colline voisine pour lieu de réunion et on y éleva une vaste tribune en bois. Au jour fixé, saint Bernard y monta, ayant à ses côtés le jeune Louis VII, déjà marqué de la croix ; au-dessous d’eux, se trouvaient la reine Éléonore, les grands vassaux, un nombre considérable de prélats, de chevaliers, d’hommes d’armes de toute condition et une foule immense de serfs et autres personnes. Les accents inspirés de saint Bernard furent bientôt interrompus par le cri général : la croix ! la croix ! Le roi lui-même prend la parole et toute l’assemblée répète avec lui : Dieu le veut !

À l’exemple de Louis VII, la reine, plusieurs évêques, un grand nombre de seigneurs, réclament la croix et se pressent autour de la tribune. La provision de ces emblèmes préparés à l’avance étant épuisée, saint Bernard déchire ses propres vêtements, en fait des symboles de la foi et les distribue jusqu’au soir. Les jours suivants, l’affluence redouble, l’enthousiasme ne fait que s’accroître et la seconde croisade était décidée.

Le comte de Savoie, oncle du roi, fut, en dehors de la France, un des premiers seigneurs qui s’enrôlèrent pour cette nouvelle croisade. Le pape, traversant les Alpes, se trouvait à Saint-Just de Suse, au mois de mars 1147. Amédée III se confessa à lui et reçut pour pénitence d’aller aux Lieux-Saints. Dès lors, il s’occupa des préparatifs de l’expédition ; il abandonne au monastère de Saint-Just, en présence du pape Eugène III et de son fils Humbert, de vastes possessions et en reçoit, pour faire le voyage de la terre sainte, onze mille sous ; il donne à la ville de Suse les plus anciennes franchises que nous connaissions dans la monarchie de Savoie, et probablement moyennant un correspectif. Repassant les Alpes, il se rend auprès de l’évêque de Lausanne, l’invite à l’accompagner à Saint-Maurice d’Agaune, où il emprunte des religieux une table d’or valant, sans compter les pierres précieuses dont elle était ornée, 63 marcs d’or ; puis il part pour Metz, lieu fixé pour le rendez-vous des croisés français. De nombreux seigneurs de Savoie le suivirent. Parmi eux se trouvent Gauterin ou Gautier d’Aix, probablement le même qui, vingt-six ans auparavant, donnait aux moines des Alpes des terres à Cessens, et Aymon de Faucigny, le fils de Rodolphe de Faucigny, qui approuva cette donation, puis le propre fils de cet Aymon, appelé aussi Rodolphe[1].

Aussitôt arrivés à Metz, ils se mettent en marche avec les croisés français (14 juin 1147). L’armée totale s’élevait à 100.000 hommes.

Le comte de Savoie laissait, en partant pour la Terre-Sainte, l’héritier de ses domaines dans un âge encore peu avancé. Sachant combien il était difficile de régir même un petit État dans ces temps où les querelles entre seigneurs étaient si fréquentes, ou la société n’était point encore assise sur un droit public généralement reconnu, il voulut donner au jeune Humbert un tuteur capable et intègre. L’évêque de Lausanne, qui, pendant son séjour à Hautecombe, s’était attiré l’estime générale, fixa l’attention d’Amédée III ; et, malgré sa résidence à l’étranger, il le choisit pour veiller, pendant son absence, à l’honneur et à la dignité de son fils, et pour maintenir l’intégrité de ses possessions.

Ainsi, en partant pour la croisade, les souverains de France et de Savoie avaient mis leurs États sous la sauvegarde de deux religieux : Suger, abbé de Saint-Denis, avait reçu de Louis VII la régence du royaume, et l’ancien abbé d’Hautecombe, celle du comté de Savoie.

On connaît la triste issue de cette seconde croisade. La trahison des Grecs, l’absence de plan général, la rivalité des croisés, amenèrent ce grand désastre qui contribua à faire dire à ceux qui jugent ces irruptions de l’Europe sur l’Asie, au seul point de vue du résultat matériel et direct, que les croisades ont été une des plus grandes folies de l’humanité. Les croisés découragés, ayant levé le siège de Damas, reprirent la route de l’Europe. Louis VII, fait prisonnier par la flotte grecque, ne dut son salut qu’à l’arrivée de l’armée navale de Roger de Sicile. Amédée, qui fut l’un des principaux seigneurs de cette expédition et qui dut suivre presque partout le roi de France, ne s’en sépara que pour débarquer dans l’île de Chypre, pressé par le mal qui l’emporta peu de jours après[2]. Son corps fut déposé dans le monastère de Sainte-Croix, près de Nicosie.

  1. Ménabréa, Notice sur l’ancienne chartreuse du Vallon, Mémoires de l’Académie de Savoie, 2e série, II, 252.
    La famille de Faucigny exerçait alors une grande influence dans nos contrées, à en juger par les harges importants qu’elle remplissait. Rodolphe, qui approuve la première donation relative à la Combe de Cessens, avait, en 1119, un oncle, évêque de Genève ; un frère, évêque de Lausanne, et un autre frère, évêque de Maurienne. Parmi ses six enfants mâles, l’aîné, Aymon, lui succéda ; Ponce (le Bienheureux) fut abbé de Sixt ; Arducius, évêque de Genève. (Ibid.)
  2. Les auteurs ne sont point d’accord sur la date de sa mort. Cibrario, d’après l’obituaire du monastère d’Abondance, la fixe au 30 mars 1148. — La mort d’un Amédée, comte, est inscrite au 1er avril, sans indication d’année, dans l’ancien missel de Tarentaise. Guichenon et les Bollandistes (II, 46) fixent au 1er avril 1149 celle d’Amédée III. — Nous avons cru devoir adopter cette dernière date.