Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE V

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CHAPITRE V


Henri, abbé d’Hautecombe, devient abbé de Clairvaux, puis cardinal-évêque d’Albano. — Il prêche la troisième croisade.

D’après les règles de Cîteaux, consignées dans la Charte de charité, quand un monastère avait perdu son abbé et devait en choisir le successeur, le supérieur de la maison-mère, dont le monastère vacant dépendait, était tenu de mettre tous ses soins à la bonne réussite de cette élection et de veiller a ce qu’elle fut inspirée par les besoins moraux et matériels de la communauté.

En outre, cette élection devait se faire tant par les religieux composant la communauté actuelle que par les abbés qui en avaient fait partie, et qui étaient convoqués spécialement à cette occasion. Enfin, l’élection devait être approuvée par l’abbé de la maison-mère, consilio et voluntate Patris Abbatis. Voilà pourquoi les Annales de Cîteaux, relatant l’avènement des abbés d’Hautecombe, ne parlent point de l’élection faite par les religieux de cette abbaye, mais se bornent à dire que tel religieux fut nommé abbé d’Hautecombe par le supérieur de Clairvaux. C’est ainsi qu’elles nous apprennent qu’en 1160, Fastrad, abbé de ce monastère, donna pour successeur à Rodolphe, Henri, moine de Clairvaux.

Ce nouvel abbé, dont les brillantes destinées en firent une des lumières de l’Église au xiie siècle, naquit, suivant le Ménologe de Cîteaux, au château de Marcy ou Marsac, près de Cluny[1] d’une famille noble. A peine sur le seuil de la vie, il prit l’habit monastique sous le successeur de saint Bernard, et, quatre ans après, sa sainteté et sa prudence le firent choisir pour gouverner Hautecombe.

L’année qui suivit son élection, il prêta l’autorité de sa présence à un accord intervenu entre l’abbaye d’Abondance et l’abbaye de Sixt, fille de celle d’Abondance, et fondée par elle, en 1144, sur ses propres terres. L’abbaye de Sixt était ainsi soumise à la direction spirituelle et temporelle de l’autre monastère, tout en ayant une administration spéciale. Les stipulations formulées dans l’acte de fondation donnèrent lieu à des contestations qui furent terminées par une convention entre les deux maisons. Cette convention eut lieu, le 20 août 1161, en présence de Pierre, archevêque de Tarentaise, prélat qui joua un grand rôle à cette époque et qui avait été le premier abbé de Tamié : d’Arducius, évêque de Genève ; des abbés Guillaume d’Aulps, Henri d’Hautecombe, Magno d’Hautcrêt et Girard d’Entremont ; des chevaliers Aymon de Faucigny, Pierre des Clés et Guillaume de Vosérier.

Henri demeura dix-sept ans à la tête du monastère d’Hautecombe.

Pendant cette pèriode, son abbaye suivit l’impulsion que lui avaient donnée les vertus, la sage administration de saint Amédée et les faveurs d’Humbert III, qui s’y rendait toujours frèquemment. Elle vit s’accroître de plus en plus la piété et la régularité de ses religieux, l’étendue et l’importance de ses biens, et reçut pour la première fois la dépouille mortelle d’un membre de la famille de Savoie, comme nous le verrons plus loin. Quant à Henri, ses grandes qualités le mirent en relation avec les personnages marquants de son époque ; l’illustre archevêque de Tarentaise lui demandait des conseils de perfection chrétienne[2]. Il trouva, dans cette première étape de sa carrière, une retraite où ses facultés s’épanouirent avec la maturité de l’âge, on son âme se trempa fortement, et il en sortit tout préparé à remplir avec honneur les fonctions importantes auxquelles il devait être appelé.

Bien qu’il ne fut plus à Hautecombe à l’époque où elles le rendirent l’oracle du Saint-Siège, nous croyons devoir les rappeler ici et suivre jusqu’à sa mort cet éminent personnage, l’un des plus célèbres dont s’honore notre abbaye.

Gérard, qui, du siège abbatial de Fosseneuve, près de Terracine, avait été appelé à celui de Clairvaux, ayant été assassiné à Igny par un moine nommé Hugues de Bazoches, à qui il avait infligé une punition, il fut remplacé par l’abbé d’Hautecombe, qui devint ainsi le septième abbé de Clairvaux[3]. Dés l’année suivante (1178), il fut envoyé contre les hérétiques du midi de la France dans les circonstances suivantes.

