Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/préface

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PRÉFACE


S’il est vrai « qu’un sonnet sans défauts vaut seul un long poème, » une monographie irréprochable vaudrait une grande histoire. Aussi, l’auteur de ce travail s’empresse de déclarer qu’il n’aurait pas eu même la pensée de l’entreprendre, sans les conseils et les encouragements de ce compatriote distingué que nous regrettons tous, Eugène Burnier. À lui revenait la niche de retracer les péripéties nombreuses de la première nécropole de la famille de Savoie. de raconter les grands événements et de peindre les scènes lugubres qui s’y rattachent, avec cette lucidité, cet entraînement et cette variété de rouleurs qui découlaient si naturellement de sa plume.

Il ne l’a pas voulu et nous en a, pour ainsi dire, confié le soin. Ses recommandations seront pour nous une excuse d’avoir tenté une œuvre au-dessus de nos forces.

Notre intention, en écrivant cet ouvrage, n’a point été de faire une description historique des monuments d’Hautecombe. Laissant à ce genre d’ouvrages et aux itinéraires tout leur intérêt pour le touriste dont l’ambition se borne à effleurer le souvenir des édifices qu’il rencontre sur sa route, nous avons poursuivi un autre but et nous avons cherché à embrasser dans un vaste cadre tout ce qui se rattache à l’histoire proprement dite cette abbaye. Nous ne parlerons qu’accidentellement des monuments, tout en consacrant de longues pages aux personnages qu’ils rappellent.

Les sources qui nous ont fourni les bases de cette étude sont très disséminées. Les riches archives de l’abbaye d’Hautecombe, que les historiens nationaux des siècles passés allaient consulter avec tant de succès, n’ont laissé aucune trace dans le monastère. Moins favorisées que plusieurs autres, elles n’ont point été transportées dans quelque dépôt public et soustraites a l’œuvre destructive de la haine et de la négligence des hommes. Soumises, pendant le siècle dernier, aux diverses directions du Sénat. de la Chambre des Comptes, de l’administrateur- délégué, exposées à être dilapidées lors des invasions ennemies, elles avaient déjà probablement perdu de leur importance au moment de la suppression de l’abbaye, par suite de divers transports partiels et par l’absence de pré- cautions de leurs gardiens. Rien n’autorise a croire que, pendant la période révolutionnaire, elles furent l’objet d’un joyeux auto-da-fé. Elles furent plutôt gaspillées et délaissées ; et, d’après certaines révélations, une partie de leurs débris aurait même péri depuis la restauration du monastère.

Aujourd’hui, les plus précieux documents relatifs à Hautecombe se retrouvent aux archives de Cour, à Turin. Il y existe trois fortes liasses de pièces diverses, chartes de concession, transactions, bulles, ordonnances, lettres, mémoires, etc., et un inventaire donnant le sommaire d’autres titres perdus. C’est après avoir constaté la richesse de ce dépôt, que nous avons osé entreprendre résolument notre travail.

Les archives de la Chambre des Comptes et celles de l’Économat nous ont été moins utiles. Les premières, si riches pour l’histoire civile et militaire de la monarchie de Savoie, ne nous ont offert que des détails de frais funéraires et un long inventaire de documents que l’on ne peut plus retrouver. Les secondes ne contiennent que quelques originaux relativement modernes et des copies de pièces existant aux archives de Cour.

En dehors de ces trois dépôts de la ville de Turin, qui conservent des éléments inépuisables pour l’histoire de notre province, nous avons été aidé par les richesses entassées dans les archives du greffe de la Cour d’appel de Chambéry. Nos premières recherches dans la section de ces archives, se rapportant au Sénat de Savoie, avaient tête guidées par l’historien de cette Compagnie. qui avait si patiemment remué ce fouillis de documents et de pièces de diverse nature, on l’érudit peut puiser abondamment. La partie de l’histoire d’Hautecombe correspondant à la période d’existence du Parlement et du Sénat, écoulée entre 1540 et 1792, a été enrichie d’un grand nombre de renseignements et de documents tirés de ces archives. Nous citerons comme nous ayant été particulièrement utiles : 1° Le Recueil des édits, lettres-patentes,. etc. ; 2° les Registres des affaires ecclésiastiques, formant 3l volumes commencés en 1716 et terminés en 1792 ; 3° le Billets royaux, collection allant de 1670 à 1792 et reprise en 1815. Divers recueils moins importants, entre autres, le Registre secret et celui connu sous le nom du Registre basane, formant un complément du Recueil des édits : quelques dossiers épars au milieu de l’entassement des pièces occupant l’armoire n°6, ont complété nos renseignements extraits de ces archives. Il ne faut point omettre que, dans ces recueils, se trouvent des copies authentiques de pièces remontant a une époque plus reculée que la création de ces recueils.

Les travaux de la péréquation générale du tribun, qui accompagnement la formation du cadastre, conservés à la Préfecture de Chambéry, renferment des notes précieuses sur les plus anciens bienfaiteurs d’Hautecombe. La distinction qui dut être faite alors entre les biens de l’ancien patrimoine de l’Église et les biens acquis depuis l’édit de i584, afin de soustraire les premiers a l’impôt. amena des productions de titres et des déclarations qui servent aujourd’hui à l’histoire des établissements religieux. Le même dépôt, où nos explorations ont été rendues bien faciles, grâce à l’obligeance de M. de Jussieu, archiviste départemental, nous a encore fourni, entre autres documents, une remise de la peine capitale accordée par un abbé d’Hautecombe, pièce originale de 1386.

Enfin, nous n’avons point négligé de consulter les manuscrits de la bibliothèque de M. le marquis Costa de Beauregard. qui continue de nobles traditions de famille, en ouvrant littéralement aux travailleurs les trésors qu’il possède sur l’histoire savoisienne.

Plusieurs extraits de ces diverses archives ont été publiés à la fin de cette étude.

Disons maintenant quelques mots (les principaux ouvrages que nous avons mis fi contribution.

Les diverses chroniques nationales, publiées dans les Monumenta historiæ patriæ ; les écrits de Delbene, abbé d’Hautecombe, sur les Origines de l’Ordre de Cîteaux et sur la Savoie ; les Annales cisterciennes de Manrique, vaste compilation comprenant toute l’histoire de l’Ordre depuis 1098 jusqu’en 1236 et résumant tout ce qui avait été écrit auparavant sur ce sujet ; les travaux de Guichenon, imprimés ou inédits ; le Régeste genevois, les Mémoires et Documents publiés par la Société savoisiene d’histoire et d’archéologie ; quelques livres spéciaux, retrouves surtout à la bibliothèque de Grenoble, telles sont les principales œuvres de nos devanciers. qui ont éclairé notre route pendant les huit siècles que nous avons parcourus.

Citons enfin, parmi nos contemporains, Jacquemoud et Cibrario. Leurs monographies sur llautecombe nous ont servi de guides et d’indicateurs au milieu de tant de dates et de détails, qu’on ne peut négliger dans une étude restreinte comme on le pourrait dans un ouvrage de longue haleine. Publiées à la même époque (1843), elles se complètent l’une par l’autre, et si la première renferme moins d’aperçus généraux sur le vaste champ de l’histoire, elle sera peut-être préférable par l’exactitude des détails.

Mais l’éminent historien de la monarchie de Savoie nous a été encore d’une grande utilité par ses autres écrits si nombreux. Les documents qui accompagnent sa Storia e descrizione della reale Badia d’Altacomba, dédiée a Marie-Christine qui lui avait confié le soin d’écrire cet ouvrage, son Histoire de l’économie politique du moyen-âge, la dernière édition des Origine e progressi della monarchia di Savoia, et l’ensemble de ses ouvrages nous ont prêté leur savant et précieux concours.

Nous ne voulons pas pousser plus loin cette énumération. L’histoire ne s’improvise pas : elle s aire de tous les faits, de toutes les inductions que de patientes recherches et quelquefois aussi le hasard lui-même mettent sous les yeux de celui qui écrit. Indiquer ici tous ces éléments, retrouvés dans cent ouvrages on titres différents, serait fastidieux et inutile. Notre intention, dans vos préliminaires, a été de faire de mieux en mieux connaître les richesses que les historiens nationaux peuvent utiliser et de donner un aperçu des bases de notre travail. Des notes compléteront les indications des sources où nous avons puisé et permettront aux critiques d’y avoir recours.

Malgré toutes nos recherches, il reste encore beaucoup à découvrir. Cibrario et Jacquemoud n’avaient indiqué, en i843, que trente-un abbés antérieurs à la réunion du monastère à la Sainte-Chapelle de Chambéry ; les publications récentes et nos explorations d’archives nous ont permis de porter ce nombre à quarante, et quelques-uns sont peut-être encore inconnus. L’abbaye royale d’Hautecombe fut trop célèbre dans les premiers siècles de la monarchie. pour que des découvertes nouvelles de titres épars ne viennent pas établir de plus en plus son importance due, à notre avis, moins au nombre de ses religieux, qui ne fut point au grand qu’on le croit généralement, qu’à la célébrité de plusieurs de ses abbés et aux libéralités des principales familles anciennes de la province, dont plusieurs y avaient un tombeau. Ainsi, pendant que nos comtes erraient de ville en ville, pendant que les barons et seigneurs féodaux chevauchaient sans cesse pour éviter l’ennui et l’isolement des châteaux, la nécropole d’Hautecombe était un centre permanent des plus respectables et des plus attachants souvenirs.