Depuis quelques années, des sectes dissidentes de la foi catholique surgissaient on France et dans les pays voisins. A Toulouse et dans la contrée qui l’environne, des sectaires, se faisant appeler Bons-Hommes, professaient l’hérésie des Manichéens, rejetaient l’Ancien Testament et condamnaient le mariage. Une réunion des évêques du pays n’ayant pu faire disparaître ces doctrines par une condamnation solennelle, Raymond V, comte de Toulouse, en écrivit à l’abbé et au chapitre général de Cîteaux, et, après avoir retracé le triste tableau des progrès de cette secte, il invoqua les conseils et les prières de l’ordre de Cîteaux, se disant prêt à employer contre ces hérétiques le glaive que Dieu a mis entre ses mains.

Sur cet avis, les rois de France et d’Angleterre, de concert avec le pape Alexandre III[4], envoyèrent le cardinal-légat, alors en France, Pierre de Saint-Chrysogone, plusieurs prélats et abbés, entre lesquels se trouvait Henri.

abbé de Clairvaux, pour ramener ces hérétiques à la foi catholique et pour les condamner en cas de résistance.

Arrivés à Toulouse, ils y trouvèrent le chef de la secte, nommé Pierre Morand, qui se disait saint Jean l’Évangéliste, et une population tellement fanatisée, qu’elle se moquait d’eux dans les rues, les appelant hautement hypocrites et apostats. Néanmoins, après une comparution devant les membres de la légation, Pierre Morand renia ses erreurs, fit une abjuration solennelle le lendemain, à Saint-Saturnin, au milieu d’un immense concours, promit de restituer les biens qu’il avait occupés et de réparer les torts faites aux pauvres.

Son exemple amena le retour d’un grand nombre de ses adhérents. La réunion du chapitre général de l’ordre de Cîteaux approchant, l’abbé de Clairvaux obtint la permission de s’y rendre, mais à condition de passer dans le diocèse d’Albi avec Bernard, évêque de Bath, membre de la légation, d’enjoindre à Roger de Bèders, seigneur du pays, de mettre en liberté l’évêque d’Albi, qu’il tenait prisonnier sous la garde des hérétiques, et de chasser ceux-ci de tout l’Albigeois. Les deux prélats commissaires, étant entrés dans cette province, ne purent voir Roger, retiré dans des lieux inaccessibles, mais ils rejoignirent un château très fortifié, où sa femme demeurait avec un grand nombre de domestiques et d’hommes de guerre. Ils leur prêchèrent la foi, déclarèrent Roger traître et parjure pour avoir violé la sûreté promise à l’évêque, l’excommunièrent publiquement et lui déclarèrent la guerre de la part du pape et des rois de France et d’Angleterre.

De là, Henri continua sa route sur Cîteaux.

Il paraît que sa supériorité fut bien appréciée, car il eut une part très importante dans toutes ces négociations et il fut chargé d’en publier le récit, ce qu’il fit dans une lettre ou déclaration adressée à tous les fidèles de la chrétienté[5].

Remarquons ici, avec Rohrbacher, que les princes séculiers furent les premiers à implorer le secours de l’Église contre ces hérétiques, et avec beaucoup de raison ; car ces hérétiques ruinaient les fondements de la société humaine en condamnant le mariage, en proscrivant le serment et en se permettant toute espèce de mensonge, en faisant un Dieu auteur du mal et en détruisant la liberté humaine. Aussi, la propriété était abolie pour eux ; et, de fait, il y avait parmi leurs sectaires des bandes armées, qui, de leurs châteaux-forts, couraient dévaster les églises et les campagnes, et contre lesquelles il fallut faire la guerre dans toutes les formes. Les princes et l’Église, en s’unissant pour les combattre, défendaient donc l’existence même de la société humaine.

Le chapitre général des abbés de Cîteaux étant terminé, Henri rejoignit Clairvaux, où le corps de saint Bernard fut déposé en grande pompe dans un mausolée en marbre. Alexandre III l’avait déjà inscrit au nombre des saints et avait ordonné qu’une fête solennelle serait célébrée, dans tout l’univers catholique, le jour de la translation de ses reliques.

Depuis la mort de son fondateur, Clairvaux n’avait pas eu d’abbé dont la renommée eut égalé celle d’Henri. Aussi, en considération de sa personne, le roi d’Angleterre fait jeter sur l’église de ce monastère une magnifique toiture en plomb ; les Toulousains le demandent pour évêque ; Cîteaux le choisit pour son abbé ; mais Henri refuse et reste sur le siège de saint Bernard. Néanmoins, il ne peut résister aux ordres du Souverain Pontife. Afin de remédier aux désordres des hérétiques du Midi et aux troubles causés par le schisme d’Allemagne, Alexandre III convoque, pour tenir un concile général à Rome pendant le carême de 1179, tous les évêques de la catholicité et les abbés les plus illustres[6]. Ceux de Clairvaux et de Cîteaux, en France, plusieurs autres abbés d’Allemagne, sont spécialement appelés. Deux prélats français y furent créés cardinaux : Guillaume, archevêque de Reims, beau-frère du roi, et Henri, abbé de Clairvaux, qui fut fait, malgré lui, cardinal-évêque d’Albano, le deuxième jour du concile (15 mars 1179).

Henri obéit, abandonne sa chère maison de Clairvaux et fixe sa demeure au centre de la catholicité.

Il fut bientôt chargé de différentes légations et conserva sa prépondérance dans le gouvernement de l’Église catholique sous les papes qui se succédèrent rapidement après Alexandre III[7]. Il aurait même été choisi pour successeur d’Urbain III par la plus grande partie des cardinaux, s’il n’eut refusé énergiquement, alléguant qu’il voulait prêcher une nouvelle croisade contre les Musulmans et qu’il ne pouvait recevoir la tiare[8]. Albert, chancelier de l’Église romaine, qui avait été moine à Clairvaux, fut nommé pape sous le nom de Grégoire VIII, et pendant les cinquante-sept jours de son pontificat, tous ses efforts tendirent à organiser cette nouvelle expédition, rendue nécessaire par la perte de Jérusalem, retombée entre les mains du sultan. Il chargea spécialement de ce soin le Cardinal d’Albano[9], dont la mission, un instant interrompue par la mort de Grégoire VIII, fut ensuite reprise sous son successeur.

En effet, Clément III, à peine consacré (le 16 décembre 1187), voulant réaliser les desseins de son prédécesseur, constitue Henri son vicaire dans toute la catholicité pour prêcher la croisade[10]. Henri se rend d’abord en France, rétablit à Gisors la bonne harmonie entre les souverains de France et d’Angleterre, leur remet la croix, ainsi qu’à un grand nombre de seigneurs de ces deux nations, passe en Allemagne et assiste, le 27 mars 1188, à une diète solennelle que l’empereur Frédéric avait convoquée et présidait à Mayence le même jour que Philippe-Auguste tenait son Parlement à Paris pour délibérer sur le grand événement de l’époque. Le cardinal-légat, de concert avec l’empereur, y avait invité tous les prélats et seigneurs d’Allemagne. On y lut publiquement la relation de la prise de Jérusalem. L’empereur et son fils Frédéric, duc de Souabe, y reçurent la croix des mains du légat et de l’évêque de Wurtzbourg ; leur exemple fut suivi par soixante-huit de leurs principaux feudataires, tant ecclésiastiques que séculiers ; tout le monde fut exhorté à prendre part à la croisade, et on se donna rendez-vous pour le départ, à Ratisbonne, l’année suivante, le jour de la fête de saint Georges (23 avril 1189).

Le cardinal-légat réconcilie l’empereur avec archevêque de Cologne et adresse une lettre à tous les prélats de l’Église, où il les presse de réformer leurs mœurs et d’imiter au moins les laïques, s’ils ne les préviennent pas par leur bon exemple. En effet, dans les assemblées du Mans et de Paris, la nation anglaise et la nation française s’étaient interdit toute fourrure précieuse et toute somptuosité dans les repas. De Mayence, Henri s’étant rendu à Liège, il y tonna si vivement contre les vices du clergé et particulièrement contre la simonie, que soixante-six chanoines résignèrent leurs prébendes entre ses mains.

Après le départ de l’empereur pour l’Orient[11], Henri, dont la mission était remplie, voulut encore, en se dirigeant sur Rome, interposer sa médiation entre le comte de Flandre et l’évêque d’Arras ; mais, avant d’avoir pu les réconcilier, il mourut dans cette ville, le 11 janvier 1189. Son corps fut transporté à Clairvaux et placé entre ceux de saint Bernard et de saint Malachie.

Il est compté parmi les plus grandes gloires de son Ordre. La part qu’il prit à la troisième croisade fut peut-être plus belle que celle qu’avait eue saint Bernard à la deuxième. L’Occident était découragé d’entreprendre une troisième expédition lointaine ; il n’y avait pas encore quarante ans que la triste issue de la croisade précédente avait désolé l’Europe. Frédéric Barberousse et Philippe-Auguste n’étaient point des fils soumis de l’Église, comme Louis VII et Conrad[12]. Cependant, par son talent personnel, par l’heureux choix de quelques abbés ou moines cisterciens pour réveiller les courages dans les provinces où il ne pouvait se rendre en personne, par ses voyages en Italie, en France, en Angleterre et en Allemagne, le cardinal d’Albano avait réussi complètement à enflammer le zèle des fidèles et à entraîner les souverains vers le tombeau du Christ.

La vie active d’Henri ne lui permit pas d’écrire beaucoup. Néanmoins, on connaît de lui un traité intitulé : De peregrinante civitate Dei, et quelques lettres[13].

  1. Le Nain, Essai de l’hist. de l’ordre de Cîteaux.
  2. Rohrbacher raconte que saint Pierre de Tarentaise délibérait avec les hommes les plus parfaits s’il ne vendrait pas le peu de chevaux qu’il avait pour pouvoir mieux assister les pauvres. Henri, abbé d’Hautecombe, ayant été consulté, représenta qu’il pourrait bien faire ses visites à pied dans l’étendue de la province, mas qu’il lui serait impossible de faire les voyages plus longs, qu’il était souvent obligé d’accomplir.
    La délibération durait encore, lorsqu’arrive un courrier pressant du pape, ordonnant à saint Pierre de partir de suite pour travailler à la réconciliation des rois de France et d’Angleterre. Histoire de l’Église, XVI, 258.
  3. Voici la succession des premiers abbés de Clairvaux : Saint Bernard (1115-1153) ; Robert de Bruges (1153-1157) ; Fastrad (1157-1162) ; Godefroy (1162-1168) ; Ponce (1168-1172) ; Gérard (1172-1177) ; Henri (1177-1179) ; Pierre Ier (1179-1186) ; Garnier (1186-1195) ; Guy (1195- 1214).
  4. Ad imperium Domini Papæ et horartu piissimorum principum Ludovicum Francorum et Henrici Anglorum Regum, etc. (Extrait de la lettre d’Henri, abbé de Clairvaux, reproduite dans les Annales cist., III, 61, n°6, d’après Baronius et Rogerius.) — Rohrbacher, copiant textuellement l’Histoire des Papes, de Brueys, La Haye, 1733, fait la part trop belle aux adversaires du catholicisme, en répétant que ce furent les rois de France et d’Angleterre qui seuls envoyèrent ces légats.
    Les Annales de Cîteaux disent encore : Hinc Alexandri pro verd religione sollicitudo et clari reges Gallorum Anglorumque, etc., indiquant ainsi la part collective que prirent à cette croisade le Pape et les rois de France et d’Angleterre.
  5. Manrique, III, 61 : Declaratio Henrici, ahbatis Clarœvallis, scripta ad universos Christi fideles.
  6. Ce fut le onzième concile œcuménique et le troisième de Latran.
  7. Alexandre (III 1159-1181) ; Lucius III (1181-1185) ; Urbain III (1185-1187) ; Grégoire VIII (25 octobre 1187-16 décembre 1187) : Clément III (16 décembre 1187-28 mare 1191).
  8. Sic. Manrique, Ann. cist., III, 183, n°° 7 et 8, qui cite le Liber sepulchrorum Clarœvallis et la Chronique belge de Pistorius Nidanus.
  9. Cardinalem Henricum Clarœvallensem, universæ prœfuit expeditioni, ut classicum per provincius, per regna canens, et crucem predicans, nullum lapidum relinqueret immotum in toto orbe, quo tantum posset negocium promocere. (Manrique, III, 184, 2, d’après l’Obituaire de Clairvaux.) — Il n’est nullement question de Guillaume de Tyr. Michaud, dans son Histoire des croisades, ne parle point de l’évêque d’Albano, et attribue la prédication de cette croisade à Guillaume, archevêque de Tyr, seul. — D’autres auteurs veulent que Guillaume fût légat du pape pour la France et Henri pour l’Allemagne. — Cette dernière opinion parait préférable et peut se concilier avec les Annales de Cîteaux, car l’évêque d’Albano a très bien pu s’adjoindre, dans sa mission, un prélat d’Orient, témoin des derniers revers des chrétiens, et garder lui-même la direction générale de la préparation de la guerre sainte.
    Enfin, d’autres auteurs font mourir ce Guillaume de Tyr en 1184, sous le pontificat de Lucius III. C’est, en effet, à cette date que s’arrête l’Histoire des princes d’Orient, qu’il avait conposée. Voir Du Pin, Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques,xiie, Bibliothèque des croisades, t. I, p. 133.)
  10. Pendant cette année 1188, Gaufred, moine de Clairvaux, probablement le futur abbé d’Hautecombe, écrit au cardinal d’Albano une lettre où il lui donne le titre de Domini Papæ cicarius (Ann. cist., I, 2, et III. 202.)
  11. Le 27 juillet 1189, il fut accompagné d’un grand nombre de seigneurs laïques et de prélats, parmi lesquels se trouvait l’archevêque de Tarentaise (Chron. Gervasii.)
  12. On connaît les luttes prolongées de Frédéric Barberousse et d’Alexandre III. Du reste, cet empereur, âgé de 70 ans, ayant signalé sa valeur dans quarante batailles, s’étant illustré par un règne long et fortuné, pouvait croire sa destinée assez belle.
  13. Elliès du Pin, Nouvelle bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, t. IX.